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Comment l’Allemagne a su se faire payer/02

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Maurice Lewandowski
Comment l’Allemagne a su se faire payer
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 190-208).
COMMENT L’ALLEMAGNE
A SU SE FAIRE PAYER
LILLE SOUS L’OCCUPATION ALLEMANDE

II [1]
RÉQUISITIONS, PRESTATIONS, SÉQUESTRES

Si l’on veut fixer pour l’histoire ce sujet toujours plein d’actualité : « Comment l’Allemagne a su se faire payer pendant la guerre, » il ne faut pas se limiter à l’examen des contributions exigées de nos villes sous l’occupation allemande, qui n’en forment que l’épisode le plus retentissant. Il est d’autres procédés d’oppression financière plus savants et plus modernes, qui sont venus compléter l’arsenal des armes dont l’autorité allemande se servait pour nous combattre. S’il est vrai, comme l’atteste le vieux dicton populaire, que l’argent est le nerf de la guerre, il n’est pas sans intérêt de montrer jusqu’à quel point l’Allemagne savait utiliser les ressources de nos régions envahies, en s’attaquant d’abord aux biens publics de l’Etat ou des communes, puis à ceux des particuliers, par les mêmes voies de menaces et de contrainte.

Après avoir étudié le régime des contributions, ce sont les réquisitions, les prestations en nature, la mise sous scellés et sous séquestre, qu’il nous reste maintenant à exposer, en un rapide tableau, pour montrer l’ensemble du système suivant lequel les Allemands conduisaient la guerre financièrement.

Ce mécanisme qui est, dans son genre, un chef-d’œuvre de rendement fiscal, scientifiquement organisé, peut se résumer ainsi qu’il suit :

1° Imposer aux régions envahies tous les frais d’entretien de l’armée occupante, par le moyen des contributions, réquisitions et prestations en nature ;

2° Surimposer les villes d’amendes et de contributions, en exigeant le paiement en argent allemand, monnaie d’or ou billets de la Banque de France, et obliger ainsi les municipalités, qui n’ont plus à leur disposition que des bons communaux, à se procurer la monnaie requise, en payant une prime correspondant à la dépréciation de leurs propres billets ;

3° Drainer tous les titres et coupons des pays neutres déposés dans les banques ou chez les particuliers, en les achetant avec les bons qui étaient prélevés dans les villes par voie d’imposition ?

Ainsi, non seulement la guerre ne coûtait rien à l’armée occupante, grâce aux contributions, réquisitions ou prestations en nature, mais encore l’Allemagne se constituait des disponibilités en valeurs internationales pour continuer la lutte avec de l’argent français et étranger. Tel est le système dont nous suivrons le développement dans une série de faits fournis par les documents officiels.

Ce sera toujours Lille qui nous servira d’exemple, parce que là était le siège de l’organisation allemande en pays envahis, comme aussi le centre où la résistance se dressait avec une héroïque ténacité contre toutes les mesures de spoliation. Lorsqu’à été instauré le principe de la solidarité entre des villes et communes d’une même région, sans aucun lien de droit, la capitale du Nord en fut la première victime : au fardeau de ses propres charges vint s’ajouter la plus grande part des contributions imposées à d’autres cités, privées de ressources ou de crédit. De même, c’est elle qui eut à connaître, dans toute leur rigueur, les sanctions pour refus d’obéissance à l’autorité militaire. Lille résume donc bien, dans son émouvante histoire, toutes les luttes et toutes les souffrances de l’occupation, et c’est la suite de son long martyre que nous retracerons, avec la pensée qu’il en sortira, pour le présent, quelques salutaires enseignements.


LES RÉQUISITIONS SOUS LA FORME DE PRESTATIONS EN NATURE

Les mesures concernant la réquisition sont parmi celles qui ont été les plus lourdement ressenties par la population de Lille, pendant les quatre années d’occupation. Le conflit n’est plus seulement entre les chefs de l’armée allemande et les représentants du Gouvernement français ou de la Municipalité, mais entre les agents de la police et les particuliers sans défense, ce qui laisse à penser le rôle que pouvait jouer l’arbitraire dans l’exercice du droit de réquisition.

Tout d’abord, rappelons en quoi consiste ce droit et quelles sont les règles internationales qui en ont fixé l’application. La réquisition, envisagée dans son sens le plus large, comprend non seulement la fourniture des objets, mais encore l’exécution de travaux ou de services, suivant les exigences militaires. C’est ce que l’on appelle prestations en nature, lorsqu’on se place au point de vue de ceux qui subissent la loi de l’occupant. Ce droit, en temps de guerre, est régi par l’article 52 de la Convention de la Haye, qu’ont signé en 1907 les principales Puissances, y compris l’Allemagne, et dont nous reproduisons le texte :


« Nulle réquisition en nature ne sera imposée, sauf pour les besoins de l’armée, et à condition qu’elle soit en rapport avec les ressources du pays. Les prestations en nature devront, autant que possible, être payées au comptant, sinon constatées par des reçus. »


Pour la clarté des faits, disons tout de suite que la Convention de la Haye ne fut, pour les Allemands, qu’un autre chiffon de papier et que cet article 52, notamment, n’a jamais mis aucune limite au droit de réquisition, tel qu’entendait l’appliquer l’autorité militaire [2]. En effet, son exercice devait être strictement soumis aux trois conditions suivantes. La première exige que le service réclamé soit rendu à l’armée d’occupation, c’est-à-dire à l’armée qui, en fait, occupe le territoire de la commune et non pas à une autre armée plus éloignée, campée sur le territoire d’une autre commune. Elle signifie ensuite que ce doit être un service nécessaire aux besoins de cette armée, ce qui exclut tout travail d’agrément ou dépense inutile.

