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Comment on se débarrasse d’une maîtresse (Gozlan)

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COMMENT
ON SE DÉBARRASSE D’UNE MAÎTRESSE.













I


La foule venait de rentrer dans la salle, le foyer de l’Opéra était désert. Aucun provincial n’était resté pour admirer les arabesques d’or, afin de rendre compte à ses amis du département. On allait jouer le dernier acte d’un ballet ; comment perdre la pirouette du dénoûment sans perdre à la fois tout l’intérêt des actes précédents ? Chacun donc avait repris sa place, au grand contentement des ouvreuses, empressées de renouer leur dernier sommeil aux trois ou quatre sommeils interrompus de leur soirée. Cette heure avancée est pleine de charmes pour les vrais habitués de l’Opéra ; leur digestion est faite, ils ont rempli leurs oreilles de la ration d’harmonie dont l’usage leur a fait un besoin, et contenté leur regard paresseux d’autant d’entrechats qu’il leur en faut pour rentrer chez eux sans remords. C’est le moment où les conteurs du foyer se groupent, l’hiver, auprès de l’une des deux vastes cheminées pour échanger les nouvelles en circulation depuis la clôture de la Bourse. Heureux qui apporte une banqueroute inédite ! le succès ou la chute d’un ouvrage représenté à un autre théâtre ! un changement de ministère ! une déclaration de guerre ! À défaut de ces grands événements, que le Moniteur du lendemain ne confirme pas toujours, on se borne à dire beaucoup de mal du directeur de l’Opéra. Il n’y a si fine médisance qui vaille celle qui porte sur le maître de la maison.

Ce soir-là, par extraordinaire, il n’y avait que deux jeunes gens au foyer. Après avoir enlevé, pour ainsi dire, l’étain de la glace de la cheminée, à force de la consulter sur le nœud de leurs cravates, la coupe de leurs habits et le choix de leurs gilets ; après avoir torturé leurs favoris et mâché leurs moustaches, ils s’étaient laissé aller de tout le poids de leur désœuvrement sur deux fauteuils. Leurs quatre fines chaussures décoraient le garde-feu, et leurs têtes ennuyées s’étaient creusé un trou moelleux dans le dos des fauteuils. Si les lézards avaient des jambes et des bottes, ils ne prendraient pas d’autre attitude. Je ne blâme pas. Il faut, même en ennui, du bon sens et de l’art. Tout le monde ne sait pas s’ennuyer. Un grand roi était celui qui disait à Cinq-Mars : « Mon mignon, viens avec moi à la croisée, et ennuyons-nous, ennuyons-nous bien. »

— Anatole, dit enfin un ennuyé à l’autre, as-tu toujours ton rat ?

— Ma foi non ! je l’ai abandonné à son malheureux sort.

— Ah ! tu n’as plus ton rat ?

Et, après cette haute communication de pensées, les deux amis avaient continué à faire rôtir leurs bottes et à enfoncer un peu plus leurs têtes dans le dos des fauteuils. Ils se reposaient de leur long effort d’esprit.

Au bout d’une demi-heure celui qui n’avait plus son rat, dit à l’autre :

— Et comment se porte ta panthère ?

— Je l’ai lâchée.

— Ta parole d’honneur ?

— Ma parole d’honneur. Mais, dis-moi, pourquoi n’as-tu plus ton rat ?

— Figure-toi, répondit Anatole à Stephen, qu’elle s’était mis en tête de danser un pas. C’est leur rage à toutes, tu sais. Je lui avais promis son pas, pour en finir. Ma promesse n’était pas tombée dans l’eau. Quand j’entrais : « As-tu songé à mon pas ? » Quand je sortais : « Mon ami, ne va pas oublier mon pas ! » La prière se changea en persécution. En rêvant elle parlait de son pas. « Je veux mon pas ! criait-elle ; tout le monde en obtient excepté moi. C’est avilissant. Va trouver le directeur, va trouver les journalistes, il me faut mon pas ou la mort ! »

— Quel infernal rat !

— Infernal rat, comme tu dis. Enfin je fis mettre dans les journaux : « Mademoiselle Florence est trop négligée vraiment ; sa place n’est pas dans le corps du ballet ; elle a des droits à se montrer au premier rang. » « Voilà que l’on commence à me rendre justice, » dit-elle effrontément, feignant d’oublier que cet acte de justice me coûtait 600 francs.

— Eh bien ! c’est fini.

— Ah ! oui, fini. Le maître de ballets n’a jamais voulu lui régler un pas. Il disait qu’il aimait mieux en créer un pour l’obélisque. Je lui rapportai la réponse.

— Et comment la prit-elle ?

— Fort mal. Nous avons résilié le bail, qui n’était pas emphytéotique, grâce au ciel. Je crois qu’elle a embrassé le notariat. Elle a 500 fr. par mois et les cadeaux.

— Pas forts sur les cadeaux, les notaires. À mon tour je t’apprendrai ce qu’est devenue ma panthère.

— C’est ça, Stephen, parlons-en.

— Elle ne me tannait pas pour un pas, elle.

— Elle voulait débuter aux boulevards. M’a-t-elle amusé avec ses tirades de Richard d’Arlington, au souper que nous donna Minette ; tu te souviens, Stephen ?

— Te voilà au courant. J’avais beau lui dire qu’on ne débute pas à vingt-neuf ans…

— Vingt-neuf faits comme trente.

— Oui, mais les femmes ne disent jamais trente ; elles sont comme les marchands de chaufferettes : ils n’en vendraient pas s’ils les mettaient à quarante sous la pièce. Ils les crient toujours à trente-neuf. Je poursuis. Mes avis n’y pouvaient rien. Tous les soirs j’étais obligé d’aller entendre : Pauvre Mère ! Pauvre Fille ! Pauvre Frère ! Pauvre Oncle ! Au bout du compte il en résulta que son appartement fut le rendez-vous des troupes réunies de la Porte-Saint-Martin, de l’Ambigu, des Folies-Dramatiques, de la Gaîté. Un jour que la panthère était sortie, je monte chez elle ; tu connais sa négligence. Pas un tiroir n’était fermé. Au premier que je visite, par désœuvrement, qu’est-ce que je vois ?

— Pas de billets de banque.

— Autre chose. Des déclarations d’amour de tous les jeunes-premiers des boulevards. Mon ami, une liasse de protestations galantes ; les protecteurs offraient des rendez-vous, des dîners ; du reste elle ne pouvait manquer, au bout de quelques mois de leçons, de contracter un superbe engagement avec le directeur de son choix.

— Et tu as cravaché ta panthère au retour ?

— Mon Dieu non ; pas plus que tu n’as tué ton rat. Je me suis borné à faire imprimer sa correspondance dramatique avec vignettes et encadrements et je la lui ai envoyée en volume.

— Bravo ! Et tu es libre ?

— Comme toi, Anatole.

— Que ne puis-je en dire autant que vous deux ! s’écria un survenant en se plaçant dans un troisième fauteuil autour du garde-feu.

— C’est bien facile, imite-nous, Léonard.

— Vous imiter ! Et le puis-je ? L’affection qu’on me porte est si désintéressée.

— Ah ! te voilà bien ! Tu crois être aimé pour toi-même. Monsieur est arrivé hier de l’âge d’or. Son habit est encore poudreux.

— Je n’ai jamais voulu être aimé autrement, Anatole.

— Ne dis pas de ces bêtises-là, Léonard. Nous ne sommes plus au collége ; il y a longtemps que nous avons traduit Ovide. Pour quel motif voudrais-tu être bienvenu d’une femme ? Ceux qui ne les indemnisent pas sont des ladres ou des ruinés. La grande honte d’être aimé d’elles en échange des jouissances luxueuses qu’on leur procure ! Il y a vraiment de quoi rougir de leur donner 500 francs par mois pour qu’elles soient mieux logées et qu’elles aient une femme de chambre pour les lacer. Est-ce que l’amour du monde se conçoit autrement ? Va, grand innocent, il n’y a que les provinciaux qui veulent être aimés pour eux-mêmes, et qui croient qu’avec leur amour une femme se passe de dentelles, de châles et de pierreries. L’amour est un luxe : que celui qui n’a pas de quoi le payer, s’en passe.

