Comment s’est faite la France

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Jacques Chevalier
Comment s’est faite la France
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 915-928).
COMMENT S’EST FAITE LA FRANCE
D’APRÈS UN LIVRE RÉCENT

Nos lecteurs connaissent déjà cette grande Histoire de la nation française entreprise sous la direction de M. G. Hanotaux et dont M. Louis Madelin a exposé ici-même l’esprit et le plan. C’est à M. Imbart de la Tour qu’est échue la tâche de retracer l’Histoire politique [1] de la France des origines à 1515.

Peu d’hommes étaient aussi bien désignés pour la mener à bien. Héritier de la noble tradition française qui, de Bossuet et de Montesquieu à Tocqueville et à Fustel, a perpétué dans les esprits l’amour de l’histoire synthétique et de l’histoire d’idées ; formé aux disciplines modernes qui lui ont enseigné la probité scientifique, la soumission aux faits, le contrôle rigoureux des vues d’ensemble par l’élaboration du détail ; assez philosophe, d’ailleurs, pour ne point s’arrêter aux tâches préliminaires, pour ne point se laisser absorber par la documentation, mais pour en user comme d’un moyen au service de fins supérieures ; également éloigné d’un empirisme stérile et de l’esprit de système, il a, comme bien peu, le sens de la complexité du réel et de la subordination des ordres : il sait les relations qui unissent les croyances, les idées et les sentiments aux conditions sociales et économiques, la manière dont ces divers facteurs agissent et réagissent les uns sur les autres, et, ce qui importe plus encore, leur hiérarchie naturelle. C’est pourquoi son œuvre est infiniment plus proche de la réalité concrète que l’histoire telle que la conçoivent un Karl Marx et ses innombrables disciples, obstinément attachés, malgré l’apparence, à une idéologie abstraite et artificielle, et qui pensent avoir expliqué un mouvement historique, comme l’apparition d’une croyance nouvelle, lorsqu’ils l’ont relié à ses origines ou à ses conditions matérielles. Quel est le fait économique qui rendra compte du christianisme ?

M. Imbart de la Tour n’a pas cédé à ces illusions décevantes. Et c’est pourquoi encore, à l’inverse des productions de l’idéologie matérialiste, son livre est très peu livresque. On y respire à l’aise : on ne s’y meut point au milieu de concepts ou de mots ; on y vit parmi des hommes, dans l’atmosphère subtile et fine de notre pays de France, au contact de ce bon peuple à qui nous devons le meilleur de nous-mêmes. Pour le connaître en son intimité, l’historien a puisé à toutes les sources où ce peuple a laissé quelque chose de soi : il a puisé surtout à la source la plus riche et la plus sûre, comme aussi la plus négligée, je veux dire à la tradition vivante qui se perpétue dans le peuple même, parce que le peuple, suivant l’expression du génial penseur espagnol Angel Ganivet, garde en lui « le dépôt et les archives des sentiments fondamentaux et inexprimables d’un pays. » De son Morvan, bastion de la vieille Gaule, M. Imbart de la Tour a observé longuement et amoureusement le peuple de France, et je ne serais pas surpris qu’il eût découvert là le secret qu’aucun des documents écrits n’eût pu lui révéler, le sens caché qui les explique et les illumine, — les témoins immuables, et les juges, de l’évolution qu’ils décèlent : tels ces très vieux chênes, derniers survivants de la forêt gauloise que défrichèrent les moines ; solidement implantés dans le granit de nos provinces du Centre, ils marquent aujourd’hui encore les bornes des champs, qui varient moins que les frontières des États, et les haies qui jadis leur étaient adossées ont été refoulées de quelques pouces par le vent d’Ouest, tandis qu’ils demeuraient immuablement enracinés au sol où le paysan, depuis des siècles, trace le même sillon.