La seconde condition établit que la réquisition ne peut être imposée que dans les limites de la force contributive du pays, c’est-à-dire sans arrêter la vie locale en tenant compte des besoins légitimes de la population, et, s’il s’agit de prestations, dans la mesure des forces et selon l’âge ou le sexe des réquisitionnés. La troisième condition, qui est la plus grave de toutes, est reconnue expressément par le code allemand des lois de la guerre continentale, en ces termes :


Le Gouvernement occupant ne peut rien exiger de l’habitant de ce qui apparaîtrait comme un crime contre sa propre patrie, ni comme une participation directe ou indirecte à la guerre.


En exposant la législation qui régit le droit de réquisition, nous entendons montrer que si l’exercice de ce droit est légitime en son principe, il a cependant des règles et des limites, qui n’ont jamais existé aux yeux de l’autorité militaire. Nous verrons, par l’examen de quelques faits, comment ces prescriptions ont été systématiquement violées, et notamment la troisième, qui a été la cause des plus dramatiques incidents, au cours de la lutte de nos populations envahies, contre l’oppression financière allemande.


Suivant le droit nouveau appliqué par l’armée occupante, les réquisitions se sont exercées sous deux formes : la prestation des objets à livrer par les habitants, et celle des travaux dont l’autorité allemande exigeait l’exécution. Disons tout de suite que celle distinction n’existait pas au point de vue du paiement, car, quelle que fût l’opération, ce n’était jamais l’Allemagne qui payait.

En effet, pour ces règlements, il était délivré aux intéressés des bons de réquisition, formant en quelque sorte des traites émises sur la Mairie, en laissant à celle-ci le soin de s’arranger avec les bénéficiaires ; dans certains cas, il n’était même donné par la Kommandantur qu’un simple accusé de réception, avec promesse de restitution. S’il y avait paiement en espèces, notamment pour la main-d’œuvre, le règlement se faisait en bons communaux, c’est-à-dire avec des billets créés par la Ville, monnaie qui ne coûtait rien à l’Allemagne, étant donné qu’elle obtenait ces bons au moyen des contributions de guerre, sur la partie qui ne pouvait pas être payée en marks.

Concernant la prestation des objets, nous ne nous étendrons pas longuement, car il suffit de rappeler que tout ce que possédaient les habitants pouvait être saisi, ou même confisqué : matières premières de tout genre, métaux, textiles, cuirs, caoutchouc, huiles, machines, métiers ou agencements des usines, appareils électriques, automobiles, bicyclettes, chevaux, bétail, etc. Nous ne croyons pas exagérer en disant que la liste était sans limite, puisque les arrêtés de police ont été jusqu’à frapper de saisie les services de table, assiettes, couteaux, cuillers et fourchettes.

Ajoutons que toutes ces réquisitions entraînaient des frais de transport assez élevés. Qui devait les payer ? La Ville de Lille, à laquelle on laissait le soin de régler toutes les dépenses, principales et accessoires, faites par l’autorité allemande pour la dépouiller.

Parmi les prestations qui ont été exigées avec le plus d’acharnement, signalons celle des cuivres, dont la recherche se faisait maison par maison, et s’appliquait aux plus minces objets. Si les perquisitions faisaient découvrir la moindre parcelle de cuivre non déclaré, la peine encourue pouvait atteindre 10 000 marks d’amende, et cinq ans d’emprisonnement.

Ce n’était encore là qu’arbitraire et vexation, mais la réquisition devint une véritable cruauté lorsqu’elle s’exerça sur des objets de toute première nécessité, comme la laine des matelas. Une lettre du Maire, adressée au Gouverneur de Lille, en octobre 1917, rappelle ce lamentable incident.


Permettez-moi de vous exprimer la pénible surprise que m’a causée la lecture de l’ordonnance qui vient d’être affichée sur nos murs au sujet de la saisie de la laine à matelas.

C’est tout particulièrement le sort de la partie la plus pauvre de cette population qui me préoccupe au plus haut degré, car il ne s’agit pas tant en l’espèce de son bien-être que de son existence même. Les gens aisés arriveront peut-être, par des moyens de fortune, à suppléer à cette privation nouvelle. Mais que vont devenir, à l’entrée de l’hiver, ces milliers de logis ouvriers où manquent déjà la lumière, le charbon et le pain, et où bien souvent plusieurs membres de la famille s’entassent sur un seul matelas ?


Cette lettre ne reçut aucune réponse, et la décision fut appliquée sans ménagement.

Une autre mesure montrera également tout l’odieux de ces réquisitions. Par un arrêté en date du 25 mars 1918, la Kommandantur a informé la Ville que, sur l’ordre du Grand Quartier Général, plusieurs statues ou monuments devaient être démontés et expédiés en Allemagne, comme métaux rares.

A cet acte de vandalisme, le Maire a répondu par une protestation, qui mérite également de ne pas tomber dans l’oubli :


L’autorité allemande a souvent, et dans maints écrits, affirmé sa volonté d’épargner aux œuvres d’art les conséquences destructives de la guerre. J’étais donc mal préparé à subir la mesure qui nous frappe aujourd’hui, et contre laquelle j’ai le devoir d’élever une énergique protestation.

