Commentaire aux fragments de Jules Lagneau/01

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Commentaire aux fragments de Jules Lagneau
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COMMENTAIRE
AUX
FRAGMENTS DE JULES LAGNEAU

L’enseignement de Jules Lagneau a eu de son vivant une telle réputation, et ceux qui ont pu s’en faire une idée d’après les notes ou les souvenirs de ses élèves en ont tiré un si grand profit, qu’il nous a paru que c’était rendre service à la Philosophie que mettre sous les yeux du public tout ce que les manuscrits de notre maître, éclaircis par nos notes et nos souvenirs, permettraient de reconstituer avec exactitude. Un exposé systématique de la doctrine de Jules Lagneau était évidemment, sous ce rapport, préférable à toute autre publication. Mais ce travail, depuis déjà longtemps assez avancé, nous est apparu comme tout à fait au-dessus de nos forces parce qu’il fallait, pour le mener à bien, à la fois une rare puissance de construction et une extrême défiance vis-à-vis de soi-même, qualités déjà difficiles à acquérir chacune à part, mais impossibles, ose-t-on dire, à concilier.

L’auteur de la présente publication croit avoir évité ce double inconvénient en publiant, sous le nom de Jules Lagneau, ce qu’il a pu trouver dans les manuscrits, et en faisant suivre ces fragments d’un commentaire dont il prend la responsabilité sans pour cela le revendiquer comme sien. Ce commentaire est destiné uniquement, dans sa pensée, aux esprits jeunes et inexpérimentés, qui voudraient chercher dans la philosophie de Jules Lagneau la direction que d’autres y ont trouvée, et l’impulsion énergique que d’autres en ont reçue.

Si obscurs et si incomplets que soient les fragments, si imparfait que soit le commentaire, le commentateur croit fermement qu’un esprit judicieux, et surtout énergique, peut, par la lecture attentive des uns et de l’autre, être détourné d’une métaphysique présomptueuse comme aussi d’un empirisme à la fois trop timide et trop envahissant. Quand ils devraient ne tirer de cette lecture que la ferme conviction que la présence ou l’absence d’un fait n’a jamais rien prouvé, et ne peut, par nature, prouver rien (sans quoi un délire prolongé et collectif serait la plus forte des preuves), ils seraient déjà par là même philosophes, puisqu’ils seraient affranchis des événements qui passent dans la durée, et dont la connaissance est par nature toujours et nécessairement inadéquate.

Le lecteur ne doit pas chercher dans ce commentaire une réponse à toutes les questions que la lecture des fragments lui aura suggérées. Un grand nombre de fragments, et non des moins importants, n’ont pas été commentés, soit parce qu’il a paru impossible d’en déterminer exactement le sens, soit parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes, soit parce qu’ils se trouvaient déjà suffisamment expliqués par le commentaire d’un fragment antérieur. C’est ainsi que les fragments 80 et 81 se trouvent expliqués par le commentaire du fragment 25. Les fragments compris entre les nos 55 et 65, où se trouve exposée la théorie du jugement, suffisent amplement par eux-mêmes à appeler l’attention des jeunes philosophes sur cette question fondamentale.

Quant aux fragments sur Spinoza, dont le no 1 est le plus important, ils trouveront le meilleur des commentaires dans le texte même de l’Éthique. Des références n’auraient servi qu’à rendre plus rapide un travail que l’étudiant en philosophie ne fera jamais assez lentement.