Celui qui a rempli ses yeux et son âme de la contemplation de tels spectacles, celui qui a vécu dans la familiarité de ces choses et de ces êtres, ne peut manquer d’y acquérir le sens de la perpétuité du peuple, c’est-à-dire de cette unité vivante qui se maintient, de génération en génération, à travers les institutions et les régimes, expressions successives, et parfois opposées, d’un même esprit qui, en son fond, demeure insaisissable et ne se manifeste que dans l’ordre même de son développement. Ce sens, M. Imbart de la Tour le possède au plus haut degré : c’est là ce qui fait l’intérêt unique de son histoire.

Les épisodes du drame s’enchainent d’une manière continue ; mais cette continuité n’est pas celle d’une évolution mécanique se déroulant sur une seule ligne ; c’est la continuité d’un rythme, où se traduit un développement spontané, qui a ses avances et ses reculs, ses moments de crise et ses périodes d’arrêt, les uns comme les autres nécessaires à la vie de cette grande personnalité morale, le peuple français, qui apparaît d’un bout à l’autre comme le protagoniste du drame. « Tout est un, tout est divers, » a dit Pascal. L’histoire de ce peuple se diversifie à l’infini : c’est que « l’histoire ne se répète pas ; » nul homme ne peut refaire ce qu’a fait un autre homme : s’il en reproduit les gestes, il n’en peut reproduire l’âme ; « eussent-ils réussi à refaire l’édifice, les Mérovingiens n’en eussent restauré que la façade, non le plan, la symétrie savante, la distribution intérieure. » Le temps ne se parcourt point, comme l’espace, en tous sens ; il entraine les nations et les individus vers leurs destinées, et nulle page ne ressemble aux pages qui l’ont précédée. Cependant, un fil invisible relie toutes les pages de cette histoire ; et ce fil, c’est l’âme du peuple, c’est sa vie morale.


Ainsi à travers les générations qui passent s’entrevoit la perpétuité d’une nation, comme au-dessus des règnes qui se suivent domine la continuité d’un même pouvoir... Longue chaîne d’efforts, brisés par des ruptures, suite inégale d’étapes, retardées par des reculs, l’unité française a été une création continue. Elle fut, tout autant, une création collective : un ordre, non imposé d’en haut et par un seul, mais librement voulu de tous, l’œuvre conjuguée du Roi et de la nation, et comme le fruit de ses entrailles, au terme d’un long et douloureux enfantement... Notre histoire est un rythme où alternent les temps désordonnés et les développements harmoniques. Tel un thème puissant, notre vie nationale se perd et reparaît, se brise et se reforme, toujours plus riche, plus large dans chacun de ses retours.


J’ai tenu à citer ces formules frappantes, parce qu’elles révèlent, chez leur auteur, une vue extraordinairement précise et profonde de la continuité historique, et qu’elles nous donnent, en quelque manière, la clé de son œuvre. Elles nous font invinciblement songer à une autre pensée de Pascal, qui pourrait servir d’épigraphe à ce livre : « La nature de l’homme n’est pas d’aller toujours, elle a ses allées et venues. La fièvre a ses frissons et ses ardeurs ; et le froid montre aussi bien la grandeur de l’ardeur de la fièvre que le chaud même... La nature agit par progrès, itus et reditus. Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais, etc. Le flux de la mer se fait ainsi, le soleil semble marcher ainsi. » Ainsi se fit, ainsi se continue sous nos yeux l’histoire de la nation française.

Le sens philosophique, je dirais même le sens métaphysique, du drame s’en dégage avec une parfaite clarté. Une force supérieure aux individus, comme au peuple lui-même, est à l’œuvre dans l’histoire ; là, aussi bien que dans les tragédies grecques, le principal acteur est celui qu’on ne voit jamais : le Destin. Mais le destin qui règle notre histoire n’est pas le dieu aveugle des Grecs, l’inexorable nécessité qui pèse sur les hommes et les conduit à leur perte. Partout, dans cette histoire, la liberté rayonne. Sans doute, la nature sociale a ses lois auxquelles ni les nations ni les individus ne peuvent se soustraire, sinon par une rupture qui serait une gageure ; mais ces lois ne sont contraignantes que pour celui qui les subit : elles ne le sont point pour celui qui les a librement choisies. Il y a des carrefours dans la vie des hommes et des peuples ; à chacun de ces carrefours, ou, si l’on veut, de ces aiguillages, un problème se pose, un choix intervient ; nous sommes maîtres de ce choix : nous ne le sommes pas de ses conséquences ; car, après que nous nous sommes engagés librement dans une certaine voie, cette voie nous mène dans une direction déterminée, jusqu’au prochain carrefour. Ainsi alternent, dans la vie des peuples et des individus, les coups d’Etat de la liberté et les suites régies par le mécanisme : mais ce mécanisme, pourvu que la volonté se possède, n’est jamais qu’un instrument dont elle use pour réaliser ses fins, et pour parvenir au terme qu’elle se propose. Et ainsi, c’est bien l’homme qui décide, c’est lui qui, dans une large mesure, mène les événements.