A la valeur artistique des monuments que vous allez nous ravir s’ajoute surtout le culte des souvenirs qu’ils symbolisent. Cette atteinte au patrimoine moral sera cruellement ressentie par tous les Lillois, profondément attachés aux traditions de leur passé glorieux. Ils en garderont au cœur une blessure inguérissable.


Les mêmes injustices se retrouvent dans le paiement des objets réquisitionnés, car on ne peut même pas dire qu’il fût opéré suivant les règles qu’avait tracées l’administration militaire elle-même. Dans bien des cas, c’était là encore un nouvel arbitraire qui donnait à ces mesures un véritable caractère de spoliation. D’après les affiches, des bons de réquisition devaient être délivrés par l’autorité allemande ; mais en réalité, ils ne l’étaient que sur la demande pressante des réquisitionnés, les policiers chargés de ce service ayant pour instruction d’en délivrer le moins possible. Ces bons mentionnaient la nature et le poids des objets enlevés, qui étaient pesés en dehors des intéressés, sans aucun contrôle. Quant aux objets cachés que l’on découvrait pendant les perquisitions souvent renouvelées, ils étaient immédiatement saisis, et les délinquants frappés d’amendes, ou emprisonnés.

Enfin, après que tout fut pris dans les magasins et dans les entrepôts de la Ville, l’autorité allemande exigea que les articles dont elle avait besoin et qu’elle ne trouvait plus à Lille fussent achetés en Allemagne ou dans ses dépôts, aux frais de la municipalité. Inversement, elle réquisitionnait des marchandises qu’elle n’utilisait pas, mais revendait en Allemagne pour se faire de l’argent. Nous trouvons le fait dans un procès-verbal de la Chambre de commerce de Lille, qui signale ces nouvelles formes de réquisition que n’avait prévues aucune convention internationale.


Si nous passons maintenant aux réquisitions de travaux dont l’autorité allemande exigeait la prestation, nous constatons encore mieux la rigueur de cette oppression financière qui frappait la Ville, en même temps que les particuliers.

La formule suivant laquelle s’effectuaient ces réquisitions, établissait une distinction entre les travaux que la Ville devait exécuter, mais qui lui reviendraient après la guerre, et ceux qui resteraient la propriété allemande. Seuls ces derniers donnaient lieu à la remise d’un bon de réquisition ; quant aux autres objets ou travaux, l’administration militaire laissait aux intéressés le soin d’en réclamer le paiement à l’État français, à la fin des hostilités, distinction bien subtile, puisque, dans les deux cas, l’Allemagne réquisitionnait tout et ne payait rien.

Suivant ce système, la Ville, déjà rançonnée au moyen des contributions, est encore écrasée sous le poids de ces réquisitions, faites sans contrôle et qui atteignent des montants vertigineux. Non seulement elle doit supporter les frais des travaux faits sur son propre territoire, mais elle est contrainte à prendre en charge ceux qui sont exécutés dans les communes avoisinantes» sans pouvoir aucunement discuter leur utilité.

Une lettre du Maire nous apprend qu’après une année d’occupation, les réquisitions atteignaient déjà 2 à 300 millions de francs, sans compter les consignations de matières premières qui s’élevaient à des sommes non moins importantes. A cet énorme montant s’ajoutaient encore les contributions de guerre, amendes, frais d’entretien des troupes et travaux de défense, soit 28 millions.

Or, ce chiffre ne comprenait même pas la totalité des dépenses d’occupation, car après avoir payé, mensuellement, environ 2 millions de francs pour l’entretien des troupes allemandes, la Ville devait encore régler directement aux hôteliers, aux restaurateurs et aux particuliers, les frais de logement et de nourriture des officiers, sous-officiers et fonctionnaires. Les dépenses faites à ce titre, au moyen des billets de logement, furent, pour une seule année, de 1 500 000 francs. Les fournitures de charbon étaient aussi comptées à part et représentaient plusieurs centaines de mille francs.

Tout cela signifie qu’après avoir payé en bloc, la Ville était ensuite contrainte à payer en détail les mêmes dépenses. A ces réquisitions de travaux il faut ajouter celles beaucoup plus importantes opérées chez les industriels et les commerçants, et qui avaient pour but la destruction, ou qui devaient servir à renforcer l’outillage de l’industrie ou du commerce allemand. Ce serait toute une histoire à écrire que celle de la dévastation systématique de nos usines du Nord, dont les matières premières, le matériel, les métiers, les installations mécaniques et électriques étaient transportés pièce par pièce chez leurs concurrents allemands. Des bons de réquisition étaient bien délivrés, mais c’est au Gouvernement français qu’on laissait le soin de payer, plus tard, cette formidable addition.

Il est difficile d’indiquer avec précision le chiffre de ces réquisitions dans les usines, tant était grand l’arbitraire suivant lequel s’effectuaient ces opérations. La Mairie n’a pu enregistrer que celles ayant donné lieu à des remises de bons déposés dans ses caisses, alors que beaucoup d’autres ne comportaient que de simples reçus, dont il est impossible d’établir l’estimation.

Nous trouvons toutefois, dans une publication de la Chambre de commerce de Lille, un état approximatif des réquisitions, enlèvements ou prélèvements en nature, opérés pendant l’invasion dans sa seule circonscription. Le montant s’élève à 712 millions et, si l’on ajoute l’estimation de ce qui n’a pu être exactement chiffré, le total dépasse largement un milliard.