2

Cette longue formule, où se résume la doctrine de Lagneau, paraîtra sans doute à beaucoup n’apporter rien de nouveau. Il est facile d’y retrouver Aristote et la Monadologie ; il est facile aussi de remarquer que des affirmations de ce genre sont trop générales, et trop dépourvues de preuves pour arrêter l’attention d’un esprit positif. Pourtant, ce qui est remarquable, et ce que les fragments qui suivent laissent apercevoir, c’est que nul plus que Lagneau ne pénétra dans le détail des questions particulières ; nul ne se perdit plus volontiers dans la réalité concrète et complexe ; nul n’eut le sentiment plus immédiat du réel et du vivant. La philosophie de Jules Lagneau n’a rien d’abstrait, d’audacieux ni de rapide ; au premier abord elle eût paru plutôt tatillonne, hésitante, timide. Les mots « analysé par la réflexion » ne sont pas ici une vaine formule pendant quatre ou cinq mois chaque année, Jules Lagneau s’attardait sur la théorie de la perception. Une analyse patiente des perceptions des différents sens et des illusions, des tentatives d’explication et d’interprétation, sévèrement critiquées quelques heures après par leur inventeur lui-même, le tout appuyé sur une très solide connaissance de l’anatomie et de la physiologie humaines, voilà par quels chemins Lagneau conduisait ses élèves à cette métaphysique dont on a tant parlé, dont personne ne se fait une idée exacte, et dont l’obscurité seule, peut-on dire, était célèbre. En réalité Lagneau n’avait rien du prophète ni du poète, si ce n’est à de rares intervalles, et comme pour se donner quelque repos. Jamais l’analyse proprement dite n’a été pratiquée avec plus de ténacité, avec moins de souci de l’ensemble, avec moins d’idées préconçues que par lui. Aussi, pour ceux qui l’ont entendu sans l’avoir bien compris, il semble plutôt avoir manqué de cet ordre artificiel et systématique dont l’Éthique reste l’incomparable modèle.

Ainsi pas de déductions abstraites et inflexibles ; pas de formules très générales et très ambitieuses ; mais une sorte de micrographie spirituelle ; une analyse infatigable et interminable, des retours continuels de la pensée sur elle-même, tout cela accompagné du sentiment constant de l’erreur inévitable, ou si l’on veut du sentiment de la richesse de l’être et de la pauvreté de nos formules, telle était l’épreuve à laquelle étaient soumis ses auditeurs, et de laquelle ils sortaient plus modestes, plus prudents et plus courageux.

Ainsi chacune des parties de cette formule est la conclusion d’une analyse patiente, pénétrant dans tous les sens en même temps, si subtile que les mots manquaient, si complète que tout fil conducteur semblait perdu. L’analyse de la perception conduisait à découvrir dans cet acte, si simple en apparence, un monde de pensées latentes, de raisonnements, de jugements, de préjugés, de conjectures, d’affirmations métaphysiques. Qu’est-ce qu’un objet réel ? C’est d’abord un faisceau de qualités ou propriétés. La connaissance de chacune de ces qualités ou propriétés suppose des comparaisons préalables ; par exemple la connaissance de la forme suppose une comparaison entre les dimensions ; la connaissance d’une dimension suppose celle d’une distance, c’est-à-dire l’affirmation d’un rapport de position qui ne peut pas être donné en fait, puisque la distance nous sépare de l’objet ; la notion de distance suppose donc l’idée du permanent de l’indépendant par rapport à nous, de la dépendance d’une partie par rapport à une autre et des parties par rapport au tout. De même la connaissance d’un son, si on l’analyse, suppose un travail prodigieux que notre pensée fait sans nous ; le mot de Leibniz : Musice est mathematice animæ nescientis sese computare est vérifié par l’analyse minutieuse des perceptions de l’ouïe : entendre des sons c’est diviser le temps, c’est nombrer les divisions, reconnaître le retour de certains groupes, c’est-à-dire concevoir sous le changement des sensations l’identité d’une formule numérique : c’est faire de la science sans s’en douter. Les perceptions du toucher ne sont pas plus simples que les autres ; les auteurs cherchent un point de départ à notre connaissance tactile des choses ; ils pensent le trouver dans la perception de résistance, dans le sentiment de l’effort ; or, de telles perceptions, un tel sentiment supposent tout un monde de notions : connaissance d’un ordre fixe, ce qui suppose une connaissance locale des parties de notre corps ; notions de distance et de direction ; imagination d’un terme voulu, et non possédé, et des intermédiaires qui nous en séparent. Et ces notions sont elles-mêmes complexes, indéfiniment. La sensation pure et simple : abstraction inconcevable ; car sentir sans avoir conscience ce n’est pas sentir, et avoir conscience c’est déjà unir, grouper, préférer. La sensation pure n’est donc autre chose qu’une hypothèse à laquelle nous sommes conduits lorsque nous réfléchissons sur la perception ; c’est le symbole d’une nécessité extérieure à nous, qu’il nous faut subir, et qu’au fond nous voulons subir, car il n’y a plaisir et douleur concevable que s’il y a préférence et libre acceptation ; voilà en bref où peut conduire l’analyse des perceptions les plus simples ; et toutes étaient successivement examinées au même point de vue. Mais ce n’est rien encore ; l’idée de l’objet réel, affirmé comme cause unique de perceptions multiples et variables, est une idée métaphysique ; c’est l’idée même de l’être, un malgré tout, et c’est l’idée du vrai, laquelle implique elle-même l’idée d’un accord possible des pensées et par là nous ramène au sentiment réfléchi de la dépendance de notre pensée par rapport à la Pensée. La perception nous conduit ainsi à découvrir en nous une vie pensante qui nous dépasse, qui nous dirige. L’idée de l’objet repose sur des jugements ; ces jugements impliquent un pressentiment de l’être, c’est-à-dire une science infinie ; et la Pensée imparfaite ne se représente autour d’elle la prison d’un monde extérieur que parce qu’elle se sent liée à la Nature absolue de la Pensée, ou si l’on veut à la Pensée du tout, à la Pensée totale. Voilà où conduit l’analyse de la connaissance des choses. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra que cette formule n’est nullement vague ni abstraite, qu’elle n’est que le résumé exact et précis d’une analyse pénétrante, qui dépasse les abstractions qu’on appelle formes, qualités, sensations, et nous met en présence de la vie concrète et universelle. À vrai dire une telle idée n’apparaîtra clairement qu’à ceux qui auront fait eux-mêmes tout le travail d’analyse que nous venons de résumer à grands traits. Ce que nous avons dit peut pourtant n’être pas inutile ; rien n’est plus méconnu à notre époque que la nécessité de ne jamais séparer un système métaphysique de l’analyse laborieuse et méticuleuse des faits.