— Ce que dit Anatole, reprit Stephen mettant sa jambe gauche sur sa jambe droite après avoir tenu longtemps sa jambe droite sur sa jambe gauche, ne t’émeut pas le moins du monde, j’en suis sûr, Léonard ; mais, réponds-nous franchement, combien as-tu dépensé pour cette intéressante femme qui t’aime, bonheur extrême ! ô joie suprême ! uniquement pour toi-même ?

— Rien !

— Depuis combien de temps la connais-tu ?

— Depuis six mois.

— Que lui as-tu envoyé au premier de l’an ?

— Un meuble en ébène.

— De Tahan ?

— Oui, de Tahan.

— Soit, 2,000 francs.

— Et pour sa fête ?

— Une bagatelle. Quelques bronzes pour sa cheminée.

— Cela veut dire une pendule et deux flambeaux. Soit encore 1,500 francs.

— Tu lui envoies un bouquet tous les deux jours ?

— Tous les deux ou trois jours.

— Soit encore 500 francs.

— Tu lui loues une loge chaque fois qu’elle a envie d’aller à l’Opéra. Ajoutons 1,000 francs. Ajoutons aussi les cadeaux à la femme de chambre, car les femmes de chambre nous aiment peu pour nous-mêmes. Cent écus en six mois, ce n’est pas exagérer le chiffre. Total approximatif, cavé au plus bas, 5,300 francs. Une femme qui ne t’aurait pas aimé pour toi-même ne t’aurait guère coûté que 3,000 francs pour le même temps. Tu es refait de 2,300 francs. L’amour pur et désintéressé vaut cela. Qu’as-tu à répondre ?

— Beaucoup. D’abord que je ne donne pas de la main à la main.

— Bien trouvé ! La chose est sauvée, parce que tu envoies l’argent directement aux fournisseurs de madame. Cela n’est pas même de la galanterie, c’est de la maladresse ; le billet de 1,000 francs dépensé pour une femme n’a pas, à ses yeux, la valeur d’un billet de 500 francs qu’elle change elle-même.

— Mais vous tuez la poésie, mes bons amis.

— Non ! s’écria Stephen, mais l’hypocrisie. Changeons de propos. Est-ce que l’amour pur t’ennuierait déjà, que tu souhaitais, il n’y a qu’un instant, d’être libre comme nous ?

— Loin de là ! mais madame, qui redoute le retour très-prochain de son mari, m’engage beaucoup à l’accompagner en Italie. J’y serais tout disposé, sans l’horrible peur de vous perdre de vue, mes bons amis, Anatole, Stephen, et encore notre excellent Vaudreuse.

— Parbleu ! nous t’accompagnerons, s’écria Anatole. C’est un voyage de deux mois. Que Stephen dise oui, je dis oui !

— Moi, je dis oui.

— Mes amis, c’est promis !

— C’est juré, Léonard !

— Tous les frais de voyage à mon compte, sinon, non.

— Mais, mon vieux Léonard, tu auras encore 10,000 ou 12,000 fr. à mettre sur le compte de l’amour désintéressé.

— Point de raillerie ; vous me rendez trop heureux. J’emmène avec moi le Café de Paris, Tortoni et le foyer de l’Opéra.

— Oui ! réfléchit Stephen ; mais Vaudreuse ?

— Mais Vaudreuse ? répéta Anatole.

— Je m’en charge, répliqua Léonard. Je l’attends à minuit chez moi pour souper. Soyez des nôtres. Nous le déciderons tous ensemble.

— Il n’est pas loin de minuit, remarqua Stephen.

— Eh bien, partons, dit Léonard. J’ai ma voiture en bas.

Les trois amis quittèrent enfin leurs fauteuils en fredonnant : Salut ! Venise la folle ! Quand chanterons-nous en gondole une joyeuse barcarolle ?

II


En province et dans beaucoup d’arrondissements de Paris, qui ne sont pas moins que la province, on s’imagine, d’après je ne sais quelles fausses inductions, qu’il est du bon ton, chez les jeunes gens riches et lancés, de crever des chevaux, de s’abimer l’estomac à force de boire du vin de Champagne et de se ruiner la santé en orgies. Ceci n’est pas seulement exagéré, c’est généralement faux. Ces jeunes gens se soignent comme des femmes, déjeunent légèrement, prennent de l’exercice avec modération, et s’ils se couchent à deux heures après minuit, ils ne se lèvent guère qu’à midi pour rester ensuite un quart d’heure au bain et se purifier le corps comme des musulmans. Si l’on n’admet pas cette chasteté selon le monde, comment expliquer l’étiquette de leur santé, la durée de leur jeunesse, le repos de leur teint ? Faublas n’est pas leur modèle, car Faublas termine son pèlerinage à dix-huit ans, devinant bien qu’à trente ans il aurait été goutteux, éreinté, incapable de lutter même avec le marquis de Lignolles. Et quel profond contresens chez Louvet ! Son Faublas, qu’il produit comme un homme d’esprit, se lève toujours de bonne heure et on ne le voit pas une seule fois se mettre au bain. Jamais le pédicure ni le dentiste n’entrent chez lui. On peut gager que ses ongles étaient limés jusqu’à la chair. J’ai toujours regardé Faublas comme un type de hasard, comme une gravure licencieuse, créée pour irriter les goûts des commis, qui se figurent que les marquises se nourrissent de pâte d’amande.

Léonard n’avait pas un appartement de roué, et il avait trop d’esprit pour faire asseoir ses amis sur des roses, ce qui serait fort incommode, malgré l’autorité des anciens. Autant vaudrait louer l’odeur du crin où l’on s’assied, que de vanter les roses comme un doux siége. Chez lui, on s’asseyait sur de jolies chaises en velours vert, et on posait ses pieds sur des tapis moelleux comme quatre pouces de neige. L’appartement qui attendait les trois amis de Léonard était chauffé à un degré délicieux de température : ni trop ni trop peu de clarté, milieu qui n’est pas si indifférent qu’on le pense à l’édification des sens. Un souper est une perle excessivement précieuse ; les ignorants percent la perle ; les habiles seuls, et ils sont rares, savent la monter en diadème. Cherchez encore un souper qui ait le sens commun dans Faublas ; triste viveur ! il n’est pas impossible qu’il bût de la bière, ce vin des Allemands.

Nous devons encore ajouter que nos jeunes gens n’avaient invité aucune femme à souper, non que ce fût une habitude prise, mais les avoir pour convives n’était pas non plus un engagement de tous les jours. Il est donc légèrement erroné de croire que, dans leur catégorie peu connue, on se fasse verser du chambertin dans des coupes de nacre par des déesses d’opéra. Les déesses d’opéra sont très-rangées ; leurs maris montent la garde et leurs enfants sont élevés par les frères des écoles chrétiennes.

La seule femme qui se trouvait chez Léonard était une bonne cuisinière, merveille dont il savait le prix, et que s’inquiètent d’avoir tous ces jeunes gens dont on croit avoir poétisé les raffinements sensuels en les faisant dîner aux Frères-Provençaux. Les meilleurs dîners ont lieu chez eux, apprêtés par les mains savoureuses de leurs cuisinières, qui ne leur servent ni des mets ambrés, ni des vins couleur d’or, mais des volailles succulentes, des gigots cuits avec une sagacité mathématique. Pour vins, ils ont du bordeaux d’abord, et du champagne ensuite, vins qui, bus même avec excès, ne grisent que les gens de peu.

Enfin, Vaudreuse entra ; il était minuit un quart.

