Comment nous ferons la Révolution/21

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Chapitre XXI

L’AGONIE DE LA RÉACTION


Dès les premiers troubles, quantité de privilégiés avaient eu la précaution de se mettre à l’abri. Quand la crise s’accentua, ce fut une ruée d’émigration.

Parmi ceux qui fuyaient la révolution, les uns étaient des superficiels, des frivoles, aimant leurs aises et redoutant les émotions ; d’autres avaient de plus sérieuses raisons pour aller respirer un autre air : leur nom avait une notoriété tellement fâcheuse qu’il paraissait condenser les haines populaires. D’ailleurs, pour les uns et pour les autres, l’émigration était un minime incident. L’habitude des grandes randonnées en automobile, des excursions aux rives du Nil ou aux fiords de Norvège, les avait imprégnés de cosmopolitisme. Sachant qu’ils pourraient trouver leurs aises n’importe où, l’expatriation leur était douce. Et puis, ils avaient les mêmes illusions que les émigrés de 1790 : ils comptaient revenir tôt et ne voyaient dans les troubles du moment que l’occasion d’un voyage imprévu, mais non désagréable.

Au surplus, rien de simple comme d’émigrer. En quelques heures d’auto, la frontière était gagnée. Le seul risque était la traversée des villages où grondait la révolte. Encore, était-ce moins en leur qualité d’émigrants, qu’en celle d’automobilistes que les fuyards avaient à craindre. En effet, dans les campagnes, l’auto était en mésestime, — elle était l’écraseuse de poules et aussi de gens… Et comme les colères étaient déchaînées, il y avait à redouter qu’elles se tournent contre elle. Cependant, rares furent les représailles. Plus rares, celles qui se terminèrent tragiquement.


L’émigration n’était pas entravée par les révolutionnaires. Bien loin de là ! Elle était souhaitée par certains qui y voyaient un expédient pour continuer, sans encombre, l’expropriation capitaliste. Comme la révolution se faisait plus contre les institutions que contre les individus, l’exode des privilégiés allait éviter des tiraillements et des démêlés avec eux. Les émigrés pouvaient emporter leur or, — mais non ce qui constitue la véritable richesse, leurs terres, leurs usines, leurs immeubles. Leur départ allait donc faciliter l’occupation de leurs domaines par les paysans, la mise en œuvre des usines et l’aménagement nouveau des immeubles qu’ils abandonnaient.


Mais, les possédants n’émigrèrent pas tous. Il en fut comme nous l’avons dit précédemment, qui se refusèrent à laisser le champ libre à la révolution et qui, une fois le parlementarisme jeté bas, s’efforcèrent de se défendre eux-mêmes. Dans la même période, le gouvernement essayait de se reconstituer en province ; ses membres, — ministres, députés, officiers supérieurs, — s’étaient ralliés au camp de Châlons et là, entourés de quelques débris de l’armée, ils s’essayaient à réorganiser une force militaire et ils espéraient qu’une occasion de prendre l’offensive se présenterait.

La bourgeoisie comptait, pour donner corps à sa tentative d’opposition directe à la révolution, sur ses nombreux centres de ralliement : d’abord, sur les chambres de commerce et les syndicats patronaux ; puis, sur les comités centraux qui dans certaines industries, avaient contrôlé la production, — comptoirs de maîtres de forges, comités des houillères, du textile ; ils comptaient également sur les groupements d’assurance contre les grèves et sur maintes associations diverses.

Grâce à ce réseau de groupements, les « ci-devant » qui voulaient se défendre pouvaient se supposer encore capables de résistance. Ils se berçaient d’illusions. Leur horizon social ne s’était pas élargi et ils se voyaient toujours dans le milieu ancien, négligeant de tenir compte de la transformation en voie d’accomplissement.

Leurs moyens d’action étaient surtout d’ordre financier et les organismes dont ils espéraient faire le pivot de leur opposition étaient adaptés à la société capitaliste. Tant que le problème s’était limité à garantir un patron ou même toute une industrie, contre une grève ou un soulèvement partiel, ces associations, très armées financièrement, avaient pu faire face au danger. Le cas était différent. La révolution était déchaînée, et il fallait enrayer la désorganisation du régime. Œuvre énorme, pour laquelle ces groupements étaient d’autant plus impuissants que leur domination industrielle ou commerciale était annihilée.