À l’appui de ce qui vient d’être dit, nous reproduisons aussi exactement qu’on le peut d’après des notes et des souvenirs, quelques analyses qui donneront au lecteur une idée de ce qu’était le cours de Jules Lagneau.

LA PERCEPTION SUPPOSE DES AFFIRMATIONS
MÉTAPHYSIQUES.

La théorie de Bain consiste à expliquer l’étendue par le temps, selon lui nous concevrions l’étendue à la suite de plusieurs expériences par lesquelles nous aurions constaté la possibilité de parcourir la même série de sensations dans un certain sens et dans un sens inverse. En comparant les deux séries ABCD et DCBA, je suis amené à me représenter l’ordre de ces sensations comme n’étant pas un ordre de succession, puisqu’il est indépendant du sens dans lequel je les fais se succéder. L’ordre apparaît comme étant le même, quoique je puisse les renverser. J’arrive à me présenter un ordre qui préexistait à la succession. Ce qui fait que je puis sentir ABCD et DCBA, c’est que je me représente qu’il existe un ordre pouvant être parcouru dans un sens ou dans l’autre. La simultanéité serait donc obtenue par la soustraction de deux successions en sens inverse : la simultanéité serait le néant du temps.

Ainsi l’espace se déduirait du temps par abstraction de la direction, du sens du temps, à la suite d’une expérience qui nous fait apercevoir que ce sens peut être interverti.

Il résulte donc de la théorie de Bain que la distinction des sensations ne suffit pas à constituer la diversité des lieux auxquels on les rapporte : nous ne pouvons percevoir l’étendue qu’à la condition de parcourir les sensations et d’en intervertir l’ordre. Pour connaître l’étendue comme existant, il faut que je considère qu’il existe un moyen de rendre possibles les sensations que j’éprouverai ; il faut donc que je reconnaisse entre mes sensations un ordre fixe, mais interversible. Bain, de même que Condillac et Destutt de Tracy, a donc vu que nous ne pouvons connaître l’étendue qu’à la condition d’une action par laquelle nous parcourons nos sensations.