— À table ! dit Léonard. Marguerite est déjà fâchée du retard. À table !

— Tiens ! dit Anatole, placé en face de Vaudreuse, comme Vaudreuse a la figure renversée ! est-ce que tu serais fâché de nous trouver ici ?

— Je n’ai rien.

— On n’est jamais plus en colère que lorsqu’on répond ainsi.

— Eh bien, j’ai… j’ai une petite contrariété domestique.

— Ton rat t’a rongé aujourd’hui ?

— Vous savez que je n’ai pas de rat, à proprement parler.

— C’est toujours ta pianiste ?

— Est-ce qu’elle veut débuter aussi ? c’est dans l’air, ma parole d’honneur, dit Stephen, ravivant la peine d’Anatole.

— Plût au ciel qu’elle voulût débuter ! elle ne me tyranniserait pas comme elle le fait.

— Et que veut-elle donc ?

— Ce qu’elle veut ! ce qu’elle veut ! elle veut l’impossible.

— On la contentera plus aisément.

— Je voudrais vous voir à ma place. D’abord, elle exige que je sois rentré à onze heures.

— Et que tu te couches à neuf, interrompit Anatole.

— Je te vote un bonnet de coton, ajouta Stephen.

— Continue, dit Léonard à Vaudreuse.

— N’est-ce pas intolérable ? Ensuite, elle exige que je ne joue pas au cercle ?

— C’est de l’inquisition.

— Toute pure.

— Hier, elle m’a dit : « Vous avez perdu, l’autre soir, cent louis ; l’autre soir encore cent cinquante louis ; il n’est pas de jour où vous ne rentriez sans l’argent que je vous vois prendre dans votre secrétaire : vous n’emporterez plus avec vous que quarante francs. »

— Et en gros sous ! s’écria Anatole.

— Non, en or, avec promesse de les rapporter, reprit Stephen.

— J’avoue que l’exigence est lourde, ajouta Léonard.

— Et ce n’est pas tout.

— Encore !

— Écoutez !

— Parle, Vaudreuse, cela soulage sur le bordeaux.

— Vous savez que j’ai cessé depuis un an de voir ma mère, tombée dans les excès d’une dévotion insupportable, si insupportable, qu’elle m’assommait tous les jours de sermons et n’avait que la faible prétention d’exiger de moi que j’allasse au moins tous les dimanches à la messe, à Notre-Dame-de-Lorette.

Avez-vous vu dans Barcelone ! chantonna Stephen.

Adieu, mon beau navire !… répéta Anatole.

Plus grave, Léonard entonna d’une voix de basse profonde : Pange lingua

— Or, Ambroisine n’a-t-elle pas projeté de me rapprocher de ma mère, en me disant que j’avais tort de ne pas imposer quelques sacrifices à ma manière de voir ; qu’il en coûtait peu de passer une heure à l’église, et dans une église charmante, où l’on entend de l’excellente musique et où l’on voit de jolies peintures ? Vous devinez comment j’ai accueilli sa proposition.

— Tu lui as répondu :


Accourez tous, venez entendre
Un ami de l’humanité.


— Je lui ai répondu à peu près cela ; mais elle a recommencé sa morale le lendemain, le surlendemain, tous les jours. Ces répétitions sont désespérantes.

— Vaudreuse cédera, dit Stephen.

— Il ne cédera pas, riposta Léonard.

— Il cédera, dit à son tour Anatole.

— Je la renverrai à son pensionnat, répondit à son tour Vaudreuse en buvant d’un trait un dixième verre de bordeaux. C’est conclu, c’est arrêté.

— Est-ce qu’elle sort du couvent ? demanda Stephen.

— À peu près. Je connus Ambroisine chez ma cousine à qui elle donnait des leçons de piano. Elle courait le cachet toute la journée, et le soir elle rentrait dans un pensionnat à la barrière de l’Étoile. Elle me plut, je lui convins, et je la pris avec moi.

— Mauvais système, fit observer Stephen.

— Hélas ! oui, répondit Vaudreuse en soupirant. Croiriez-vous que je l’ai surprise, malgré mes recommandations, malgré le soin que je prends de satisfaire ses moindres désirs, allant encore à ses leçons, et cela, m’a-t-elle répondu, pour ne pas perdre ses élèves !

— Quel genre ! s’écria Anatole.

— Ne prend-elle pas du tabac ? s’informa Stephen.

— Vous m’approuvez donc d’avoir résisté comme je l’ai fait ce soir, et de lui avoir dit : Je ne rentrerai qu’à trois heures cette nuit, j’irai jouer au cercle ou ailleurs, et vous le trouverez bon ?

— Que je t’embrasse, dit Anatole ; tu es un homme.

— Mon ami, dit Léonard, ta détermination est une inspiration du ciel. Anatole a quitté son rat, Stephen sa panthère ; tu romps avec ton Ambroisine, et tu es des nôtres. Nous partons dans huit jours pour l’Italie.

— Fat qui s’en dédit ! s’écria Vaudreuse : que ce verre de bordeaux me soit du surêne si je ne vous accompagne pas.

— Messieurs, vous l’avez entendu ? dit Léonard.

— Il ne viendra pas ! répliqua Anatole.

— Il ne viendra pas ! affirma Stephen.

— Il viendra ! vous dis-je.

— Non, te dis-je, Léonard. Vaudreuse a la tête échauffée en ce moment, tout lui paraît possible : c’est un matamore ; demain il n’osera pas souffler un mot devant son Ambroisine. Lui ! un brin de paille l’arrête.

— Vous me piquez d’honneur, messieurs. D’ailleurs, à qui ai-je donné le droit de douter de mes engagements ?

— Mon excellent ami, dit Stephen en tendant la main à Vaudreuse, ta parole est sacrée, mais nous ne voulons pas de tes serments.

— Et moi je m’engage par serment à me débarrasser dès demain de cette ennuyeuse maîtresse. Me croirez-vous maintenant ?

— Elle est bien jolie, Vaudreuse.

— Elle a bien de l’esprit.

— Elle t’aime beaucoup, Vaudreuse.

— Elle est rusée.

— Elle a l’avantage de n’avoir aimé que toi.

— Elle te fait de la musique, et tu es passionné pour la musique.

— Vous m’exaspérez ! Vous êtes mes démons, Stephen, Anatole, et toi aussi, Léonard. Je vais me fâcher. Assez, messieurs ! Quand Vaudreuse a donné sa parole d’honneur, il se croit offensé si toute discussion n’est pas levée.

— En ce cas, à notre bon voyage d’Italie ! Au serment de Vaudreuse attachons-en un autre que nous ne trahirons pas davantage, messieurs ; jurons de ne plus boire du champagne qu’au pied du Vésuve.

Radouci, Vaudreuse ajouta :

— Je perds mille louis, que vous dépenserez en Italie, si je ne suis pas de votre voyage après avoir rompu avec Ambroisine.

— C’est donc un pari de mille louis ? fit observer gravement Léonard.

— Oui, un pari de mille louis, répéta Vaudreuse.

— Nous le tenons ! dirent ensemble les trois amis.

