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Comment s’en vont les reines/12

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 302-335).

XII

LA LUMIÈRE

Par une espèce de pudeur, Wartz fuyait sa femme. Tous deux souffraient silencieusement. L’entretien d’hier avait précisé avec une impitoyable netteté l’état réciproque de leurs deux cœurs. Le plus souvent, l’amour est fait de clairs-obscurs, d’équivoques, d’affectueuses duperies ; mais entre ce mari et cette femme, il ne pouvait plus y avoir ni duperie, ni équivoque, ni clairs-obscurs. Les événements avaient fait qu’ils étaient désormais incapables de s’illusionner mutuellement. Madeleine se savait aimée jusqu’au point précis où son amour commençait de gêner l’ouvre de Wartz ; lui connaissait que demain, à tel jour incertain de leur union, le cœur de sa femme pouvait cesser de lui appartenir tout à fait. Et ils auraient beau maintenant se dévouer l’un à l’autre, se chérir, s’aduler et s’étreindre, la cruelle lumière serait toujours là, leur montrant les limites véritables de ce qu’ils croyaient infini.

Tous deux souffraient ; mais Samuel gardait l’immense compensation de sa gloire, avec le sens voluptueux de sa puissance en travail, tandis que Madeleine endurait sa douleur sans allégeance. Elle l’endurait avec douceur ; sa pure conscience y cherchait un châtiment à sa faute, elle y sentait le poids de la main de Dieu la punissant, et elle aimait cette douleur, comme font les femmes. Bien plus, la première indignation tombée, son âme retourna vers Samuel, brisée, blessée. C’était une chose bien claire, il ne l’aimait que d’un amour tronqué, étouffé par l’autre passion plus violente de sa politique. Elle en était humiliée ; c’était l’irrévocable désenchantement de sa jeunesse, un bonheur s’envolant d’elle pour toujours, mais elle pardonnait sans presque le savoir, dans le tréfonds obscur de sa rancune. Et pendant que, dédaigneuse encore de lui parler, elle s’efforçait de ne le pas rencontrer, elle rôdait inquiète autour de sa chambre, de son cabinet, elle épiait tous ses actes, et quand il sortit, elle alla le regarder monter en voiture, en bas.

Ce fut une émotion nouvelle. Madeleine éprouvait maintenant un dépit contre elle-même, le dépit de n’avoir pas conquis entièrement ce glorieux homme. Puis, par un besoin étrange, elle vint aggraver son trouble dans la chambre même de ce mari qui la sacrifiait. Elle le cherchait jusque dans les choses, jusque dans le désordre de la pièce ; elle cherchait un sens au dérangement des meubles, elle voulait y lire quel genre d’agitation régnait en lui, elle voulait s’assurer que lui aussi souffrait. Mais elle devinait seulement la même ponctualité à son grand devoir d’homme d’État. Un peu de désarroi, la hâte du départ dans certains indices qu’elle reconnaissait : les armoires ouvertes, un bouleversement dans celle-ci où il avait dû chercher quelque objet, et c’était tout. Le poignant rébus était déchiffré, elle avait lu, écrite dans les choses, tout simplement sa précipitation vers quelque banal rendez-vous politique…

« La loi de Wartz, disait l’autre jour Saltzen, la formule inexorable de sa vie, le pousse à une progression incessante vers le système d’État nouveau. Voilà pourquoi, dans son mouvement en avant, il s’est soucié, comme le marcheur du brin d’herbe, de tout ce qui se dressait devant lui, que ce fût l’amitié, la paix de toute une caste dans la nation, la délicatesse même de sa loyauté, que ce fût la pauvre Reine… »

— Hélas ! ajoutait Madeleine, que ce fût moi !

Elle pleurait.

Elle entra dans le petit cabinet privé qui était contigu. Elle croyait entendre encore la voix de Saltzen dire : « Le Pasteur d’hommes s’abstrait de ce qui lui est personnel ; il ne s’écoute pas, il se renonce ; il s’identifie avec les lois mystérieuses de l’humanité. » Et elle sentait un pardon doux et résigné lui gonfler le cœur. La vraie grandeur de Samuel lui apparaissait. Ce n’était plus le tendre ami qu’elle avait rêvé jeune fille, ce n’était pas même l’amant dont elle s’était enorgueillie femme, c’était l’homme auquel un bonheur inouï l’avait unie comme esclave. Elle était asservie à Lui, elle devait, de Lui, souffrir tout. Rôle sombre, rôle humiliant, être perdue, anéantie dans cette vie magnifique !…

Elle vint, en songeant, à cette table de travail apportée ici du faubourg, et cette place, à la table de chêne, lui apparut comme le trône mystique du grand homme, le siège de sa souveraineté, C’était là qu’il venait penser. Elle devina l’empreinte de ses mains à une usure légère visible sur le drap tendu. Elle saisit le porte-plume qui lui servait : un petit morceau de bois cerclé d’or. Elle le roula dans ses doigts, longtemps. Un fragment de papier traînait, elle le déplia : elle reconnut l’écriture sacrée, et ces deux mots : « Liberté démocratique. » Ces mots l’affligèrent, l’outragèrent comme le nom d’une rivale. Mais elle pardonnait toujours. Un paquet posé là l’intrigua soudain ; il était enveloppé d’une flanelle rouge. Elle sentit, en le palpant, une chose dure et froide. Elle le soupesa, et c’était de lourds objets de métal qui bruirent. L’étoffe soulevée, le nickelage de deux pistolets lui apparut, avec, au milieu, le blanc d’une petite fleur fripée, toute fraîche cueillie pourtant, une perce-neige comme il en poussait dans le jardin du faubourg.