Mais l’étendue est alors déduite du temps. Qu’est-ce donc que le temps, pour Bain ? C’est un ordre inhérent à la sensation même. Or le temps n’est possible que s’il existe non pas seulement un ordre de fait, mais un ordre fixe, un ordre de droit, qui le détermine. On ne peut faire sortir l’espace de la succession qu’à la condition que cette succession soit le temps, mais cela présuppose l’idée d’une détermination des choses les unes par les autres, c’est-à-dire l’idée de l’étendue. La succession en elle-même c’est le fait qu’une sensation en remplace une autre. Le temps c’est un ordre fixe, c’est l’unité de tous les mouvements successifs ; c’est la représentation par laquelle nous saisissons à la fois toutes nos sensations successives pour leur reconstituer une simultanéité[1]. Avant de construire l’espace avec le temps, il faudrait avoir construit le temps. Or le temps n’existe que si l’on ressuscite le passé. Mais si je n’ai pas l’idée d’un ordre réel arriverai-je jamais, à retrouver dans le passé ce qui m’a affecté ? Il n’y a pas de raison pour que j’assigne à A sa place avant B, puisque tout est tombe dans le passé. Il faut, pour que je puisse le faire, que je conçoive une vérité de l’ordre ; il faut que je juge que, s’il a dépendu de moi de me donner ; mes sensations dans cet ordre, cela n’a pas dépendu de moi absolument, c’est-à-dire qu’au moment où je me donnais B après A, j’étais obligé de me soumettre à certaines conditions qui ne dépendaient pas de moi. Je puis passer par la porte ou par la fenêtre ; mais, du moment que j’ai fait choix, d’un chemin déterminé, je devrai satisfaire à certaines nécessités. Pour que je puisse choisir un ordre, il faut qu’il soit donné : c’est cela qui fait la vérité de l’ordre choisi. Pour que mes sensations se soient succédé dans un certain ordre, il faut qu’il y ait eu une, simultanéité qui est l’espace. Qu’est-ce qui fait que j’ai éprouvé la sensation de cet angle avant celle de l’encrier ? C’est qu’au moment où j’éprouvai cette sensation, il existait un état général du monde. Qu’est-ce qui fait qu’un moment du temps se distingue des autres ? C’est que nous considérons que toute perception a été liée à un état total du monde. Nous ne pouvons considérer l’ordre du temps comme vrai qu’à la condition que nous puissions déterminer les événements dans le monde. Si nous n’avions, pour distinguer les moments successifs du temps passé, que les souvenirs confus des sensations que nous ayons éprouvées, ils se confondraient, car ces sensations sont fort peu distinctes les unes des autres. Nous ne pouvons considérer l’ordre des sensations comme parfaitement déterminé dans le passé qu’à condition que nous les rattachions à un ordre objectif. La raison que j’ai d’affirmer que les moments BCD, etc., sont déterminés dans le temps, c’est que je considère que ces moments sont déterminés chacun par l’aspect de tout l’univers à tous ces moments-là. Je ne puis concevoir un ordre fixe du temps qu’à la condition que je conçoive un ordre fixe de l’espace.

Autre chose est de parcourir des sensations dans un sens et dans l’autre, et autre chose de savoir que ces deux ordres n’en font qu’un. Il faut, pour que nous sachions cela, que nous ayons déjà la connaissance que chacune de ces séries représente quelque chose d’extérieur, que ces deux séries correspondent à une même chose. C’est la connaissance anticipée de l’identité qui nous fait reconnaître une ressemblance dans les différences. Ce n’est pas la superposition de ces deux ordres successifs qui nous permet de saisir un ordre de simultanéité. Jamais nous ne saisissons le simultané dans l’expérience ; la simultanéité, c’est une connexion vraie entre des termes successifs. Du moment que nous concevons que des termes successifs sont liés entre eux par un rapport nécessaire, c’est-à-dire que l’un détermine l’autre, nous les concevons comme simultanés. Nous ne concevons la vérité d’une succession que par la simultanéité. Du moment que l’ordre de nos sensations est déterminé, nous le voyons nécessairement dans la simultanéité. Si nous ne distinguons pas ce que nous sentons de ce qui est véritablement, nous ne pourrons établir un ordre subjectif, car tous nos souvenirs font partie de l’état de conscience présent. La distinction du passé au sein même du présent suppose la conception de la vérité d’un ordre ; mais cette vérité de ce que nous avons été, comment la développerons-nous en dehors de nous sans passer du subjectif à l’objectif, sans concevoir nos sensations comme rattachées, comme suspendues à quelque chose d’extérieur ?