III


C’est une bien heureuse disposition d’esprit, celle que procure le jeu quand, après de nombreuses déceptions, il vous surprend par un gain disproportionné avec des pertes si vite oubliées. On revit ; on recouvre la vue et l’ouïe ; on manquait d’espace, et l’univers se déroule tout à coup sous vos pieds avec toutes ses richesses, immense paradis où aucun fruit n’est défendu. Il arrive même que le cœur est si puissant de l’énergie de l’imagination, qu’il est si plein jusqu’au bord, qu’il ne sait où pencher. Avec cet or, cet or divin, voyagera-t-on ? Ira-t-on en Italie, en Espagne, en Grèce ? Si l’on faisait le tour du monde ? Achètera-t-on une campagne sur les bords de la Loire entre deux bras du fleuve ? si l’on tirait quelques amis de la misère ? Quelle sublime conflagration de désirs s’établit dans le cerveau à la vue de cet or, rigoureux mobile, non-seulement de tous les plaisirs, mais encore de presque toutes les vertus. Des imbéciles méprisent l’or, c’est absolument comme si l’on méprisait le bonheur que l’or représente, et que lui seul à peu près représente. L’or du jeu a une voix, il chante, il vous berce. Grâce à cet or, on touche à tout par les mille rayons du désir et l’on reste suspendu. C’est une espèce de douce, de suave catalepsie ; si, au moment où on l’éprouve, on ne venait pas vous en tirer, on mourrait peut-être dans cette extase que les saints et les joueurs seuls connaissent. Mais le monde ne manque jamais de ces sortes d’appels. Une lampe de fête luit quelque part, un souvenir revient, un ami passe : on touche un sens, il s’éveille, il éveille les autres, et l’on est redevenu homme.

Vaudreuse goûtait la satisfaction céleste du gain avec plénitude, au moment où un domestique du cercle lui remit un billet dont l’écriture lui était parfaitement connue. Avant de se retirer dans un coin du salon pour en lire le contenu, il fourra dans ses poches l’or et le tas de billets de banque amoncelés devant lui par la marée de la fortune. Que me veut encore Ambroisine ? Qu’est-ce que cela signifie de m’écrire à cette heure-ci ? Voyons.

Stephen, Anatole et Léonard avaient deviné sans peine de qui pouvait être ce billet écrit à Vaudreuse. Ils se concertèrent et ne perdirent pas un mouvement de leur ami. Bref, dans sa rapide rédaction, le billet fut parcouru d’un regard. Après l’avoir lu, Vaudreuse le froissa comme si ce n’eût été qu’un billet de banque ; il chercha ensuite, avec la vivacité d’un homme pressé de sortir, sa canne et son chapeau. Pendant qu’un valet de pied lui jetait le manteau sur les épaules, il appela ses trois amis ; avec la joie la plus expansive, il leur dit :

— Je vous rappelle, mes amis, que c’est à dater d’aujourd’hui que commencent les huit jours au bout desquels j’ai promis d’avoir rompu avec Ambroisine et de partir avec vous pour l’Italie.

Vaudreuse sortit.

— Bon ! C’est lui maintenant qui se méfie de nous, dit Stephen. Voilà de l’original !

— Augurons bien de sa fermeté, ajouta Léonard.

— Ce n’est pas de la fermeté, c’est de la fanfaronnade : augurons mal.

Comme il n’était que deux heures et demie, les trois amis allèrent de nouveau s’asseoir à une table de jeu.

IV


En entrant dans son appartement, Vaudreuse affecta un air délibéré dont Ambroisine ne s’effaroucha guère, quoique son cœur battit fort. D’un ton de persiflage, il débuta par dire, en se débarrassant de son manteau et en lançant ses gants sur un fauteuil.

— Ma foi ! vos 40 francs, ma chère amie, m’ont porté bonheur ? probablement vous les aviez fait bénir. Voyez, avec ces 40 francs, j’ai gagné plus de 20,000 francs. La caisse d’épargne, par vous si prônée, ne rapporte pas cela en un an. Je ne mens pas, regardez ! M’en voulez-vous encore d’avoir joué ? Ne me grondez pas davantage de n’être pas rentré précisément à onze heures ; c’est de onze heures à deux heures que la fortune m’a visité.

À propos, ajouta Vaudreuse, s’apercevant que sa raillerie s’émoussait contre la sérénité glaciale d’Ambroisine, à propos, vous venez de m’envoyer un billet assez étrange, assez déplacé. Cette liberté est d’un détestable goût. Puisque je n’étais pas rentré à onze heures, c’est que je ne le pouvais pas, c’est que je ne le voulais pas.

Vous me dites encore, je crois, que, lassée de ma conduite, vous voulez rompre sur-le-champ avec moi ; je trouve la résolution assez bizarre, vu l’heure de la nuit ; mais je ne m’y oppose pas cependant. Nous nous séparerons aux flambeaux, à moins que vous n’ayez voulu faire une plaisanterie, ajouta Vaudreuse, s’arrêtant fièrement sur le terrain où il avait si fièrement paradé jusque-là.

— Je n’ai voulu faire aucune plaisanterie, répondit Ambroisine. Vous avez pu remarquer un fiacre qui attend à la porte, et voilà mes paquets tout prêts à être emportés. Il n’eût pas été convenable de m’en aller avec les apparences d’une fuite. Je vous appartiens un peu tant que je suis ici, ajouta Ambroisine avec un accent de dignité paisible, et vous avez le droit de vous assurer que je n’emporte rien à vous.

— La délicatesse est vraiment excessive, répondit Vaudreuse, un peu ému intérieurement de voir que la détermination d’Ambroisine n’était ni feinte ni calculée ; j’aime mieux d’ailleurs vous avoir vue encore une fois avant notre séparation. Je dois vous remercier de cette attention.

Vaudreuse ne persiflait plus ; quoique grand pourfendeur de sentiments avec ses camarades du Café de Paris, il était infiniment moins bravache en face d’Ambroisine, c’est-à-dire en présence d’une affection vraie. Il l’avait aimée, il l’aimait encore beaucoup, malgré ses maximes d’indépendance. Devant elle, le sabreur rentrait dans la discipline.

Lui, qui s’oubliait si facilement en beaucoup d’endroits, n’eût pas osé déplacer un tableau de son appartement sans permission ; lui qui jouait du bout de sa cravache avec les fleurs portées par certaines dames, dans certaines réunions, ne se fût pas permis, même en plaisantant, de toucher à un cheveu de la coiffure d’Ambroisine.

C’est qu’il n’est pas indifférent de dire que Vaudreuse n’avait pas emporté Ambroisine sous son bras par une nuit de bal masqué. Il ne l’avait prise à personne ; il n’avait pas renchéri pour l’avoir. Au milieu de ses mauvaises amours, une passion sincère s’était jetée sur lui, sur son cœur. De là, son embarras extrême de se conduire avec sa liberté ordinaire, une fois chargé de l’existence d’Ambroisine, qui, s’étant donnée à son amant, n’avait pas cru faire beaucoup plus de mal en se logeant chez lui. Déception pour tous deux : elle s’était imaginé conquérir les droits d’une femme légitime en habitant avec Vaudreuse, et Vaudreuse avait cru la façonner en peu de temps à la vie des bohémiennes charmantes dont il s’amusait pendant quelques mois, pour les quitter ensuite sans regret, ainsi que cela se pratique. Vaudreuse fut vaincu. Il y avait trop d’amour vrai chez Ambroisine, pour qu’elle échangeât ses prétentions bien arrêtées contre l’éventualité brillante de maîtresse aux enchères. De jour en jour son caractère s’était développé, au grand étonnement de Vaudreuse, enchaîné peu à peu après avoir vécu sur la facile idée de reprendre son indépendance à l’heure de son caprice. Il arriva même que la répugnance d’Ambroisine à le suivre dans les sociétés habituelles où il allait, fut pour Vaudreuse une considération nouvelle de ne pas la traiter avec cette familiarité dont on s’arme plus tard pour dire aux dames de la spécialité de prendre leur congé et leur cachemire. Avec les amis de Vaudreuse, elle s’était toujours observée, ne permettant à aucun d’eux de compter sur le bénéfice d’une de ces brouilleries si fréquentes dans ces sortes de mariages trimestriels, pour lui offrir, le lendemain, souvent le jour même, la vacance d’un cœur et celle d’un mobilier ; car il est établi dans les mœurs si imparfaitement esquissées dans cette histoire, qu’un ami du détenteur qui résilie, doit prendre la place du détenteur ; et cela sans violence, sans provocation à duels, sans haine, sans froideur même. Et s’ils se rencontrent le lendemain dans les couloirs de l’Opéra, le dépossédé volontaire dira à l’acquéreur promu : « Madame se porte-t-elle bien ? bien des choses de ma part, je vous prie. » À quoi l’autre répond : « Je ne manquerai pas. » De leur côté, ces dames ne méprisent jamais aucun des amants qu’elles ont eus ; en face du dernier possesseur, elles parleront des qualités particulières de ceux qui l’ont précédé ; et aucune réflexion blessante, aucune expression de grossièreté jalouse n’arrêtera la parole sur les lèvres de l’indiscrète panégyriste.