Elle demeura un instant interdite, les joues pâlies, cherchant quelle nouvelle énigme ou quel simple hasard insignifiant c’était là. Mais sa jeunesse entourée d’hommes, bercée d’histoires d’hommes, dans ce monde des hommes de la Presse, aux mœurs un peu théâtrales et particulières, l’avait trop avertie pour qu’elle ne sentît pas devant ces armes une angoisse soudaine. Son père, Franz Furth, s’était battu jusqu’à sept ou huit fois ; aux dîners qu’il donnait, ce n’était, la plupart du temps, que récits de duels mémorables, de passes célèbres où les invités avaient tous joué un rôle, témoins, héros ou victimes. Elle avait entendu, avec une émotion qu’elle n’avait jamais cessé de ressentir en s’en souvenant, l’histoire d’un duel tragique où un jeune journaliste de Hansen avait été tué d’une façon horrible, dans les plaines en amont du fleuve. Et le docteur Saltzen lui-même était le premier à mettre en avant cet art de l’escrime dont il était si épris. L’épée était une de ses coquetteries ; on lui disait : « Rien que de tenir un fleuret, vous, Saltzen, vous vous affinez, vous vous effilez, vous faites corps avec votre lame. » Volontiers, maintenant, Madeleine avait l’esprit tourné vers ces préoccupations masculines, et la vue de ces armes lui suggéra cette pensée que n’auraient peut-être pas eue d’autres femmes : une affaire pour Samuel.

Son cœur commença de palpiter à grands coups. Elle avait, durant ses longs silences de jeune fille, à table, en ces dîners d’hommes, conçu la psychologie des gens qui se battent. Les uns allaient au duel par nécessité, comme à une périlleuse formalité d’honneur où les traînaient, mourants de peur, l’usage. D’autres, — ainsi avait-elle vu son père — faisaient d’une rencontre une bagatelle où ils se lançaient, légers et sceptiques, insoucieux du danger, en cet acte d’élégance. D’autres y apportaient la fougue d’une opinion controversée, d’une vengeance à tirer, leur orgueil ou leur passion, leur colère. Samuel serait de ceux-là. Elle connaissait sa gravité, et cette espèce de douceur profonde qui ne se changeait, à un point donné, en violence que pour devenir une violence terrifiante. Des hommes comme lui, en se battant, tuent ou sont tués ; et Madeleine se souvint du jeune journaliste de Hansen, la poitrine déchirée sous la soie de sa chemise, mourant d’une blessure invraisemblable.

C’était au pistolet également que M. Furth s’était battu. La jeune femme en avait manié autrefois d’autres semblables à ceux-ci. Elle caressa de son doigt le canon lisse, elle scruta la crosse, les dessous luisants de la détente, et reconnut que ce n’étaient pas des armes neuves. Elles lui parurent même fleurer encore la poudre fraîche.

La vérité lui échappait entièrement. L’affaire avait-elle eu lieu, déjà, sans qu’elle le sût ? Mais rien, rien en Samuel les jours précédents, n’avait pu laisser pressentir une préoccupation plus grave que les soucis habituels. Le mystère de sa vie lui était, il est vrai, bien caché, mais elle ne supposait, dans la glorieuse aventure qu’était sa carrière, nulle autre chose que l’unanime admiration. Or voici que maintenant, depuis hier, il avait un ennemi devant lui…

Elle sonna ; elle attendit le valet de chambre de son mari ; et, quand il eut paru, elle demanda d’une voix qu’elle assurait avec peine :

— Monsieur est sorti, ce matin ?

— Monsieur est sorti, oui, madame.

— À cinq heures, comme il le voulait hier ?

— À quatre heures précises, madame.

— Avez-vous bien eu soin qu’il prît des vêtements chauds ?

— Que madame m’excuse, je n’y suis point parvenu ; rien, pas un pardessus, pas un foulard, et l’on gelait. Mais monsieur me soutenait qu’il avait, au contraire, fort chaud.

À tout hasard, elle lança cette autre phrase :

— Quelle imprudence ! Et encore, pour faire cette course à pied !…

— Monsieur n’a pas voulu éveiller si tôt le cocher.

— Une autre fois, veillez mieux sur monsieur, ajouta-t-elle pour finir, pour le congédier.

Voici qu’étaient confirmées ses craintes. Samuel allait se battre. Il avait recherché ces armes

dont elle ignorait l’existence, il était sorti ce matin à pied, secrètement, il s’était rendu à leur ancienne maison du faubourg, comme en témoignait cette petite perce-neige qui en venait. Sans doute avait-il voulu se faire la main. Tout ce qui dormait de tragique et de terrible dans cet homme plus grand que nature, se révélait en cette occasion. Il voulait un duel, mais il le voulait sérieux, à conséquences graves. Aussi voulait-il être maître de sa main, viser sûrement. Elle croyait le voir, tirant sur une cible imaginaire dans quelque coin de leur joli jardin ; et la figure qui se dessinait vaguement derrière la cible, c’était Saltzen. Sans qu’il y eût seulement une base à sa provocation, Samuel était possédé par l’idée de le tuer ; sa peine avait distillé de la fureur, et, dans l’heure même qu’il avait le plus prémédité sa vengeance, avec le plus d’ardeur mauvaise, il avait eu le geste sentimental, la suave pensée, de cueillir dans leur jardin cette fleur, souvenir d’amour, chose de tendre naïveté.