Pourtant, les décisions même qui orientent notre vie ne dépendent pas tout entières de notre volonté : les circonstances, l’accidentel, y ont leur part. Mais les circonstances ne sont jamais déterminantes : le terme « impossible » n’est pas un terme français ; là où d’autres volontés, moins fortes, trouvent un mur d’airain devant lequel elles s’arrêtent ou se brisent, le Français ne voit qu’un obstacle qu’il lui faut surmonter : en sorte que, bien loin de l’asservir, ces conditions, qu’il n’a pas faites et qui s’imposent à lui, l’exaltent et le libèrent ; le hasard, ou la chance, collabore avec sa volonté. Le hasard, disait justement Cournot, est-il autre chose que la causalité divine ? Or, précisément, l’action divine est une action qui nous sollicite sans nous contraindre ; et la raison divine connaît mieux que nous notre bien. C’est pourquoi les peuples qui se soumettent à cette loi supérieure, et qui demeurent fidèles à la mission qu’elle leur confère, apparaissent, tout au long de leur histoire, comme des peuples prédestinés : toutes choses tournent finalement à leur bien. Le peuple français est de ceux-là. Chez nul autre le miracle n’est venu aussi souvent ni aussi visiblement déclencher ou parfaire l’œuvre de la volonté. « Va, fille Dieu, va, » disent à Jeanne ses voix. Et Jeanne va ; elle obéit, elle bataille, elle prie : et le ciel répond. Et dans le sacrifice qui marque l’effondrement de sa destinée terrestre, en même temps que la consécration de son message, elle peut dire en toute vérité : « Mes voix ne m’ont pas trompée. »


Les voix mystérieuses qu’entendait la Pucelle n’ont cessé, à travers les siècles, d’inspirer le peuple de France et de guider son action dans le monde. Servir, tel a été le mot d’ordre auquel ont obéi tous ces hommes. Des plus lointaines origines jusqu’à la grande guerre, tous ont eu, à quelque degré ou, en quelque manière, cette idée qu’on discerne déjà dans la geste du Roi, parmi les compagnons de Charlemagne, et parmi les croisés : l’idée d’une « mission confiée à la France par Dieu » (J. Bédier).

Elle apparaît dès l’aube de notre histoire, et c’est là un des points que M. Imbart de la Tour a mis excellemment en lumière : « Le corps de la France n’est point né qu’elle a son âme... Elle est alors ce qu’elle sera plus tard, et, malgré les différences des noms ou des temps, les secousses, les changements, les mutilations, elle gardera la conscience d’être une personne, un être qui se continue. Cette unité psychologique est le germe de notre unité historique. La France est un esprit qui s’est incarné dans une nation. Ni exclusivement celte, ni exclusivement latine, l’une et l’autre à la fois, mystique et raisonneuse, éprise de liberté et d’autorité, de changement et d’ordre, d’individualisme et d’universalité : » du jour où le christianisme se fut soudé à la civilisation gallo-romaine, sur cette terre de France toute prête à recevoir une âme, la nation française avait commencé d’être. Dès lors sa mission est claire. Elle n’y saurait faillir.

