Comment s’en vont les reines/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-41).

COMMENT
S’EN VONT LES REINES


I

LE BAL DE LA DÉLÉGATION

Un coupé de louage, traversant Oldsburg, emmenait le ménage Wartz au bal que la Reine offrait aux membres du Parlement poméranien. Les passants qu’ils croisaient cherchaient à les deviner furtivement, le regard attiré par le jeune visage de Madeleine Wartz, qui se détachait sur l’ombre du fond. Au coin de la rue aux Juifs et de la rue aux Moines, un embarras de voitures les arrêta, et on put les voir. La jeune femme, tête nue, brune, les yeux rieurs entre ses longues paupières un peu obliques, gardait le bas de son visage délicat enfoui dans la fourrure de son manteau de bal. Wartz, dont l’échancrure du pardessus laissait voir le plastron de soirée, la ligne des trois boutons de diamant, fut reconnu par un des promeneurs, car il y avait dans ce visage pâle, boursouflé, aux prunelles bleues bigles d’expression, quelque chose d’impérieux et de singulier qu’on n’oubliait pas ; et ce passant le nomma :

— C’est Samuel Wartz, le délégué républicain d’Oldsburg.

Le jeune et heureux délégué, en effet, l’élu d’une opinion nouvelle par qui les esprits étaient troublés dans cette petite monarchie du Nord, si paisible. Les nations comme les individus sont la proie des idées et des crises morales. La Poméranie, depuis un temps imprécis, sentait s’éveiller en elle l’idée républicaine, née on ne savait de quoi, de souvenirs d’histoire, d’un certain fanatisme de liberté latent chez tous les peuples. À un moment donné, au-dessus de ce sentiment national, avaient surgi des meneurs qui se croyaient un peu les créateurs du mouvement républicain, alors qu’ils avaient été créés par lui. Samuel Wartz était l’un d’eux, tout nouvellement nommé, aux élections dernières, représentant du faubourg de la ville.

Cet homme venait de traverser la période d’enchantement le plus absolu que l’on conçoive. Après une jeunesse triste d’orphelin, écoulée chez une noblesse rigoriste de province — il avait été le secrétaire d’un châtelain — Wartz était venu à Oldsburg. Là, il s’était fait remarquer dans la Presse d’opposition, et il avait un jour satisfait les deux passions qui le possédaient également, en conquérant les votes de ce quartier ouvrier vers lequel le poussait sa poétique d’humanitaire, et en épousant cette jolie et spirituelle Madeleine, l’enfant d’un milieu progressiste où il s’était éperdument jeté, après la compression de la vie de château, là-bas. On ne le voyait guère que dans ces deux ou trois salons où l’on parlait librement chez le père de sa femme, le directeur du Nouvel Oldsburg, M. Franz Furth, chez le vieux délégué libéral, le docteur Saltzen, l’oncle Wilhelm comme on l’appelait dans cette société triée de dilettantes politiques, et chez quelques artistes moins en vue, qui eux aussi fréquentaient là. Son élection inespérée lui avait d’abord donné dans ce cénacle une autorité que convoitait sa vanité de modeste-orgueilleux ; mais par-dessus tout, elle avait été pour lui l’illusion d’un grand rôle à jouer, l’impression de tenir sous sa main des hommes, rassasiant ainsi à demi son appétit d’action morale, cet instinct qui, en dehors de toute ambition, est le signe fatal des Maîtres. Et soudain, dans cette fièvre politique qui décuplait sa vie, il avait aimé Madeleine, cette petite créature d’esprit et de grâce que, furtivement ce soir, dans le noir du coupé, il enlaçait de son bras. Il l’avait aimée aussi tendrement que possible, mais en même temps avec fureur, avec folie. Il avait quelquefois cette idée et — il en chassait l’expression de son esprit parce qu’il était naïvement convaincu de sa propre modestie et que c’était ridicule : « J’ai là une passion de grand homme. » Et en vérité, il y avait quelque chose de rare dans sa manière d’aimer, une passion et une tendresse que vingt hommes sur cent ne connaissent peut-être pas en amour. Il n’osait imaginer la conduite qu’il aurait tenue, si elle lui avait refusé sa main. Mais il lui avait plu. Il lui avait plu par ce qui avait conquis les tisseurs du faubourg, par ce que les femmes aimaient en lui comme les hommes : sa pâleur intelligente, ses yeux profonds, son air triste, ses mouvements lents de rêveur, sa main énergique qui dessinait en gestes les idées qu’il énonçait.

Madeleine avait bien aussi la beauté d’une femme faite pour l’amour ; et c’était tellement réel, qu’elle avait beau s’habiller simplement, porter des robes riches mais sans aucune extravagance, tordre ses cheveux strictement selon la mode, elle conservait un charme équivoque. Et maintenant, même mariée, il ne lui était plus permis, sous peine de se voir méconnue, d’être dans la rue une certaine heure passée, alors que tant de femmes, qui n’avaient pas sa décence extérieure, le pouvaient si impunément. Ses cheveux trop noirs, trop lourds, la blancheur poudrée de ses joues, la folle gaieté de ses prunelles, sa forme trop mince, et encore autre chose d’insaisissable lui donnaient un mystère étrange. On n’expliquait pas autrement que ce jeune être rieur, ignorant la moitié de tout, une enfant, portât en soi comme une menace tragique. Peu de gens voyaient cela en elle, il est vrai, mais parmi les amis de Wartz, deux ou trois hommes habitués à penser et à deviner les destinées s’étaient effrayés de voir ce garçon si bon, si bien fait pour la libre lutte politique, emprisonné dans ces petites mains de femme qui créeraient du drame autour de lui.

Et ce fut ce soir-là, dans le coupé arrêté au coin de la rue aux Juifs et de la rue aux Moines, que pour la première fois Samuel Wartz éprouva, lui aussi, comme un avertissement de cette chose mystérieuse.

— Mon bon Sam, lui dit Madeleine, je vais te faire une petite prière ; tu avais envie peut-être de me faire danser ce soir, dis ? Oui ! Eh bien, ne me le demande pas, veux-tu ?

— Pourquoi ? fit en sursautant Wartz qui n’avait encore connu de sa jeune femme que les douceurs, mais non point les singularités.

Et il eut l’idée qu’elle avait honte de lui si peu mondain.