Madeleine, dont les mains tremblaient, roula de nouveau les pistolets dans l’étoffe de laine rouge, mais elle garda la perce-neige. Son bouquet de fiancée avait été moins pour elle que cette fleur, dans un tel moment. Elle la tenait entre deux doigts, écrasée comme elle l’avait été entre les deux pistolets, et, quand elle se fut enfermée dans sa chambre, ce lui fut un sujet de méditations exquises parmi l’horreur qui l’enclosait de toutes parts. De temps en temps la pensée du vieil ami lui revenait, avec un soubresaut douloureux de son cœur.

Une heure se passa. Wartz revint : elle l’entendit entrer. Il était accompagné de Braun. C’était la première fois que le ministre du Commerce venait ici depuis le grand bouleversement. Une cause étrangère à la politique devait motiver cette visite. Alors, refoulant ses scrupules, Madeleine vint sans bruit, à pas glissés, s’enfermer dans la garde-robe qui était voisine des pièces de son mari, et prit une chaise basse, près de la porte.

Les deux hommes chuchotaient ; elle n’entendit rien.

Son acte, dont elle aurait eu honte autrefois, prenait une importance sacrée : le sentiment qui la menait sanctifie tout. Retenant son souffle, elle se baissa, chercha de l’oreille le défaut de la porte. Elle reconnut les mots de Samuel dits en murmure, mais elle ne comprit pas le sens d’un seul. Il devait expliquer une chose longue, interminable ; il parlait sans arrêt, pendant qu’à intervalles réguliers, Braun prononçait le « oui » de l’homme attentif qui écoute.

« Sur quoi baserait-il ce duel ? sur quelle offense irréelle ? » se demandait Madeleine. Il devait actuellement tracer à Braun, son témoin tout indiqué, le programme de ses volontés, de ses exigences. Et, à bout d’efforts, brisée de contention, elle finit par surprendre cette seule fin de phrase :

— Je ne l’ai pas touché, mais, s’il se récuse et qu’il faille le pousser à bout, je l’y pousserai, et ai peu que j’aime cette coutume, je tirerai sur lui comme sur un chien ! »

Sa fureur l’avait emporté ; il avait dit ces mots à mi-voix. Ils étaient chargés d’une telle haine, que Madeleine en frémit ; elle crut voir Saltzen déjà frappé, mourant de la main de cet ami qui était un fils pour lui, et de nouveau son pauvre cœur chavira, bouleversé à la pensée d’une telle querelle entre ces deux êtres, si chers tous deux, inégalement.

Et comme elle voulait douter encore, trouver absurde son idée, se dire qu’il n’existait entre Samuel et le vieil ami aucun motif de rencontre, elle entendit la voix de Braun, moins soucieux du secret, prononcer presque haut :

— Mon cher collègue, voulez-vous que nous allions ce soir chez Saltzen ?

Samuel dut le presser, car il reprit :

— À votre gré, je suis tout à vos ordres.

Madeleine se leva, et, ravagée d’angoisse, vint se regarder au grand miroir cloué au mur. Elle crut voir dans ses yeux troubles, dans ses lèvres pâles, les traits d’une pécheresse détestée. Tout amour-propre s’éteignit en elle, soudain ; elle se haïssait. Tant de mal venait d’elle ! En cette affaire, l’entière responsabilité pesait sur elle ; elle en était le pivot, la source perverse. Oh ! oui, pécheresse, pécheresse secrète du cœur, pécheresse raffinée, masquée de pudeur, d’honneur, de vertu, et dont les fautes cachées avaient conduit de tels hommes à de telles haines ! Saltzen et Samuel Wartz se détestaient à cause d’elle, à cause de ses coquetteries, de cette volupté d’aimer, d’être aimée, de goûter à des sentiments quintessenciés qu’elle avait eue et qui l’avait menée là !

Il y avait d’autres femmes coupables, portant le poids de fautes plus réelles ; elle connaissait, dans la société même d’Oldsburg, de belles et franches libertines qui ne mettaient pas d’autre barrière à leur champ de plaisirs qu’une fragile retenue transparente de bon goût, de discrétion, à travers la quelle chacun suivait l’élégant scandale de leur vie. Celles-là lui semblaient tenir un rang moral au-dessus d’elle, à cause de ce péché subtil, exonéré du blâme, inconnu, mystérieux, qu’elle avait commis dans son cœur, hypocritement.

Elle aimait à l’excès la justice. Elle était juste dans toutes ses pensées, dans toutes les sévérités de sa conscience, juste comme une femme l’est rarement. Elle n’attribua pas le malheur qui les frappait tous trois à la franchise qu’elle avait eue envers Samuel, mais à sa propre culpabilité. Et, dès ce moment, elle prit la décision de l’acte qu’elle accomplirait bientôt.

Le repas lui ramena Samuel. Elle le voyait pour la première fois depuis la veille. Il l’effraya. Ses traits pâles, sa face incolore n’avaient pas changé ; c’était seulement son regard. Les domestiques étant présents, ni Madeleine ni son mari ne purent rien laisser paraître de ce qui les torturait ; mais leurs yeux s’entrecroisaient, se cherchaient, et ceux de Samuel n’avaient jamais eu, à ce point, cette ambiguïté troublante, l’expression double, ce mélange de douceur et de dureté qui exerçait sur la jeune femme un magnétisme implacable. Elle comprit cet alliage d’amour et de fureur qui le possédait actuellement, qui le poussait contre Saltzen, elle crut lire, jusqu’au fond, le courroux de cette âme.

