Comment on capte le Suffrage et le Pouvoir - La « Machine »

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Comment on capte le Suffrage et le Pouvoir - La « Machine »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 885-918).
COMMENT ON CAPTE
LE
SUFFRAGE ET LE POUVOIR

LA « MACHINE »

J’ai essayé précédemment[1] de montrer comment l’introduction du suffrage universel dans l’ordre politique est un phénomène comparable à l’introduction de la vapeur dans l’ordre économique ; quelles transformations elle a déterminées dans le régime parlementaire et notamment dans la vie des partis ; que l’extension de plus en plus grande du droit de vote a eu pour conséquence nécessaire l’invention et la construction d’une machine électorale de plus en plus compliquée, et à la longue si puissante qu’elle meut tout, qu’elle peut tout, qu’elle fait tout, et que le mécanicien qui la dirige est en vérité le maître, le « prince » des démocraties modernes fondées sur le nombre. Je voudrais maintenant essayer, en démontant cette machine, de montrer quel est l’arrangement de ses ressorts, à quoi tient sa force, les « qualités » qu’elle exige du mécanicien, ou, si l’on ne veut pas mêler ici un élément moral qui n’y serait peut-être pas très bien à sa place, à quelles conditions elle lui obéit et donne entre ses mains le maximum de rendement ; comment enfin, fabriquant, sous l’impulsion directe de ce mécanicien, et, pour ainsi dire, à sa volonté, de la législation et du gouvernement, elle fait de lui, du premier venu qui s’en saisit, qui a du coup d’œil et de la poigne, le chef effectif du parti, le maître réel de l’Etat, et, — en nous défendant humblement de vouloir rééditer à l’usage des temps nouveaux l’immortel Libro del Principe, ne retirons pas le mot, mais, au contraire, répétons-le, — le « prince » de nos modernes, tout électives et tout électorales démocraties ; le parfait démagogue ; cette espèce de « surhomme » que sa propre audace impose à la foule passive et imitatrice des hommes.


I

En Angleterre, avant la réforme de 1832, la mécanique était extrêmement simple. Les associations politiques, ou s’occupant d’objets plus ou moins politiques, n’y étaient pas tout à fait inconnues ; mais il y en avait peu, et elles s’agitaient peu. La première forme, imprécise et rudimentaire encore, de l’association politique semble avoir été le club, qu’on vit apparaître pour la première fois avec le « café, » vers 1650. De bonne heure, le coffee house devint un lieu de rendez-vous et de conversation politique. On fit même mieux, — ou plus, — que d’y causer. Ainsi, dès 1659, dans un de ces cafés, récemment créés, les habitués, « des républicains avides de libre discussion, se livraient à des débats politiques en règle suivis de votes au scrutin. » L’auteur de l’Oceana, Harrington, y fréquentait assidûment, et l’on a supposé que le nom pris par la réunion, la Rota, pourrait venir du système qu’il préconisait, — et que nous retrouverons ailleurs, — de la « rotation » dans les emplois. Si d’autres applications du même mot, et notamment un illustre exemple, la Sacra Rota Romana, rendent cette étymologie douteuse ; si, peut-être, la Rota d’Harrington n’était tout bonnement qu’un « cercle, » quelque divan où l’on s’asseyait en rond, et si la rotation dans les emplois n’a pas grand’chose à faire en tout cela, il n’importe : ce fut là le premier, ou l’un des premiers spécimens de cette première forme d’association politique, le club.

Ni celui-ci, du reste, ni ceux des Jacobites, les Rump clubs, ni ceux des whigs, les Calf’s Head clubs, n’eurent une longue vie. Ils végétèrent, étiolés, jusqu’aux beaux jours de la reine Anne, au commencement du XVIIIe siècle, qui en firent éclore une floraison. On y mangeait bien, on y buvait frais, on y parlait fort. A mesure que se dessinèrent et se cristallisèrent les partis dans le Parlement, les clubs, eux aussi, furent d’un des deux partis parlementaires, libéraux ou conservateurs : tel café fut whig, et tel autre tory. Une taverne abritait l’opposition ; sa voisine et sa concurrente ne recevait que les ministériels. Ainsi, dans Saint-James Street, le fameux cabaret de l’Arbre à cacao, où les torys, en l’honneur du Cabinet, s’offraient mutuellement des agapes dont l’historien Gibbon, chaud ministériel en ce temps-là, nous a laissé la peu édifiante description. Mais, tel quel et plutôt campé que logé, non pas même en garni, au cabaret et, comme dirait l’argot parisien, « sur le zinc, » ce n’était pas encore le club marchand et bourgeois, où un homme bien posé se rend ostensiblement, après ses affaires, pour se poser mieux encore, le club cossu et sérieux, ayant pignon sur rue, du gros commerçant de la Cité, « ayant sur le parvis boutique ; » on y était admis sans être ballotté, presque sans être présenté, sans payer de cotisation ; s’il faut l’avouer, il y avait dans cette politique d’estaminet, dans cette vie politique à l’estaminet, quelque pointe de « bohème, » et comme le piment d’une demi-débauche : cela manquait à la fois de confort et de respectabilité, et cela n’était par conséquent qu’imparfaitement et insuffisamment anglais.

Les véritables clubs, qui, eux, sont tout à fait anglais, les clubs richement installés dans leurs immeubles et dans leurs meubles, dont la porte sévèrement gardée ne s’ouvre que sur présentation personnelle, sur admission formelle, et moyennant une grosse cotisation, les clubs de haut ton et de grand style politique et social, ne datent que du XIXe siècle : le Carlton club tory, de 1831 ; le Reform club whig, de 1836. Ils furent vite ce que l’on voulait qu’ils fussent : des centres non seulement de réunion amicale ou mondaine, mais de ralliement et d’action électorale. « Les membres du Parlement, de l’une et de l’autre Chambre, depuis les leaders jusqu’aux membres les plus obscurs, se retrouvaient au Carlton, s’y concertaient, donnaient ou recevaient le mot d’ordre. Les leaders locaux, les notables de province, qui venaient à Londres et qui voulaient voir les grands hommes du parti, étaient sûrs de les trouver au Carlton, et là ils pouvaient les approcher sur le pied d’égalité ou même d’intimité. Les relations qui naissaient ainsi et les influences qui en résultaient rattachaient les circonscriptions électorales au Carlton d’une manière d’autant plus forte que le lien était invisible. » Ainsi également du cercle libéral, le Reform. « Dans l’un et dans l’autre club, les fils étaient tenus par les whips des partis. Là, ils avaient sous la main tout leur troupeau parlementaire, et, de là aussi, ils pouvaient travailler la province… Les aspirans aux honneurs parlementaires faisaient généralement partie du Carlton ou du Reform club, et les whips (littéralement les fouets : peut-être ne saurait-on mieux traduire que par « sergens recruteurs » ou « fourriers ; » en prenant la hiérarchie plus haut, si le leader est le généralissime, le whip est le chef d’état-major, spécialement chargé de la mobilisation), les whips donc les connaissaient tous, leurs ambitions de même que leurs ressources. Les gens de province qui manquaient de candidats pouvaient les embaucher à Londres, dans les clubs, par l’entremise des whips[2]. » A côté du whip, ou au-dessous, en permanence au club, était placé « l’agent général du parti, » en correspondance continuelle avec des « agens » répartis dans tout le royaume. Personnage important, qui seul ou presque seul était censé connaître à chaque instant l’état de l’opinion et sans l’avis duquel un premier ministre n’eût jamais osé courir le risque d’une dissolution du Parlement ; véritable oracle, dont les moindres paroles étaient, aux heures de crises, attendues comme des révélations.

Avec le whip et « l’agent général, » le Carlton club et le Reform club étaient, on le voit, plus que des « cercles » ordinaires ; par les facilités de vie et de société qu’ils offraient à leurs membres, ils étaient, d’autre part, plus que de simples « bureaux ; » il y avait à la fois plus d’autorité et plus de liberté : on y était à la fois dans le camp de son parti et chez soi. Mais le club, malgré ses avantages, n’était pas la forme parfaite de l’association politique ; il était loin d’en être la forme la plus développée : aristocratique par essence, ou bourgeois, ce qui est encore une aristocratie, et fermé par définition, parlementaire et censitaire, il en devait être une forme insuffisante au fur et à mesure que le su tirage étendu atteindrait des couches de peuple plus profondes et plus larges. Alors, il faudrait autre chose, et ce quelque chose apparaît déjà, à l’état embryonnaire, aux alentours de 1830.

C’est l’association politique proprement dite. On ne l’ignorait pas absolument avant cette date de 1830 ; et, par exemple, dès 1769, à la suite de l’invalidation répétée du journaliste et pamphlétaire Wilkes, s’était constituée la Société pour soutenir le bill des droits, qui était bien, par son objet même, une association politique. On ne cherchait guère à le dissimuler : « La conjoncture sembla favorable, écrit dans ses Mémoires l’un des principaux promoteurs de la Société, Horne Tooke, pour organiser un genre d’opposition aussi nouveau que redoutable et pour concentrer, au moyen d’associations politiques, les mécontentemens jusqu’alors méprisés et l’influence d’un nombre d’individus, isolés en une masse formidable qui, sans être chargée des formes et des entraves d’un corps politique, produirait toute l’ardeur, le zèle et l’effet d’une grande collectivité[3]. » Mais, quoique, dans l’intervalle, on eût vu naître, avec une autre association, la Constitutional Society, démembrée de la première. des comités de correspondance, fondés, à l’imitation des colonies américaines, pour provoquer et présenter des pétitions ; quoique, dans presque tous les villages, vers la fin de la guerre contre Napoléon, l’on eût vu pulluler des Hampden clubs, des Spenceans clubs, indices plus ou moins frappans d’une organisation plus ou moins secrète, ce n’est pourtant qu’en 1830, à Birmingham, que fut scellée l’Union politique entre les classes inférieures et moyennes du peuple, dans le dessein de favoriser « le déploiement pacifique d’un immense pouvoir moral organisé, qui ne pourrait pas être dédaigné ou méconnu. »