Elle lui répondit très bas une phrase qu’il ne comprit pas ; la voiture avait recommencé sa course ; le roulement sur le pavé sec d’une nuit d’hiver, le fracas des vitres secouées dans leur châssis les assourdissaient, et Wartz ressentait la cruauté de l’incertitude. Une minute plus tard, alors qu’en se penchant ils auraient pu déjà voir la façade illuminée de l’hôtel de ville où se donnait la fête, elle força la voix pour couvrir le bruit qui les enveloppait.

— Je te demande de ne pas danser avec moi, et voilà tout. Il me semble que je t’ai laissé suffisamment lire en moi pour soupçonner que je m’impose là une privation. Tu as bien mille soucis, mille combinaisons politiques que tu ne peux me confier. Les femmes ont aussi leur politique, une politique secrète de leur cœur…

Il la regardait avec stupeur, prenant conscience tout à coup d’imprécises violences qui dormaient en lui. Il entendait garder du cœur de sa femme la possession absolue, sans restriction de politique sentimentale ou de secrets. Mais il se tut, comprenant qu’à cette minute le moindre de ses mots eût été en disproportion avec cette petite âme douce. On ne lance pas de pierres sur un oiseau.

D’ailleurs, ils étaient arrivés. Leur voiture s’arrêtait devant l’hôtel de ville. Madeleine ouvrit elle-même, sauta la première à terre, et sans se retourner vers son mari, l’allure gaie, serrant autour de sa taille menue sa grosse fourrure gris argent, elle s’en alla vers la lumière que la galerie des grandes baies cintrées, tout le long du péristyle, découpait en festons gigantesques.

Sous le feu blanc des lustres, des laquais chamarrés vinrent à eux pour le service du vestiaire. Des odeurs de fleurs, des parfums de femmes, l’air chaud, le finale d’une valse là-haut, à l’orchestre — cet en-haut où l’on voyait régner une lumière plus insoutenable, où piétinaient les cohues de danseurs, où était la Reine, et vers quoi s’éployait le double escalier de dalles blanches aux rampes en fer forgé tout cela était trop voluptueux, trop grand, trop grisant. Madeleine se rapprocha de Wartz, tourna vers lui ses épaules et fit tomber la fourrure dans ses bras.

— Madeleine… murmura-t-il.

Mais elle avait déjà dans la tête, jusque dans les nerfs de ses petits pieds, la valse jouée là-haut, à pleine vitesse, par les violons.

— Dis-moi si ma robe fait bien !… demanda-t-elle.

Et vers le grand escalier où montaient d’autres couples, elle se mit à marcher devant lui, frêle, cambrée, la tête un peu en arrière et comme entraînée par le poids des lourds cheveux. Sa robe était d’une étoffe blanche où scintillaient des fils d’or. La traîne ondulait dans la marche.

— Cela va très bien.

En disant cela, Wartz pensait aux autres hommes qui la feraient danser ce soir.

En bas, c’était la vulgaire atmosphère parfumée et chauffée des bals qui les avait saisis, mais à mesure qu’ils gravissaient ce fameux escalier de l’hôtel de ville, si ample, si démesuré que pas un palais ducal n’en possède un semblable, la pensée de la Reine se mit à les prendre. Elle était ici, la reine Béatrix, la dame en noir dont le courtois républicain qu’était Wartz saluait souvent le landau dans la rue aux Juifs, une belle femme énergique qui sentait la révolution venir, et qui dans son état-major de ministres, de conseillers, de ligueurs royalistes, travaillait secrètement la nation au rebours. Samuel Wartz nourrissait à son égard le sentiment qu’ont les hommes d’affaires pour une veuve qui gère bien son commerce après la mort du chef de maison. C’était à ses yeux une Poméranienne intelligente, mais il haïssait en elle la personnification de l’idée monarchique. Combien, tout jeune homme elle toute jeune Reine — il avait raillé le culte qu’on lui vouait dans la noblesse provinciale, comme à une déesse. C’était ses images enguirlandées de fleurs, ses actes mêmes, ses décrets sur quoi l’on n’avait pas droit de réflexion, son nom que les vieux gentilshommes se levaient pour prononcer, leur accent pour dire : « La Reine ! »…

Les gardes du corps, sanglés dans leur uniforme de drap blanc à boutons de cuivre, étaient échelonnés le long de l’escalier. En levant les yeux, on voyait, derrière un massif de bananiers et de palmiers, la tente rouge de l’orchestre qui portait les deux lettres brodées de fil d’or : B. H. — Béatrix de la dynastie des Hansen. — Puis, comme c’était l’heure la plus brillante du bal, après une pause d’un instant, les musiciens attaquèrent la grande valse poméranienne dédiée à la Reine : Béatrix, qui était devenue tellement populaire, que c’était comme un second air national ajouté au véritable. Madame Wartz ne put se retenir de fredonner entre les dents cet air berceur, à deux temps, que l’harmonie énervante des violons faisait vibrer dans tout le monumental hôtel. Les gamins, dans les rues, sifflaient Béatrix, les petites filles poméraniennes en jouaient au piano une édition simplifiée, la musique du régiment des gardes la donnait à chaque concert, et dans la campagne la plus lointaine, on la dansait à toutes les noces. Insensiblement, dans cette musique tout simplement sensuelle, s’était incarnée une idée, et, dès les premières mesures, s’évoquait dans les esprits une figure nuageuse de femme portant le diadème.

Un petit homme brun, à lunettes, que l’habit faisait paraître plus replet, passa devant eux escortant une dame âgée.

— Le ministre de l’Intérieur, prononça tout bas Samuel Wartz.

Dans la galerie où aboutissait l’escalier, on dansait. C’était un tournoiement de belles chevelures blondes, — toutes les Poméraniennes étaient blondes et Madeleine disait, en parlant de ses tresses d’un noir bleu : « J’ai l’air de porter perruque, » et des étoffes, en mille taches de couleurs claires, papillonnaient. Il se levait de beaux bras blancs coquets, qui dessinaient fugitivement au passage de la grâce dans l’air. Puis c’était des bras osseux aux gestes raides que les danseurs ne pouvaient assouplir, d’autres qui se dressaient en l’air, ridicules, des manches noires d’hommes, des gants plissés jusqu’à l’épaule, des gants retombés qui laissaient voir la chair rouge ; et tous ces bras se heurtaient, s’accrochaient, disparaissaient, tandis que d’autres revenaient, car il sortait de la salle des mariages un flot continu de danseurs que poussait et grisait la valse.

— Voici mon confrère Braun avec une dame en vert, disait encore Wartz.