Quelle a été la part du germanisme dans la formation de la nation française ? Cette part est minime : il était bon et nécessaire qu’un historien eût le courage de l’affirmer, et de l’établir, contre la thèse germanique qui a trop longtemps régné sur l’histoire occidentale. On voit très bien ce que la France doit aux Celtes, à Rome, au christianisme. Nous nous reconnaissons tout entiers dans ce peuple celte, si merveilleusement doué, si généreux, à la fois brave et éloquent ; dont l’esprit guerrier, discipliné par Rome et par les rois, va se muer en un esprit militaire, générateur de toutes les vertus ; que son culte de la parole rend éminemment sociable, amoureux de libre discussion, résolu à n’obéir qu’autant qu’il y a consenti et qu’on l’a convaincu de la nécessité d’obéir, mais aussi bien dupe des mots, avide d’éblouir, mobile et instable, impatient d’autorité, toujours divisé contre lui-même, toujours disposé à tout remettre en question, trop prompt à se laisser distraire de ses devoirs par les hochets des honneurs et de la politique, — l’un des plus réels et des plus permanents dangers de la vie publique en France. Nous savons tout ce que le peuple français doit au génie de Rome, comment, son anarchie ne lui laissant « d’autre liberté que celle de choisir son maître, » il eut le bonheur de recevoir de Rome la discipline sociale qui lui apporta le double bienfait de l’ordre et de l’unité, qui rapprocha les hommes par le lien sacré de l’obéissance, et les unit dans le respect d’un droit universel. Rome fut vraiment l’éducatrice et l’organisatrice de la Gaule : il suffit, pour s’en rendre compte, de voir ce que sont devenus les peuples celtes abandonnés à eux-mêmes. Cependant l’Empire romain, en déracinant ces hommes, leur fit perdre le sens de la tradition ; en concentrant tous les pouvoirs dans ses mains, il affaiblit chez eux le souci de l’intérêt collectif, l’esprit de solidarité et l’esprit de sacrifice ; par sa fiscalité, il prépara le nivellement d’où sortit un régime d’inégalité, de sujétion et de patronage. Pour remédier à ces abus, il ne fallut rien de moins que l’incomparable force morale et spirituelle qui remodela toutes les énergies de la nation, leur donna un sens et une fin, renouvela, par le principe de la séparation des pouvoirs, la société politique, et insuffla une âme à la nation dont l’unité s’ébauchait : restée seule debout dans la crise qui faillit emporter la civilisation avec l’Etat romain, l’Eglise chrétienne maintint et transmit aux générations à venir tout l’héritage du monde finissant, vivifié par son esprit propre.

Les Celtes, Rome, le christianisme : voilà ce qui a fait la nation française. Aux Germains elle ne doit rien. Ils n’ont que très faiblement modifié la race ; leur établissement en Gaule, soit par hospitalité, soit par conquête, ne changea pas le régime des biens ni des personnes ; loin d’être les initiateurs des libertés publiques et privées, d’une culture plus haute, d’une moralité plus pure, ces Barbares n’émancipèrent que la force, et n’instaurèrent qu’une conception toute matérielle de la puissance publique, comme d’une appropriation individuelle, susceptible d’être partagée et démembrée ainsi que toute propriété. Les Barbares, en Gaule, n’ont donc pas créé, mais détruit : pour s’incorporer à la nation, ils ont dû se hausser jusqu’à elle ; pour n’être point submergée par eux, la nation a dû éliminer le germanisme par un effort continu de libération.