Une heure sonna. Madeleine sortit à pied, dans cette robe de drap sombre qui boutonnait au corsage sur de la soie rouge. Elle sortit par une porte dérobée, du côté des écuries du ministère, et gagna par une ruelle la rue Royale. Le soleil de février éblouissait les passants, il miroitait aux vitrines, et scintillait au verni des équipages. Un piétinement sonore sur le pavé sec retentit devant elle ; elle vit venir sur la chaussée une patrouille de la Garde.

— C’est vrai, soupira-t-elle tristement, nous sommes en Révolution.

Son âme, prise par cet autre orage intime déchaîné sur son foyer, avait oublié le grand orage national. Un changement d’État, le triomphe d’une opinion nouvelle, un nom nouveau remplaçant l’ancien, qu’était tout cela à côté de ce qu’elle endurait aujourd’hui ?

Comme elle gravissait, lasse et angoissée dans son énergie, la partie haute de la rue Royale, elle rencontra son amie Gretel. À cause d’un certain rêve qu’elle avait eu, l’image de cette jeune femme était liée à celle de Saltzen. Elle reconnut le même chapeau dont la passe était de tulle blanc, ornée de boutons de roses de soie, sur la mousse blonde des cheveux. Elle crut entendre son amie redire de sa voix sans timbre des rêves : « Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal. »

— Ma chérie, s’écria la joyeuse femme en agitant, pour lui tendre la main, un flot de dentelles perlées, de fourrures lâches, un cliquetis de gourmettes, de bijoux, de breloques, — le voilà donc, le secret d’État qui vous a fait me clore votre porte hier ! Eh bien, la Reine est retrouvée ; on ne fait encore que le chuchoter, mais aujourd’hui tout Oldsburg sait où elle est.

Et, en parlant, elle regardait fixement Madeleine qui lui semblait avoir pris soudain une mine si frêle, si douloureuse ; à peine reconnaissait-elle le délicat visage où l’on ne voyait plus que les yeux et les lèvres fiévreuses, souriant si tristement :

— Pas tout Oldsburg, Gretel ! car moi, je l’ignore.

— Allons donc ! votre mari vous aurait caché cela, quand c’est lui-même qui a offert à la pauvre Reine cet appartement à l’hôtel de ville ! Monsieur Wartz a été idéal en cela. Quand nos enfants liront ce trait dans l’histoire, ils seront émus de génération en génération. Ce grand républicain, si chevaleresque, protégeant la femme tout en combattant la souveraine, cela est parfait, il n’y a qu’une voix pour le dire. Quel génie, et quelle impeccabilité ! Demain nous irons toutes, mes parentes, mes cousines, mes amies, nous irons toutes à la Délégation pour le voir dans son triomphe. Ne riez pas, nous sommes toutes folles de votre mari. Ah ! ma chérie, avez-vous de la chance d’être la femme de ce grand homme !

Madeleine fit un effort pour sourire ; ces mots lui donnaient envie de pleurer. Elle dit hâtivement :

— Adieu, Gretel, je suis pressée, excusez-moi.

La gourmette, les bracelets, les breloques, les perles, dansèrent de nouveau entre les deux petites mains gantées qui se serraient et les jeunes femmes se séparèrent. L’une descendait vers l’hôtel de ville, l’autre allait au boulevard, chez le docteur Saltzen.

Une façade blanche se dressait, avec la porte cochère couleur d’olive marbrée. Personne ne remarqua que l’élégante femme qui passait sonnait ici, mais elle crut sentir, elle, tous les regards des passants attardés à suivre son geste. Ne devinait-on pas sa visite clandestine chez l’homme qui l’aimait ! Est-ce que sa pâleur n’était pas visible !… Est-ce qu’il n’était pas loisible à tous de voir qu’elle défaillait, qu’elle pouvait à peine se raidir au moment d’accomplir l’horrible démarche !…

Avant qu’on l’eût annoncée, le vieil ami avait entendu sa voix ; il accourait sous le porche. Elle le vit arriver, les mains aux poches de son petit veston court, si vif, si anxieux !

— Vous n’êtes pas malade ?

— Non, docteur, dit-elle, en s’efforçant de rire, à cause du domestique qui les regardait tous deux. J’ai seulement un petit renseignement à prendre chez vous, si vous voulez bien…

Il la mena, à travers ses beaux appartements confortables, où, dans la pénombre, saillaient les luisants du luxe : la salle à manger, avec l’or de ses broderies chinoises, le salon turc aux cuirs odorants, le salon d’attente, le billard, et enfin le cabinet où il la fit s’asseoir.

Elle était sans force, sans voix, sans souffle. Il perdit, à la voir ainsi, la joie qu’il avait eue à son arrivée, la joie de la posséder chez lui, de la trouver dans ce coin d’intimité, de lui montrer sa maison, le cadre de sa vie, un peu du mystère de sa solitude, la joie de voir réaliser le rêve si souvent fait, le rêve si cher aux hommes qui aiment. Debout devant elle, il se pencha, lui prit les mains.

— C’est à cause de Wartz que vous venez ?

— Oui.