Ambroisine n’était pas cela, et Vaudreuse s’en était autant félicité qu’amèrement plaint, selon les circonstances. Quel parti prendre ? en était-il venu à se demander, depuis qu’il avait éprouvé la gène tyrannique dont il avait tracé un si touchant tableau au souper de Léonard, en présence de Stephen et d’Anatole.

— « Il est tout pris, lui aurait répondu un de ses trois amis : puisqu’elle veut sortir, ouvre-lui la porte. »

La porte était ouverte, le fiacre attendait dans la rue, les paquets étaient entassés sur les fauteuils ; Ambroisine, enveloppée dans son manteau, n’avait certes pas la pensée de jouer la séparation ; sa femme de chambre, prête à la suivre, était accoudée sur un carton. Et pourtant Vaudreuse ne prenait pas congé d’Ambroisine.

Après une heure passée à suivre les allées et les venues insignifiantes de Vaudreuse, Ambroisine se leva, s’approcha de son amant, et dégageant son bras de dessous son manteau, elle lui tendit sa petite main gantée :

— Adieu, monsieur.

— Vous partez donc, Ambroisine ?

— Je crois qu’il est temps. Vous n’avez plus rien à me dire ?

— Où allez-vous si tard ? il est près de trois heures et demie.

— Je vais chez ma cousine ; elle est prévenue.

— Ah ! elle est prévenue.

Vaudreuse alla à son secrétaire, l’ouvrit pour rien, et le ferma pour le même motif.

— Alors, adieu, madame.

Ambroisine fit un pas vers la porte, sa femme de chambre était déjà sur le palier.

— Mais il me semble, dit Vaudreuse, que vous ne m’avez pas fait appeler seulement pour assister à votre départ ?

— Et pour vous assurer, répondit Ambroisine, que je n’emportais avec moi, dans la précipitation de mon déménagement, aucun objet à vous.

— Précisément, dit Vaudreuse, j’aperçois sur cette table un service à thé qui vous appartient. Julie, prenez cela.

La femme de chambre obéit, et le service à thé en vermeil fut enfermé dans un des cartons que le fiacre attendait.

— Mais ce n’est pas tout, reprit Vaudreuse ; j’ai à vous une foule d’autres choses.

— Je n’aurais jamais osé vous les réclamer.

— Et moi, madame, je tiens à vous les rendre. Accordez-moi quelques minutes.

Après un peu d’hésitation, Ambroisine s’assit au bord d’un fauteuil, mais sans même dénouer son chapeau.

— Vous avez quelque droit, j’imagine, reprit Vaudreuse, sur ces porcelaines du Japon. Elles furent données autant à vous qu’à moi par notre ami commun, le capitaine Black, de Baltimore. Gardez le cabaret tout entier, Ambroisine, pour peu que vous le souhaitiez.

— Non, monsieur, je ne veux pas de vos largesses.

— Parbleu ! nous le partagerons, puisqu’il en est ainsi. Aussi bien, aucune de ces douze tasses n’est semblable à l’autre. À vous six, à moi six. À qui le sucrier ?

— À vous, monsieur.

— Alors à vous, madame, le plateau de laque. Et j’y songe, la chaîne de ma montre vous appartient. Prenez ! prenez !…

— Mais la montre est à vous, monsieur.

— Vous voulez donc me la rendre ? Soit !

Vaudreuse mit tant de dépit à séparer la chaîne de la montre, qu’il eut l’air, en détachant le dernier anneau, de le briser avec colère.

Avec sang-froid Ambroisine prit la chaîne, et dit, en la déposant sur le marbre de la table :

— Je ne l’accepte plus ; vous la regrettez trop.

— Je fais si peu de cas de tout cela, s’écria Vaudreuse, que je suis tenté de jeter cette montre par la croisée !

Ambroisine ne s’étant pas opposée au mouvement de Vaudreuse, celui-ci tint, par point d’honneur, à réaliser sa menace. Il ouvrit la croisée et lança la montre dans la rue.

Loin de manifester de la surprise, Ambroisine prit la chaîne et la jeta tranquillement par la fenêtre. — Ainsi, dit-elle, si la même personne trouve les deux objets, la montre lui dira l’heure à laquelle elle a ramassé la chaîne.

— J’espère, dit Vaudreuse après quelques minutes données à concentrer sa colère, j’espère que nous n’aurons pas de dispute pour le partage des tableaux qui sont ici, à moins que vous n’ayez l’intention de mettre les passants dans leurs meubles.

— Je ne serais pas fâchée, j’en conviens, répondit Ambroisine, de ne pas me séparer de deux ou trois paysages que je m’étais habituée à regarder comme étant à moi.

— Prenez, Ambroisine, choisissez.

— Julie, dit Ambroisine à sa femme de chambre, décrochez ces deux tableaux, et posez-les soigneusement sur les cartons.

— Quoi ! s’écria Vaudreuse, vous m’emportez cette vue de l’Auvergne !

— Vous me laissez le choix, monsieur…

— Mais c’est un souvenir de famille ; le château que cette peinture reproduit avec tant de fidélité est celui de ma sœur.

— J’affectionne singulièrement cette peinture, monsieur.

— J’ai couru dans ce parc, j’ai joué sous ces arbres, autour de ces bassins.

— Il est d’une excellente couleur, et je serais désolée de ne plus le voir, répondit Ambroisine.

— Votre envie, s’écria Vaudreuse, n’est que de l’ironie, de l’injustice ! vous le retenez pour me faire de la peine. Eh bien ! je me vengerai de la même manière. Vous avez oublié de réclamer ce pastel, ce Greuze qui est tout votre portrait ; eh bien ! vous ne l’aurez pas ; non ! vous ne l’aurez pas, quoique ce soit votre portrait.

— Faut-il l’emporter, madame ? demanda la femme de chambre, montrant assez par sa question qu’elle ne regardait pas le moins du monde comme un droit sérieux celui de Vaudreuse.

— Laissez cela, Julie, et arrangez-moi mon manteau.

Ambroisine se levait pour partir, quand on entendit gratter derrière la porte de la chambre à coucher.

— C’est Edith, ma levrette ! s’écria Ambroisine, et je la réclame. Elle ne sera pas oubliée comme mon portrait.

— Et moi je la veux aussi ! repartit vivement Vaudreuse. Elle restera ici où elle a été élevée.

— Elle me suivra ! car c’est moi qu’elle aime le mieux. Pauvre petite chienne ! penseriez-vous jamais à lui donner du lait le matin ?

— Je prendrai, madame, un domestique qui en aura soin ; un groom exprès pour elle. N’ayez donc nul souci.

— Après tout, répliqua Ambroisine, Édith est à moi ! c’est une tyrannie grossière de m’empêcher de l’emporter.

— Ne vous mettez pas si fort en colère, madame, je vais lui ouvrir la porte ; quand elle sera libre, nous verrons avec qui de nous deux elle voudra rester. Son choix décidera entre nous.

— Essayez, monsieur, faites !

La femme de chambre ouvrit la porte à la petite levrette, qui se trouva aussitôt placée dans l’alternative de suivre sa maîtresse, qui la regardait à un bout de l’appartement, ou de demeurer avec Vaudreuse, qui avait aussi fixé ses yeux sur elle.