S’il est vrai que le grain doit mourir pour renaître, que tout ce qu’il y a de grand, de fécond, de durable, s’enfante dans la douleur, il n’est rien, peut-être, dans l’histoire, qui s’accorde mieux avec cette loi de la nature physique et morale, rien, à coup sûr, qui soit plus réconfortant pour nous, que le spectacle de ce peuple, le nôtre, luttant contre la barbarie asiatique pour sauver la précieuse semence qu’il a reçue d’Israël, de la Grèce et de Rome, et prenant, dans cette souffrance et dans cette lutte, conscience de la mission sublime qui lui est départie. Cette conscience se manifeste déjà chez Clovis et chez ses successeurs : elle s’affirme et rayonne dans la personne et dans l’œuvre de Charlemagne. Clovis, un Barbare, refoule la Germanie au delà du Rhin ; par sa conversion et son baptême, le 25 décembre 496, à Reims, il fait entrer les Barbares dans l’Eglise, il soude tous les fils d’un même sol dans une foi commune, il indique au peuple français son rôle, et décide de l’avenir de notre histoire. Après lui, durant un siècle, se poursuit l’œuvre d’unité, de consolidation et d’expansion qu’il a inaugurée. Et si l’Etat franc s’effondre cent ans plus tard, il se reforme avec une dynastie nouvelle, celle des Carolingiens, qui reconstitue le territoire, arrête la marche de l’Islam, brise le germanisme, assure l’ordre par la coopération de l’Eglise et du patronage, du principe chrétien et du principe féodal, complète l’organisation spirituelle par l’organisation juridique, et lègue à l’histoire un monde, la chrétienté, qui pourra bien, après la mort de Charlemagne, se dissoudre en une multitude de souverainetés locales, mais qui restera le modèle sur lequel devront se façonner tous les régimes à venir. Le grand nom de Charlemagne domine cette époque : il en est comme le centre de perspective. Autour de lui tout s’ordonne ; notre moyen âge tout entier procède de lui. C’est avec justice que nos trouvères du XIe siècle firent de lui le symbole du plus pur patriotisme, fondé sur le service du droit et la croisade contre l’infidèle, et célébrèrent en lui le grand ouvrier de l’universel, l’apôtre de l’idéal, en même temps que le défenseur de la douce terre de France, de la terre des vivants et des morts, de la « patrie. » Avec M. Imbart de la Tour, nous saluons en lui l’homme, plus grand peut-être que Napoléon, qui fit « franchir à l’humanité une de ses étapes. »

Représentant d’un ordre supérieur, qu’inspire un idéal chrétien et romain, Charlemagne avait rompu avec la conception germanique du pouvoir : dès lors, l’autorité ne sera plus attachée à la propriété, qui en est seulement la conséquence et le signe ; elle sera regardée comme un pouvoir moral : régner, c’est servir ; la souveraineté n’est qu’une délégation de Dieu, détenteur de tout droit, qui la légitime et qui la limite du même coup ; et l’exercice de cette souveraineté, aussi bien que l’obéissance qui lui est due, se trouve réglé par un contrat, le contrat féodal, qui n’est qu’un échange de services entre les hommes et leur chef, patron ou seigneur, et qui repose sur la foi donnée et reçue. L’Empereur a la gérance, non la propriété, de la chose publique : sa fonction est une et inaliénable comme la fin qui la crée ; et cette fin, c’est le bien de tous. Aussi les partages de l’Empire, avec Charlemagne et après lui, quelque ruineux qu’ils aient pu être par ailleurs, ne furent-ils pas, à proprement parler, des partages ou des démembrements, mais bien plutôt la constitution de grandes lieutenances politiques subordonnées au souverain, c’est-à-dire à une « magistrature universelle qui soumettait à son prestige ceux même qui restaient hors de son pouvoir. » Et voilà pourquoi aussi, dans l’immense anarchie du IXe et du Xe siècle, si l’Empire s’écroule sous la poussée des royautés et des seigneurs, le sentiment national subsiste ; un régime se dessine : le régime féodal ; une nation s’organise : la France.


La période constructive durant laquelle devait se parfaire l’œuvre de Charlemagne, et s’édifier la France féodale, prélude par une révolution : le 1er juin 987, Hugues Capet est proclamé roi à Noyon ; le 3 juillet, il est sacré à Reims. Révolution ? non pas à la rigueur : un fidèle n’avait-il pas le droit de choisir son seigneur ? on avait choisi, simplement, « l’homme le plus capable de gouverner et de défendre le royaume. » Le principe de l’autorité, c’est sa fin ; lorsque celui qui détient l’autorité n’est plus capable d’assurer cette fin, l’autorité en fait n’existe plus, parce que l’homme n’a plus le pouvoir de se faire obéir. En sanctionnant ce fait, l’Eglise, gardienne de l’ordre, ne l’avait-elle pas reconnu en droit ? Effectivement la royauté nouvelle allait être une royauté nationale, et elle devait tirer un merveilleux parti des institutions féodales dont elle était issue.