— Vous avez appris quelque chose… vous savez ?…

— Oui.

— Allons ! fit-il en haussant les épaules, nous avions bien besoin de cela !

— Docteur, murmura-t-elle d’une voix qui s’étranglait à la gorge, il ne faut pas que ce duel ait lieu. Je suis venue vous trouver pour vous demander cela ; je ne le veux pas, c’est impossible, il faut que tout s’arrange.

Il commença par dire, de mauvaise humeur :

— Voilà, c’est toujours ainsi quand les femmes se mêlent…

Puis la voyant si atteinte, si misérable, ses larmes mêmes taries, levant vers lui son triste visage de malade où les longues lèvres ne faisaient plus qu’un pli de douleur, il se reprit :

— Ma pauvre enfant, calmez-vous ; dans la vie des hommes, cela, c’est un accident. J’en ai vu tant, moi ! tant, si vous saviez ! On m’attribuait quelque connaissance dans l’art de se battre bien ; j’étais très demandé, non seulement à Oldsburg, mais en province, à Hansen, jusque dans le Sud. Eh bien, je vous en donne ma parole, je n’ai jamais rien vu qui pût s’appeler grave. Les adversaires les plus acharnés même, ceux qui ont rêvé de tuer, deviennent toujours sur le terrain les plus maladroits, étant les plus impressionnables, et partant, les plus impressionnés.

Elle n’osait plus le regarder en face ; elle fuyait ses yeux, maintenant qu’elle le croyait instruit de sa tendance secrète vers lui, et qu’il lui avait fallu renoncer toute pudeur pour venir.

— Je comprends pourquoi vous me parlez de la sorte, dit-elle ; mais je ne m’y laisse pas prendre. Je connais la violence de Samuel, il sera terrible, si maître de lui, avec sa volonté qui est la chose la plus forte, la plus inflexible. Docteur, je meurs de frayeur ; au nom de votre affection pour moi…

Elle commençait à le troubler. Elle ne ressemblait plus à la tendre petite fille qu’il avait toujours vue, impulsive et réfléchie, livrant étourdiment, sans le savoir, rien qu’en ouvrant ses yeux gais, les profondes choses dormant en elle. Aujourd’hui elle était devenue si étrange, froide, renfermée, cachant la vérité d’elle-même jusqu’à éteindre le timbre de sa voix, jusqu’à emprisonner dans le manchon les gestes si francs de ses mains.

Et pourtant, l’avoir là, dans la demi-obscurité de ce cabinet très sombre, assise dans ce fauteuil précieux où il l’avait si souvent imaginée, l’avoir seule, en tête à tête, à cet endroit même où tant de fois il avait laissé le travail pour rêver à elle, où tout lui semblait imprégné de son image, c’était encore une chose délicieuse au vieil homme. Il vint prendre place près d’elle. Il ne savait plus ce qui allait se passer, ni s’il n’allait pas promettre tout ce qu’elle lui demanderait. Il entrevoyait la soie rouge du corsage que soulevait un souffle fort, et qui flamboyait autour du cou ; il devinait, sous le dessin allongé des cils, le feu secret des prunelles ; il entendit les longues lèvres supplier :

— Dites-moi que vous arrangerez les choses !

— Comment voulez-vous que je fasse ! répondit-il d’une voix très adoucie, puisque j’ai accepté les conditions que m’imposait votre mari.

Elle ne songeait même plus à défendre son cœur. Son cœur n’était plus tenté par la tendre affection de la veille, il y avait dans l’heure présente trop d’amertume pour qu’une saveur douce lui revînt.

— Docteur, de vous je n’aurai jamais demandé que cela ! Souvenez-vous : quand j’étais enfant et que vous veniez chez mon père, vous disiez toujours ; « Demande-moi quelque chose, des poupées, des bonbons. » Et vous m’accusiez d’être fière, parce que je vous faisais invariablement la même réponse : « Je n’ai besoin de rien. » Lorsque, devenue jeune fille, j’en fus aux bibelots, aux bijoux, vous m’avez demandé cent fois de choisir ceci, cela.

— Je me souviens ; de ce que je vous offrais, il ne s’est jamais rien trouvé dont vous eussiez besoin, jamais, jamais !

Rien que d’avoir dit cette phrase, il s’était tout attristé. Madeleine comprit et rougit ; ses yeux se perdirent dans la fourrure fauve du manchon. Mais son inconsciente adresse de femme saisit cet émoi naissant du vieil ami.

— Pour une fois, enfin, monsieur Saltzen, j’ai besoin de quelque chose : je vous fais une prière. C’est un lourd sacrifice que je vous demande, mais vous me connaissez jusqu’au fond de l’âme, vous pouvez mesurer ce que sera pour moi ce duel dont je suis la cause…

— Dont vous êtes la cause ! répéta-t-il dans sa stupeur.

Sans lever les yeux, sans le voir, sans comprendre, elle poursuivit :

— Il me semble que, toutes sortes de raisons imaginaires, conventionnelles ou vulgaires, mises à part, il doit vous rester pour Samuel quelque souvenir de l’amitié d’autrefois, un sentiment paternel, un peu d’affection. Cet usage barbare du duel est odieux. Je vous en prie, allez le trouver, expliquez-vous avec lui, calmez-le. Il vous en coûtera, mais vous le ferez pour moi. Ce serait si affreux !… Entre nos vieilles amitiés il faudra bien élever une muraille, monsieur Saltzen, mais enfin, comme cela, il n’y aura pas de haine derrière.

