Le Bec en l’air/Comment on fait les bonnes maisons
COMMENT
ON FAIT LES BONNES MAISONS
Après avoir longtemps fait la sourde oreille, l’administration municipale de Chatouilly se décida enfin à écouter les injonctions de la nommée Vox populi et du sieur Consensus omnium.
L’opinion publique était, en cette occurrence, représentée par les boulangers, les bouchers et les limonadiers de Chatouilly, auxquels venaient s’adjoindre la totalité des bonnes du pays et un lot important de jeunes femmes incomprises ou simplement tendres.
Il s’agissait, j’aurais dû commencer par là, de la création d’une garnison et de la construction, naturellement, d’une caserne ad hoc.
Grosse affaire, mes amis, et qui n’alla pas toute seule.
Quelques propriétaires et rentiers, amis de la tranquillité, protestaient dans l’ombre, au nom, ah ! Bérenger ! des bonnes mœurs.
Au dire de ces Tartufes, la vertu des filles et des femmes de Chatouilly ne serait qu’une insignifiante bouchée pour les appétits génésiques des attendus lignards.
Des mères de famille tressaillirent d’épouvante, des maris virent en leurs songes se démesurer d’inéluctables cornes (des cornes d’abondance, espérèrent quelques autres à tendances sous-marines).
À force d’être partout chuchotée, cette question de mœurs, un beau soir, éclata en plein Conseil municipal.
Un édile qui, en sa qualité de rude capitaine en retraite, savait mal farder la vérité, s’écria :
— Il va venir un régiment ici, c’est entendu ! Il sera admirablement reçu par la population, c’est entendu ! Il trouvera à manger et à boire, c’est entendu ! Mais (se croisant brusquement les bras), tonnerre de sort ! je me demande où il trouvera… à aimer !
À cette sortie, le Conseil municipal tout entier se mit à rire d’une main, tandis que, de l’autre, il se voilait la face.
Le vieil homme d’armes, brandissant sa compétence et projetant sur la question une brutale lumière, insista longuement et déplorablement.
Pour en finir, le maire fit se constituer l’assemblée municipale en comité secret et le reste de la discussion se perdit dans le mystère et l’ombre.
Tout ce qu’on put savoir, c’est qu’une commission de trois membres avait été nommée dans un but des plus délicats.
On vit ces trois messieurs se promener fréquemment dans les rues écartées de Chatouilly, en gens qui chercheraient, comme qui dirait, une maison à louer.
Et puis, ces trois messieurs parurent avoir trouvé leur affaire.
On les aperçut à plusieurs reprises, en grande discussion avec un Auvergnat, marchand de ferrailles et cabaretier, un de ces Auvergnats dont la totale inconscience amène une fatale réussite dans les multiples affaires qu’ils entreprennent.
À la suite de ces conciliabules, le sieur Chamonenque, l’Arverne susdit, fit l’acquisition d’une vieille maison, proche de son cabaret, au bout de la ville.
Des ouvriers travaillèrent fébrilement à remettre en état l’antique immeuble, à le garnir de belles persiennes vertes et surtout à peindre sur sa devanture un fort spacieux numéro qu’il eût fallu être bien distrait pour ne point remarquer.
Tout fier, Chamonenque alla trouver le chef de la municipalité.
— Je suis prêt, monsieur le maire.
— Vous êtes bien pressé… Le régiment n’arrive que dans huit jours.
— Peu importe ; j’ouvrirai ce soir, quand ça ne serait que pour me mettre au courant.
— Les personnes sont arrivées ?
— Oh ! non ; je compte commencer modestement avec ma femme et ma bonne… Les dimanches, il y a ma belle-sœur qui ne refusera pas de nous donner un coup de main.