En résumé, les Allemands n’ont jamais payé ni réquisition, ni main-d’œuvre, et ils ont entièrement laissé le poids de cette énorme charge à l’État français, qui doit aujourd’hui le comprendre dans le budget de ses réparations en plus des dépenses de reconstruction. Prétextant leur impossibilité de se procurer sur les marchés neutres, qui leur étaient fermés par le blocus, les matières premières nécessaires à leur subsistance, ils ont saisi en territoire envahi tout ce qu’ils ont trouvé, sans se limiter aux besoins de l’armée occupante, et sans aucune des garanties établies par les lois internationales.


LES RÉQUISITIONS DE SERVICES

La réquisition a pris sa forme la plus odieuse lorsque, s’appliquant non plus à des biens, matières premières ou objets essentiels, cuivres, laines à matelas, etc., elle a frappé directement les personnes. Cette contrainte, sous la forme d’un travail imposé, a soulevé les plus violentes protestations, car elle ne visait à rien de moins qu’à organiser une main-d’œuvre française pour la faire servir comme élément de combat contre son pays.

Dans la guerre de tranchées, le sac à terre était l’un des principaux éléments de défense et d’attaque. Or, c’est aux ouvriers de Lille que l’on entendait imposer la confection de cet engin essentiellement militaire, en rendant toute la population responsable de la non exécution du travail. Voici d’ailleurs l’exposé des faits, dans une lettre de juillet 1915 du Maire de Lille au Gouverneur von Heinrich, qui montre bien cette lutte sans trêve et sans merci que l’administration municipale a dû soutenir pendant les quatre années d’occupation.


Parce que quelques ouvriers, de leur plein gré et après réflexion, refusent de confectionner de leurs mains des sacs pour les tranchées, à l’heure où leurs maris ou leurs frères se font tuer héroïquement devant ces mêmes tranchées.

Parce que le Maire refuse d’intervenir et de conseiller ce qu’il considère, en son âme et conscience, comme un crime contre sa patrie, vous sévissez contre une immense population innocente qui, jusqu’ici, a fait preuve, malgré ses souffrances, du plus grand calme.

Vous m’enjoignez, en outre, de verser à l’Intendance, le 10 juillet, une somme de 375 000 frs pour la confection de 500 000 sacs en Allemagne. Je regrette de ne pouvoir acquiescer à cet ordre.

D’abord, vous savez que je n’ai plus en caisse d’espèces françaises ou allemandes. De plus, je ne reconnais pas que cette dépense puisse m’être imposée. Il ne s’agit pas, en effet, de frais d’entretien de vos troupes auxquels je dois pourvoir, mais de véritables dépenses de guerre auxquelles mon devoir m’interdit de contribuer.


Nous avons fait connaître, dans un précédent article, les conséquences tragiques de cet incident. Les ouvriers ayant refusé d’effectuer le travail, et le Maire n’ayant pas cédé devant les menaces, les 500 000 sacs furent commandés en Allemagne et la note à payer présentée à la Ville, soit 375 000 francs à verser en argent ou billets de banque. C’est alors que se place la scène de violence au cours de laquelle le receveur municipal fut sommé de livrer les clefs des coffres de sa caisse, puis, devant sa résistance, incarcéré à la Citadelle, tandis que l’on procédait à l’effraction, à l’aide du chalumeau à gaz oxydrique.

Mais les sanctions n’étaient pas toujours exercées contre la Ville ; il est des réquisitions de services dont les victimes ont été prises parmi la population elle-même, dans des circonstances qui ne sauraient être oubliées. C’est l’une des pages les plus tragiques des récits de la guerre, celle qui a soulevé l’horreur du monde civilisé.

Sous le prétexte que l’attitude de l’Angleterre rendait de plus en plus difficile le ravitaillement de la population, et par une véritable représaille, le Grand Quartier Général décida de constituer une main d’œuvre agricole pour cultiver des terres en friche, et c’est un véritable système de déportations en masse qui s’établit, sans distinction d’âge, de sexe et de condition. Des enlèvements nombreux d’hommes, de vieillards, de femmes, de jeunes filles et même d’enfants ont été pratiqués, le plus souvent pendant la nuit, en dehors de toute procédure judiciaire, avec un arbitraire sans appel. L’officier qui opérait dans chaque quartier était le maître absolu et exécutait sa consigne impitoyablement, comme s’il s’agissait de criminels de droit commun. En cas de résistance, voici la sanction : « Emprisonnement jusqu’à trois ans et amende jusqu’à 10 000 marks, ou l’une de ces peines, à moins que les lois en vigueur ne prévoient l’application d’une peine plus sévère. »

Ainsi, sous le couvert de réquisitions de services, ce fut en somme la peine des travaux forcés à laquelle a été soumise une partie de la population lilloise. On ne relira pas sans émotion le récit de ces douloureux événements dans l’article qu’a publié ici même, le Recteur de l’Université, M. Georges Lyon.

Le nombre de personnes ainsi évacuées s’est élevé, pour la seule ville de Lille, à dix mille, prises indifféremment dans toutes les classes de la population. Le départ avait lieu sans que les intéressés eussent connaissance de leur destination, du genre de travaux, du traitement qu’ils auraient à subir. Un certain nombre ont été dirigés à proximité de la ligne de feu, tandis que d’autres étaient transportés dans des régions plus éloignées, les Ardennes, par exemple, et jetés dans des granges où rien n’avait été préparé pour les recevoir.