Le sens de ce qu’elle disait échappait au docteur, mais ses mots lui ouvraient un inconnu aveuglant, qu’il n’osait approfondir. Il sentait entre eux une lourde ambiguïté de pensées, mais la clef de l’équivoque, il la tenait entre ses mains, tremblant de bonheur et d’incertitude. Son amour de la droiture lui fit dire sur-le-champ, cependant, pour rétablir toute vérité :

— C’est contre Hansegel que je suis le témoin de Wartz !

Les longues paupières se levèrent ; les chers yeux, sans retenue ni contention maintenant, s’ouvrirent vers lui, souriants, confiants, exultants ; elle cria :

— Hansegel ? de chez la Reine ? le duel avec lui ?

Puis la détente nerveuse survint aussitôt. Sans rien dire, sans rien expliquer, ne sentant plus que le réveil bienfaisant après le cauchemar enduré, elle répéta encore une fois en riant : « Hansegel ! » et retomba sur l’appui du fauteuil, sanglotant à longs spasmes étouffés dans le manchon de fourrure fauve.

« Alors, se dit Saltzen, dans une pensée qui était l’illumination radieuse, l’apothéose de sa solitude pénitente, alors elle s’était méprise, alors elle croyait la querelle entre son mari et moi, pour elle ; alors, alors, elle sait que je l’aime ! »

Et il fit un pas en avant, les bras tendus. Déjà l’appel de tendresse était sur ses lèvres : « Madeleine ! » et déjà il croyait rassasier cette lointaine, cette longue et vieille faim d’aveu qu’il avait entretenue en inflexible abstinent. Plus que jamais, Madeleine était devant lui « la chère petite fille ». Ces larmes d’enfant, cet abandon ici, chez lui, comme chez un père, la fragilité de son corps qu’un tout petit sanglot pouvait ébranler, tout cela, c’était l’exquise puérilité qu’il avait sans cesse imaginée et adorée en elle — et il s’arrêta, un instant, penché au-dessus d’elle, d’elle qui ne le voyait pas, répétant silencieusement dans son cœur :

« La chère petite fille !… Ma chère petite fille !… »

Et ce fut tout.

Elle avait eu trop confiance en venant ainsi chez lui ; elle avait trop compté sur son respect, sur sa délicatesse, pour qu’il put faire un geste, dire un mot de plus. Il se redressa et se mit à marcher à pas lents et glissés pour ne pas troubler cette lassitude qu’il lui voyait. Il prenait garde de ne heurter, ni le bois de son grand bureau, ni les cuirs ouvrés des sièges, ni le socle de ses bronzes. Il allait comme une ombre, tantôt ici, tantôt là-bas, dans le fond obscur où les fenêtres n’éclairaient plus. Et ce doux silence apaisa Madeleine en effet, comme il l’espérait. Elle ne pleurait plus. Elle leva ses yeux séchés, et, confuse de cette gêne qu’elle avait, par son imprudence, à jamais causée entre eux, elle chercha du regard le vieil ami.

La pâle figure ravagée était là-bas, dans l’ombre du fond, tournée vers elle, toujours. Depuis combien de temps la regardait-il ainsi ?

Elle se leva ; elle voulait partir tout de suite ; ce secret découvert entre leurs cœurs délicats n’était plus tolérable. Sur ses yeux rougis elle abaissa la voilette sombre, serra la fourrure sur la soie rouge de sa gorge ; elle allait dire adieu.

— Monsieur Wartz demande à voir monsieur le docteur, annonça le valet qui frappait à la porte.

Madeleine et Saltzen se regardèrent et dirent ensemble :

— Qu’il entre !

Il entra. La surprise de trouver ici sa femme l’arrêta, une seconde, au seuil de la porte ; ses traits mobiles eurent un changement si vif, que le bleu clair de ses yeux, d’un seul coup, vira au sombre.

Madeleine, éperdue, murmura :

— Docteur, expliquez à Samuel pourquoi je suis venue.

Lentement, Saltzen traîna un troisième siège entre eux deux.

— Venez ici, Wartz, dit-il, venez vous asseoir.

Samuel le regardait durement, sans répondre,

et ne bougeait pas. Il fallut que le docteur allât vers lui.

— Venez, Wartz, répéta-t-il, sur un ton poignant de reproche ; quand je vous dis de venir, c’est que vous le pouvez, mon ami.

Samuel avait une pureté de vue pénétrante qui vous lisait l’âme, et souvent, dans ces secondes prolongées de silence ou on le croyait distrait, rêveur, absent de là, impression qu’accentuait encore l’étrangeté de ses inégales prunelles, c’était en vous qu’il voyait. Il regarda longuement le vieil ami.

À la fin, comme après un songe, il abandonna sa main puissante, sa main ronde et grasse d’homme de pouvoir, aux mains inquiètes, nerveuses, chercheuses de Saltzen, et il dit, de l’air le plus simple :

— Eh bien ! mais oui, docteur, je viens. Madeleine lui offrit sa joue à baiser, mouillée encore des larmes de tout à l’heure. Saltzen vint s’asseoir près de lui, affectueux et bon comme chaque jour ; ce fut autour de lui l’atmosphère toujours égale d’adulation secrète : on l’aimait…

— Madame Wartz est venue pour obtenir de moi que vous ne vous battiez point… Elle a su que vous aviez une affaire ; les femmes savent tout !