Une double, une égale affection la scella à la même place, caressant Ambroisine d’un mouvement de tête, accompagné de tendres petits aboiements, et flattant son maître d’un frétillement de sa petite queue émue. La pauvre Édith s’épuisait en contorsions, en une foule de petites fêtes, qui, en vérité, semblaient dire qu’elle comprenait le jugement qu’on attendait d’elle.

Un instant, elle parut se décider pour Vaudreuse ; elle avança un peu vers lui.

— Ah ! vous agissez de ruse ! s’écria Ambroisine ; pourquoi remuez-vous les doigts ?

— Je ne remue pas les doigts. C’est vous qui séduisez Édith. Voyez, au son de votre voix, elle a couru vers vous. Pourquoi avez-vous parlé ?

— Moi, j’ai parlé ! mais je n’ai rien dit.

En effet, en entendant parler sa maîtresse, Édith avait rebroussé chemin et rétrogradé de son côté.

Cependant, lorsque la levrette se retrouva au même point, une seconde fois, à égale distance d’Ambroisine et de Vaudreuse, elle demeura suspendue entre sa double volonté, et de fatigue enfin, elle se coucha sur ses jolies petites pattes satinées et elle s’endormit.

— Raisonnablement, dit Vaudreuse, puisque Édith n’a pas voulu prendre un parti, nous ne pouvons pas la couper en deux.

— Il ne sera pas dit, repartit Ambroisine, que vous l’aurez emporté sur moi. J’attendrai qu’Édith s’éveille pour voir si une seconde épreuve me sera plus favorable.

— En ce cas, dit Vaudreuse, j’attendrai aussi.

— Faut-il déshabiller madame ? demanda l’espiègle femme de chambre.

— Non, je passerai le reste de la nuit dans ce fauteuil ; avancez-moi seulement un tabouret.

— Pour moi, je dormirai fort bien sur ce canapé.

— À votre aise ; bonsoir, monsieur.

— Bonne nuit, madame.

Grâce à l’incident d’Édith, Ambroisine, dépitée, consentit à différer sa rupture jusqu’au matin. Elle ferma les yeux.

Vaudreuse fit semblant de dormir, et Julie, après avoir congédié le cocher, remonta au salon et se coucha sur le tapis.

V


Le jour tarda un peu à paraître ; en hiver, l’aurore n’a pas constamment les doigts de rose ; ce ne fut que vers neuf heures que la femme de chambre s’aperçut, en s’éveillant, que Vaudreuse et Ambroisine n’occupaient plus leur place respective, l’un sur le canapé, l’autre dans le fauteuil. Tous deux avaient probablement pensé qu’on était aussi bien au lit pour bouder ; et dès que les lampes s’étaient éteintes au salon, ils avaient, à tâtons, regagné leur alcôve respective ; en sorte qu’Édith seule était restée sur le champ de bataille où avait eu lieu la fameuse explication de la soirée.

Puissance neutre, Julie, à tous hasards, prépara le lait et le thé pour ses maîtres, et lorsque l’aiguille marqua dix heures, elle se présenta à la porte de la chambre de madame, ainsi qu’à celle de monsieur, pour leur annoncer, selon l’usage, que le thé les attendait.

Plus forte que leur rancune, l’habitude les réunit l’un et l’autre autour de la théière, Ambroisine, dans un élégant peignoir de flanelle anglaise, Vaudreuse dans sa robe de chambre.

En gens bien élevés, ils évitèrent de revenir sur les motifs de leur rupture, fait arrêté, près de s’accomplir ; ils avaient même trop de dignité pour laisser paraître quelque regret de leur action. On eut les mêmes égards réciproques, les mêmes attentions qu’autrefois dans cette première entrevue matinale. Seulement Vaudreuse, qui s’était accoutumé à savourer sa tasse de thé au son d’un morceau exécuté sur le piano par Ambroisine, attendit inutilement ce délicieux accessoire. Ambroisine resta à sa place ; Vaudreuse n’eut pas de musique. Aussi lui fut-il impossible de prendre sa tasse de thé. Six fois il la porta à ses lèvres, et six fois il la remit plus froide devant lui. Terrible esclavage que l’habitude ! pensa-t-il ; mauvais pli de prendre du thé en musique. C’est une habitude à perdre ; je la perdrai. Et il ajouta mentalement :

— On dit que Napoléon resta trois jours sans priser, faute de tabac, pendant la campagne de Russie. Fameux exemple d’habitude domptée. Je me dompterai.

Pourtant Vaudreuse ne toucha pas à la tasse de thé, et il passa en soupirant le long du piano muet.

Comme Ambroisine se levait aussi, on sonna. Julie allait ouvrir. Vaudreuse arrêta la femme de chambre par le bras, et alors une petite comédie soudaine et muette se passa entre ces trois personnages sous le retentissement métallique de la sonnette. Le visage de Vaudreuse indiquait une lutte acharnée entre ses désirs et son amour-propre ; celui d’Ambroisine, un calme triomphant. Julie même avait son rôle dans cette scène d’une finesse exquise, complétement énigmatique pour un observateur étranger aux mœurs dorées de Paris. Au moment où l’on avait sonné, elle avait couru à la porte avec une précipitation peu généreuse pour son maître ou pour celui qui n’avait pas encore absolument cessé de l’être. Cependant elle n’avait pas ouvert. Le fil qui l’avait retenue dans son vol ne se voyait pas, quoiqu’il se prolongeât jusqu’à la main, désintéressée en apparence, d’Ambroisine.

C’est que dans l’arche où Vaudreuse avait enfermé, deux à deux, toutes les voluptés douces d’une situation enviée, il avait aussi, par mégarde, laissé entrer le créancier. Et le créancier, qui vit partout comme le vautour, avait flotté sur les plus belles mers avec lui. Une chose excusait Vaudreuse, c’est qu’il devait beaucoup ; et ses dettes n’étaient pas ignominieuses ; il n’était pas l’ignoble objet des persécutions d’un tailleur bavarois ou d’un bottier westphalien, ces honteux créanciers classiques, bons tout au plus au théâtre, ce ramassis de vieilles mœurs. Ses créanciers étaient d’une espèce plus distinguée. Ce sont de ceux qui sonnent fort, entrent chez leurs débiteurs à toute heure ; parlent rarement de leurs droits ou de leurs titres : c’est là l’affaire de leur avoué. Ils sont allés au collége avec leurs débiteurs ; ils ont doublé leur rhétorique ensemble ; ils se tutoient ; et le jour où ils savent que leur ami doit être arrêté par leur fait, ils lui envoient un avertissement. Amis charmants ! Vaudreuse en avait beaucoup, et parfaitement inconnus les uns aux autres, quoiqu’ils se rencontrassent souvent chez lui. L’un fumait dans ses pipes d’ambre, l’autre jouait avec ses armes orientales. Celui-ci lui volait ses journaux ; celui-là disait des douceurs à Ambroisine, tandis qu’on la coiffait. Et, en somme, c’était toujours elle qui parvenait à en débarrasser Vaudreuse, l’homme le plus inhabile à trouver la phrase avec laquelle on les congédie pour trois ou quatre jours ; phrase d’or, phrase sublime, autrement belle que : « Madame se meurt ! Madame est morte ! »

Or, Vaudreuse pressentit à ce coup de sonnette que c’était un des visiteurs dont nous venons de parler ; et il n’osait pas prier Ambroisine de se charger de la réception et des frais du dialogue, tandis qu’il s’en irait par une porte de sortie. Lui demander ce service, c’était reconnaître l’indispensabilité d’une femme dont il avait accepté la séparation, il y avait tout au plus l’espace d’une nuit. Pénible situation ! plus pénible que celle de prendre du thé sans musique ; car, pour se déshabituer du thé, on peut être seul ; et pour se déshabituer d’un créancier, il faut être au moins deux à le vouloir.

— Ouvrez, dit Ambroisine à Julie ; c’est M. Janvier. Je le recevrai dans ma chambre.