Malgré la continuité d’un régime de terreur pour les biens et les personnes, de pareils actes de barbarie provoquèrent une nouvelle explosion de colère et d’indignation. De toutes parts, des voix s’élevèrent pour flétrir avec véhémence ces odieux attentats. Le maire de Lille, le préfet du Nord, les députés et sénateurs, se plaçant sur le terrain du droit ou de l’humanité, prirent courageusement la défense de la population terrorisée.

L’évêque de Lille, Monseigneur Charost, aujourd’hui Cardinal-Archevêque de Rennes, fit également entendre dans une lettre au Général-Gouverneur la protestation de la morale outragée.


Des enlèvements nombreux de femmes et de jeunes filles, des transferts d’hommes et de jeunes gens, d’enfants même, ont été effectués dans la région de Tourcoing et de Roubaix, sans procédure ni cause judiciaire. Ces malheureux ont été dirigés sur des localités inconnues. Des mesures aussi extrêmes, et sur une plus grande échelle, sont projetées pour Lille.

Vous ne serez point étonné, M. le Général, que j’intervienne auprès de vous, au nom de la mission religieuse qui m’a été confiée.

Elle m’impose la charge de défendre respectueusement, mais fermement, le droit naturel, que le droit de la guerre ne peut jamais enfreindre, et la moralité éternelle que rien ne peut suspendre. Elle me fait un devoir de protéger les faibles et les désarmés qui sont ma famille à moi, et dont les alarmes et les douleurs sont les miennes.

Vous êtes père, vous savez qu’il n’est point de droit plus respectable et plus sacré dans l’ordre humain que celui de la famille.

Pour tout chrétien, l’inviolabilité de Dieu qui l’a instituée est en elle. Les officiers allemands qui logent dans nos habitations savent combien l’esprit de famille tient à nos fibres les plus intimes dans la région du Nord, et fait chez nous la douceur de la vie.

Aussi, disloquer la famille en arrachant des adolescents, des jeunes filles à leurs foyers, ce n’est plus la guerre, c’est pour nous la torture, et la pire de toutes, la torture morale indéfinie.

L’infraction au droit familial se doublerait d’une infraction aux exigences les plus délicates de la moralité. Celle-ci est exposée à des dangers dont la seule idée révolte toute âme honnête, du fait de la promiscuité qui accompagne fatalement ces enlèvements en masse, mêlant les sexes, ou tout au moins des personnes de valeur morale très inégale. Des jeunes filles d’une vie irréprochable, n’ayant commis d’autres délits que celui d’aller chercher un peu de pain ou quelques pommes de terre pour nourrir une nombreuse famille, ayant au surplus purgé la peine légère que leur avait valu cette contravention, ont été enlevées. Leurs mères qui avaient veillé de si près sur elles et qui n’avaient que cette unique joie de les garder près d’elles, en l’absence du père, sont seules maintenant. Elles portent ici et là leur désespoir et leur angoisse.

Je sais que vous êtes étranger à ces rigueurs et c’est pourquoi je prends la confiance de m’adresser à votre équité. Je vous prie de vouloir bien faire remettre d’urgence au Haut Commandement cette lettre d’un évêque, dont il se représentera facilement la profonde tristesse. Nous avons beaucoup souffert depuis vingt mois, mais aucun coup ne serait comparable à celui-ci.

Je ne puis croire qu’il nous sera porté. J’ai foi en la conscience humaine. Je garde l’espoir que les jeunes gens et les jeunes filles appartenant à d’honnêtes familles et redemandés par elles, leur seront rendus, que le sentiment de la justice et de l’honneur prévaudra sur toute considération inférieure.


En vain nous avons cherché une réponse ou un essai de justification de la part des auteurs responsables de ces mesures.

En revanche, alors que la vie humaine comptait si peu pour le Gouvernement militaire, celui-ci faisait publier dans le Bulletin de Lille l’avis suivant, qui dénote une sensiblerie assez caractéristique de la mentalité allemande, se parant de sentiments d’humanité, au cours des pires persécutions :


Le Dr Niessen, médecin du Gouvernement de Lille, adresse au Service d’hygiène une note où il le prie d’appeler l’attention des autorités ecclésiastiques sur la possibilité évidente de transmission de la fièvre typhoïde par l’eau bénite. Sans avoir la moindre intention de porter atteinte aux mandements et à la sainteté de l’eau bénite, des germes d’infection peuvent être transmis, par les mains, d’une personne à une autre. Comme l’Église ne renoncera probablement pas à l’emploi de l’eau bénite pendant la durée de l’épidémie actuelle, il est nécessaire d’y ajouter un désinfectant approprié.


Pour marquer plus encore le contraste, il nous suffira de signaler que ce même Gouvernement n’a pas hésité à procéder à la première déportation dans la nuit du Vendredi au Samedi saint. Pâques sinistres pendant lesquelles tant de malheureux Lillois furent arrachés de leurs foyers, sous le faux prétexte de faciliter le ravitaillement, alors qu’en réalité, il s’agissait d’imposer un travail forcé aux populations, afin de rendre autant de soldats disponibles pour le service de l’Allemagne.