— Elle a su ? répéta Wartz, étonné.

Madeleine prit dans son porte-cartes la fleur de perce-neige :

— Reconnais-tu cela ? cette chose qui pousse sous le canon de deux pistolets insolites, sur une table de travail.

— Et tu as deviné que je me battais avec Hansegel ?

— Non… j’ai pensé…

Maintenant elle se troublait. Il y avait entre eux trois un mystère tel, qu’ils ne pouvaient l’effleurer d’un seul mot sans qu’une honte vînt offenser leurs âmes nobles. Entre eux trois il y avait un voile tendu, et aucun n’osait le soulever, bien qu’il sut ce qui se cachait derrière. Entre eux trois il n’y avait plus, il ne pouvait plus y avoir que le silence, et ils ne s’entreregardaient même plus.

Ce furent les lourdes minutes tragiques d’un embarras qui pouvait n’avoir pas d’issue, qui n’en eût pas eu sans les idées exquises du bon Saltzen. Mais il était là ; il pensait moins à son chagrin qu’au trouble de Madeleine, il voulut qu’elle sortît d’ici sans rougir, sans que rien chagrinât sa candide conscience de jeune femme, sans qu’un souvenir douloureux lui restât de sa visite chez lui.

Il dit :

— Maintenant, Wartz, nous allons discuter ce qui nous occupe. Seulement, ces sortes de choses ne regardent pas les femmes, et il nous faudrait être seuls.

— C’est vous qui me renvoyez, docteur, dit Madeleine.

Rien dans son âme timorée n’aurait pu retenir en ce moment sa reconnaissance pour cette triste ruse du vieil ami. Elle vint à lui, sachant bien que c’était pour la dernière fois qu’ils causaient ainsi sans contrainte, la dernière fois qu’ils se voyaient vraiment, et que déjà était posée entre eux la base ide cette muraille mystérieuse dont elle avait parlé.

— Adieu, monsieur Saltzen, dit-elle… et elle était si émue que ses longues lèvres tremblaient en parlant. Je vous laisse avec Sam, souvenez-vous de ce que je vous ai demandé pour ce duel, souvenez-vous que j’ai bien peur pour lui.

— Oh ! je me souviens toujours, moi, répondit Saltzen.

— Adieu, docteur, adieu.

Samuel, qui les épiait tous deux, qui dévorait leurs regards, leurs gestes, leurs mots, ne l’entendit pas répondre.

Une minute après, le vieil ami revenait à ce coin de feu où s’était passé le drame ; il se laissa tomber dans le fauteuil vide, en regardant Wartz ; il n’avait plus ni courage, ni vie.

— Ah ! jeunesse ! soupira-t-il.

— Vous avez vu Hansegel ? demanda Wartz.

— Ce n’est pas d’Hansegel qu’il s’agit, c’est de Madeleine, mon ami.

— Non, laissons cela ; laissons, cela, je vous en prie.

Samuel parlait avec humeur. Les yeux bleus avaient dans sa face pâle un fluide insoutenable.

— Laissons cela ? mais nous ne le pouvons pas, mon pauvre ami, reprit le docteur ; vous êtes bon et généreux, vous vous refusez à me chagriner ; c’est si aisé d’être bon quand en est surhumainement heureux comme vous l’êtes ! Elle vous adore ; je l’ai vu ; tout son être en frémissait ; elle ne vibre que de vous, de votre pensée. J’ai scruté bien des cœurs de femmes ; jamais je n’ai rencontré cela ; elle pourrait en mourir, elle en vit ! Eh bien ! vous vous fâchez, Wartz ? vous gardez rancune au vieil ami ?… Vous vous êtes querellés, n’est-ce pas, à cause de moi ? Grand Dieu ! aurais-je pensé ! Vous m’en voulez de l’aimer aussi ? Ah ! si vous saviez ! si vous saviez ! Il ne faut pas m’en vouloir, mon ami. Toute sa vie, qui est devenue vôtre, maintenant, était entrée en moi ; j’ai vu ses grâces d’enfant ; si vous aviez connu ce petit être délicieux si féminin déjà : j’en ai gardé une image ineffaçable. Je l’ai vue un jour d’été, — elle venait d’avoir cinq ans, — elle portait une robe blanche, d’où sortaient ses petits bras nus, potelés, qu’elle croisait d’un geste charmant sur ses boucles noires ; et son rire d’alors je l’entends toujours me retentir dans l’âme comme un grelot lointain. Si vous l’aviez vue adolescente, aux années de la métamorphose, avec ses vagues ennuis de fillette, indécise entre les jeux et le rêve ; et plus tard, ses ardeurs de vie qui se tournaient vers la politique que son éducation masculine lui avait rendue familière ! Elle causait assez librement avec moi : j’ai vu cette âme d’alors, Wartz, jusqu’au fond ; c’était adorable. La naissance du printemps a plus de poésie que tout autre chose dans la nature ; ce fut à une naissance de printemps que j’assistai. On sentait se gonfler et s’ouvrir en la jeune fille mille choses subtiles !… Et puis elle est devenue femme. Je voyais qu’elle allait aimer ; je la suivais dans le monde, jaloux, soupçonneux ; je surveillais jusqu’au regard qu’elle posait sur les jeunes hommes, tous épris d’elle, jusqu’au trouble de ses paupières, au rose de ses joues. Ce fut vous qu’elle aima. Je lui ai pardonné ; je vous aimais bien, moi aussi, Wartz. Ce mariage me brisait moins qu’un autre ; j’en étais fier pour elle et fier pour vous. Les deux beaux êtres de jeunesse que vous faisiez m’ont toujours été une vision radieuse, et j’avais arrangé ma vie pour me contenter des miettes de votre festin. Vous étiez le riche qui goûtiez à pleine bouche la joie servie ; il restait encore pour moi le sourire de la chère petite fille, ses menues confidences, ses douceurs au vieil ami, le glissement de ses lèvres sur les dents quand elle disait : « Monsieur Saltzen. » J’emportais tous ces souvenirs-là chez moi, et je les savourais. Voilà, Wartz, Je récit que vous devait votre vieux camarade. C’est une biographie, cela, c’est la vraie, et tout ce qu’on y mettrait d’autre ne compterait pas. Tous êtes le mari, le jeune et heureux mari, vous pouvez me détester, ou mieux encore, rire. Oui, c’est cela, rire. J’ai tenu si ridiculement mon rôle ! Cacher son amour, s’étudier à l’indifférence, jouer la froideur, se flatter de son flegme indéchiffrable, pendant que les vrais amoureux, les amoureux en titre et pour de bon, malignement lisent entre vos ruses, surprennent les émotions les plus cachées de votre cœur, et possèdent à eux deux, pour s’en amuser, le secret, dont vous vous croyez seul maître ! Dites, Samuel, avez-vous ri ?