Bientôt les villes les plus considérables du royaume tinrent à honneur de copier Birmingham, et l’Union politique essaima en un grand nombre de filiales, qui, à leur tour, se réunirent en une fédération, l’Union politique nationale, avec un « Conseil politique, » siégeant à Londres. Le gouvernement sentit le danger, et qu’il y avait là un symptôme et une menace de déplacement, de glissement du pouvoir : une proclamation royale du 22 novembre 1831 déclara « illégales et anticonstitutionnelles les associations politiques composées de branches distinctes, avec des divisions et subdivisions, sous des chefs de rang et d’autorité gradués, et soumises à la direction d’un comité et d’un conseil supérieurs. » Sous le coup, les Unions se terrèrent, mais n’en poursuivirent pas moins, parallèlement et sans affiliation, une agitation sourde, quelquefois même bruyante. Leur but, peu à peu, se dégageait et se précisait : elles travaillaient à organiser en droit positif, en pouvoir légal, en droit et en pouvoir de suffrage, cet « immense pouvoir moral » qui ne devait plus être « dédaigné ou méconnu. »

La réforme faite, le Reform act promulgué, les classes moyennes, considérant qu’elles avaient cause gagnée, abandonnèrent les « Unions, » mais les masses populaires laissées en dehors de la franchise, privées encore du droit de vote, estimèrent bon pour elles-mêmes le moyen qui avait réussi à d’autres et remplacèrent les anciennes Unions par des associations analogues. Du sol britannique, et surtout de Birmingham, qui en fut toujours comme la terre sacrée, surgirent en foule, jusqu’à ce que, par la nouvelle Réforme de 1867, une nouvelle partie fût gagnée encore, des Household Suffrage Societies, des Complete Suffrage Societies, des Reform Associations, etc. Le mouvement « chartiste, » doublant d’un mouvement social le mouvement politique, doubla aussi et multiplia par-là même les associations, principalement composées de « bourgeois, » y ajouta d’abord la Workingmen’s Association, puis, vers 1840, la National Charter Association, de Manchester, à laquelle se rattachaient plus de quatre cents groupemens. D’autre part, et en face de ces associations qui se disaient réformistes, dans l’ordre politique ou dans l’ordre social, et que quelques-uns se retenaient à peine de dire révolutionnaires, se dressaient d’avance ou se dressèrent par la suite des associations conservatrices, on serait tenté de dire conformistes, puisque lord George Gordon avait formé, dès 1778, en désapprobation d’un bill du Parlement qui accordait quelque tolérance aux catholiques, une fédération des associations protestantes : à quoi correspondaient, en Irlande, les Loges orangistes, et à quoi vint répondre plus tard (1823), en Irlande même, l’Association catholique, pour la revendication énergique des droits de la nation et de la religion. Associations « conservatrices » aussi, et telle ou telle par des procédés étranges, comme la Société pour la protection de la liberté et de la propriété contre les républicains et les niveleurs, qui, empruntant au Jacobinisme, vers 1793, ses armes favorites, l’espionnage et la délation, prenait sur elle d’ « aider le gouvernement à découvrir et à punir les écrits et les propos séditieux ; » mais le type en demeure l’Association constitutionnelle, ou plutôt les Associations constitutionnelles, qui, vers 1820 et après, se donnèrent justement pour objet déclaré de combattre cette extension de la « franchise » électorale que les Associations rivales se donnaient pour objet de conquérir. La plus puissante peut-être de toutes les Associations, au moins si l’on en juge par le résultat obtenu, fut l’Anti-Corn-Law League de Cobden et de Robert Peel ; « à l’encontre, dit M. Ostrogorski, — il vaudrait sans doute mieux dire : à la différence, — de l’Association catholique et des Unions politiques, elle fit capituler les pouvoirs devant une organisation extra-constitutionnelle, par la seule force de l’opinion qu’elle entraînait à sa suite. »

Cependant, « aucune de ces organisations extra-constitutionnelles (toutes ces Unions, toutes ces Associations) ne tendait à devenir à jamais un pouvoir régulier dans l’Etat ; leur intervention était considérée comme exceptionnelle et comme imposée par les circonstances ; leur agitation était dirigée moins contre l’économie établie du gouvernement représentatif que contre les partis égoïstes qui l’avaient accaparée. » C’est ce cadre étroit et rigide des partis, c’est ce régime des partis, et des partis de classe, historiquement fixés et figés, c’est cela que l’on veut briser. Mais, par un contre-coup auquel il fallait s’attendre, les partis politiques, les partis permanens, « visés par les organisations extra-constitutionnelles qui poursuivaient des réformes, » allaient avoir eux-mêmes « recours à l’organisation extra-parlementaire. » Avant 1832, ils n’avaient pas d’organisation en dehors du Parlement, et ils n’en avaient pas besoin ; » à partir de 1832, « les influences territoriales » et « la corruption des électeurs » ne suffiraient plus à leur fournir leurs contingens[4] ; les anciens programmes ne suffiraient plus à les entraîner, l’ancienne discipline à les retenir, l’ancien chef à les commander : c’est bien la transformation de l’ancien parti ; elle s’opère exactement à l’heure de la première extension du droit de suffrage ; et la coïncidence est si parfaite qu’il semble que ce soit plus qu’une coïncidence entre les deux faits, qu’il y ait, de l’un à l’autre, une conséquence.


II

Cette coïncidence va jusqu’au point que les associations politiques qui se fondent, soit en 1832, — l’année même de la réforme, — soit immédiatement après 1832, sont les Registration Societies, qui ont pour but, tout d’abord, la vérification des listes électorales, l’inscription sur ces listes, et pour cri de ralliement : Register ! register ! que l’on peut traduire par : « La liste ! la liste ! » De 1832 à la deuxième réforme, — celle de 1867, — les Registration Societies se reproduisent et se ramifient, jusqu’à leur plein épanouissement dans la Liberal Registration Association, créée en 1861 par le futur vicomte Hampden, le whip libéral Brand. La Liberal Registration Association provoque partout dans le Royaume-Uni la formation de nombreuses Registration Societies plus petites, d’associations locales pour lesquelles elle est l’Association mère, l’Association centrale ; mais elle ne se borne pas à l’établissement des listes ; elle assure le vote des outvoters, des électeurs non résidens, les faisant venir au besoin à ses frais ; elle choisit le candidat, ou participe par son investiture au choix qu’en apparence elle en a laissé aux sociétés directement intéressées ; en un mot, elle fournit aux workers, aux « travailleurs, » qui se mettront à l’œuvre quand la campagne commencera, toute la matière première de l’élection.

Elle la leur fournit déjà triturée, déjà préparée, par le comité plénier, par les comités de quartier, par les canvassers ou visiteurs qui vont de porte en porte relever les courages, abattre les résistances, réchauffer les bonnes volontés, refroidir les mauvaises, gagner ce qui peut être gagné, neutraliser ce qui est irréconciliable. L’Association conservatrice centrale, instituée pour faire pendant ou plutôt contrepoids à la Liberal Association, est bâtie sur le même plan : le registre électoral, la liste, est également sa préoccupation dominante, et elle le marque en prenant au début pour siège une étude de solicitor, à cause de la procédure à suivre pour obtenir radiation ou inscription selon le cas. Mais, elle non plus, tout en criant : Register ! register ! elle ne se borne pas à la seule vérification de la liste ; elle aussi, elle est, dans un sens plus large, une véritable organisation électorale ; et en elle, autant qu’en la Liberal Association, se réalise, d’après les enquêtes parlementaires, de 1860 à 1870, l’organisation électorale modèle.

Quant à l’organisation des partis, plus proprement dite, elle est restée ce qu’elle était : le leader, le whip, un agent général, avec, au-dessous de lui, des agens gratuits ou rétribués, bénévoles ou cupides, et, même alors, capables, comme d’autres ailleurs, de « comptes fantastiques ; » exemple, celui qui portait sur la note de ses dépenses : moral anxiety, 500 livres ; 12 500 francs d’inquiétude ! Mais, telle quelle, ce n’était pas une mécanique très compliquée ; elle était, au contraire, très simple ; et il en fut ainsi jusqu’à l’entrée en scène de M. Chamberlain, comme maire de Birmingham, en 1873.

Durant les six années qui s’étaient écoulées depuis la réforme électorale de 1867, les associations politiques avaient pris de la force, à Birmingham même, terre prédestinée, dans et par la lutte que John Bright, au nom de la « démocratie radicale, » venait de mener contre la représentation des minorités. Cette force accrue et exercée, M. Chamberlain la recueillit, en quelque sorte, la concentra, la condensa dans l’Association libérale, rajeunie avec l’aide d’un wire-puller fameux, d’un homme passé maître en l’art de « tirer les ficelles, » et qui n’était autre que le secrétaire de cette Association, M. Schnadhorst. En tête du programme figurait toujours, comme article fondamental, la révision des listes : plus que jamais le « registre » et la « régistration, » si l’on ose le dire, ou l’ « enregistrement, » et même l’Association libérale devait porter ce travail à un degré de perfection rare. On garderait précieusement les canvassers, visiteurs ou reviseurs, à qui leurs tournées permettraient de prendre contact avec l’électeur et de faire en temps utile des prévisions et des pointages : mais on ne s’en tiendrait pas là : on diviserait la ville en quartiers et les quartiers en îlots ; à chacun de ces îlots on proposerait un « capitaine, » cependant qu’au sommet de sa hiérarchie, l’Association se donnerait comme un procureur général, un objector general, dont la fonction serait d’examiner de tout près la liste électorale, d’en fermer autant que possible l’accès aux adversaires, de la rendre autant que possible large et facile aux amis : le capitaine de l’îlot guiderait les reviseurs, et les reviseurs renseigneraient le procureur de l’Association, qui requerrait.