SAISIES ET SÉQUESTRES

Pour mieux atteindre la fortune publique, l’autorité allemande n’a cessé de menacer la fortune privée, et c’est là encore une arme redoutable dont elle a su cruellement jouer, pendant toute la durée de l’occupation. Point n’était besoin de procéder directement contre les personnes ; des méthodes plus modernes permettaient d’arriver aux mêmes résultats en frappant les banques où argent et titres étaient déposés.

Dès le 15 octobre 1914, la Ville est frappée d’une contribution de 8 millions sur lesquels, le jour même, doit être versé un premier acompte de 200 000 francs. La Municipalité n’ayant plus de fonds en caisse, l’autorité allemande lui fait savoir qu’elle doit se les procurer sans délai ; sinon, il sera procédé à l’ouverture des coffres-forts dans les banques.

Le 2 janvier 1915, une amende de plusieurs millions est infligée à l’une de nos plus importantes compagnies minières. Celle-ci ayant été incapable de payer une pareille somme, une perquisition est faite chez les banquiers où elle a des soldes créditeurs et dont l’encaisse est immédiatement saisie et enlevée à concurrence du disponible.

Protestation des banques qui se demandent si, n’étant plus à l’abri d’un coup de force, elles peuvent continuer leurs opérations. Voici la situation telle qu’elle est exposée par une lettre au Gouverneur von Heinrich :


Le public s’est ému vivement de diverses visites faites dans plusieurs banques de Lille par les autorités militaires allemandes, afin d’y effectuer certaines recherches à la suite desquelles il fut fait des prélèvements en numéraire.

Les banques de la ville n’ayant plus aucun moyen de se ravitailler comme encaisse et s’alimentant exclusivement par des versements effectués en confiance par une minime partie de la clientèle, nous nous permettons d’attirer la bienveillante attention de votre Excellence sur les conséquences regrettables qu’occasionneraient de nouvelles visites du genre de celles qui ont été faites.

Malgré tous nos efforts pour en atténuer la portée vis à vis du public, nous aurons la plus grande peine à le décider à continuer les versements dans nos caisses, versements qui constituent les seules transactions de banque subsistant encore à Lille.

Nous croyons de notre devoir de mettre votre Excellence au courant de ce qui précède, et avons recours à son obligeance pour la prier de vouloir bien nous faire savoir si les banques de Lille peuvent continuer à accepter en toute sécurité les versements pouvant lui être faits par la clientèle ; c’est au moyen de ces versements qu’elles peuvent maintenir le mouvement commercial nécessaire pour assurer le ravitaillement de la population.


La réponse du Gouverneur maintient la saisie sur les banques, sans autre explication que celle-ci :


Des enquêtes et saisies dans les banques ne sont jamais ordonnées sans des raisons fondées.


Ce n’était que la préface de mesures plus graves, qui se précisèrent dès le mois de juin 1915. En vue de forcer la Municipalité à payer les contributions de guerre, tant pour son propre compte que pour celui des autres communes de la région dont elle était rendue illégalement solidaire, l’autorité militaire décrète la mise sous scellés de tous les coffres de banque du territoire occupé par la VIe armée, coffres en location, conservation des titres et du portefeuille, encaisse de coupons, etc. C’est en fait la saisie des valeurs appartenant aux particuliers, et la première atteinte portée aux biens privés, en violation de l’article 53 de la Convention de La Haye, qui dit formellement que « seul le numéraire appartenant à l’État sera susceptible d’être saisi. »

Cette opération eut lieu le 15 juin, et ce n’est que le 24 septembre suivant, c’est-à-dire après trois mois de paralysie des affaires, que les scellés furent levés, à la suite de l’emprunt fait à la Société générale de Belgique par la ville de Lille pour régler l’arriéré de ses contributions.

Cette levée de scellés n’était, bien entendu, qu’une trêve et, en mai 1916, un nouveau régime commence, qui durera jusqu’à la fin de l’occupation, celui de la surveillance des banques, puis, en octobre de la même année, l’installation de séquestres.

Le bureau de contrôle des banques, organisé par la Kommandantur, avait pour fonction de réviser les livres et écritures des entreprises surveillées, de vérifier la caisse et les dépôts de titres, traites, etc., et d’exiger des éclaircissements sur toutes les affaires de la banque. En outre, il pouvait interdire toute opération sur des valeurs quelconques ou l’exécution d’engagements, sans justifier aucunement ses décisions.

En réalité, le but principal de ce contrôle était de fournir à l’autorité allemande la liste totale des titres en dépôt dans les banques, en vue des réquisitions éventuelles. Or, c’est ce que les banquiers se refusaient à faire, en invoquant le devoir professionnel qui interdit toute communication de ce genre, étant donné surtout qu’elle était nettement dirigée contre les intérêts de leur clientèle. Si l’on veut se rendre compte de la tension des rapports entre les banques et le Service de contrôle, il suffit de citer la réponse de ce dernier à la protestation des banquiers contre l’illégalité de cette communication :


1o Je refuse d’engager avec vous aucune discussion sur les ordres de l’administration allemande. Vous n’avez pas le droit d’examiner les bases juridiques d’ordres de ce genre ou de demander des explications sur le but ou les raisons de ces ordres.

Ces ordres vous lient immédiatement, et vous n’avez qu’à vous y conformer sans résistance.