— Où est-il, Braun ? demandait distraitement Madeleine.

— Tiens ! voilà le fameux Conrad de Hansegel ; tu sais, le conseiller de la Reine. Voilà le président de Nathée.

Et pendant qu’il regardait dans ce flot mouvant, cherchant ses amis, le sourire de Madeleine allait à un personnage aux cheveux gris qui se tenait sous le cintre de la seconde baie, s’appuyant des deux mains aux balustres, épiant les arrivants. Ces deux baies formaient comme un balcon au-dessus de l’escalier dont elles séparaient le trou béant de la galerie où l’on dansait. Il y avait là plusieurs hommes graves qui semblaient rappeler à la foule combien était artificiel le côté fastueux et léger de ce bal politique ; mais, parmi tous ceux-là, Madeleine n’en avait reconnu qu’un seul.

— Samuel ! Samuel ! dit-elle vivement, vois donc l’oncle Wilhelm, là-bas.

Mais déjà il venait à eux, grand et mince, fin comme un de ces fleurets d’escrime qui étaient sa passion de vieux garçon, souverainement gentil-homme dans la structure de son corps, dans la laideur osseuse mais si intellectuelle de son visage.

— Mon cher Wartz, dit-il, que vous êtes en retard !

Et il leur sérrait la main à tous deux, comme à deux enfants.

— Il va maintenant falloir saluer Sa Majesté, reprit Wartz âprement ; j’aurais préféré me dispenser de ces grimaces. Il est hypocrite d’offrir ces politesses-là à une femme dont le but de votre vie est de ruiner le pouvoir.

— Va donc, fit Madeleine ; nous sommes invités chez madame de Hansen tout simplement, et nous allons lui présenter nos devoirs : elle est la maîtresse de maison.

— La maîtresse de maison ici, c’est la nation, répliqua son mari, qui avait l’esprit tourné volontiers vers cette littérature républicaine où les mots claironnent un peu, mais qui exprime si bien la fièvre de la passion politique.

Le docteur Saltzen reprit :

— Pardon, mon ami, la Reine donne un bal ici ; l’architecture et les pierres du lieu ne sont pas son domaine il est vrai ; mais là où la femme reçoit, elle installe comme un chez-soi moral. Quand j’offre à mes amis un dîner à l’hôtel, j’agis pareillement. Maintenant, ne me demandez pas le secret de cette femme qui s’avise aujourd’hui d’inaugurer avec la nation des coquetteries qu’on ne lui avait jamais connues, sort dans ce but de chez elle, et va pour la circonstance loger ses pénates dans la maison commune, qui n’est ni à elle, ni à nous.

— Son palais de la rue aux Juifs était quelque chose de trop frêle, de trop précieux, dit Wartz croyez-moi, dans une certaine aristocratie très fermée, dont elle est comme l’essence personnifiée, on n’estime guère la classe politique ; on y attache une idée de vulgarité, de brutalité. Béatrix est une grande dame d’Oldsburg, elle n’a pas voulu recevoir ce monde-là chez elle ; elle a craint qu’on ne lui abîmât quelque chose.

— Non, reprit Saltzen, l’air soudain très pensif, il y a une raison plus lointaine, plus secrète ; c’est là une idée de Hansegel.

— Le duc de Hansegel ? Je l’ai vu passer tout à l’heure, ici même ; il dansait comme un effréné ; la jeune femme qu’il menait semblait ne plus toucher terre.

— Il en fait danser d’autres ! reprit le vieil homme.

Tous les trois, maintenant, remontaient à grand’peine le courant de la danse, pour se rendre à la salle des mariages, qui était le lieu véritable de la réception. Ils marchaient à la file, frôlés par les plantes vertes qui garnissaient les murs de la galerie, et, sans le vouloir, ils laissaient bercer leur allure par le rythme de la valse, le trio de Béatrix qu’on jouait. Comme les journaux l’avaient prédit, ce bal était une cohue ; on voyait passer des épaules rougies par les meurtrissures reçues au cours de bousculades. La délicate Madeleine trouvait cela populaire ; elle en était choquée ; mais, en cet instant, elle ne songeait guère qu’à la Reine, devant laquelle elle allait paraître pour la première fois.

— Voyons, Wartz, fit tout bas l’oncle Wilhelm en se retournant, seriez-vous venu si la réception eût été rue aux Juifs ?

— Pourquoi pas ? Vous savez comme je suis curieux de tout : je suis venu pour voir, pour chercher un spectacle.

Ils s’arrêtèrent. Saltzen s’appuya du genou sur la banquette de velours rouge qui se trouvait là, contre le mur ; Madeleine regardait valser.

— Mon cher ami, je vous le dis, si vous êtes ici ce soir, vous le républicain… le révolutionnaire, c’est que ce bal a été présenté comme une chose démocratique ; vous saviez qu’on y danserait à nu sur les dalles, qu’on se cognerait aux murs municipaux, qu’il n’y régnerait nulle étiquette, et que la Délégation s’y trouverait beaucoup moins chez la Reine que chez le peuple. La preuve en est que vous avez tout à l’heure exprimé cette impression, nébuleuse en votre esprit. Hansegel savait cela, — le diable d’homme sait tout — à moins que ce ne soit la Reine elle-même, car cette créature est peut-être plus capable encore…

— Mais enfin, monsieur Saltzen, interrompit Madeleine, quel genre de femme est-ce, la Reine ? Songez que je vais la voir, que c’est la première fois, et que je m’affole… Il y a tant de choses, tant d’idées dans ce mot de Reine !…

— Quel genre de femme ? je n’en sais rien, madame, mais je puis vous dire ceci : moi, qui ai cinquante-deux ans, qui ai vu la vie jusqu’au fond, qui ai dans le cœur certain secret plus lourd que les hommes de mon âge n’en portent d’ordinaire, moi qui suis vieux et qui suis républicain, car j’ai glissé dans ma carrière politique du libéralisme à la Liberté souveraine, je ne vois jamais cette femme sans émotion. Que voulez-vous, elle me chavire ! Elle a trente-huit ans, elle a des yeux de velours, et encore ce qu’on ne peut rendre que par le mot de royal. Mais tout cela n’est rien. Je sens que, vieille et laide, avec une robe de mérinos noir, sans voix ni force pour parler, si elle paraissait à sa tribune de la Délégation, elle serait encore une puissance indéfinissable ; elle a du sang de vingt-deux rois dans les veines, elle est la Tradition et l’Histoire nationale. Votre mari et moi, nous représentons chacun environ sept ou huit mille électeurs, mais elle, elle représente la Poméranie ; elle est la Patrie vivante. Et, tenez, quand je pense que dans cette salle, derrière cette porte d’étoffe, rien qu’en faisant quelques pas, nous allons la voir, je ne suis pas absolument de sang-froid.