A sa base, l’Association libérale reposait sur le peuple, sans exception et sans restriction, sur tous les habitans de la ville, même non électeurs. Il y avait, en principe, une cotisation d’un shilling, mais elle n’était pas rigoureusement exigée, et il suffisait, pour s’en dispenser, de « signifier son adhésion aux objets et à l’organisation de l’Association. » Tous les adhérens, réunis en un meeting public, nommaient ensuite, par quartier, un comité composé d’un nombre indéterminé de membres. C’était le premier degré. Le deuxième était le comité exécutif central, ayant qualité pour la ville tout entière, et où entraient de par leurs fonctions les présidens et les secrétaires des comités de quartier, auxquels on adjoignait trois délégués par quartier, élus spécialement à cet effet, toujours en meeting public. Seize quartiers à cinq délégués ; soit 80 membres, qui pouvaient s’en adjoindre eux-mêmes encore 30 : au total, 110. Les Cent Dix formaient le pouvoir exécutif de l’Association, et ils participaient en outre aux délibérations de son pouvoir législatif, le Comité général, composé premièrement d’eux-mêmes et deuxièmement de 480 membres, 30 par quartier, élus dans la forme ordinaire, c’est-à-dire en réunion plénière. Troisième et suprême degré : cette Assemblée délibérante et quasi législative, le Comité général, nommait un bureau composé de quatre personnes ; de son côté, le Comité exécutif des Cent Dix désignait sept de ses membres, et l’on formait ainsi le Sous-comité directeur des Onze.

Cette combinaison, donnons-lui son nom, cette oligarchie de 594 personnes (110 membres du Comité exécutif central, 480 membres de l’Assemblée délibérante, et les 4 membres du bureau comptés comme surnuméraires) est devenue populaire, dit M. Ostrogorski[5], sous le nom des Six Cents. « C’était en eux que la démocratie de Birmingham était censée s’incarner. On déclarait remettre en leurs mains la direction du parti libéral parce qu’on avait confiance dans le peuple. En fait, la confiance ne fut pas si illimitée qu’on voulait le faire croire. Déjà la savante constitution de l’Association contenait quelques mesures de précaution contre « le peuple. » Les pouvoirs constitués de l’Association n’émanaient pas directement de lui. Les Six Cents nommaient seulement 4 membres sur 11 du Comité directeur ; les deux tiers de celui-ci étaient nommés par le Comité exécutif, qui était lui-même un corps en partie cooptatif. En effet, 30 de ses membres étaient choisis par les 80 membres élus, et, parmi ces derniers, deux cinquièmes tenaient leur nomination des comités de quartier, où les membres cooptés étaient en nombre illimité. Certes, si les Assemblées de quartiers, qui se trouvaient à la base de l’organisation, nommaient des délégués d’une indépendance farouche, tout dessein de les manier d’en haut aurait échoué. L’habileté des organisateurs en chef fut précisément de se rendre maîtres des Assemblées de quartiers et de leur faire élire des délégués sur lesquels ils pouvaient compter. »

A bien y regarder, c’est donc la captation de la force populaire, par une poignée de meneurs, au moyen d’un Comité central et de Comités de quartier, qui n’ont que l’apparence de la délégation populaire et ne sont par conséquent qu’une apparence du peuple. Mais ces meneurs sont eux-mêmes menés. Dans le cas, que nous examinons, de l’Association libérale de Birmingham, c’est le « tireur de ficelles, » M. Schnadhorst, et le tireur de ficelles de ce tireur de ficelles, son patron, son imprésario, l’entrepreneur du spectacle et l’auteur de la pièce, M. Chamberlain, qui sont les vrais meneurs ; et ce cas vaut pour tous les autres. Cependant, la force captée, il faut d’abord la discipliner, et l’on n’y réussit que par l’obéissance passive. On transpose, de la famille ou de la caste au comité formé en clan politique, l’ancienne maxime de lord Monmouth : « Non, monsieur, vous voterez avec nous, avec les vôtres ; » maintenant on dit : « Votez comme on vous l’indique ; » mais c’est la même chose qu’on dit, et on ne la dit pas moins impérieusement.

D’autre part, s’il est nécessaire de discipliner la force afin de n’en laisser rien perdre, il l’est tout autant de l’augmenter, puisqu’une force qui ne s’accroît pas s’use par-là même ; or, la seule manière d’augmenter une force d’opinion, c’est la propagande. Propagande acharnée, du reste, et parfois furieuse ; obstinée à suivre les voies de droit, et hardie à se jeter au besoin dans les chemins de traverse, pourvu qu’ils conduisent au but ; respectueuse de la légalité tant qu’elle le peut, médiocrement scrupuleuse dès qu’elle y gagne, réglée surtout par et pour le succès ; prompte à emprunter, quand il dépend de son initiative, tous les procédés connus et à en inventer d’inconnus jusqu’alors. Mettre les électeurs en contact entre eux, prendre le contact avec eux ; une fois qu’ils y sont et une fois qu’on y est, les y maintenir, s’y maintenir ; la masse dressée, l’agiter, la remuer ; faire passer au travers l’étincelle, la vibration, la secousse : à tout instant, si grande et si pesante qu’elle soit, l’avoir, comme on dit, « dans la main » et, au bon moment, la lancer toute d’un seul effort, d’un seul élan ; c’est le comble de l’art et le comble des vœux du moderne démagogue, dont M. Chamberlain est un bel exemplaire.

Pour prendre et maintenir le contact, il a les réunions fréquentes, partielles et plénières, des comités de quartier et du comité central ; pour stimuler et entretenir le zèle, il a les publications de tout genre et de tout format : la brochure, la feuille volante ou leaflet, l’image, que savent lire même les illettrés ; pour soutenir et exalter la foi, il a ses fanatiques, prêts à foncer, physiquement et matériellement, du poing et du pied, sur les adversaires. Si ses réunions ne le satisfont qu’à demi, il envahit et disperse celles des autres ; s’il convoque inutilement des électeurs mous ou récalcitrans, qui ne se dérangent pas, il se dérange ; dans l’obligation qu’il s’est faite de répandre le Coran de son parti, si la montagne ne vient pas à lui, il va à la montagne ; il a sa troupe de lecturers, conférenciers et missionnaires ; il a ses compagnies ambulantes, ses travelling societies, et son chariot roulant, son travelling van, accessoire nouveau de la prédication politique que nous vîmes un jour apparaître, avec le général Mac-Adaras, sur les routes de poussière et de soleil de notre Midi : l’Illustre Plate-Forme, après l’Illustre Théâtre !

Tel était « le plan » de Birmingham, partout colporté par M. Chamberlain, M. Schnadhorst et leurs auxiliaires ; et partout, à l’imitation des Six Cents de Birmingham, se fondèrent des « Centaines : » des Deux Cents, des Trois Cents, des Quatre Cents, selon l’importance de la ville. Lorsqu’il y en eut à peu près partout où il pouvait y en avoir, il arriva ce qui devait arriver ; les Associations libérales, ainsi foisonnant, furent instinctivement, invinciblement poussées à se rejoindre, à se grouper, à se souder en une Fédération ; toutes ces « Centaines » locales, à s’additionner en un Millier ou un Million national. Puis, l’organe appelant la fonction, comme il y aurait une Fédération nationale des Associations libérales, désormais aussi il y aurait une Convention nationale du parti, qui serait un Parlement libre et libéral, — entendez le Parlement libre du Parti libéral, — « en dehors de la législature impériale, » en face du Parlement traditionnel et constitutionnel, qui s’opposerait à lui et s’imposerait à lui, parce qu’il serait élu, non pas comme lui, par un suffrage restreint, mais par le suffrage universel[6]. Une fois encore l’extension du suffrage et la construction de la mécanique du parti se montraient liées l’une à l’autre, sortant l’une de l’autre ; et, cette fois, l’organisation-type du parti voué à une action tout ensemble parlementaire et extra-parlementaire allait être trouvée (qu’on se rappelle ce qui vient d’être dit de l’Association libérale de Birmingham) : assemblée générale, comité général, comité exécutif, avec un Publication department, un « département des publications » pour la propagande, et des « assises nationales, » un congrès annuel, pour le programme ; comme personnel, choix idéal, un secrétaire payé, habile et travailleur, un secrétaire honoraire, intelligent et énergique, un président influent et riche.

Mais tout cela, toute cette organisation de parti plaçait le parti, par la main des Six Cents, dans la main des Onze et des Trois, et de l’Un, qui pouvait être, comme autrefois, le chef parlementaire, mais qui pouvait très bien aussi être un autre que le chef parlementaire. Et comme l’Association, — que dit-on ? la Fédération des Associations, — n’entendait pas demeurer confinée dans l’action électorale, ni s’interdire l’action plus spécifiquement politique, la direction constante et quotidienne des affaires publiques ; comme elle prétendait au contraire désigner et investir les chefs, dicter le programme, substituer sa discipline à la discipline ancienne, c’était, en même temps qu’une conception nouvelle du parti, qu’une construction nouvelle de la mécanique du parti, un aménagement nouveau du régime parlementaire, et peut-être un régime en réalité nouveau chassant un régime qui n’était plus parlementaire que de nom, puisque le chef pouvait être hors du Parlement, le programme arrêté et la discipline imposée du dehors au dedans, le parti plus agissant et plus puissant au dehors qu’au dedans ; que toutes choses étaient donc renversées, retournées ; et qu’en un mot, — le mot que nous avons déjà employé, — la force, à présent, était au dehors.


III

A quel point les choses étaient retournées, on devait s’en apercevoir mieux encore quand, après la Conférence de 1877, d’où sortit la Fédération des Associations libérales, et en attendant que d’un seul coup il se séparât d’elle, et du parti libéral, et de M. Gladstone, sur la question du home rule irlandais, en 1886, M. Chamberlain aurait affermi, jusqu’à en faire ce qu’on a appelé le Caucus de Birmingham, le dessin de la machine qu’il avait imaginée. Il en reprit un à un et en consolida les principaux rouages : la section de vote, décomposable par rues, elles-mêmes décomposables en îlots de maisons ; porte grande ouverte du four où venaient, sans autre condition que d’adhérer au parti, s’engouffrer tous ceux qui voulaient, et le plus possible ; au-dessus, l’association du quartier ou de la circonscription élue par tous les membres des sections ; au-dessus encore, le Comité exécutif central, élu à son tour par les associations des quartiers ; au-dessus enfin, le Comité général, — la Centaine, — composé de délégués de tous les quartiers ainsi que des présidens et secrétaires des comités de quartier ; tout à fait au sommet, dans la gloire, le Sous-Comité directeur, les Onze, et, dans l’ombre, l’Unique. Entre l’Unique et les Onze, entre l’ombre et la gloire, dans la discrétion propice du demi-jour, l’âme de la machine, le secrétaire général, nommé par le comité et travaillant sous son inspiration. Ce qu’il est pour le corps entier de l’Association, le secrétaire de quartier l’est pour chacune des fractions qui le forment : ordinairement artisan ou petit employé, il est censé élu par la réunion de quartier, et il l’est, en effet, dans la forme ; mais, au fond, il est « suggéré » à la réunion par le Comité directeur ; ce n’est qu’un fil de plus à l’un des doigts du « tireur de ficelles. » Pourtant, secrétaire général et secrétaires de quartier, reliés celui-là à ceux-ci, sont ici comme un appareil de circulation, par où, du dehors au dedans, et du dedans au dehors, de bas en haut et de haut en bas, court la force et coule la vie.