2o La demande de remettre d’ici au 31 juillet une liste des valeurs de votre clientèle, administrées par vous, est fondée sur le paragraphe 3 de l’ordonnance du Quartier Maître Général qui vous est confirmée ici. Comme cette liste est indispensable pour le contrôle de vos dépôts, une résistance plus prolongée serait considérée comme une tentative d’échapper au contrôle, et punie avec la plus grande sévérité.

3o Vous avez à déclarer, sous la menace des suites ci-dessous indiquées, que vous vous soumettez sans conditions à la demande formulée et à confectionner immédiatement la liste réclamée.

4o Dans le cas contraire, vous risquez :

a) Des poursuites judiciaires en vertu du paragraphe 6 de l’ordonnance précitée, prévoyant des peines allant jusqu’à cinq ans de prison et 50 000 marks d’amende.

b) La mise sous séquestre de tous vos dépôts, dans un endroit assigné, en vue de la confection de la liste par un personnel allemand.

c) L’ordonnance de la constitution d’une caution garantissant qu’à l’avenir, vous obéirez ponctuellement aux ordres donnés en vertu du paragraphe 3.

5o En outre, je vous interdis, à dater d’aujourd’hui, de laisser un client quelconque accéder à son coffre sans mon autorisation.

J’espère que vous éviterez, comme votre devoir vous le commande, après un examen convenable de la situation, d’exposer vos établissements aux graves conséquences d’un refus.


Cette surveillance, ainsi établie, ne donnait cependant aucun droit de gestion à l’autorité allemande, en vue de réaliser, sur le terrain financier, son plan de bataille, qui consistait à rechercher et à drainer, par tous les moyens, les titres, coupons, effets et monnaie des pays neutres pouvant lui servir à accroître ses disponibilités à l’étranger. C’était là l’instrument de guerre qu’elle désirait tenir entre ses mains et qui était d’autant plus efficace qu’elle n’avait même pas à débourser, en contre-partie, des marks allemands, puisque c’est avec les bons de ville dépréciés que finalement s’opéraient tous ces règlements.

Le contrôle fit donc bientôt place à un nouveau régime d’inquisition, suivant lequel tous les pouvoirs de la direction des banques, moins, bien entendu, les responsabilités, passèrent aux mains des séquestres allemands.

Voici d’ailleurs, d’après le texte même de l’arrêté du Grand Quartier Général, en date du 27 octobre 1916, comment devait fonctionner ce nouveau système, qui fut l’une des pièces maîtresses de l’organisation allemande en pays envahis.


— Le séquestre aura à prendre possession de l’entreprise. Lui seul est autorisé à agir au nom de l’entreprise et à disposer de toutes les valeurs faisant partie de l’actif.

Pendant la durée de la mise sous séquestre, les droits de représentation des propriétaires, des administrateurs, des directeurs et de tous les autres mandataires resteront suspendus. Cette mesure s’applique aussi tout spécialement aux assemblées générales, aux conseils d’administration, et autres organes de sociétés de toute sorte.

— Les propriétaires, les administrateurs, les directeurs et les employés des entreprises ont à fournir au séquestre tous les renseignements nécessaires, et à lui remettre tous les livres, écritures, clefs, marchandises ou autres valeurs ; les employés ont à remplir leur besogne selon les instructions du séquestre.

— Le séquestre peut continuer l’entreprise dans sa totalité ou en partie seulement. Il peut se borner aussi à la liquidation des affaires courantes. Le séquestre n’est responsable que devant l’autorité allemande.

— L’entreprise doit supporter tous les frais occasionnés par la mise sous séquestre, y compris les honoraires du séquestre, tels qu’ils seront fixés par la charge qui l’a nommé. Ces frais et honoraires constituent des créances privilégiées.

Toute infraction dans l’exécution de la mise sous séquestre sera punie d’un emprisonnement de cinq ans au maximum, et d’une amende jusqu’à 50 000 marks, ou d’une de ces peines seulement.

Les tribunaux militaires ou les commandants militaires allemands sont seuls compétents pour juger les infractions du présent arrêté.


Ici commence le long calvaire de nos directeurs de banque, obligés de résister, chaque jour, à des exigences nouvelles et à des menaces pour des actes contraires à leur devoir professionnel. Le séquestre, installé dans le bureau de la direction, donnait des instructions non seulement pour le siège de Lille, mais pour les autres sièges de la même banque, sur toute la surface du territoire occupé. Il exerçait les pouvoirs les plus étendus, ordonnançait les mouvements de fonds sans l’intervention du directeur. Son activité s’employait surtout dans les achats de titres et de coupons des pays neutres, dont la recherche faisait l’objet d’un service spécial de publicité et de démarches, avec l’attrait de la prime de change. Si le client résidait sur place, c’était à lui de prendre la décision, mais, quand il s’agissait des valeurs appartenant à des déposants hors du territoire occupé, alors surgissait le conflit avec le séquestre, qui voulait obliger le directeur de banque à partager la responsabilité de cette opération, faite à l’insu de l’intéressé.

Pour comprendre toute l’importance de ces achats en titres ou coupons, et le parti que l’Allemagne a tiré de cette organisation des séquestres, il nous suffira d’indiquer que les évaluations faites pour ce genre de transactions, dans la seule région du Nord, ont porté sur un total de plus d’un demi-milliard de francs. L’Allemagne se constituait ainsi des disponibilités pour continuer la lutte, et le comble, c’est que celles-ci ne lui coûtaient rien, puisqu’elle les payait avec les bons communaux que les villes devaient lui verser pour contributions de guerre.