— Cher monsieur Saltzen, dit Samuel qui souriait, vous êtes un poète.

— Non, reprit le vieux délégué, je suis Poméranien. Les opinions politiques sont faites bien moins d’idées que de sentiments ; depuis huit siècles que nous sommes sujets des rois, nous avons au fond de nous-mêmes une force — ou une faiblesse — monarchiste. Les principes nouveaux, la conception d’une noblesse sociale plus moderne, font monter le niveau des idées : on a l’opinion plus haute, si je puis dire ; mais, de temps en temps, il vous revient quelque chose du passé. Vous avez vu quelquefois des nénufars dans les lacs. Quand viennent les grandes pluies, que le lac grossit, qu’il déborde et ruisselle alentour, les nénufars poussent par-dessus tout, et continuent de s’épanouir toujours à fleur d’eau. C’est comme cela que font en nous les vieux sentiments politiques de nos pères ; eux aussi, sans qu’on le veuille, nous remontent parfois à fleur d’âme… Venez-vous, Wartz ?

C’était le moment où, pendant que l’orchestre se taisait, les couples s’en allaient au buffet. L’oncle Wilhelm souleva la portière pour que passât le jeune ménage. La salle était presque vide. La Reine était au fond, près du maire d’Oldsburg, entourée de dames d’honneur. Ses deux jeunes neveux, le duc de Landsburg et le prince de Hansen, qui étaient les chefs de la maison royale, demeuraient à ses côtés, en officiers des gardes Il y avait ici une décoration merveilleuse, des tentures mauve et or, des roses naturelles en guirlandes, des festons de mimosas ; il y régnait aussi une lumière plus tempérée qui dorait doucement la beauté des visages, car Béatrix détestait la fatigante lueur électrique, et l’on avait remplacé les lustres ordinaires par des bougies. Mais Madeleine et Wartz ne virent rien de tout cela, ni leur père Franz Furth qui causait avec les journalistes, contre cette fenêtre tout près d’eux, ni de jeunes femmes assises qui leur souriaient, ni le président de la Délégation qui venait à eux, mais seulement. cette femme là-bas qui les fascinait sans les avoir vus, par son seul titre de Reine.

— Wartz ! Wartz ! voulez-vous que je vous présente ?

C’était le président du Parlement, le baron de Nathée, qui passait pour l’homme le plus poli de la Poméranie. Grand et blond, il avait la flexibilité courtoise des gens qui saluent beaucoup ; devant les hommes, devant les femmes, devant ses collègues de la Délégation dont il réglait les débats, il gardait toujours la même élégance cérémonieuse, et l’on disait que le jour où l’une aurait remplacé l’autre, il adresserait à la République les mêmes politesses qu’il faisait maintenant à la Reine.

— Sacré Nathée ! pensa tout bas le docteur Saltzen, en rejoignant d’autres amis, il a l’âme d’un maître de cérémonies.

Là-bas, la Reine s’était avancée en voyant venir à elle cette petite femme charmante dont la toilette lui plaisait. Madeleine traversait le salon, si pâle, si impressionnée, que c’était une autre femme, une créature nouvelle ; elle paraissait dix-sept ans avec son regard de petite fille effarouchée et sa forme menue qui avait perdu l’allure pimpante des heures de coquetterie.

— Monsieur de Nathée, dit la Reine quand ils s’approchèrent, j’allais justement vous demander le nom de cette jolie Oldsburgeoise.

Elle disait cela au hasard, sachant flatter la jeune femme, fût-elle provinciale, en lui attribuant le cachet de la capitale ; car les rôles étaient maintenant un peu renversés, et la pauvre Reine en était réduite à faire la cour à ses sujets ; ce bal en était la preuve.

— Monsieur Wartz, délégué d’Oldsburg, Majesté, fit le baron avec son tic d’inflexion d’épaules, et madame Wartz.

Sa Majesté ne regardait plus Madeleine ; ses yeux doux et puissants de femme mûre plongeaient dans les yeux, dans l’esprit même du jeune délégué. Et voulant marquer à quel point elle savait qui était devant elle :

— Monsieur Samuel Wartz, n’est-ce pas ? prononça-t-elle avec un accent étrange.

Il s’inclina sans répondre ; cette femme en satin mauve, magnifique plutôt que belle, la poitrine à demi nue sous les dentelles, et qui portait dans les cheveux comme le pli de la grosse et vieille couronne d’or massif de la dynastie, ne le toucha que comme une idée. Il pensait au mot de Saltzen : « C’est la Patrie vivante ».

Elle continua dans son intention persistante :

— C’est vraiment jour de fête, puisque toutes les opinions se rencontrent ici dans la paix et la gaieté.

Ainsi, elle le savait l’un des meneurs du mouvement républicain. Il lui fallait, sans doute, après les séances parlementaires, où elle ne pouvait être présente qu’à intervalles, dévorer les comptes rendus, se mettre en tête les trois cents noms de ceux qui étaient pour elle le pays politique, s’épuiser à concevoir leur personnalité, créer jusqu’à leur physique ; elle devait s’attacher surtout à deviner ceux qui ruinaient son œuvre, son œuvre acharnée, désespérée, de maîtresse d’État qui défend son pouvoir, sa couronne et son enfant !

— Il fallait la pensée de Votre Majesté pour imaginer cette chose, dit Wartz.

Et pendant ces mensonges diplomatiques, une seconde ils se regardèrent durement, tous deux, la souverainé et le républicain.

— Eh bien ! leur demanda Saltzen, quand ils se furent retrouvés dans le clan des amis de leur parti, que dites-vous, Wartz ?

Wartz ne répondit pas ; il était absorbé par le sentiment que cette femme, ou celui qui lui dictait ses actes, avaient voulu l’amener ici, lui et ses amis, pour leur faire éprouver le prestige royal. Par leurs moyens détournés, ils y étaient parvenus, et le prestige royal l’avait atteint vraiment dans ce décor somptueux de lumière, de fleurs, de diamants et d’étoffes chatoyantes. Il comprit ce qu’avait voulu dire l’oncle Wilhelm tout à l’heure, en parlant de Hansegel : « Il en fait danser d’autres ».