Mais cette vie, comme toute vie, entraîne ses misères, et, comme toute force, cette force engendre ses servitudes. Ici, la servitude est réciproque : du dehors au dedans, et du dedans au dehors, de bas en haut et de haut en bas : double chaîne. L’électeur appartient servilement au comité ; mais le député, qui se croit son maître, ne lui appartient guère moins : à l’un et à l’autre, la voix tranchante des Onze ou le chœur grondant des Six Cents signifie brutalement : « Votez comme on vous le dit ! Si vous ne le faites pas, nous cassons le fil, et vous tombez à plat, pauvre pantin que vous êtes ! » C’est ainsi que l’omnipotence tyrannique des comités, là où l’association politique devient envahissante, — et il est de sa nature de le devenir, on ne lui fait que difficilement sa part, — déforme et fausse le régime représentatif, le mine, le vide, n’en laisse que la façade ou l’enveloppe. Et c’est ainsi que le Caucus a rongé, en Angleterre même, le régime parlementaire. Il n’est pour ainsi dire pas un homme, quels que soient son talent et ses services, qui puisse se vanter d’échapper à ses tentatives, — un peu de plus, j’écrivais : à ses tentacules. L’homme politique, saisi et ligotté par le Caucus, doit alors se résoudre à l’un de ces trois partis : ou se soumettre au Comité, ou le briser, ou se laisser briser par lui. On en sait d’illustres exemples : il y en a deux qui disent tout, celui de W. E. Forster à Bradford et celui de Joseph Cowen à Newcastle.

« Forster représentait Bradford au Parlement depuis déjà dix-huit ans. Porté à la Chambre par sa notoriété locale, il s’y fit en peu de temps une grande place, et passa bientôt au premier rang des hommes d’Etat du parti libéral. L’éclat de sa carrière politique, rejaillissant sur la ville qu’il représentait, fortifia les sentimens de dévouement et d’affection qui l’unissaient du premier jour à ses électeurs. Mais, depuis quelque temps, une petite fraction du corps électoral, animée de passions religieuses, avait voué à Forster une haine implacable. Elle ne lui pardonnait pas le rôle qu’il avait joué, comme ministre de l’Instruction publique du premier cabinet Gladstone (1868-1874), dans la création d’un système d’enseignement populaire. » Néanmoins, après la retraite de Gladstone, Forster restait, à côté du nouveau chef du parti, lord Hartington, « l’homme d’Etat le plus marquant du parti libéral. »

Sur ces entrefaites, Bradford se donna un caucus à l’instar de Birmingham, et ses Trois Cents « incorporèrent, en 1878, dans les statuts de leur association toute la doctrine, écrite et non écrite, » de la Mecque anglaise où venait de se révéler l’islamisme politique de M. Chamberlain. Le § 15 de ces statuts portait que : « il serait exigé de quiconque proposait un candidat pour représenter la ville au Parlement qu’il assurât au comité général de l’Association, — aux Trois Cents, — après en avoir obtenu le consentement dudit candidat, — que celui-ci se soumettrait aux décisions de l’Association. » Naturellement, W. E. Forster commença par s’y refuser : « Je ne peux pas, répondit-il, reconnaître une règle qui, ne fût-ce qu’en théorie, permet à une Association de s’interposer entre moi et un collège électoral que je représente depuis si longtemps. Je suis député pour la ville, et je ne peux pas considérer comme correct de me faire le mandataire ou le délégué d’une organisation quelconque existant dans la circonscription, si importante soit-elle et si complet que soit mon accord avec elle sur les questions politiques. »

Les Trois Cents ne furent point embarrassés de ce scrupule, pourtant si légitime, et à ce raisonnement, si bien fondé en logique et en droit, leur président répliqua en leur nom « qu’en face d’un candidat qui se permettait d’ignorer ou de contrecarrer les décisions du parti pour suivre son intérêt personnel, son devoir à lui, président, était de soutenir l’Association ; qu’un candidat n’avait pas le droit d’en appeler à l’ensemble du corps électoral ; qu’il devait obéissance à son parti et à son comité dûment nommé ; et que, si Forster se respectait, il s’inclinerait devant la règle énoncée dans le §15. »

Le plus beau, c’est que ce même président avouait volontiers qu’entre Forster et l’Association, il n’existait d’ailleurs, à ce moment, aucune divergence d’opinions. Il ne s’agissait donc que d’une question de principe, d’un acte de foi ou d’obéissance. On ne demandait à Forster que de réciter la fatiha : « Il n’y a de Dieu que l’Association, et X… est le prophète de l’Association. » Qui ne prononce pas cette formule est infidèle, et qui est infidèle sera exterminé. M. Schnadhorst, de Birmingham, l’entendait au sens strict : « John Bright lui-même, disait-il, aurait à, briguer l’honneur d’être adopté par l’organisation du parti, et à courir le risque d’être accepté ou rejeté par elle. »

Cependant, la querelle de Forster et du Caucus de Bradford occupait toute l’Angleterre. La presse prenait position pour le député ou pour le Comité : « Si un homme public tel que Forster, faisait remarquer le Times, peut être forcé de passer sous le joug de l’Association, que faut-il attendre de In plupart des hommes politiques, moins en vue et moins indépendans ? » Quant à la ville elle-même de Bradford, elle était en révolution : « Forster comptait dans sa circonscription électorale de nombreux amis, des admirateurs. Le Caucus s’appliqua à détacher de Forster ses partisans, à lui aliéner l’affection des masses et à faire le vide autour de lui. Une violente campagne fut ouverte, on le dénonçait de maison en maison, on le stigmatisait dans les meetings comme un traître à la cause du libéralisme. Le mot d’ordre donné par les chefs du Caucus fut relevé dans les réunions de quartiers par de braves gens qui pensaient qu’il s’agissait en effet du triomphe de la cause populaire et tonnaient à qui mieux mieux contre Forster. Sa ferme attitude lui valut de nombreuses sympathies dans le pays ; des hommes politiques de tous les partis le félicitaient et le remerciaient de combattre le bon combat. » Gladstone offrit son arbitrage, que, respectueusement, Forster déclina, parce qu’il n’y avait pas là, suivant lui, matière à un arbitrage. A la fin, pourtant, le Caucus et lui, transigèrent. On remplaça, dans le texte du § 15 en litige, les termes impératifs : sera exigé, par les termes facultatifs : pourra être exigé ; et Forster, en retour, « consentit à être adopté par l’Association. A la vérité, la concession faite par le Caucus n’était pas bien grande, et ce fut plutôt Forster qui céda. Toute sa fermeté s’était épuisée dans les protestations solennelles et les nobles déclarations[7]. »

Joseph Cowen ne céda pas, mais il fut brisé. Cowen était un radical, un vrai radical, s’il en fut, et même un peu mieux, un radical-socialiste, ou socialisant. Industriel, propriétaire d’usines, il avait introduit chez lui et autour de lui l’usage des sociétés coopératives, des bibliothèques ouvrières, des cours, des conférences ; rien ne se faisait pour le bien-être moral et matériel du peuple qu’il n’en fût par son argent et qu’il n’y fût de sa personne. Newcastle l’avait envoyé à la Chambre, après vingt-cinq ans de cette vie toute au travail et toute à tous, en 1874. Il s’y était bientôt révélé « comme un des plus grands orateurs que l’Angleterre contemporaine ait produits. Mais, en même temps, il se montra incapable de suivre le mot d’ordre d’un parti ou de qui que ce fût. Quand les conservateurs lui semblaient avoir tort, il leur donnait tort ; quand ils lui paraissaient être dans la bonne voie, il leur donnait raison. Que, d’un côté de la Chambre, on ait toujours raison et, de l’autre côté, toujours tort, cela lui apparaissait comme une convention mensongère et souvent néfaste. » De même, quoique radical, Cowen ne donnait pas toujours raison aux libéraux, et il leur donnait tort quand ils avaient tort. Il n’approuvait, par exemple, ni la politique irlandaise ni la politique égyptienne de Gladstone, alors que le gros du parti gardait le silence et emboîtait le pas.