Vaudreuse respira ; il passa dans la sienne, s’y renferma, et, en se mettant au bain, ce qui le consola de n’avoir pas pris du thé, il ne put s’empêcher de dire : — Il n’y a qu’Ambroisine pour recevoir ces gens-là.

C’est au bain que Vaudreuse lisait ordinairement ses lettres et ses journaux, et qu’il recevait ordinairement ses meilleurs amis, autre excentricité de la vie raffinée de Paris. Tel Richelieu du quartier d’Antin, soigneux dans sa tenue, réservé dans son langage au milieu du monde, ne voit aucune inconvenance à réunir autour de sa baignoire ses fournisseurs, et même les marchandes à la toilette, dont l’âge, il est vrai, n’est souvent pas la seule raison qu’elles aient pour subir cette licence. Je ne sais pas si les Orientaux vont plus loin. Quoi qu’il en soit, il arrive un moment, dans ces sortes d’ablutions libres, où l’on voit flotter à la surface de l’eau le journal du soir, les journaux du matin, des factures acquittées, des cigares de la Havane et des loges de spectacle.

Une petite porte, connue des intimes, s’ouvrit, et Anatole, le cigare aux lèvres et une boîte sous le bras, entra dans la chambre de Vaudreuse.

— Je suis heureux de te rencontrer, dit Anatole.

— Qu’as-tu donc dans cette boîte ?

— C’est une charge que nous allons faire aux Napolitains.

Après avoir ouvert la boite, Anatole en tira un habit jaune avec des boutons d’acier et un collet en velours vert.

— Qu’est-ce que cette plaisanterie, Anatole ?

— Ce n’est que le commencement d’une plaisanterie, mon cher Vaudreuse. Écoute : tu sais qu’à tort ou à raison, toi, Stephen, Léonard et moi, nous passons pour ne pas être étrangers aux mouvements de la mode. Paris nous reconnaît et Londres nous imite.

— Tu viens de faire un alexandrin.

— C’est sans préméditation. Encore un peu de patience. Notre renommée nous aura devancés à Naples, où Léonard vient d’écrire pour qu’on nous retienne un confortable appartement rue de Tolède.

— Il n’y a que cette rue à Naples ; il faut que les habitants l’aient volée.

— Ne m’interromps pas. Nous arrivons à Naples, et l’on s’empresse de venir savoir de nous quelle est la dernière mode qui fait loi à Paris.

— Je commence à comprendre.

— Alors tu devines que nos quatre habits jaunes, le mien porté au théâtre, les deux autres dans les salons, le mien sur une promenade publique, consacrent la conquête. Dix jours après, la meilleure société de Naples ne porte que des habits serins.

— Oui, jusqu’au moment où le Journal des Modes donne un démenti qui nous vaudra des coups d’épée.

— On a prévu la parade. On aura un numéro du Journal des Modes, tiré à mille exemplaires, qui seront distribués en Italie, quelques-uns à Naples, où l’on dira que personne à Paris n’ose plus se montrer autrement costumé que nous. La gravure y sera jointe. J’espère que la comédie sera complète.

— Complète, répéta Vaudreuse en sortant du bain.

— Tu ne sais peut-être pas, dit Anatole en essayant l’habit jaune à Vaudreuse, qu’on a sous-parié avec nous que tu nous ferais long feu, que tu ne nous suivrais pas en Italie.

— Plaisante obstination ! s’écria Vaudreuse.

— Si extraordinairement plaisante, en effet, mon cher Vaudreuse, que tous trois nous avons parié contre trois autres camarades des sommes assez rondes. Sûrs de perdre avec toi, nous avons parié chacun 2,000 fr. que nous comptions au moins autant sur toi que sur nous. Nous jouons à coup sûr.

— Réellement vous ne courez pas grands risques. Une explication fort sérieuse a eu lieu entre Ambroisine et moi, cette nuit, après vous avoir laissés au cercle.

— Ce petit billet ?…

— Précisément.

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est fini. Il était trop tard pour qu’elle s’en allât dans la nuit ; mais à trois heures elle ne sera plus ici.

— Vraiment ! Voilà pourquoi je te trouve un peu triste : cela se conçoit. C’est un mauvais pas ; mais il est franchi. Tu es libre.

— Oui, libre ! comme tu dis.

Vaudreuse étouffa un soupir en s’enveloppant dans son peignoir et en s’accroupissant au fond d’un fauteuil.

Il se fit un moment de silence entre les deux amis ; ils purent entendre alors les bruits de la pièce voisine. C’étaient des pas multipliés, des fauteuils qui roulaient sur le tapis, des cordes qu’on nouait.

À un frémissement harmonieux, Vaudreuse passa soucieusement sa main sur son front et la laissa couler le long de ses fines moustaches.

Il ne put s’empêcher de dire :

— C’est le piano qu’on emporte. Tu vois que c’est fini. Un excellent instrument, ajouta-t-il.

— N’est-ce que l’instrument que tu regrettes ? Vaudreuse, Vaudreuse ! la chaîne n’est pas encore brisée.

— Quelle idée !

— Veux-tu m’en croire ?

— Parle, Anatole.

— Souffre que je ne te quitte pas de la journée.

— Aurais-tu peur, Anatole, de perdre ton pari ?

— Ou, si tu aimes mieux, Vaudreuse, de le gagner avec ceux qui ont parié contre moi, qui ai soutenu ton inébranlable fermeté.

— Je n’accepte pas ta proposition. J’ai promis de vaincre seul, sans le secours de personne. D’ailleurs, tu te méprends sur la situation de mon esprit. Je suis homme d’habitude et non de passion romanesque. À sa dernière minute, ce départ me préoccupe, mais il ne me désespère pas. Elle part, et je vais sortir. Nous nous entreverrons à peine. Je suis si peu ébranlé, que je ne veux pas profiter des sept jours que les termes de notre pari m’accordent. Dès ce soir, je me mets à votre disposition ; et dès demain, si vous êtes en mesure, je pars avec vous trois pour l’Italie. Voilà ce que je vous confirmerai ce soir à table ; car je vous invite tous les trois à souper. Charge-toi, Anatole, de communiquer l’invitation à Stephen et à Léonard.

— Compte sur nous pour ce soir, Vaudreuse. Adieu ! à ce soir.

— Adieu, Anatole. À propos, achète-moi un waterproof pour le voyage, si tu traverses le passage de l’Opéra.

— Tu l’auras ce soir, Vaudreuse. Adieu.

VI


Quel délicieux musée qu’un cabinet de toilette ! Quelle satisfaction n’éprouve-t-on pas à contempler en détail ces utiles frivolités de la vie civilisée ! C’est à émerveiller le regard que ces lames d’acier forgées par l’Angleterre, cette reine du monde et bien plus encore de la propreté ; que ces limes inventées pour donner aux ongles une coupe ovale, suavement voûtée comme la nacre ; que ces brosses rudes et douces qui vont chercher un atome dans les linéaments de la peau ; que ces fers calculés avec une adresse infinie pour isoler les dents, comme autant de perles, et les enchâsser autour du diadème de la bouche. Pourquoi la mémoire n’est-elle pas reconnaissante envers ces Lavoisiers modestes, créateurs de neiges odorantes, qui attendrissent les chairs, éclaircissent le teint, et font de l’homme, ce cadavre vivant, un jardin embaumé, une peinture flamande, une créature souple, heureuse à voir, belle sous le soleil. Après la prière et l’amour, rien n’est digne de l’homme comme les soins qu’il se donne ; si le corps est le vase de l’âme, il faut que ce vase soit d’albâtre et que des nuages de parfum l’embaument.

Vaudreuse était un fidèle de cette religion limpide et salutaire, qui ne reconnaît pas pour siens les hommes dont la propreté se borne à se laver les mains et à s’imbiber d’eau de Cologne.