Lors même que l’on accorderait que nous puissions saisir une succession de sensations sans saisir en même temps les séries objectives auxquelles elles se rapportent, on ne voit pas comment la simultanéité pourrait sortir de cette succession. Ou bien ces deux séries, ABCD, DCBA, sont purement subjectives, et alors, lorsque vous les soustrayez l’une de l’autre, il ne reste rien, car ces ordres inverses s’annulent réciproquement. Ce qui reste n’est pas un ordre dans la simultanéité, mais simplement la simultanéité. Pour que l’espace pût résulter d’une pareille soustraction, il faudrait que l’on conçût qu’il y a lieu de distinguer, dans un ordre de succession, la succession et l’ordre et c’est ce qu’on ne peut faire que si l’on conçoit dans cet ordre une nécessité. — Ou bien cet ordre est un ordre vrai, c’est-à-dire objectif, et qui implique l’étendue. Alors il n’est pas étonnant qu’on puisse en faire sortir l’étendue, si elle y existait déjà.

De plus l’espace que Bain essaie d’expliquer n’est pas, si nous nous en rapportons à sa définition, le véritable espace. L’espace doit-il se définir une possibilité indéfinie de sensations ? Cela veut dire que l’espace, ce sont nos sensations de demain qui nous attendent. Bain, comme Stuart Mill, aboutit à concevoir le monde comme une pure construction de l’esprit, mais une construction individuelle : il n’y a pas pour lui une nature de l’esprit. Pour Bain le monde extérieur est une projection de la pensée individuelle ; l’espace n’est qu’une simple possibilité. Ce qui manque à cette définition, c’est l’idée que cette possibilité repose sur une réalité. Nous ne concevrions pas que nous pouvons encore éprouver certaines sensations si nous ne concevions pas qu’il existe en dehors de nous une réalité qui rend nos sensations futures possibles. Dans la possibilité, l’élément essentiel c’est la nécessité. Lorsque nous nous représentons l’espace, nous ne nous disons pas que peut-être nous nous représenterons quelque chose ; nous nous représentons la possibilité réelle d’aller à certaines sensations par un chemin qui est déterminé. L’espace est la représentation d’un pouvoir réel que j’ai sur mes sensations, si je me soumets à certaines conditions dont l’ordre, dont le système, est donné indépendamment de moi.

Ainsi, si l’on n’accorde pas que le pouvoir de la pensée est d’affirmer le réel, on ne pourra expliquer la perception de l’étendue. L’espace nous représente que nos sensations sont liées entre elles par un lien nécessaire, qui nous permet d’avoir prise sur elles. Ce qui nous conduit à cette conclusion anticipée que l’espace n’est pas une forme purement subjective, et qu’il n’est perçu par nous que si nous concevons qu’entre les points de l’espace il existe d’autres rapports que les simples rapports de fait : des rapports nécessaires, des rapports vrais.

LES PERCEPTIONS DU TOUCHER.

C’est par le toucher que nous percevons l’étendue complètement, c’est-à-dire sous ses trois dimensions. La perception de la profondeur est liée à celle de la résistance : le corps réel, par opposition au corps géométrique, c’est le corps qui résiste. Cette perception de la résistance, sous une forme plus complexe, est la perception de la consistance, de la cohésion plus ou moins grande des parties, et enfin du poids. Mais ces perceptions ne sont nullement primitives ; ce n’est pas par lui seul que le toucher nous fait connaître la consistance. En effet la consistance d’un corps n’est pas perçue directement par le toucher. Que nous apprend le contact d’un corps ? Tout simplement une plus ou moins grande résistance. Mais si une faible résistance tient à la légèreté de ce corps ou au peu de cohésion de ses parties, c’est ce que le toucher ne nous apprend pas. La perception de consistance implique, en plus de la résistance, la conception d’une séparation des parties. L’idée de poids suppose la connaissance de la direction de bas en haut, qui suppose elle-même l’idée d’étendue.