« Depuis quelque temps déjà, la situation d’un membre indépendant de la Chambre des communes était devenue délicate, depuis qu’après l’entrée des masses sur la scène politique, (en 1868, à la suite de la troisième réforme électorale), on avait, des deux côtés, resserré les rangs. Deux grandes armées s’étaient reformées avec deux chefs puissans, Gladstone et Disraeli, dont la lutte avait pris le caractère d’un duel, d’un combat épique. Pourtant une personnalité puissante, qui aurait pris une place à part dans l’enceinte parlementaire, ne pourrait-elle pas s’y maintenir, en s’appuyant sur la confiance de ses concitoyens méritée par un vrai dévouement à la cause du peuple ; en s’appuyant précisément sur les masses qui fournissent la chair à canon politique ; en faisant appel, pour ainsi dire, de la faiblesse de la démocratie à sa force ? L’attitude de Cowen posait cette question. Le Caucus se chargea d’y répondre. »

La section de Newcastle ouvrit le feu contre Joseph Cowen. Cependant, comme elle savait son influence dans tout le pays de Tyne, elle n’alla point jusqu’à lui opposer un candidat aux élections de 1880 ; elle se contenta provisoirement de vouloir en faire son candidat, de vouloir l’amener à recevoir, à tenir d’elle son siège, et à prêter aux Comités serment d’hommage et d’allégeance. Cowen estima que ce serment, il n’était ni de sa dignité de le prêter, ni de l’intérêt du régime parlementaire qu’il le prêtât. Il fut quand même réélu cette fois encore (1880). Mais, lorsqu’en 1882, un des deux sièges auxquels Newcastle a droit devint vacant par démission, il fut offert à M. John Morley. Le brillant critique ne fît point, aux exigences du Caucus, les difficultés que, plus que tout autre, il eût été en droit de faire. Plus que tout autre, il eût pu, sinon imposer ses conditions, du moins ne pas accepter celles des comités : il les accepta, et il passa. Son succès ne fit que rendre le Caucus plus intolérant et plus intraitable, que l’exciter particulièrement contre cet indiscipliné, contre cet orgueilleux de Cowen. Eh quoi ! ce qu’un John Morley ne trouvait pas au-dessous de lui, Joseph Cowen le repoussait dédaigneusement ! Dès lors, séances des « centaines » et réunions publiques, accusations, insinuations, « résolutions de blâme, d’indignation, de flétrissure ; » guerre déclarée et lutte sourde : coups d’épée par devant et coups de couteau par derrière : le Caucus, enragé, « bat la ville en tous sens, faisant appel à toutes les susceptibilités, à tous les préjugés, à toutes les haines. »

Viennent les élections de 1885. On pourchasse Cowen, on le harcèle, on le traque. Il fait tête. En vain on espère l’accabler sous une grêle de questions. A toutes, invariablement, imperturbablement, il oppose les principes, comme s’il ne s’agissait en cette occasion, — et il ne s’agit en effet, — ni de Joseph Cowen, ni de tel ou tel, mais de quelque chose de plus haut ou de plus général, des rapports du député et des électeurs, des obligations de parti, des organisations politiques. « Je résumerai, dit-il, en une ou deux phrases nos divergences : moi, je mets au premier plan les principes libéraux ; eux, le parti libéral ; à moi, ce sont les mesures qui importent ; à eux, ce sont les personnes. Voilà où est toute la querelle. » Et ailleurs : « Le parti est simplement un moyen pour arriver à une fin, ce n’est pas la fin. Des leaders sont bons à leur place, mais aucun d’eux n’est infaillible, et je ne remettrai mon jugement sur des questions de principes à aucun homme, si puissant qu’il soit, ni à aucun groupe d’hommes, si nombreux qu’ils soient. »

En attendant, « la querelle, » comme disait Cowen, s’élargissait et s’étendait : elle devenait la querelle de tous les comités contre tous les indépendans ; elle s’abaissait et s’envenimait ou s’embourbait aussi : des sommets où Joseph Cowen se réfugiait dans la pure doctrine, on s’efforçait de le précipiter au ruisseau ; on l’attaquait dans les rues, on lui jetait de la boue et des pierres : les chefs mêmes du Caucus en étaient désolés et honteux ; mais ils avaient démuselé la bête, et ne pouvaient plus l’empêcher de mordre. Au scrutin, malgré tout, Cowen arriva en tête de liste, mais trop de voix lui manquaient, trop de défections l’atteignaient au cœur : à la dissolution de 1886, il se retira. Et, pour justifier sa retraite, il prononça le mot décisif, le mot définitif : entre son parti et sa conscience, revendiquant le droit de préférer sa conscience, il s’écriait : « Cette conduite à mon égard (la persécution mesquine et tracassière du Caucus) ne me préoccupait pas beaucoup, tant qu’elle était celle d’un groupe de zélateurs bilieux du parti. Mais, aux dernières élections, elle a été approuvée par plus de sept mille électeurs qui ont voté contre moi et dont quelques-uns ont poussé leur opposition jusqu’à commettre contre ma personne des actes de violence que je n’ai certes pas oubliés, ni (je le crains) pardonnes. Après une pareille démonstration, il n’y avait pas, pour un homme d’honneur, d’autre parti à prendre que la retraite. Je suis prêt à faire mon devoir dans n’importe quelle situation, élevée ou humble, à laquelle mes concitoyens peuvent m’appeler, mais je ne suis pas obligé de devenir l’esclave d’un parti ou de me soumettre à des persécutions haineuses sans que cela leur profite. Ce que le Caucus demande, c’est une machine politique. Je suis un homme, et non une machine[8]. »

C’est bien, en vérité, une machine politique que le Caucus demande. Machine lui-même, il ne veut au-dessus, autour, et au-dessous de lui que des machines. Certes, les prétentions qu’émettent les Associations politiques sont énormes ; et cependant il faut convenir que, dans l’extrême rigueur logique du gouvernement du parti, elles ne sont point sans quelque fondement. Le point faible du droit des Comités est l’irrégularité de leur investiture, et la part d’usurpation qu’il y a toujours à leur origine. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, de ce qu’ils prétendent et de la légitimité des raisons qu’ils peuvent avoir de le prétendre, ils tendent en fait à remplacer par « l’action accidentée de corps extra-constitutionnels le fonctionnement régulier d’organes établis. » Au moins tendent-ils à remplacer le parlementarisme classique par une espèce de néo-parlementarisme, où le rôle du Parlement lui-même serait très réduit, son initiative très restreinte ; à remplacer surtout les anciens chefs de parti, pris dans le Parlement, par des chefs nouveaux pris hors du Parlement ou qui ne soient au dedans que des émissaires, des commissaires, et presque des commissionnaires du dehors. Ainsi M. Chamberlain, après 1886, lorsqu’il faisait partie du Cabinet, a été dans le ministère le leader délégué du Caucus, de l’Association extraparlementaire, beaucoup plus que le chef parlementaire de la majorité parlementaire. Et c’est, en ce sens, un déplacement de la puissance politique ; mais ce n’est pas le seul. Comme le « tireur de ficelles » a détrôné le leader, l’Association, le Comité, le Caucus ont diminué la Chambre, l’ont décapitée, l’ont frappée d’une véritable diminutio capitis, en lui envoyant toutes faites ses décisions, qui sont plutôt les leurs, et en la transformant par-là en une simple Chambre d’enregistrement. Ne les a-t-on pas vus intervenir jusque dans une question de règlement intérieur ?

En somme, le Caucus fausse absolument le régime parlementaire, et l’atteint dans ses conditions mêmes, dont l’une est, selon Bagehot, « l’indépendance des représentans » et l’autre « l’esprit de modération. » Avec le Caucus, dans le système nouveau, la grande qualité du représentant n’est plus l’indépendance ; c’est, au contraire, l’orthodoxie étroite, qui croit, qui ne discute pas ; et, de même qu’il y eut un conformisme religieux, il y a un conformisme politique, auquel on a donné tout justement ce nom : conformity. Les tables de la loi, ce sont les résolutions, les ordres du Caucus : il n’est de foi que de les connaître, et de salut que de les exécuter.

D’autre part, la seconde vertu du parfait représentant suivant le modèle antique, la modération, disparaît sous l’effort de surenchère que le Caucus impose à ses candidats. Et c’est de la sorte « que le ton radical du personnel parlementaire s’est élevé brusquement, durant les quinze dernières années, au-dessus du niveau de la moyenne du corps électoral et que s’est produit ce nouveau type de député anglais toujours prêt à marcher de l’avant sans savoir au juste où il va et où il s’arrêtera, ou même s’il s’arrêtera[9]. » Il ne va pas tout à fait jusqu’à promettre, comme la légende veut qu’on l’ait fait ailleurs, « la suppression de la lune rousse, » mais pas bien loin. « Vous engagez-vous, — demandait-on un jour en réunion publique à l’un de ces hommes à qui les engagemens ne coûtent pas, — vous engagez-vous à voter pour l’abrogation des dispositions du chapitre XX du second livre de Moïse ? — Certainement, s’empressa-t-il de répondre, sans même avoir saisi la fin de la phrase, je n’hésiterai pas ! » Un fou rire éclata dans la salle. « Qu’est-ce donc ? interrogea le politicien, un peu démonté, en se penchant vers le président. — Mais rien, fit l’autre placidement. Vous venez de prendre l’engagement de faire abroger les dix commandemens. Voilà tout. »

Le Caucus fausse encore le régime parlementaire en ce que, au lieu que les députés, comme des chefs de clan, amènent leurs contingens au leader, c’est le leader ou le « tireur de ficelles, » le wire-puller, du Caucus qui leur fournit leurs troupes, et qui les leur tient attachées. Il le fausse enfin, en ce qu’il fausse l’expression de l’opinion publique et qu’en même temps qu’il substitue son autorité à l’autorité du Parlement, il substitue ses volontés à la volonté populaire, dont il ne s’inspire que dans la mesure où il ne saurait la contrarier sans perdre son crédit. On le surprend là en plein travail de captation, de canalisation et » d’appropriation de la force. On voit la « machine » en action, et l’on peut suivre cette action en ses effets.

Je dis et je répète à dessein la « machine ; » aussi longtemps que, sérieusement ou plaisamment, on s’obstinera à m’opposer que ce n’est qu’une métaphore, — et tant qu’on ne m’aura pas enseigné comment on peut traduire des idées et des faits sans se servir ni de mots ni d’images, — aussi longtemps je répéterai qu’à l’extension du droit de vote, à l’introduction du suffrage universel, a correspondu, par une espèce d’application du machinisme à la politique, une sorte de manipulation mécanique de la démocratie, en vue de la production industrielle de l’opinion, au moyen et au profit du mécanicien ou du chauffeur : — le politicien professionnel.

Si l’exemple de l’Angleterre ne l’avait déjà montré avec une clarté suffisante, l’exemple des États-Unis le montrerait en un coup de lumière tellement cru et brutal, que les pires aveugles, les aveugles volontaires eux-mêmes, seraient obligés d’ouvrir les yeux.