Mais Madeleine, plus éclatante que jamais maintenant sous tous ces yeux d’hommes qui la regardaient, s’écria en riant :

— Monsieur Saltzen, vous aviez raison ; vous savez si j’ai l’âme républicaine ! eh bien, tout à l’heure, quand j’ai vu sa grande main forte — forte comme celle d’un homme — et que j’ai pensé à tout ce que cette main symbolise de puissance, d’autorité héréditaire si lointaine, j’ai évoqué les reines d’autrefois, les manteaux d’hermine, les sacres, toute mon histoire poméranienne, la dynastie : Conrad III, Conrad II, Wenceslas, Othon, Conrad Ier, Wilhelm le Boiteux qui a vaincu l’Europe, Bertrand qui a fait les Croisades, et jusqu’à leur aïeul à tous, Charlemagne, qui avait uni toutes les nations sous son sceptre. Alors, c’était plus fort que moi, j’ai senti les nénufars royalistes me fleurir dans l’esprit par-dessus tout le reste.

Saltzen avait les yeux sur elle et souriait complaisamment en l’écoutant.

Et voilà que vint l’air d’une valse que l’orchestre reprenait. Madeleine redressa la tête, trouvant délicieux d’entendre ainsi cette musique de loin. Les danseurs revenaient aussi dans ce salon ; le président de Nathée vint inviter la jeune femme ; elle savait qu’il valsait mieux que personne, mais elle le remercia, en le remettant à plus tard.

— Madame Wartz, lui demanda Saltzen, avec l’aisance que lui donnaient son âge et sa familiale amitié — il l’avait vue naître, — me trouvez-vous trop vieux pour danser avec vous ?

— Vous savez bien que vous êtes un jeune homme, répondit Madeleine, mais vous êtes trop grand ; ma main ne peut jamais atteindre votre épaule.

Et, pareillement, elle congédia deux ou trois rédacteurs du journal de son père, jusqu’à ce qu’on vit venir à leur groupe l’adolescent en colonel des gardes qui représentait ici la maison de la Reine, le prince Érick de Hansen. Madeleine, à peine l’eut-il invitée, lui tendit la main d’un geste coquet, et tout de suite ils partirent à travers le salon, ouvrant les premiers cette danse, si légers et si jeunes tous deux, qu’on les remarquait dans ce blanc assorti de leurs deux costumes où scintillait de l’or.

Ils traversèrent deux ou trois fois cette salle des méandres de leur valse, puis comme autour d’eux s’amassaient les danseurs, ils glissèrent jusqu’à la porte et on les vit disparaître dans la galerie, elle, très amusée de valser avec ce gamin qui était une altesse royale, et qui portait un uniforme si joli, lui, décidément très amoureux d’elle.

Ce fut une idylle de dix minutes, un petit ta bleau de rêve qui passait ; mais l’acte politique était lourd. Fallait-il qu’elle eût au cœur l’angoisse de la ruine, qu’elle sentit vraiment la nation lui échapper, Sa Majesté Béatrix, duchesse d’Oldsburg et reine de Poméranie, pour avoir, d’un signe, envoyé son neveu quêter la faveur de cette roturière ennemie !

Le délégué Saltzen avait suivi des yeux les deux jeunes gens.

— Comme les idées marchent ! dit-il.

Wartz s’était détourné, beaucoup moins pour causer avec son ami Braun, que pour ne voir pas Madeleine, sa Madeleine à lui, griser les autres… Mais ce n’était pas un mari ridicule, il savait ne pas aimer sa femme publiquement, et quand il se sentait par trop la mine d’un amoureux, il se mettait volontiers à parler d’interpellations, d’amendements, de votes et autres mets parlementaires.

Depuis quelque temps, il s’élaborait précisément à la Délégation quelque chose de très mystérieux : c’était une loi en gestation. Samuel, le premier, en avait parlé à ses amis ; il comptait la présenter lui-même : ce serait la loi Wartz. Tous en faisaient les assises d’une République sagace, consciente d’elle-même. Il s’agissait de recréer pour ainsi dire la masse du peuple par l’instruction obligatoire. Or, on peut voter dans un État des lois plus tapageuses que celle-ci, mais il n’en existe pas qui atteignent la nation davantage.

Braun disait, avec l’accent saccadé de la province de l’Ouest frontière qu’il représentait :

— Si nous arrondissons les chiffres, en considérant l’ensemble de la Délégation, si nous ne tenons compte ni des demi-opinions, ni des nuances fausses qui ne sont ni blanc ni noir, ni des esprits incertains, également capables, sous l’influence d’un discours, d’aller à droite ou à gauche, et qui sont, dans tous les pays constitutionnels, l’aléa parlementaire, je vois un premier cent, républicain, qui dicte la loi. J’en vois un second, libéral, qui la vote, et le troisième, le groupe des royalistes irréductibles, qui la repousse. En un mot, la représentation, nous la tenons.

— Dans un mois ou six semaines, dit Wartz, je serai prêt. J’ai fait traduire les différents textes de la loi qui existe déjà dans la plupart des États d’Europe, avec les polémiques de presse qu’elle y a provoquées.

— Voyons, Wartz, ce n’est pas sérieux ! s’écria Braun, comment ! vous pensez, pour votre seul plaisir de créateur, à gaspiller la force que vous tenez sous votre idée ! Déposer la loi dans six semaines !

Wartz le regardait avec ce mélange de colère et de surprise qui donnait parfois une expression si singulière à ses yeux inégaux.

Son beau-père vint à la rescousse :

— Eh ! mon ami, vous ne m’aviez jamais confié ce prurit de législation ; quel homme pressé ! Parler dans un mois ! Mais le public n’est pas prêt, si vous l’êtes !

Et de tous côtés, — ils étaient sept ou huit à causer, — délégués et journalistes lui répétaient à peu près ceci : « Vous n’avez pas compris ce qu’on peut faire avec votre loi ! »

— Je sais ce que j’en veux faire, moi, répondit-il.