La résistance elle-même est-elle une perception primitive du toucher ? Si par toucher on entend le sens par lequel est signalée la présence immédiate d’un corps, sur la superficie de notre corps, on ne saurait apprendre, par le seul toucher, qu’un corps résiste. C’est à la suite des effets perçus par nous d’une action que nous avons voulue que se produit le sentiment de la résistance. Encore ne faut-il pas croire qu’il suffise, pour éprouver ce sentiment, d’éprouver la sensation d’un obstacle. Percevoir une résistance, c’est percevoir quelque chose qui résiste. Mais le simple fait d’éprouver une sensation liée à la cessation de l’action musculaire commencée ne suffit pas à engendrer l’idée d’une chose extérieure qui résiste. C’est parce que nous concevons la chose qui résiste que nous percevons la résistance de cette chose[2]. C’est l’idée d’objet qui produit en nous la perception de résistance. Une sensation ne suffit pas à nous faire juger qu’il y a des êtres en dehors de nous : il n’y a rien dans la simple sensation de résistance qui signifie résistance. La résistance est donc perçue et non sentie.

Il en est de même du lieu. La perception de l’étendue se fait au moyen du toucher actif, du toucher qui s’exerce par des mouvements et surtout par des mouvements de la main. Cet organe est construit de façon à permettre une grande mobilité dans le contact. De plus nous pouvons opposer l’un à l’autre deux contacts, toucher l’objet en même temps de deux côtés opposés. Il semble que le toucher double révèle immédiatement l’épaisseur des corps, c’est-à-dire leur réalité ; mais il ne faut pas croire que cette connaissance résulte simplement d’une sensation. Elle suppose, pour être obtenue, une action musculaire volontaire. Même les sensations résultant du mouvement de la main qui cherche à réunir ses parties à travers l’objet ne suffirait point à nous révéler l’existence de l’objet qui résiste. Il faut que nous concevions quelque chose au delà de ce que nous touchons et de ce qui nous résiste. Nous ne pouvons percevoir un objet comme ayant une dimension intérieure qu’en concevant la réalité de l’objet. La troisième dimension n’est pas sentie, mais perçue, et cette perception suppose la conception de l’unité de l’objet.

De même la perception de la surface ne peut pas résulter, du simple contact. Un contact multiple ne signifie pas une surface composée d’un certain nombre de points en dehors les uns des autres. Les mouvements qui nous font passer par différents points, associés à des perceptions du toucher, ne sauraient engendrer la surface. Nous ne pouvons percevoir dans tous ses détails une surface ; nous devons donc concevoir que les dimensions que nous ne mesurons pas existent, sont actuellement déterminées. Nous ne percevons donc pas la surface ; nous la concevons.

Les sensations proprement dites du toucher sont celles de tact et de température.

La sensation de tact est celle que nous éprouvons quand nous touchons un objet sans le presser. C’est la culture du pouvoir de distinguer les différentes sensations de tact qui constitue la culture du toucher. La sensation de pression se produit quand les parties profondes de la peau sont comprimées : subir des pressions c’est ne plus pouvoir toucher.

La sensation de température est, de toutes les sensations du toucher, celle qui est le plus purement affective, celle qui ressemble le moins à une perception. Nous l’éprouvons à l’intérieur de notre corps ; elle est plutôt une sensation vitale qu’une sensation représentative. Pourtant elle est étroitement unie à la sensation de pression un corps froid nous paraît plus lourd qu’un corps chaud. Ainsi même dans les sensations les plus affectives intervient, pour déterminer leur caractère et leur intensité, l’élément intérieur de l’action. Voilà comment Aristote a pu dire que la sensation est l’acte commun du senti et du sentant. Aucune perception n’existe que par le moyen de l’action musculaire ; même les sensations les plus simples supposent encore des réactions inconscientes du corps. Suivant le degré de l’énergie vitale, suivant que l’action organique nous coûte plus ou moins, les sensations nous paraissent plus intenses ou plus faibles. Au fond de la sensation il y a encore de l’action[3].

LES PERCEPTIONS DE L’OUÏE.