IV

L’Amérique fait tout en grand, et le grand, là-bas, ne s’arrête qu’au monstrueux. Villes, fortunes, institutions, parties de très petits commencemens, y sont, par une croissance extrêmement rapide, susceptibles de développemens indéfinis. Telle capitale d’État n’était naguère qu’un assemblage improvisé de quatre baraques de planches, au croisement de deux chemins, qui n’étaient que des fondrières : tel « roi » de l’industrie ou de la finance a débuté comme télégraphiste ou comme graisseur de roues dans une compagnie de chemins de fer, dont il préside maintenant, avec un énorme paquet de titres, le conseil d’administration. La société américaine, aux États-Unis, est une immense champignonnière : parmi les champignons qui, sur cette couche d’une fécondité incomparable, atteignent en une nuit une taille gigantesque, il serait étonnant qu’il n’y en eût pas quelques-uns de vénéneux ; mais d’être vénéneux ne les empêche pas de pousser : le mal, comme le bien, par-delà l’Océan, s’exagère hors de toute proportion.

Ainsi du Caucus, dont les défauts vont devenir ici des vices, les prétentions, une tyrannie insupportable, la puissance, un despotisme sans limites. Pour lui aussi, il est aisé de remonter, — ce n’est pas si loin, — à ses commencemens, qui furent très petits. On en trouverait le germe ou la semence dans les comités de correspondance qui se formèrent un peu partout au moment de la guerre d’Indépendance ; plus tard, et en tant que Caucus, il fut d’abord officiel, n’étant que le Congrès délibérant séance close ; puis mixte, à la fois parlementaire et extra-parlementaire ; pour finir, extra-parlementaire surtout, mais se prolongeant et aboutissant, par des voies de lui connues, à l’intérieur du Parlement.

Une partie de sa force lui vint de bonne heure de ce sentiment généralement répandu que la politique est un combat ; qu’un parti politique est une armée ; que le devoir est de « faire face à l’ennemi, » de faire passer avant tout, de préférer à tout et presque de se préférer à soi-même, en tout cas de préférer à ses sympathies et à ses antipathies « l’intérêt du parti, la cause souveraine du parti. » Mais, si le parti est une armée, à cette armée il faut des cadres ; et, si la politique est un combat, pour ce combat, il faut un plan : il faut donc une organisation. Organisation d’autant plus serrée et solide que l’armée devait opérer, que le combat devait se livrer sur un territoire immense qui, sans cesse s’élargissait encore : c’est ce qui fait qu’on a pu dire que chaque progrès dans la vie des partis américains a été déterminé par l’extension des moyens de communication ; évidemment ; et la difficulté de mobiliser l’armée et de diriger le combat augmentait auparavant, en quelque sorte avec le carré des distances. Mais, les élections étant très nombreuses et très fréquentes, l’armée était pour ainsi dire continuellement à la bataille ou à la manœuvre : ses cadres ne pouvaient guère, en conséquence, être composés que de gens qui n’auraient pas autre chose à faire, qui vivraient de le faire, et qui, en le faisant pour vivre, donneraient naissance à une classe de politiciens professionnels.

Aux bas-officiers ou sous-officiers on ne demandait d’ailleurs point d’aptitudes ni d’études spéciales. C’était assez qu’ils fussent capables de crier tous, au signal, en mesure et d’une seule voix : Hurrah for Jackson ! ou : Tippecanoe and Tyler too ! comme, chez nous, on crie : A bas la calotte ! et (nouveau style) : La calotte, hou, hou ! On ne leur demandait pas non plus d’avoir de la délicatesse, et peut-être leur eût-on plutôt demandé de n’en pas avoir trop. En tout cas, l’esprit public s’accoutuma bien vite à ce qu’ils n’en eussent guère : « Ce qui aurait choqué toute la société, il y a quelques années, écrivait Calhoun, maintenant on s’en aperçoit à peine. » Ces professionnels de la politique eurent, en peu de temps, fait contracter à la République américaine non seulement de mauvaises manières, mais de mauvaises mœurs. Non seulement les réunions publiques furent « faites » et, si l’on ose le dire, « truquées, » — comme chez nous ; — non seulement, — comme chez nous, — on y discuta « à coups de poing, » et, — comme chez nous encore, — non seulement on ne se fatigua pas à poursuivre la parfaite correction des listes électorales, estimant sans doute, ainsi qu’il le fut confessé à la tribune française en 1898, que « tout est bon qui réussit, » injures, calomnies, chantage, falsifications et fraudes ; mais il y eut pis, car il peut y avoir pis ! et l’État fut mis en coupe réglée.

Les associations politiques, ou, pour réserver toutes exceptions honorables, des associations politiques se constituèrent à l’effet d’exploiter le riche et tentant domaine de l’Union. Le système entier, constitutionnel, législatif et administratif, se prêtait du reste, malheureusement, à ces entreprises blâmables ; et une pratique défectueuse aggravait chaque jour l’inconvénient du système. En haut, « l’activité du Congrès se concentrait graduellement dans de nombreux comités secrets qui préparaient toute la besogne des séances publiques au point de faire d’elles une simple parade. » Quant au Sénat, on sait que la Constitution fédérale lui attribue une part importante dans la nomination des fonctionnaires, et que son rôle, déjà illogique en ce point, est rendu d’autant plus dangereux par le manque de publicité[10]. Toute la législation et toutes les nominations tombaient de la sorte aux mains non pas même du Congrès et du Sénat, mais de comités du Congrès et du Sénat, aux mains de certains représentans et de certains sénateurs, dont le Président ne pouvait que contresigner les choix : ce que fit, entre autres, Lincoln, et contre quoi Hayes et M. Cleveland tentèrent, à peu près en vain, de s’insurger.

Mais ces choix de personnes que représentans ou sénateurs inspiraient au Président et lui imposaient presque, les associations politiques, les sociétés pour l’exploitation de l’Etat, les inspiraient, les imposaient aux sénateurs et représentans. Dans les États particuliers, c’étaient les mêmes coutumes, les mêmes erremens que dans la Confédération, en sorte que partout régnaient le favoritisme et la délation ; que partout s’établissait, s’installait en maîtresse une féodalité nouvelle, une féodalité électorale, fondée et soutenue par la corruption ; puisque le moyen le plus sûr d’inspirer aux comités eux-mêmes les choix qu’ils imposaient aux représentans ou sénateurs, et ceux-ci au Président, était, avec le service de paix et de guerre, du ban et de l’arrière-ban, de payer, fonctionnaires en place ou candidats aux places, le juste tribut, à titre, dans le premier cas, de prime d’assurance, et, dans le second, de prix d’achat.

On a souvent décrit, — et nous ne décrirons pas à nouveau, — « ces combinaisons de politiciens maraudeurs » que l’on a nommées les Rings et qui, en Tammany Hall, touchèrent au sublime, — ou à l’infime, — du genre, s’il est difficile de descendre plus bas dans l’exploitation de la crédulité et de la cupidité humaines. On a dépeint ces fêtes bizarres, où « hommes, femmes et enfans, déguisés en aborigènes, affublés de plumes, de queues de daim, dansaient autour d’un mât couronné d’un bonnet de liberté et garni tout du long de tomahawks et autres accessoires indiens, » qui furent les premières fêtes de Tammany, en commémoration du chef indien légendaire, Tammany ou Tammanend, « grand guerrier, prince généreux, sage insigne, père de son peuple[11]. » Comment, de Philadelphie à New-York, à Baltimore et ailleurs, ces sociétés gagnèrent de proche en proche, et comment celle de New-York survécut, en subissant les plus étranges transformations, nous n’avons pas non plus à le redire ici. Rappelons seulement qu’elle avait été fondée en 1789 par un tapissier irlandais, Mooney, « pour affirmer les idées démocratiques en face de l’esprit d’exclusivisme aristocratique de provenance anglaise, qui n’avait pas encore complètement disparu » et « rallier par des liens indissolubles d’amitié les frères américains connus par leur attachement aux droits politiques de la nature humaine et aux libertés de la patrie. » Ce fut, d’abord, une société secrète, et, pour tout dire d’un mot, une franc-maçonnerie, avec des rites et une hiérarchie « à nomenclature indienne qui devait mettre en relief son caractère éminemment américain : elle était partagée en treize tribus, en nombre égal à celui des États qui formèrent l’Union, et portant chacune un nom d’animal : tigre, renard, loup, aigle, etc. Le comité directeur de la société se composait de treize sachems (chefs) dont un grand sachem ou « grand-père ; » un scagamore avait la charge de maître des cérémonies, et un wiskinskie s’acquittait des fonctions plus modestes de portier. Les membres s’appelaient « braves ; » le local où ils se réunissaient portait le nom de wigwam (hutte, en indien). L’année était partagée en saisons des fleurs, des fruits, de la chasse, et des neiges, et chaque saison divisée en lunes. »

Jeux innocens et, comme à l’ordinaire, appareil un peu puéril d’une association à ses débuts, patriotique et philanthropique sans hypocrisie ; mais tout de suite, dès 1800, la société de Tammany commença à s’occuper de politique, et elle commença à s’en occuper par la fraude : à l’intention des candidats républicains-démocrates qu’elle soutenait, elle se chargea de procurer la franchise électorale à ceux qui ne la possédaient pas, en faisant transférer à une seule personne les titres de propriété de plusieurs jusqu’à concurrence de ceux exigés légalement Tout cela resta cependant couvert d’apparences de respectabilité et d’austérité puritaine, tant que la société se recruta parmi la bourgeoisie moyenne et la petite bourgeoisie ; mais, plus tard, quand les élections furent décidément sa principale affaire, la Tammany dut traîner après elle une « queue, » toujours plus longue, « de gens qui, sans avoir été admis en qualité de membres de la société secrète, la suivaient dans les combats électoraux… appendice politique qui devint bientôt une excroissance gangreneuse[12]. »

La populace, le mob element, envahit et inonda Tammany Hall. Groupés en « clubs » et en « bandes, » gangs, ou versés dans les « compagnies libres de pompiers, » les contingens de la Tammany furent ensuite réunis en associations d’arrondissement uniformes pour chacune des circonscriptions électorales de la cité. Ces associations d’arrondissement relevaient d’un comité central qui possédait, sur toute l’organisation, des pouvoirs discrétionnaires. Les membres des associations n’étaient admis qu’après un triage rigoureux et devaient promettre une obéissance absolue aux chefs de la Tammany, laquelle « se créa ainsi une armée de mamelouks démocratiques, qui étayaient sur des formes républicaines un véritable système de despotisme exercé par une poignée d’hommes. » Despotisme envers l’adhérent le plus humble, et despotisme non moins absolu envers le représentant de l’ordre le plus élevé. La conformity anglaise prit à New-York la forme de la party regularity ; mais, sous un vocable ou sous l’autre, c’était toujours la fatiha la plus impérative du Coran le plus intransigeant, d’autant plus obéi qu’il promettait à ses fidèles les biens de ce monde, qui leur étaient en effet partagés.