Il se sentait traité par ses collaborateurs, tous plus âgés que lui, comme un enfant de génie dont on exploite le miraculeux instinct en le dirigeant. Il avait, plus que la passion de la politique, celle de la République. Cette idée du peuple souverain le possédait de telle manière que c’était devenu pour lui une religion sans mesure, le fanatisme même. Il avait, des fanatiques, l’ardeur et la naïveté. Les autres étaient, ou de vieux hommes d’État comme Saltzen, experts en stratégie politique, ou des esprits médiocres comme Braun, plus méthodiques que convaincus, tournés vers ce qu’on pourrait appeler l’intelligence parlementaire, et qui, étant la majorité, accomplissent les grandes œuvres publiques, ou bien des journalistes, comme Franz Furth, qui mènent de sang-froid les masses, sans connaître ce désir effréné de les posséder par la parole et personnellement. Tous se mirent à développer devant Samuel leur conception. Il fallait faire de la loi le levier sous la pression duquel céderait la Constitution ; on ne rencontrerait pas deux fois un outil pareil. Avec le ministère actuel, suffisamment libéral pour l’adopter à la majorité des voix, le coup d’État n’était pas possible ; il fallait attendre et, au besoin, provoquer la formation d’un cabinet ultra-royaliste qui la repousserait, et contre lequel on lancerait alors l’hostilité de la nation qu’on aurait travaillée à point, et qui serait gagnée déjà à cette idée de la Plèbe instruite. Tous gourmandaient Wartz. On lui laissait l’initiative et l’exécution de cette œuvre, car on avait mesuré sa puissance de meneur, mais on y ajoutait les roueries, les finesses de métier dont on le voyait incapable. C’étaient des hommes faits pour la révolution prochaine, mais il n’y avait parmi eux qu’un apôtre.

Madeleine passa devant eux au bras de l’Altesse Royale ; puis, avant qu’elle pût se reposer, elle fut priée si instamment par un jeune publiciste qui l’avait vue danser à l’autre bout de la galerie et l’avait suivie jusqu’ici, qu’elle se laissa emmener encore.

— Je vous conduirai au moins au buffet, madame ? lui glissa Saltzen entre deux danses.

Oh ! la politique secrète de ce cœur de femme ! ce à quoi elle songeait devant ce succès fou qu’on lui faisait, et tout ce que le mari ne pouvait deviner dans son sourire ! Devant lui, les danses tourbillonnaient toujours ; on voyait le balancement des chevelures, le cœur dessiné par le décolleté des robes, dans le dos nu des femmes, et les basques des habits noirs, un peu soulevées par le vent du tourbillon.

Wartz ne causait plus avec personne. Il se sentait seul dans ce brouhaha, seul comme le secrétaire du châtelain d’Orbach autrefois, seul de cette solitude morale qui l’avait fait triste pour toujours.

Sous le péristyle, en bas, une heure après, il croisa Madeleine au bras de Saltzen ; ce grand et maigre corps la faisait paraître plus gracile, plus souple ; elle s’essuyait les lèvres, humides encore du champagne auquel elle venait de goûter ; ses yeux luisaient, et Saltzen écoutait son babillage de son air énigmatique et spirituel.

— Je vous rends votre bien, Wartz, dit-il en apercevant le jeune homme ; vous me paraissez griller de la faire danser aussi, c’est bien votre tour.

— Madeleine sait le prix des choses, répondit-il ; elle préfère un brin de causerie avec vous à ces rondes ineptes.

Mais il reprit quand même sa femme, d’un geste si vif, que Saltzen le remarqua et s’en fut.

— Connais-tu l’escalier du fond, là-bas, dit alors Samuel, l’escalier qui monte aux salles d’archives, la vraie merveille de l’hôtel de ville ? Non. Eh bien ! venons par ici.

Il l’emmena le long du péristyle où se promenaient des couples qui semblaient désirer la solitude. Au fond, il n’y avait plus personne. Une lumière de gaz jaunissait les murs ; et on y sentait l’odeur des bureaux. Toute la paperasserie municipale dormait derrière ces petites portes, le long de la galerie : bureau des décès, bureau des mariages, bureau des naissances. Puis ici, c’était l’échancrure géante, le vide qu’éclairaient des fanaux à gaz, et dans lequel s’élevait l’architecture aérienne de l’escalier monumental. Ses spirales, qui procédaient par angles droits, se déroulaient dans une pente si douce, qu’on les voyait se multiplier à profusion jusqu’au faîte ténébreux. Larges et profondes les marches semblaient sans poids ; on eût dit qu’elles s’accrochaient à l’espace par les fioritures de fer de la rampe, et cette rampe, du bas en haut, dessinait ainsi comme une grecque. brodée en noir sur le blanc des dalles.

— Montons, dit Madeleine extasiée.

Ils étaient seuls là. Ils montèrent. Elle laissa tomber la traîne de sa jupe, parce que, même dans la solitude, les femmes éprouvent parfois le désir d’être plus belles, comme pour des yeux invisibles qui les regarderaient. En passant devant la première fenêtre qui ouvrait sur les jardins, ils s’aperçurent qu’il neigeait ; les arbres commençaient à s’esquisser en fins linéaments blancs, et silencieusement d’accord, Samuel et Madeleine s’arrêtèrent pour voir.

Après quelques minutes, Madeleine se détourna encore une fois pour s’assurer si d’en haut ni d’en bas il ne venait personne, puis elle prit au cou son mari.

— Tu es triste, mon Sam !

Elle l’aimait aussi passionnément. Souvent il la trouvait froide, ou futile, ou coquette ; c’était parce qu’il ne devinait pas, parce que personne ne pouvait deviner ce cœur. Elle-même se trompait à ses propres apparences ; elle ignorait sa vertu profonde. Elle portait, ou plutôt elle cachait ingénument sa force morale. Elle était méditative et se faisait voir frivole ; elle était grave et paraissait légère, et quelquefois, des journées entières aux côtés de son mari, elle étouffait ses tendresses sans savoir pourquoi : elle avait peur… elle croyait que cela valait mieux ainsi.

Ce soir, comme il arrive à des enfants, pour ce doigt de vin qui lui avait passé dans le sang, elle se sentait la langue toute déliée ; mais c’était surtout ce décor qui la grisait : l’escalier princier, la vue du jardin sous la neige, tout le théâtral qui exalte. Loin de leur maison, des choses quotidiennes et matérielles qui marient à la longue les époux dans les intérêts vulgaires de la vie bien plus que dans l’amour, ils retrouvaient les suavités, lointaines déjà, de leurs fiançailles.

— Tu m’as fait de la peine, Madeleine, de t’en aller avec tous ces hommes, quand tu m’avais refusé, à moi.

— Mon Dieu, mon Dieu ! répondit-elle, les yeux tout de suite humides, je t’ai chagriné, toi ! moi qui voudrais ne faire mal à personne !