L’ouïe ne nous représente pas des objets. Entendre un bruit c’est sans doute souvent être porté à se représenter un objet ; mais cette représentation ne peut s’effectuer que par l’action de l’imagination visuelle et tactile l’ouïe ne nous représente pas l’étendue. Ce que l’ouïe nous représente immédiatement c’est la durée. On pourrait dire que l’ouïe est un sens représentatif subjectif, par lequel nous déterminons des parties du temps, de même que par le toucher et la vue nous déterminons des parties de l’espace. Dans les sens inférieurs il n’y a pas à proprement parler de perception les différentes odeurs et saveurs se distinguent les unes des autres par leur caractère agréable ou désagréable, non par leur place. Il n’y a donc pas à distinguer dans une odeur ou une saveur ce qu’elle est comme sensation de ce qu’elle est comme perception. Il en est tout autrement dans les perceptions de l’ouïe. Les sons donnent bien lieu à de véritables perceptions, c’est-à-dire à des représentations de grandeurs, suivant les façons différentes dont ils se prolongent ou se succèdent dans le temps. Les sons sont en effet simultanés ou successifs. Chaque son marque un moment du temps. Chaque son est un coup frappé qui coïncide ou non avec d’autres coups frappés. Suivant les différentes manières dont les sons simultanés ou successifs divisent le temps, nous éprouvons des impressions différentes. Le caractère même de ces sons change. Le sentiment qui résulte des différentes manières dont les sons remplissent le temps c’est le sentiment du rythme. Ce sentiment irréductible à autre chose que lui-même suppose une perception du temps.

Si nous considérons les sons en eux-mêmes indépendamment de leur distribution dans le temps, leurs propriétés sont au nombre de trois l’acuité, l’intensité et le timbre. Ce sont là des qualités sensibles, tandis qu’au contraire le rythme est un sentiment qui résulte d’une perception proprement dite et qui suppose une activité de l’esprit sinon consciente, au moins susceptible de le devenir.

Le son se distingue du bruit en ce qu’il suppose une sensation nette et distincte. Le bruit est un composé de sons indistincts et qui ne sont pas entre eux dans des rapports perceptibles. Le son est l’élément du bruit comme il est l’élément de la perception musicale. Suivant que plusieurs sons sont ou ne sont pas rapprochés de façon que leurs rapports simples puissent apparaître, il y a ou il n’y a pas perception musicale.

Les sons sont essentiellement simples en ce sens qu’ils doivent pouvoir être identifiés à eux-mêmes. Un son qui cesse de se ressembler n’est plus le même son. Si ce changement se fait insensiblement, sans passer à des sons qui soient avec le premier dans des rapports simples, on n’a plus affaire à un son, mais à un bruit confus.

Ce par quoi un son est lui-même, c’est son acuité ou sa hauteur, et il est impossible de définir sa hauteur en elle-même. Elle se distingue de l’intensité en ce que celle-ci est susceptible d’être mesurée directement par la distance à laquelle le son est parvenu ; tandis que la hauteur ne se prête pas à une mesure de ce genre.

Un son n’est pas toujours simple presque tous les sons sont composés de plusieurs autres, parmi lesquels l’un domine. On appelle timbre d’un son le caractère que ce son doit aux sons qui le composent, et qui sont avec lui dans des rapports simples. C’est le timbre qui permet de distinguer l’un de l’autre deux sons de même acuité produits par des substances différentes ou résultant de structures différentes. Le son élémentaire n’a pas de timbre, puisque le timbre résulte de l’acuité et de l’intensité des sons accessoires dont tout son est accompagné naturellement. La perception de timbre est donc composée. Toutefois il nous est impossible de retrouver de nous-mêmes, et à moins d’y être invités, les composants dans le composé. Comme ce n’est pas par un acte distinct de l’esprit que nous composons l’idée de timbre, il n’est peut-être pas juste de l’appeler perception ; en percevant le timbre, nous ne mesurons rien. De même nous ne devons pas appeler perception le sentiment de l’intensité. L’intensité et le timbre sont des sensations immédiates dans lesquelles nous ne pouvons remarquer de complexité qu’en nous servant de l’analyse extérieure. Il y a là quelque chose d’ultime pour la conscience.