Nous pourrions encore dramatiser cet exposé en décrivant les différentes phases de cette lutte et quelles en furent les victimes. Un seul fait montrera ce qu’il en coûtait de contrevenir aux ordonnances allemandes. M. Seven, inspecteur principal de la Banque de France, a été condamné à six mois de prison et 5 000 marks d’amende, pour ce simple fait d’avoir donné accès aux coffres à quelques clients, en dehors des heures fixées par le bureau de contrôle.

Le système des représailles permettait aussi d’inclure, dans les listes de prisonniers civils, des chefs ou directeurs de maisons, sur lesquels l’autorité allemande désirait faire porter plus particulièrement le poids de ses sanctions. Tel fut le cas notamment pour deux directeurs de Banque, M. Louis Gigon, à Lille, et M. Delouvrier, à Charleville, dirigés en plein hiver vers un camp de concentration en Lithuanie. Le bombardement de la ville d’Alexandrette en Turquie d’Asie, le refus de rendre des prisonniers allemands faits au Dahomey ou de libérer des Allemands détenus en Alsace, furent autant de prétextes pour transporter dans des camps allemands l’élite des notabilités du Nord, parmi lesquelles se trouvaient, aux côtés de courageux fonctionnaires, un grand nombre de représentants du commerce et de l’industrie.

Au moment où la Commission des réparations est saisie d’un projet du Gouvernement français pour le contrôle financier de l’Allemagne, il nous a paru qu’il était bon de rappeler comment celle-ci a compris cette institution, dans les années d’occupation, et quels furent les résultats de cette mainmise sur les banques, pour trouver des disponibilités de paiement à l’étranger.


Arrivé au terme de cette étude sur les diverses formes d’oppression employées par l’Allemagne pour se faire payer, nous n’entendons nullement en suggérer l’application pour le temps présent, bien que la France soit liée par un Traité de paix dont elle aurait grand besoin d’accroître la force exécutoire. Les accords de Wiesbaden ou ceux de M. Hugo Stinnes avec M. de Lubersac pour les réparations en nature, n’apparaissent certainement pas comme des mesures draconiennes, comparables aux réquisitions et prestations telles que l’Allemagne savait les pratiquer dans nos régions envahies.

Comme nous l’avons déjà dit pour les contributions, les méthodes do l’Allemagne victorieuse n’auraient pas sensiblement différé de celles de l’Allemagne occupante et elle n’eût pas, en tout cas, renoncé au système qui avait été inauguré à Lille, lorsqu’elle drainait l’or, les billets, les avoirs à l’étranger, espèces, titres ou coupons, en vue de se procurer des moyens de paiement internationaux. Il en était de même pour les réquisitions, qui lui permettaient de recueillir sur place des métaux, des cuirs, des laines, des cotons, du caoutchouc, etc., en assurant ainsi, à peu de frais, son ravitaillement en matières premières.

Toutes ces mesures de spoliation, combinées avec des sanctions dont la plus efficace était la solidarité établie entre les communes et les particuliers, rendus personnellement responsables, composaient la solide armature du régime, dont nous aurions dû, en cas de défaite, subir la contrainte pour payer les frais de la guerre. Combien de fois, nous disait une éminente personnalité de Lille, n’avons-nous pas entendu, de la part des représentants de l’autorité allemande, cette menace : « L’indemnité que vous aurez à verser après la guerre sera formidable et devra être payée sans rémission, dussions-nous prendre à chaque Français tout ce qu’il possède, et jusqu’à sa dernière chemise. »

M. Maurice Donnay, retour d’Amérique, a exprimé sur l’Allemagne la même opinion, qu’il s’agit de faire connaître à nos amis américains, pour les ramener à une plus juste compréhension de notre attitude : « On reproche à la France, dit-il, ses exigences, mais que seraient celles de l’Allemagne si elle avait été victorieuse ? Pour se faire payer, elle aurait su trouver même de l’or chez les vaincus. Chaque femme française aurait dû apporter son anneau de mariage au creuset ; au besoin, on le lui aurait arraché [3]. »

Autre temps, autres mœurs, mais ce sont là cependant des souvenirs qu’il est utile d’évoquer, pour faire comprendre à nos alliés, à nos amis, à l’Allemagne elle-même, que si nous ne sommes pas des créanciers inexorables, nous ne voudrions pas, du moins, être des dupes en nous laissant émouvoir par la prétendue détresse financière des vaincus. En rappelant l’exemple de Lille envahie, ruinée par les bombardements, ravagée par l’incendie, écrasée sous le poids des contributions, des réquisitions, des prestations, et portant quand même une charge de plus d’un milliard, nous avons bien le droit de conclure en affirmant que la France doit se faire payer,


MAURICE LEWANDOWSKI.

  1. Voir la Revue du 1er septembre 1922.
  2. Quand le Maire de Lille invoque les lois internationales pour résister à l’arbitraire, il lui est répondu ce qui suit : « M. le Maire parle de la Convention de la Haye qui n’a pas à intervenir. Toute critique des décisions de la haute autorité militaire pourra, dans l’avenir, être prise pour une provocation et donner lieu à des sanctions.» (Bulletin de Lille du 24 décembre 1914.) Telle est la nouvelle doctrine de l’État-major allemand en matière de contributions ou de réquisitions.
  3. Revue France-Etats-Unis, septembre 1922.