— Avais-tu honte de moi ? demanda-t-il âprement.

Il se souvenait souvent de la condition subalterne qui lui avait autrefois donné ces soubresauts d’orgueil blessé.

— Oh ! mon grand homme ! peux-tu penser !

Alors, elle fit un grand effort pour parler.

— Tu veux savoir ? Tu ne vas pas te fâcher ? Eh bien ! tu m’aimes, n’est-ce pas ? On le sait, tout le monde le sait ; et c’est si simple, on n’y pense pas, entre mari et femme ! Mais si tu m’avais fait danser, tu comprends, cela se serait vu ; ou du moins, je connais des yeux qui l’auraient vu, qui nous auraient suivis, qui auraient cherché jusqu’à la pensée de ta main à ma taille, et ces yeux-là, ces pauvres yeux amis, il ne faut pas les attrister par la vue de notre bonheur. Comme tu me regardes, Samuel ! Voyons, tu ne soupçonnes pas la vérité ? Tu ne t’es jamais aperçu de rien ? Oh ! ces hommes ! Tu ne devines pas que c’est le docteur Saltzen qui a un sentiment pour ta femme ?

— Il te l’a dit ?

— Oui, cher jaloux, c’est cela ; il me l’a dit ; il me l’a dit il y a sept ans, huit ans, et depuis, chaque fois que nous nous rencontrons, il me le répète. C’étaient des aveux subtils. — Comment t’expliquerai-je cela, quand à peine si je me l’explique à moi-même ! Un jour, — je venais d’avoir treize ans, — j’avais tordu mes cheveux qui faisaient une tresse trop lourde ; le soir, il vint dîner chez notre père ; je vis qu’il regardait le chignon que je m’étais fait ; et ses yeux soudain eurent quelque chose qui me plut beaucoup, si petite fille que je fusse. C’était à table. En levant la tête, deux ou trois fois je m’aperçus qu’il me regardait toujours. Je me souviens encore d’une autre circonstance où il me parut si singulier, mon Dieu ! C’était après la mort de ma grand’mère. Lors de notre malheur, il était en voyage ; à son retour, apprenant le chagrin que nous avions, il accourt à la maison ; j’étais tout en noir pour la première fois de ma vie. Le voilà entrant au salon, embrassant mon père, puis venant à moi qui pleurais. Il me tend les mains, il me regarde et ne m’embrasse pas… Je me suis bien longtemps demandé ce qu’avait signifié, dans ce moment-là, l’expression de ses yeux : deux gouttes d’eau de mer, vivantes, magnétiques, qui changent soudain, et c’est une âme inconnue qu’on a devant soi ! — Depuis, je me suis expliqué…

Samuel, ses deux mains gantées de blanc serrant la rampe, regardait le jardin devenir féerique. La jeune femme s’arrêta, perdue une minute dans les souvenirs du passé. Toute une procession de choses nuageuses passait devant elle ; des robes qu’elle avait eues, des paysages dans lesquels elle s’était promenée, des dentelles qu’elle avait brodées, mais tout cela l’éloignait de son sujet ; elle se reprit :

— Pauvre oncle Wilhelm ! Je lui ai fait un jour le chagrin de me fiancer à toi. Il n’a pas fait d’esclandre, souviens-t’en ; pas même le traditionnel voyage de l’amoureux déçu. Il est resté bien simplement ; il nous a vus nous aimer ; il a été bon et affectueux pour toi ; et c’est seulement quand nous sommes revenus de Hansen, après un mois, que tu m’as dit : « Comme il grisonne depuis quelque temps, ce pauvre docteur ; il devient tout à fait vieillard. » Te rappelles-tu ?

— Je me rappelle, fit Wartz.

— Il savait bien qu’il ne pouvait pas m’épouser, continua Madeleine. Il se contente, pour son lot, des petits mots d’amitié que je lui dis, et je t’assure, Sam, que c’est exquis cela pour une femme : sentir cette affection poétique qui ne s’est jamais traduite que par d’insaisissables preuves, deviner ce cœur que l’âge a fait si délicat… Un jour aussi, tu auras cinquante ans, et je ne respirerai plus que le parfum de ton esprit.

À ce mot, il se tourna vers elle ; c’était vraiment un trait de son âme qu’il avait reconnu là, son âme charmante tournée vers le mystère, vers de délicieuses choses qu’elle ne savait pas dire ordinairement. Pour ce mot-là, toute la méchante colère qu’il avait eue un instant contre Saltzen tomba.

— Tu voudrais donc me voir cinquante ans comme l’oncle Wilhelm, dis ?

Elle entr’ouvrait les lèvres pour parler ; il lui venait un flot de vocatifs passionnés pour lui répondre. À la fin, elle se mit à rire, tout simplement :

— Oh ! Samuel, tu dis des choses !…

— Je n’aimerais pas, vois-tu, continua Wartz, que tu jouisses du culte d’un autre. Cependant, je n’en veux pas à Saltzen ; c’est un vieux sentimental, de ceux qui ne prêtent pas au tragique ; et avec cela une nature très vénérable. Je l’estime plus avec son ironie factice que tous mes autres amis ensemble. Il ne faudrait pas… Ma petite Madeleine, songe comme la coquetterie serait cruelle avec lui.

Madeleine soudain le regarda, les prunelles métallisées ; sa lèvre se fit tombante, elle boudait.

— Quand ai-je été coquette ? dit-elle. Et elle tourna le dos, puis se mit à descendre lentement. Coquette, elle qui venait à l’instant de refuser au vieil ami la danse qu’il lui demandait ! coquette, quand elle mettait tous ses soins, tous ses artifices délicats à transformer en douce amitié paternelle ce caprice d’arrière-saison ! Mais il en était toujours ainsi : on méconnaîtrait éternellement son cœur ! on se tromperait à sa grâce involontaire ! Elle-même s’assombrit sous l’injure, croyant avoir, peut-être, trop épanoui sa jeunesse rieuse devant le vieil homme. Son mari se mit à la suivre ; ils s’en retournèrent vers le bal. Elle marchait à côté de lui, souffrant, souffrant si fort que les battements de son cœur lui faisaient mal.

— Je t’ai maintenant averti, dit-elle, tu peux m’étudier.

— Cette confession ! murmurait Wartz, dans un coin de l’hôtel de ville, une pareille nuit !

— Quelle heure est-il ? reprit la jeune femme, je voudrais m’en aller.