Le régime qui s’ébauche a ses tares : incohérence et désordre, guerre et oppression, une fiscalité qui atteint les hommes libres comme les serfs, un retour à la notion barbare du pouvoir, qui aboutit au morcellement territorial et à l’émiettement de la puissance publique. Mais ce régime, aussi, a sa force et sa vertu : il n’est pas né, comme on l’a cru, de la conquête, c’est-à-dire d’un accident ; il procède d’un lent développement historique et social ; il répond aux besoins vitaux du temps ; et il rachète les maux engendrés par les services rendus : la féodalité fournit à une société désemparée ses cadres et ses chefs, et lui garantit, avec la protection, les bienfaits de la vie sociale. Qui donc, après cela, s’étonnera de voir des paysans asservis se soulever afin de délivrer leur seigneur de la captivité ? Par tout ce qu’il contient de garanties morales, par sa religion de l’honneur et de la foi jurée, par sa pure notion de la fraternité, un tel régime est grand : il porte en lui des germes féconds d’avenir, qui sont tout prêts à se développer, et qui vont en effet se développer, autour des idées d’unité et de contrat, par la restauration de l’Etat, par l’émancipation du peuple, par la lutte contre l’impérialisme, grâce à un lent travail collectif de la nation, d’autant plus durable qu’il est moins artificiel. Tel est le sens de ce grand siècle religieux, le onzième, qui s’ouvre avec la paix de Dieu et que clôt la Croisade.

L’Etat renaît. Chez les grands féodaux aussi bien que chez le Roi, justicier suprême en qui s’unissent, dans un parfait équilibre, la suzeraineté et la souveraineté, dans les petites patries, qui font la richesse et la variété de la civilisation française, aussi bien que dans la grande, qui en assure l’unité, l’idée apparaît, nette et claire, que le gouvernement est un office, dont la fin est le règne de la paix et de l’équité. Le monde féodal tout entier s’inspire de cette conception, qu’incarne le pouvoir royal, représenté durant trois cents ans par une succession de grands souverains, servi par de grands ministres, et singulièrement aidé par la complicité des événements.

A cette renaissance par le haut répond une renaissance par le bas. En même temps que se forme l’Etat, le peuple conquiert une à une toutes les libertés, grâce à l’extension du régime contractuel aux villes, aux paroisses, aux communautés de paysans, aux groupements professionnels, ces « fraternités du travail, » aux communes, ces « conspirations d’aide mutuelle : » mouvement remarquable entre tous, révolution telle qu’il n’en est pas « de plus grande dans notre histoire, » que les circonstances économiques favorisèrent sans doute, mais qui naquit d’abord d’une idée morale et religieuse, qu’on vit éclore spontanément et simultanément, comme par l’effet d’une force créatrice, sur tous les points du territoire, et à laquelle collaborèrent le peuple des villes et des campagnes, les seigneurs, l’Eglise, le Roi. La société féodale n’avait eu qu’à s’ouvrir pour devenir une société démocratique ; sa diversité s’était ordonnée d’elle-même en groupes qui n’étaient pas des castes (car le clergé se recrutait parmi les serfs, et le bourgeois pouvait acquérir des fiefs) ; toutes les volontés individuelles, comme toutes les forces collectives, s’étaient unies au Roi par un accord tacite et spontané, dont le loyalisme était l’âme.

Dans une Europe divisée par la lutte des deux puissances, l’Empire et le sacerdoce, cette nation représente l’équilibre. Elle bataille sans trêve contre l’impérialisme allemand, qui prétend imposer à l’Europe une unité toute différente de celle que la France aime et réalise, une unité de contrainte et non d’harmonie ; elle l’abat, avec l’aide de la papauté. Mais, lorsque la papauté rêve de compléter l’unité spirituelle du monde chrétien par une unité politique et juridique, Philippe-Auguste et Philippe le Bel opposent à la théocratie pontificale l’affirmation énergique des droits du Roi et la distinction des deux pouvoirs, temporel et spirituel.