L’objet de l’association politique fut si bien compris, si hautement avoué, que l’on s’assembla non plus seulement par circonscriptions électorales, mais par fonctions ou groupes de fonctions à pourvoir, ou, mieux, à enlever. Conventions de quartier, de cité, ou de comté, furent en réalité des conventions destinées à s’emparer de tel ou tel poste, que ce soit de haute lutte ou « par dol et larcin subtilement fait. » La composition de certaines d’entre elles n’est ni plus ni moins que scandaleuse. Voici, par exemple, une convention de comté (comté de Cook ; — Chicago, 1896) où, sur 723 délégués, figurèrent, outre 265 cabaretiers, — profession peut-être trop abondamment représentée, mais en elle-même point immorale, ni déshonorante, — 17 personnes jugées et 7 condamnées pour assassinat, 36 condamnées pour vol avec effraction, 2 pickpockets, 7 tenanciers de tripot, 2 tenanciers de maisons de tolérance… etc. Faut-il s’étonner si parfois de semblables compagnies élèvent aux emplois des sujets tout à fait indignes ? Et elles en éliraient plus encore, et de plus indignes, si la convention n’était le plus souvent une réunion pour la forme et l’on peut bien dire à propos d’elle pour la frime ; à laquelle le choix arrive tout fait des primaries, à laquelle on se contente de passer l’ardoise, le slate, où les noms sont écrits d’avance.

De là, pourtant, de conventions de cet acabit, sortent ces boodle aldermen, dont le sobriquet ne se peut traduire qu’en argot, ces « conseillers du chopin, » avec, autour d’eux, à leur suite et, s’ils ne marchent pas, à leurs trousses, un essaim bourdonnant de strikers, de « maîtres-chanteurs, » qui, les uns et les autres, obligent par instans à se demander si vraiment il reste à un honnête homme tombé dans une pareille société autre chose à faire qu’à prendre son revolver, et l’on s’émerveille que les Américains en usent si modérément ! De là, ces élections au Parlement, ridicules ou révoltantes, qui font dire proverbialement : « Vil comme un député ! » et, par elles, le pitoyable abaissement du niveau de la valeur dans les Chambres, abaissement accéléré encore par la règle de la rotation des emplois, — du changement pour que tout le monde y goûte ! — appliquée aux élections législatives comme au reste, et par cette autre règle de n’admettre que l’available candidat, le candidat qui se prête complaisamment à tout. C’est ce que les outsiders, — car le langage des courses rend expressivement et vigoureusement le caractère de cette politique qui se présente comme une épreuve de sport et qui n’intéresse dans le citoyen que l’instinct de la lutte et du jeu, — c’est donc ce que les outsiders, ou les chevaux sur lesquels on ne compte pas, qui ne sont pas cotés, les dark horses, acceptent plus volontiers que ceux dont leur valeur et leur histoire devaient faire les grands favoris ; et c’est pourquoi les outsiders et les dark horses sont, en retour, plus volontiers acceptés des « entraîneurs, » des électeurs ; c’est pourquoi, enfin, il n’est pas rare qu’ils gagnent les plus belles courses, jusques et y compris la course présidentielle.

A Dieu ne plaise, ayant renoncé à faire une fois de plus le tableau des gabegies de Tammany Hall, qu’une fois de plus nous allions faire le tableau de cette cérémonie tout ensemble burlesque et solennelle qu’est, sous le régime du Caucus, une élection à la présidence ! Processions avec costumes, emblèmes et insignes, qui sont un peu des mascarades et sont complètement des impostures en ce qu’elles ont pour objet de tromper sur la force réelle des partis, booms à l’intérieur et à l’extérieur, tapage orchestré, acclamations et imprécations, bans battus par une claque et musique hurlée par un orphéon de sauvages, bruit infernal qui tend à déchaîner et à exaspérer, avec la folie des foules assemblées, leur rage d’imitation ; chocs violens d’onomatopées comme celles-ci :

Ho, ha, he ! who are we ?

ou encore :

Wahoo waugh ! Wahoo waugh !
Billy Mac Kinley ! Billy Mac Kinley !


attaques simulées d’épilepsie électorale qui ont pour but de provoquer le break, la vraie crise, après laquelle, la victoire appelant la victoire et le nombre entraînant le nombre, viendront le stampede, — c’est l’ « accession » des conclaves, moins la gravité, la dignité, la majesté, — et l’élection définitive. Elle viendra, cette élection bienheureuse, mais peut-être pas tout de suite (plus elle est malaisée et dure, plus s’affirme l’importance des politiciens) : ne fallut-il pas 38 scrutins pour Garfield, 49 pour Pierce, 52 pour Scott ? Les conventions de district se comportent en cela comme la convention nationale, et n’ai-je pas lu, — je l’ai même relu, tant j’ai eu de peine à le croire, — que récemment, en 1897, dans l’Etat d’Iowa, pour nommer un sénateur, il a fallu plusieurs centaines de tours de scrutin ; et l’on y passa plusieurs jours[13] !

Tout le territoire fédéral est, de l’Extrême-Est à l’Extrême-Ouest, couvert d’un formidable réseau d’associations politiques de taille et d’appétit variables : grands et petits Caucus, grands et petits Rings ; comités permanens ou temporaires, national, congressionnel, d’Etat ou de comté, de village ou de district scolaire ; clubs sédentaires ou ambulans (marching clubs) ; groupemens par affinités d’origine ou de profession. Et l’association politique, le syndicat de politiciens, entreprend, à forfait, c’est le cas de le dire, tout ce qui concerne son état : la maison tient tous les articles, depuis le discours de haute et sévère éloquence jusqu’à l’entrefilet de journal diffamatoire, depuis la note à faire passer aux organes de presse jusqu’aux brochures, circulaires, et papiers de propagande. Elle fournit, pour la campagne électorale, depuis la polling list, la liste des électeurs révisée et pointée après enquête sur leurs opinions, jusqu’aux accessoires nécessaires à ce que ces estimables industriels eux-mêmes appellent « le travail chinois, » the chinese business : le personnel et le matériel que réclament les parties de plaisir offertes au peuple souverain, rallys et barbecues, promenades et pique-niques sur l’herbe ; depuis les accusations infamantes contre l’adversaire (charges), les mensonges et les calomnies valables quinze jours (campaign-lies), jusqu’aux pronostics suggestifs (estimates ou claims) et aux paris ouverts, plus suggestifs encore. La même maison se charge de ce qui est licite et de ce qui ne l’est pas : de faire respecter la loi, et de la tourner ou de la violer ; elle solde indifféremment les dépenses permises et les dépenses interdites ; indifféremment elle pratique le canvass, la visite à domicile, — et le cooping ou le bottling, la « mise en cage, » la « mise en bouteille » des électeurs récalcitrans ; elle prêche indifféremment le straight ticket, le vote en bloc pour la liste entière, le split ticket, le « bulletin fendu, » le vote pour une partie seulement de la liste, ou le « vote muet, » le dumb vote, le stay at home vote, le « vote qui garde la maison, » l’abstention.

Par ses bandes ou gangs, par ses clubs, par mille sociétés qui guettent l’homme à tous les détours et à toutes les haltes de sa vie, la Machine aspire et pompe la matière électorale, que grossit incessamment, aux États-Unis, une continuelle alluvion ; elle l’amène au leader de quartier, qui l’élève vers les henchmen, les boys, le boss : d’un geste, grâce aux fils qu’ils tiennent rassemblés, les wire-pullers, les tireurs de ficelles, déclenchent et mettent en marche cette machine, d’une incalculable puissance et d’une inlassable docilité, qui n’est qu’eux, et qui est tout. Peut-être une association rivale, un autre parti, d’autres « tireurs de ficelles, » lui opposeront-ils une autre machine, mais ce sera encore une machine, ce sera toujours la Machine ; et il pourra arriver que, quoique adverses, les deux machines coopèrent de toute leur force contre l’ennemi commun : l’électeur qui leur échappe ou le candidat qui prétend se passer d’elles.

Sous un régime comme celui-là, ce sont en effet de mauvais citoyens que les citoyens indépendans. On les considère peu et on les traite mal : professeurs, doctrinaires, théoriciens, contemplateurs d’étoiles, « pêcheurs de lune ; » ou bien kickers, « sauvages, » rebelles à toute discipline et à tout ordre ; sorte de malfaiteurs publics ! Le devoir civique, c’est d’être « conforme, » d’être « régulier, » d’être « harmonieux, » et de voler toujours avec son parti. Aussi bien la politique n’est-elle pas chose « vulgaire » dont le better element, dont les gens distingués doivent s’écarter avec soin ? Il faut laisser cela aux gens qui ne sont point rebutés d’une si basse besogne et qui n’ont d’ailleurs rien de mieux à faire. Car la politique, qu’est-ce au fond, sinon une querelle, un pugilat pour les dépouilles, la lutte des ins et des outs, de ceux qui sont en place et de ceux qui n’y sont pas ? Bon pour les déclassés à « existence catilinaire » et les malheureux à existence précaire ! Tout ce qu’un homme sérieux et bien posé demande à la politique, c’est qu’elle ne s’occupe pas de lui, qui ne s’occupe pas d’elle, et, pour « être tranquille, » au besoin il paiera le prix de la paix, — price of the peace.