La bourgeoisie pouvait-elle espérer mieux des organisations diverses, mixtes et hybrides, panachées de patrons et d’ouvriers résignés, au sein desquelles de bonnes âmes avaient cru faire éclore les éléments de la réconciliation des classes ?

Ces fondations étaient sans consistance. Les ouvriers qui y étaient venus autrefois, par timidité ou esprit d’imitation, n’étaient pas hommes à se mettre en bataille pour leurs patrons. Qui plus est, une transformation s’opérait en eux : il leur avait fallu, pour vivre, joindre les groupements confédéraux et, au contact des camarades qu’ils y côtoyaient, ils devenaient des hommes nouveaux, — plus disposés à défendre la révolution qu’à la combattre.

Les bourgeois se trouvaient donc, sauf de rares exceptions, réduits à leurs propres forces et privés de ce qui, jusqu’alors, avait fait leur puissance : l’influence financière. L’or avait perdu son attraction d’asservissement. La vie était possible sans lui. Et parce que l’existence par le travail était assurée à tous, le recrutement de mercenaires devenait difficultueux.

Les « ci-devant », jusque-là habitués à être défendus, en furent réduits à payer de leur personne. Et quelles piètres personnes ils faisaient ! Les anciens rois de la finance, ceux du fer, du charbon, tous les trusteurs, tous les colosses de l’industrie capitaliste, après avoir tenu des armées ouvrières sous le joug, avoir dominé l’État et s’être asservi les ministres, étaient amputés de leurs privilèges. Ils étaient maintenant plus faibles que des avortons et désemparés au point qu’ils ne savaient s’ils mangeraient demain !

Ils ne pouvaient rien de réellement efficace contre la révolution. II ne s’agissait plus de renverser un gouvernement, mais d’anéantir la puissance créatrice des corporations et de replonger tout un peuple dans le salariat. Or, par où attaquer la société nouvelle ? II n’y avait plus de centralisation étatique et les moyens de communication et de transport étaient aux mains des fédérations de travailleurs qui paralysaient les réacteurs, sans grand effort. L’œuvre de contre-révolution était donc impossible, car elle impliquait l’abdication de la classe ouvrière.


Nous avons vu que, dès leur triomphe, les révolutionnaires avaient agi avec célérité, n’hésitant pas à prendre les mesures qui s’imposaient : en même temps qu’ils s’emparaient des usines, des banques, de tout l’outillage social, ils occupaient les sièges des trusts et tous les points où les réacteurs eussent pu se concentrer et se concerter. Ceux-ci furent donc privés des centres de ralliement sur lesquels ils avaient compté. Tout croulait autour d’eux ! Leur désastre était irrémédiable ! Ils n’allaient pouvoir que s’agiter en vain.

Avec peine, ils se retrouvèrent dans quelques villes mortes, loin de toute activité économique, en des coins où la révolution n’avait pas pénétré. Ils ne furent guère qu’un état-major sans soldats. Là, vinrent les joindre quelques aventuriers à mentalité de gorilles et des officiers de l’ancienne armée.

Quant aux officiers et sous-officiers de l’armée industrielle, — personnel de directeurs, d’ingénieurs, de contre-maîtres, — ils vinrent en petit nombre ; la plupart, qui avaient souffert de constituer un véritable prolétariat intellectuel, se refusèrent à épouser l’aventure de réaction et ils passèrent franchement au peuple.

Contre le ramassis de parasites et d’exploiteurs qui esquissaient un geste de contre-révolution, les confédérés n’usèrent que de boycottage. Les localités où s’attroupèrent les « ci-devant » furent coupées de toutes communications, isolées implacablement. On n’y laissa pénétrer ni convois, ni vivres, — rien ! Et pour que le cercle de boycottage ne pût être rompu, on redoubla d’activité pour armer supérieurement les cohortes syndicales de ces parages : on les munit de mitrailleuses et de canons-revolvers qui, montés sur des automobiles, furent des engins redoutables. Non pas qu’on souhaitât de prendre l’offensive contre les réacteurs, — mais pour être en état de les repousser, au tas où ils se fussent décidés à l’attaque.