L’équilibre, chez elle et au dehors, telle est la caractéristique de cette société féodale, qui atteint son plein épanouissement au XIIIe siècle. Par ses clercs et ses moines, par ses soldats et ses politiques, par les maîtres de son Université, par ses pèlerins, par ses artistes, par ses croisés, la France règne sur l’Europe, en régnant sur les esprits : « Notre grandeur n’est pas faite de la sujétion des peuples. L’impérialisme de la France ne peut être que l’universalité de sa culture, non une domination de chair, mais un service de l’esprit. » C’est précisément parce que notre XIIIe siècle posséda cette vertu spirituelle, qu’il mérite d’être tenu pour l’un des âges les plus grands qu’ait connus l’humanité : grand non seulement par les richesses qu’il nous a léguées et par les institutions qu’il a créées, mais aussi par les sentiments et par les idées dont il a enrichi notre âme, le sentiment de l’honneur, l’esprit chevaleresque, le culte de la liberté et de l’obéissance. Les pages où M. Imbart de la Tour a défini ce triple idéal, moral, social et chrétien, comptent parmi les plus belles de son œuvre : nul n’a senti et caractérisé comme lui tout ce que contient d’humain, de français, d’éternel, cet acte de foi dans la valeur de la personne, épuré par une mystique du dévouement qui ennoblit la force en la mettant au service de la faiblesse, disciplinée par une mystique du droit d’où naîtront les plus précieuses des libertés modernes, et qui trouve en Dieu son fondement ultime, la règle du bon usage de l’autorité et de la liberté. Cet ordre harmonieux s’est exprimé dans un héros, saint Louis, qui est l’incarnation parfaite de la France féodale : ce roi fut un saint, d’une sainteté tout à la fois humaine et divine, bon pour les petits, en qui il voit ses frères dans le Christ, soldat et chrétien, généreux et ferme, et, par-dessus toutes choses, juste. La France aima saint Louis, parce qu’il lui donna ce que le peuple désire le plus et ce qu’on lui accorde le moins : une bonne justice.


Cependant, quand saint Louis meurt, un monde nouveau s’apprête à remplacer cette civilisation merveilleuse, qui, à peine épanouie, décline, en même temps que son idéal s’affaisse. Avec Philippe le Bel et ses successeurs, avec les Capétiens et les Valois, du XIVe au XVIe siècle, la royauté féodale se transforme en une monarchie absolue, la souveraineté prend le pas sur la suzeraineté, le vasselage s’absorbe dans la sujétion : à la notion chrétienne du pouvoir, conçu comme une délégation de Dieu, les légistes substituent la notion païenne de la souveraineté, conçue comme un absolutisme humain. D’autre part, la société démocratique qui avait grandi au sein du régime féodal portait à ses flancs deux plaies vives, la ploutocratie, d’où nait le désordre des finances, et la lutte des classes, qui engendre l’anarchie : comme toute démocratie qui n’est plus réglée, elle finit dans l’égoïsme, et devint la proie de ceux qui, sous couleur de servir le peuple, l’exploitent. Une société réaliste et utilitaire remplace la société croyante et créatrice du XIIIe siècle : l’appétit du pouvoir et de l’argent tue l’idéal. Triste histoire, qui malheureusement n’est pas tout entière l’histoire d’un passé mort.