D’autres s’empareront des fonctions et en tireront profit, sinon honneur ; mais toute peine ne mérite-t-elle pas salaire et n’est-ce pas justice de récompenser le zèle et le dévouement au parti ? Car on admet sans difficulté qu’entre la morale privée et la morale d’Etat, il y en a une troisième, la morale de parti, la morale de clan, et l’on fait presque moins de façons pour supporter qu’il y en ait trois que pour avouer qu’il peut y en avoir deux. Que si cette morale de parti, pratiquée sans retenue par des politiciens sans vergogne, tourne à « l’exploitation industrielle de la souveraineté populaire, » tant pis, on s’y résigne : ne sait-on pas que « le gouvernement libre et le suffrage universel sont des blagues ? » Au surplus, tout n’est pas mauvais dans la Machine, qui exerce, fût-ce électoralement, une espèce de charité sociale. Et puis, en dernier ressort et en dernier recours, la Constitution garantit les droits fondamentaux du citoyen, et la Cour Suprême empêche que la Constitution devienne lettre morte. Il y a donc un domaine réservé où le politicien ne pénètre pas, où la Machine n’atteint pas ; et cela suffit à l’Américain, qui attend plus de lui-même que de l’État, plus de son industrie que de la politique ; mais, sauf ce petit coin, le politicien est partout, la Machine est maîtresse de la démocratie.


V

Maîtresse de la démocratie, la Machine a un maître : le mécanicien, qui, aux Etats-Unis, est le boss. L’étymologie du mot dit sans ambages ce que c’est : le boss, du hollandais baas, c’est le « bourgeois, » le « patron ; » c’est, tout justement et tout pleinement, le « maître. » Le boss apparut pour la première fois là où il devait apparaître, à Tammany Hall, comme une orchidée sur un bois pourri. Imaginez un homme, le plus énergique de tous et le plus habile à manier ceux qui manient déjà, par goût ou par métier, la pâte électorale ; s’il n’a qu’à « transformer en votes et en mandats publics » l’attachement, inconditionnel jusqu’à la servilité, qu’ont voué au parti tant d’adhérens « réguliers, » « conformes, » « harmonieux ; » cet homme, « bien que conservant intactes extérieurement « les formes du gouvernement populaire, aura vite fait d’accaparer en réalité tous les pouvoirs publics et en réalité régnera sur la ville ou sur la nation. Il n’a pas besoin pour cela d’être « d’une profondeur de desseins incroyable, » il n’a pas besoin d’être Cromwell, mais Danton seulement : « De l’audace ! toujours de l’audace ! »

Ainsi le fameux Tweed ; ainsi son précurseur Fernando Wood, qui mit debout la populace « et, en s’appuyant sur elle, devint le dictateur de Tammany. Plusieurs fois maire de New-York, il vendait aux enchères les emplois publics, en les faisant payer, argent comptant, 10 000, 20 000 et même 50 000 dollars. Son astre pâlit devant celui de Tweed, et il accepta de ses mains, pour ses vieux jours, un siège au Congrès des États-Unis. La brillante carrière de Tweed fut prématurément interrompue par son incarcération, mais la dignité de boss ne resta pas longtemps vacante. Après un court interrègne, elle fut occupée par John Kelly, qui, pendant de longues années, gouverna en autocrate Tammany Hall et la cité, urbem et orbem, disposant des ressources de la ville, fixant son budget, décidant qui obtiendrait les différens emplois municipaux, qui représenterait la cité à la législature, qui serait nommé au Congrès, qui serait élu juge, maire, conseiller municipal ; comités administratifs, conventions de parti désignant les candidats, ne faisaient qu’enregistrer ses volontés, ses ordres. Après la mort de Kelly, sa dignité passa sans trouble, sans secousse, comme dans une monarchie où le droit dynastique est bien réglé, à son lieutenant, qui est jusqu’à ce jour le boss régnant de New-York[14]. » Ainsi de plusieurs autres, dans plusieurs autres villes, des boss d’État comme des boss de cité, et des boss fédéraux, ou sénatoriaux, les Conkling, les Cameron, les Chandler, les Morton du temps de Grant, et d’autres, — d’autre temps, — comme des boss d’État et de cité.

« De même que l’Américain respectable marque au Caucus quelque considération et lui reconnaît une manière de rôle de charité sociale, en tout cas une utilité, de même il n’est pas sans considération pour le boss, et par le motif, identique ou analogue, que le boss fait une besogne dont, lui, il ne voudrait pas se charger, et que, néanmoins, il regarde comme nécessaire. Dans une société, où la grande majorité des citoyens met ses préoccupations à tout autre chose qu’à la politique, se désintéressant de tout ce qui n’est pas l’intérêt immédiat, des hommes du modèle de ces boss « s’opposent par leurs qualités, — et en effet, ce sont « qualités » quand même, — à la société en général ; ils en deviennent en quelque sorte les complémentaires[15]. »

Bien plus ; quand ils sont de taille, on fait mieux que de ne pas les mépriser absolument ; ils inspirent une espèce d’orgueil national : on a, dans le secret de son âme, une façon d’être fier de leurs exploits, pour lesquels on éprouve un peu de ce sentiment que les Florentins ou les Vénitiens du XVe et du XVIe siècle éprouvaient devant un beau crime, c’est-à-dire devant un crime artistement fait : Che bellezza ! — Com’è bello ! Ici, où l’on estime plus la force que l’art, on pense plutôt : « Que c’est fort ! » Mais ta pensée est, au fond, la même, et l’on pousse le boss jusqu’au « héros, » jusqu’au « surhomme, » jusqu’au « prince. » L’un des fédéralistes, Alexandre Hamilton, s’amusait beaucoup de la phrase de Montesquieu sur « la vertu, » ressort des démocraties. Entendez « vertu » à l’italienne, virtù, extrême virilité, virilité plénière et débordante, « survirilité ; » ôtez-en toute qualification morale, tout coefficient de bien ou de mal ; le précepte demeure d’une vérité profonde : la virtù est le ressort de la démocratie ; il n’y a, dans la démocratie, de ressort que la virtù ; l’homme de virtù, le « surhomme », le « héros », — tribun latin ou boss américain, — est le « Prince » de la démocratie.

Il l’est fatalement. La Machine, inerte sans le mécanicien, ne s’anime que par le boss ; mais la démocratie, qui est toute et met tout dans le régime électif, ne se meut que par la Machine. D’où le grand conflit qui déchire la vie politique des États modernes ; conflit de l’élément mécanique et de l’élément psychologique : d’une part, la discipline, l’obéissance, le mot d’ordre : « Votez comme on vous le dit ! » les cadres, la mécanique ; d’autre part, la réflexion, l’éducation, la liberté, la volonté, la personnalité ; d’une part, la manipulation des passions ; d’autre part, les manifestations de la raison ; d’une part, le Caucus, la Machine, le Surhomme, le Prince ; d’autre part, l’Homme et le Citoyen.

La vie politique des démocraties restera-t-elle une série d’impulsions électorales spasmodiques, provoquées et propagées mécaniquement, ou se déploiera-t-elle, se développera-t-elle un jour en un tout organique, — an organisated whole, — comme les Américains eux-mêmes le souhaitent ? D’aussi pesantes masses que les démocraties contemporaines pourront-elles être soulevées sans levier ? L’éducation de ces démocraties serait-elle suffisante ? est-elle possible ? Toute institution politique n’a-t-elle pas toujours été, sera-t-elle toujours l’application d’une mécanique à la société ? La « double force d’intimidation sociale de la démocratie, » tirée des lois et de l’opinion, ne servira-t-elle jamais qu’à intimider les gens honnêtes et tranquilles, au bénéfice des « effrontés » qui brandissent « l’épouvantail de l’hétérodoxie politique ? » Ou, plus simplement, les braves gens se décideront-ils à être aussi hardis, aussi actifs, aussi intelligens que… les autres ? Y a-t-il des conditions du régime parlementaire et de la démocratie représentative, auxquelles rien ne puisse suppléer, en dehors desquelles il n’y ait que déformation, que caricature du régime parlementaire et de la démocratie, et quelles sont ces conditions ? La suppression des partis permanens et leur remplacement par des groupemens temporaires remédieraient-ils aux maux ou à quelques-uns des maux que nous avons signalés ? En France, particulièrement, et dans le moment où nous sommes, faudrait-il en finir avec de vieux partis qui depuis quinze ou vingt ans durent par-delà la mort, et en venir à des groupemens temporaires, fondés en vue d’un seul objet, d’un but prochain et défini, quitte à se renouveler, le but atteint, et à contracter de nouveau pour un nouvel objet ?

Cela fait beaucoup de questions, et ce sont de graves questions. Loin de chercher à les résoudre, nous ne voulons même pas les poser aujourd’hui. Mais, si l’on pouvait toutes les résumer en une, qui serait à peu près : Y a-t-il un moyen pour une démocratie de se passer de la Machine et du mécanicien ? alors je répondrais : Un seul moyen, peut-être. Je n’oserais dire que « peut-être, » car il convient d’être prudent ; mais — peut-être — y en a-t-il un : et c’est de « s’organiser. » La démocratie la moins « mécanisée » sera la démocratie la plus « organisée. »


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Ostrogorski, la Démocratie et l’organisation des partis politiques, I, 135.
  3. Ostrogorski, I, p. 109.
  4. Ostrogorski, ouvrage cité, I, 120-125.
  5. Ouvrage cité, I, 155.
  6. Conférence de Birmingham, 31 mai 1877. Discours de M. Joseph Chamberlain.
  7. Ostrogorski, ouvrage cité, I, 186-188.
  8. Ostrogorski, ouvrage cité, I, 218-223.
  9. Ostrogorski, ouvrage cité, I, 569.
  10. Ostrogorski, ouvrage cité, II, 125-126. — Cf. James Bryce, la République américaine, traduction française, t. III ; James H. Hopkins, A History of political parties in the United States ; John S. Hittell, Reform or Revolution ? notamment, ch. III, the Spoils, p. 94-181.
  11. Le mot caucus lui-même est également, croit-on, d’origine indienne.
  12. Ostrogorski, ouvrage cité, II, 146.
  13. Ostrogorski, ouvrage cité, II, p. 221.
  14. Ostrogorski, ouvrage cité, II, 182.
  15. Ostrogorski, ouvrage cité, II, 403 et suiv.