Il commença par mettre des bottines neuves ; il essaya du moins, car son pied ne fut pas à demi chaussé qu’il sentit l’absence de celle sur qui il avait l’habitude de s’appuyer en se livrant à cet exercice. Faute de ce soutien, Vaudreuse chancela, devint rouge, pesta, heurta le mur du bout de la bottine, et ne parvint enfin qu’avec douleur et rage à se chausser. Ce contre-temps l’aigrit au delà de toute expression. Un autre l’attendait. Vint le tour de la chemise, labyrinthe de plis où ne s’installe pas qui veut ; car si les gens grossiers se passent la chemise, il n’y a que les gens distingués qui savent la mettre. La première fut froissée, — jetée au sale ; la seconde déchirée aux entournures, — jetée au sale ; enfin la troisième sembla un peu mieux s’ajuster ; mais quelles irritations nerveuses pour la boutonner sans tourmenter le tissu.

— Oh ! Ambroisine ! Ambroisine ! s’écria-t-il en frappant du pied. Il n’y a qu’elle pour toucher à de la batiste sans la faner.

De découragement, Vaudreuse se mit à regarder à travers les carreaux ce qui se passait dans la rue. Triste aspect !… des brancards sur lesquels étaient les meubles d’Ambroisine stationnaient dans la neige qui couvrait le pavé. Il neigeait même beaucoup dans ce moment, et des ondées blanches couraient sur les riches albums, sur l’ébène des tables et la dorure des tableaux. De beaux chenets ciselés étaient en équilibre sur la borne du coin ; on avait déposé, sur le panier du marchand de marrons, une admirable pendule. Les larmes en vinrent aux yeux de Vaudreuse, obligé de chercher une autre diversion à son douloureux mécontentement.

« Coiffons-nous, se dit-il ; il est déjà bien tard. » Il se mit devant sa glace, prit un peigne et distribua ses cheveux, comme il en avait l’habitude, en deux sections. Un obstacle l’attendait au plus beau de son œuvre : la raie, cette difficile raie, pierre philosophale de la coiffure pour ceux qui n’ont pas longtemps exercé leur adresse. Impossible à Vaudreuse de tracer cette raie ; d’autant plus impossible qu’il avait toujours eu recours à l’élégante patience d’Ambroisine pour la dessiner sur sa tête. Plus il s’impatientait, plus il brouillait ses cheveux, extraordinairement loin de former la raie. La colère l’étouffa ; il brisa le peigne et il ébouriffa, de ses deux mains irritées, sa revêche chevelure. « Eh bien ! s’écria-t-il, je changerai la manière de me coiffer. » À la suite de cette héroïque résolution, il abattit ses cheveux en masse et les lissa.

— À présent, dit-il avec une aigre ironie, j’ai l’air d’un chasseur de bonne maison. Je puis me présenter dans le monde.

Voyons si je serai plus heureux à nouer ma cravate.

On a écrit un beau livre sur l’art de mettre sa cravate ; l’auteur y donne d’admirables préceptes ; mais pourquoi, au lieu de préceptes, ne donne-t-il pas un domestique, un ami, quelqu’un qui sache entourer le cou de ce tissu, frise élégante du monument de la toilette ?

Vaudreuse portait supérieurement ses cravates, mais jamais il n’avait su les nouer. On devine celle qui prenait cette peine pour lui.

Cependant il tenta de résoudre la difficulté. Le résultat fut, après des essais plus malheureux les uns que les autres, qu’il faillit s’étrangler, tant, dans son désespoir il serra la dernière cravate autour de son cou.

Malgré lui, sans que sa volonté y fût pour quelque chose, il se prit à appeler : Ambroisine ! Ambroisine ! Ambroisine !

— Me voilà ! me voilà ! répondit une voix charmante Qu’y a-t-il ?

— Une dernière complaisance, mon amie. Nouez-moi ma cravate.

— Volontiers.

Et, debout, devant Vaudreuse, Ambroisine se disposa à lui arranger la cravate ; tâche délicate pendant laquelle ses beaux cheveux châtains effleuraient les lèvres du jeune homme.

— Elle est vraiment adroite comme une fée, pensait-il. Je ne sens pas ses doigts. Jamais personne ne la remplacera. C’est un oiseau.

Singulier désir, Vaudreuse eût souhaité qu’Ambroisine se fût trompée, qu’elle n’eût pas tout de suite réussi, pour avoir le plaisir de l’avoir plus longtemps ainsi sous les yeux.

Et en effet, Ambroisine s’était trompée ; le nœud ne vint pas à la première fois. Elle recommença avec plus d’attention ; et, pour être plus sûre d’elle-même, elle retira ses gants. La peine ne fut pas perdue ; le nœud fut ce qu’il était toujours, un modèle de perfection. Vaudreuse retint dans ses mains les deux mains d’Ambroisine et les couvrit de caresses. La reconnaissance fut plus forte que tout ; elle alla si loin, que Vaudreuse ne sortit pas de la journée et qu’Ambroisine était encore chez lui quand arrivèrent, pour souper, Léonard, Stephen et Anatole.

Le couvert était mis, les bougies illuminaient les cristaux de la table ; les domestiques, la serviette sur le bras, allaient de la salle à manger à la cuisine. Quand les trois amis de Vaudreuse se présentèrent, on n’aurait pu dire quel était celui des trois qui avait le plus de félicitations sur les lèvres en serrant la main de leur hôte, encore plus joyeux qu’eux tous.

— Nous avouons notre défaite ! s’écria Stephen le premier. À toi la victoire !

— Et les mille louis, ajoutèrent Anatole et Léonard.

— Oui, et les mille louis, dit Stephen.

— Merci à tous les trois, répondit Vaudreuse en saluant Stephen, Anatole et Léonard.

— C’est bien de ta part, dit ce dernier, d’avoir hâté le terme de la gageure ; nous nous mettrons plus tôt en route ; après-demain nous roulerons.

— Ah ! c’est après-demain ? dit Vaudreuse.

— Trouverais-tu encore que c’est trop tard ? Quel héros ! Au surplus, continua Anatole, voici ton waterproof. Le déluge ne le pénétrerait pas.

— Je te suis fort reconnaissant, ami.

— Oui, ton ami, car tu es un fier homme de résolution. Messieurs, je puis le proclamer maintenant : Vaudreuse n’a pas voulu consentir ce matin à ce que je demeurasse auprès de lui, afin de l’entretenir dans ses excellentes dispositions de rupture, un peu ébranlées par l’inattendu de l’événement ; il s’est bien conduit.

— Tu me flattes, Anatole.

— C’est la vérité ; la vérité, comme il est vrai que nous avons gagné notre pari contre ceux qui avaient douté de ton énergie, Vaudreuse. Ainsi, tu ne nous fais perdre que dix-huit mille francs ; six mille francs chacun ; ne parlons plus de cela.

— Non, ne nous occupons plus que du voyage, dit Stephen. Prendrons-nous la mer à Marseille ou traverserons-nous la Suisse ?

— La mer à Marseille, dit, Anatole.

— Non, la Suisse.

— Non, la mer.

— Pourquoi donc la Suisse, Léonard ?

— Parce que la dame qui est la cause de notre voyage, veut voir la Suisse.

— C’est différent, répliquèrent Stephen et Anatole ; va pour la Suisse !

— À propos de dame, dit Léonard en pesant sur ses paroles, il me semble qu’il y a ici un couvert de plus.

— Tiens ! c’est vrai, dit Anatole ; est-ce que tu attendrais…

— Je ne l’attends pas ; elle est ici, répondit Vaudreuse.

Et, au milieu de l’obscure surprise de ses amis, Vaudreuse alla au salon et en revint, tenant par la main Ambroisine, toute parée pour le souper.

— Messieurs, dit-il à Léonard, à Anatole et à Stephen, ébahis et muets d’étonnement, j’ai bien gagné mon pari.

Le moyen de se débarrasser d’une maîtresse, c’est d’en faire sa femme.


FIN.