Comment expliquer cette transformation surprenante et des institutions et des âmes ? Comment se fait-il que du XIIIe siècle ne soit pas sorti, en France comme en Angleterre, un régime de liberté organisée ? Ici intervient un de ces accidents qui jouent un si grand rôle en histoire : et cet accident, ce fut la guerre de Cent ans. Mais les accidents historiques, s’ils retardent ou s’ils dévient un instant le cours de l’histoire, ne le changent point. De fait, ce qui disparaît dans la tourmente du XIVe siècle, ce n’est pas, comme au Xe, le corps social lui-même, ce ne sont que les puissances politiques. Or, si les institutions féodales ont disparu si vite, c’est, en fin de compte, parce qu’elles limitaient abusivement le pouvoir d’imposition du Roi, et qu’ainsi elles ne répondaient plus aux conditions nouvelles. La féodalité finissante se chercha bien un organe, dans les Etats généraux ; mais cette institution, née de la volonté royale, était condamnée à demeurer embryonnaire. Du moins, la France est désormais assez forte pour résister à la dissolution. Elle se releva par l’union autour du Roi, qui, en assurant la victoire et l’indépendance du peuple, assura sa propre victoire : « la nation abdique entre ses mains. » Ce grand fait résume toute une époque sombre et troublée, déchirée par l’invasion étrangère et par les guerres civiles, par le schisme politique et par le schisme religieux, par l’arbitraire, par la perversion des mœurs, mais féconde en progrès politiques : c’est elle qui vit la constitution définitive des grands organes du gouvernement, conseil, chambre des comptes, Parlement, qui prépara la centralisation judiciaire et fiscale, qui établit la permanence de l’impôt, et, d’un mot, qui créa l’Etat.

Pendant ce temps, la France continue. A l’heure la plus désespérée de son histoire, à l’heure où nul ne parait se soucier de la France ni de la justice, une enfant sauve l’une et l’autre : en l’espace de quelques mois, toute la France se retrouve debout derrière le Roi ; elle répond au miracle par l’effort ; de Charles VII à Louis XI, associant étroitement son œuvre à celle du Roi, elle refait son unité, restaure l’ordre, relève les mœurs, brise les dernières coalitions, et apparait au seuil de l’aube moderne avec une cohésion parfaite, garante de sa vitalité.


Une telle histoire est riche d’espérance : elle n’est pas moins riche de suggestions et de leçons. Quatre siècles, à peine, nous en séparent : ces quatre siècles ont-ils instauré un ordre nouveau, fait pour durer ? marquent-ils une époque de crise ? Il est difficile de répondre. Nous sommes facilement dupes, dans le temps, de la même illusion dont nous sommes dupes dans l’espace : les époques éloignées nous paraissent courtes lorsque nous les comparons à la nôtre, et nous agrandissons démesurément les années que nous vivons ou que nous venons de vivre. Le recul permet à l’esprit une plus juste appréciation de la valeur des événements.

En réalité, celui qui se replace dans le grand courant de l’histoire et qui fait effort pour la dominer s’aperçoit que l’équilibre parfait réalisé au moyen âge a été rompu au XVIe siècle, et qu’un déséquilibre règne, depuis ce temps, dans la société comme dans les esprits : l’unité des Etats modernes est une unité centralisée, et non plus une unité fédérative ! c’est l’unité d’un système, et non plus l’unité d’une diversité ; elle est extérieurement plus forte, mais intérieurement plus faible : car elle ne repose plus sur l’unité des esprits. Les contraires dont est faite la vérité totale, — liberté et autorité, par exemple, sous la primauté de l’ordre consenti, — ont été séparés, puis émancipés ; chacun a suivi son cours ; et nous avons, depuis lors, perpétuellement oscillé de l’absolutisme sans règle à la liberté sans frein, de l’anarchie à la contrainte, sans que l’équilibre ait jamais pu être atteint, sauf pour un temps et sous l’action de quelques très grands esprits : cependant que se perpétuait ininterrompue, au cœur de la nation, dans les habitudes de nos paysans, dans les idées de notre élite, cette tradition, humaine et chrétienne, d’ordre, d’équilibre, d’harmonie, qui demeure pareille à une inspiration toute prête à prendre corps.

Il semble qu’à l’heure actuelle les puissances du mal se soient coalisées pour livrer, dans la paix, à l’ordre, qui a vaincu dans la guerre, un suprême assaut. La civilisation chrétienne et occidentale, qui se confond avec la civilisation humaine, en triomphera : nous le croyons, nous l’espérons. Mais il est bon que l’historien nous fournisse, avec des règles d’action, des raisons précises de croire et d’espérer.


JACQUES CHEVALIER.

  1. Histoire politique, premier volume (des origines à 1515), par P. Imbart de la Tour. 1 vol. in-4, illustré, de 590 pages. Paris, Société de l’Histoire nationale, librairie Plon-Nourrit « 1921).