Ils ne le purent !…

Ils manquaient d’armes, de munitions, de tout. Les rôles étaient renversés. Le prolétariat était armé, eux l’étaient peu, — et nul ne l’était pour eux…

Leur situation était aussi précaire que celle qu’avait subie si longtemps le peuple, avec cette circonstance, — aggravante pour eux, — qu’ils ne luttaient que pour reconquérir des privilèges, tandis que le peuple avait été soutenu, dans son martyrologe, par un idéal de liberté.


À l’égard du fantôme de gouvernement qui, à Châlons, tâchait de faire illusion, s’efforçait de paraître vivre et tentait d’unir dans un faisceau les tronçons épars de la résistance capitaliste, on usa de moins de ménagements.

Extrêmement sévère fut le boycottage dont on encercla le camp. Les gouvernementaux ne parvenaient qu’avec difficulté à se ravitailler ; quant aux armements et aux munitions, il leur était impossible de les renouveler, faute de pouvoir s’approvisionner aux magasins sociaux. Cet inconvénient leur était plus sensible que tout ; il les réduisit aux anciens moyens de défense et d’attaque, sans perfectionnement ni modification possible. Autant il était facile, en effet, à un confédéré d’obtenir, par l’entremise de son syndicat, les métaux les plus divers, aciers, alu— minium ou autres ; autant cela était difficile à un réfractaire, car il n’y avait plus de commerce des métaux. De ce fait, les gouvernementaux devaient vivre sur le passé, — et cela fit leur infériorité, vis— à-vis des confédérés, surtout en ce qui concernait les engins redoutables qu’étaient les aéronefs et aéroplanes.

Quand les gouvernementaux eurent été resserrés par le boycottage, comme dans un étau, on employa contre eux des procédés de destruction terribles, qui n’entraînaient pas une mobilisation militaire. Ces procédés étaient connus bien avant. Mais les gouvernements n’avaient jamais voulu y recourir. Quand ils lançaient les peuples les uns contre les autres, ils tenaient à conserver à la tuerie un certain décorum diplomatique et ils se refusaient à faire une guerre de réelle extermination, qui eût été aussi périlleuse pour les états-majors que pour la simple chair à canon.


À l’aurore d’une journée radieuse, une flottille d’aéronefs s’en vint planer au-dessus du camp de Châlons. Les aviateurs qui avaient pris l’initiative de l’expédition, — et qui marchaient de leur plein gré, — furent d’un sang-froid et d’une audace inouïs : ils vinrent évoluer à une faible hauteur et, avec une précision que le tir de l’ennemi ne troubla pas, ils accomplirent leur œuvre de ravage.

Ils bombardèrent le campement ! Et les bombes qu’ils firent pleuvoir en grêle étaient de deux sortes : les unes contenaient un explosif violent, les autres recelaient dans leurs flancs des gaz asphyxiants.

Les effets furent terrifiants ! L’éclatement presque silencieux des bombes asphyxiantes qui, dans un large rayon, fauchaient les hommes, les terrassaient et les foudroyaient sans bruit, était plus sinistre et plus horrifique encore que l’explosion des bombes détonnantes. Celles-ci déchaînaient sur la plaine un ouragan de feu, entremêlé de sifflements aigus, de coups sourds.

En moins d’une heure, il ne resta plus un bâtiment, ni une casemate debout. Les canons gisaient épars, démontés, roues et affûts brisés. Les hommes avaient été saisis d’une indicible terreur. Ceux qui, aux premières minutes, avaient essayé une inutile lutte y renoncèrent vite. Et ce fut une fuite éperdue, folle, dans toutes les directions…

On laissa les survivants s’échapper, sans armes. Les confédérés n’avaient d’autre visée que de se défendre, d’écraser définitivement la réaction, — et non d’abattre des vaincus. Quelques-uns réussirent à passer les frontières…

Ce fut la fin !

Ainsi, malgré toute l’amertume que lui inspiraient le bouleversement social et la ruine de ses privilèges, la Bourgeoisie ne put rien d’efficace contre la révolution : elle n’était plus qu’une poussière humaine, sans cohésion et sans moyens d’action. Certes, il y avait en elle des individualités ayant du ressort, capables de courage personnel et d’actes héroïques, mais qui, manquant de terrain où poser le pied, s’efforçaient dans le vide : il leur était aussi impossible de combattre le Fédéralisme triomphant, que d’étreindre l’Océan à pleins bras.