Pour elle, la fête était finie. Elle était retombée lourdement au fond de son âme profonde, et elle y avait retrouvé le sérieux de sa vie morale, sa préoccupation du Bien, le souci de l’idéale vie conjugale qu’elle cherchait, sa conscience.

Comme ils prenaient congé de M. Furth et de tout le groupe de la presse qui s’était rassemblé pour demander à Samuel l’article d’inauguration de la campagne à entreprendre, on entendit une voix qui disait :

— Docteur, présentez-moi donc à monsieur le délégué Wartz.

Samuel se retourna brusquement. Saltzen était derrière eux, et à ses côtés, un homme jeune, d’aspect vulgaire, petit, vêtu sans élégance ; l’expression de la lèvre, celle qui trompe si peu d’ordinaire, était cachée sous une grosse moustache blonde ; au-dessous des tempes rondes, élargies par la calvitie prématurée, souriaient, d’un sourire peu plaisant, les yeux gris pleins de pensées obséquieuses, et pleins aussi de feu et d’intelligence

Saltzen, pris au dépourvu, réprima une grimace, et, hautain comme il l’était parfois si élégamment, il dit :

— Wartz, je vous présente monsieur Bertrand Auburger.

— Un de vos admirateurs, monsieur le délégué, interrompit l’inconnu.

Samuel, très absorbé, retiré dans le monde des sentiments au travers duquel il voyait souvent les êtres qui l’entouraient, ne remarqua pas le geste d’ennui que n’avait su retenir le mondain Saltzen. Il tendit la main à l’homme avec un froid : « Très enchanté, monsieur. » Mais celui-ci insista :

— On ne vous a pas encore entendu à la tribune, ce qui ne saurait tarder, je pense, monsieur le délégué ; mais je vous ai suivi lors des réunions électorales au Faubourg, et, là, je puis dire que je vous ai connu ; oui, monsieur, connu au sens le plus profond du mot.

Cet individu parlait vraiment d’une manière frappante ; on eût dit un professionnel de la parole : il choisissait ses formes, il accentuait à souhait, et toute son attitude soulignait l’expression même de ses mots. Il conquit soudain l’attention de Wartz.

— D’ailleurs, chez monsieur le baron de Nathée, j’avais appris déjà à vous connaître, poursuivit-il ; et la manière dont on y parlait de vous m’avait fait désirer bien vivement l’honneur de vous être présenté.

— Vous me flattez beaucoup trop, monsieur.

Et quand Samuel Wartz disait cette formule, on sentait son désir d’arrêter effectivement ce flux louangeur qui l’irritait. Cette nuance d’impression, l’homme la saisit, subtile comme elle était, et, sous le même style, il fit dévier le cours de sa pensée.

— Monsieur le délégué, vous ne refusez jamais votre sympathie, n’est-ce pas, aux personnes que vous avez acquises à vos idées ? Les Idées ! c’est par elles qu’on vit, on s’use pour elles, on se crée en elles des amitiés. Je ne suis, moi, monsieur, qu’un obscur, mais c’est un titre devant vous, c’est un titre d’être un obscur devant le républicain Wartz.

Inconsciemment électrisé, Wartz tendit la main une seconde fois.

— Vous me trompez, monsieur, vous ne devez pas être un obscur.

Quand Madeleine vit venir à eux, au vestiaire, le vieil ami Saltzen qui prit affectueusement Samuel par le bras, elle éprouva quelque chose d’étrange et de douloureux. Elle se reprochait maintenant d’avoir parlé. Il y aurait dans l’amitié des deux hommes, désormais, la petite tache qui dans un fruit tôt ou tard le fait pourrir. Le docteur disait :

— Cher ami, n’épuisez pas, je vous prie, votre courtoisie près de cette canaille d’Auburger. Croyez que c’est par surprise s’il m’a arraché cette présentation. C’est le dernier individu que, de mon chef, je vous eusse fait connaître.

— Qui est-ce enfin ?… demanda Wartz, en quittant le docteur pour aller enfiler son pardessus.

La fine Madeleine, qui savait entendre vibrer l’âme de son mari jusque dans le ton de sa voix, connut rien qu’à ce mot : « Qui est-ce ? » combien il était troublé et ravagé intérieurement.

— Un intrigant, répondit Saltzen, un homme qu’on ne voit pas Pour se faire inviter ce soir, il aura imaginé les pires bassesses, et par-dessus le marché, loué son habit dont il n’aura jamais l’idée de payer la location.

On faisait souvent au démocrate amateur qu’était l’oncle Wilhelm le reproche d’incorrigible aristocratie. Ce vieil élégant parfumé, raffiné, qui, en parlant à la tribune, n’y posait que du bout des doigts pour ne point froisser sa manchette, ne pouvait se retenir, songeait Wartz, de juger toujours un peu les gens sur leur mise. Du moins, la mauvaise humeur du jeune mari, qui avait une bien autre source, prit-elle âprement ce grief.

— Cet intrigant, qui manque d’habit noir, parle pourtant familièrement de Nathée, lequel est le plus authentique baron du royaume, monsieur Saltzen.

Saltzen se mit à rire.

— Il a tenu je ne sais quel emploi chez le président qui l’a mis à la porte au bout de quinze jours. Mais prenez garde, Wartz, il me semble que cet homme vous a trop plu pour ce qu’il est. Écoutez ceci : Nathée m’a certifié qu’entre autres professions, — car il en exerce plusieurs, paraît-il, — ce personnage a celle de lancer à la Bourse les fausses nouvelles au profit d’honorables spéculateurs.

— Je n’ai confiance en Nathée que comme valseur, dit Wartz.

Et il emmena sa femme.

Ils traversèrent une dernière fois le péristyle. L’orchestre avait repris la valse Béatrix. C’était la pensée de la Reine qui emplissait de nouveau tout l’édifice. Madeleine songea, avec une sorte de compassion, à cette Reine que minait le grand souci du trône, et qui devait quand même rester jusqu’au jour dans cette fête, prisonnière de toutes ces femmes folles, grisées de plaisir. Mais cette fois, ses lèvres ne fredonnèrent plus l’air de la valse. Au dehors, la place de l’Hôtel-de-Ville s’étendait toute blanche ; et la statue du roi Conrad s’y dessinait en noir. On y entendait par intervalles les coups d’archets plus aigus des violons de l’orchestre, et il y régnait une demi-lueur, venue des grandes fenêtres illuminées de la façade. Wartz et sa femme retrouvèrent leur coupé qui les emporta dans une course ouatée de neige.