— Je n’ai pas ri, fit Wartz, gravement.

— Mais vous vous êtes fâché alors ? La pauvre petite est arrivée ici, tout à l’heure, mourante ; elle avait surpris quelques indices d’une affaire chez vous ; elle avait cru comprendre que nous nous battions tous deux ; pourquoi, dites ?

— Hier, docteur, je ne sais quoi m’avait rendu nerveux et mauvais. Nous avons causé de vous, je me suis irrité. Je l’aime bien, ma petite Madeleine, j’ai peur d’être trop rude pour sa finesse ; j’envie votre esprit ; j’ai été jaloux.

— Et vous me détestez ?

— Laissons cela, dit avec une colère retenue, Wartz qui redevenait impérieux, laissons cela ; je ne veux savoir rien… Yous, monsieur Saltzen, vous avez mon estime, mon respect, ma confiance ; j’ai parfois des violences que je ne veux pas. Ne parlons plus de Madeleine. Oublions.

— Écoutez, dit encore Saltzen ; suis-je de trop dans votre vie ? Nous portons à nous trois maintenant le secret le plus triste, le plus lourd ; le charme de nos rencontres est fini. Je suis vieux ; ce sont les vieux qu’il faut jeter par-dessus bord ; il y aura toujours un malaise entre nous dans cet Oldsburg où chaque jour peut nous mettre en face les uns des autres. Voulez-vous que je le quitte ?

Wartz eut un geste étrange, un geste vif de refus :

— Quitter Oldsburg !

— Mon ami, j’aime ma ville comme les vieux Oldsburgeois l’aiment ; j’aime ma cathédrale, Sainte-Gelburge, l’Abbatiale, comme autant de personnes vivantes et captivantes ; je suis épris de mon fleuve comme s’il y dormait une belle fée invisible et amie ; et que dirai-je de nos rues, de nos vieilles rues dont je connais jusqu’aux ressauts des pavés, jusqu’aux sinuosités imprévues ! Mais vraiment, hors d’ici, je souffrirai moins. Donc, n’ayez pas de scrupules, décidez ; je puis partir et vivre à la campagne. Pour nous trois, pour la paix même de celle à qui nous voudrions, vous et moi, éviter l’ombre d’une peine, il vaut mieux que je m’en aille.

Wartz prononça avec une tranquille énergie :

— Mais, monsieur Saltzen, vous savez bien que c’est sur vous que nous comptons pour remplacer Nathée ; nul autre que vous ne pourra présider la nouvelle Délégation républicaine ; il faut que ce soit vous, ou je ne sais plus, alors !

Ainsi, dans cette tragique aventure qui atteignait et ravageait si profondément sa passion de jeune mari, aucun autre sentiment ne paraissait en lui que le serein attachement à son œuvre ! Saltzen en fut atterré. Il avait cru voir devant lui, dans cet homme aux colères contenues, maîtrisant sa haine ou la dissimulant sous l’estime et le respect, l’acteur farouche de ce cruel drame d’amour qu’ils jouaient à eux trois. Mais non ; il s’était trompé. Wartz se découvrait l’être impersonnel et surhumain de la Fatalité. Sa passion, la pensée de Madeleine, ses intimes sentiments, ses virils courroux, n’étaient que des accidents inférieurs dont se dégageait toujours sa volonté. Sa volonté, c’était le grand souffle de l’Histoire ; c’était l’inflexible ligne de la Destinée ; elle se subordonnait tout.

Saltzen sentit que c’était fini ainsi. Personne n’avait compris comme lui quelle personnalité mystérieuse vivait dans le jeune meneur. La volonté de Samuel lui était sacrée ; il y adhérait toujours. Il ne parla plus de Madeleine. Il conta seulement sa visite avec Braun chez le duc de Hansegel. Hansegel avait accepté les pourparlers, et le docteur attendait ses témoins. Vraisemblablement, la rencontre aurait lieu demain matin. On se battrait dans un petit bois, situé au delà de la prison du faubourg.