Mais les sensations de son n’existeraient point telles que nous les connaissons si elles n’étaient liées à des perceptions véritables. Entendre un son n’est pas la même chose que lui attribuer une acuité et une intensité déterminées. La véritable perception de son suppose que ce son est entendu avec d’autres ou après d’autres. La perception de l’acuité d’un son n’a lieu véritablement que lorsque ce son est rapporté par l’esprit à un ou plusieurs autres sons. Percevoir un son au point de vue de l’acuité c’est le percevoir comme plus ou moins aigu qu’un autre. Quand nous apercevons une couleur, il n’est pas nécessaire que nous la rangions dans la série des couleurs. Au contraire la perception de l’acuité est une perception de degré. Tandis qu’il y a entre les couleurs une diversité absolue de qualité, nous introduisons immédiatement une idée de grandeur relative dans les sons qui nous affectent. Le rouge ne nous parait pas du vert suraigu la perception des sons est au contraire comparative ; c’est une perception de rapports. Nous ne pouvons nous faire une idée de ce que serait la pure sensation de l’acuité d’un son. L’acuité des sons est véritablement perçue, et il est plus exact, au fond, de parler des perceptions de son que des sensations de son.

Mais ce caractère de perception apparaît plus encore dans le son si nous y considérons la durée qui lui est propre. Tout son coïncide dans son commencement avec certains phénomènes perçus, et dans sa terminaison avec certains autres. Or le temps se détermine par des coïncidences : l’instant est la coïncidence d’un certain nombre de phénomènes. Un son a donc une durée, qui est déterminable, mesurable. Nous ne concevons pas le son tout entier si nous faisons abstraction du temps qu’il dure ; il n’est pas instantané. Il n’y a aucun rapport entre le temps que dure une sensation d’odeur ou de saveur et la nature de cette sensation. Au contraire la durée est un élément intégrant de la perception d’un son. Pour que nous percevions cette durée il faut que nous remarquions une coïncidence avec des phénomènes extérieurs ou avec d’autres sons. De toutes les circonstances qui peuvent se présenter dans ces coïncidences résultent les impressions musicales. Les perceptions de l’ouïe s’achèvent dans les perceptions musicales qui résultent des rapports que nous saisissons entre des sons simultanés et successifs considérés dans leur acuité, dans leur intensité et dans leur durée.

La combinaison de la perception de la durée avec celle de l’intensité constitue la perception du rythme. Ici le caractère intellectuel de la perception acoustique se dessine plus nettement. La perception du rythme c’est la perception, de la division plus ou moins complète du temps en parties égales par des sons successifs. Qu’un son soit produit avec une certaine intensité et soit suivi d’une autre qui limite la durée du premier, ces deux sons successifs déterminent une division du temps. Si ces deux sons ont la même intensité, s’ils paraissent résulter d’une action également forte, la deuxième apparaîtra comme la reproduction du premier, en ce sens que le deuxième déterminera l’attente d’un troisième son, placé à la même distance du deuxième dans le temps que le deuxième l’était du premier.

Les sons de même intensité tendent à déterminer une certaine mesure du temps, parce qu’à l’intensité est liée une idée de force, c’est-à-dire de distance, de position. Il n’en est pas de même de l’acuité.

Entre des sons d’intensité semblable supposons intercalé un son d’intensité moindre :

a A

La succession a tend à éveiller dans l’esprit l’idée de sa reproduction indéfinie[4]. Nous avons dès lors dans l’oreille l’attente de deux divisions du temps. La perception du rythme existait déjà tout à l’heure ; elle devient ici le sentiment de la possibilité de mesurer le temps à la fois par deux unités différentes. Mais pour que le rythme soit vraiment intelligible, il faut que ces deux unités soient entre elles dans un rapport simple, c’est-à-dire que la plus petite apparaisse immédiatement comme une fraction de l’autre.

La condition pour que nous percevions la mesure du temps par des sons c’est qu’il existe une proportion entre l’intensité des sons qui déterminent les divisions par des unités différentes, et les grandeurs de ces unités. Le son qui commande une division du temps par une grande unité devra être un son fort. Ainsi il y a dans le rythme une tendance à ce que les rapports des unités qui servent à la division du temps soient représentés par le rapport des intensités ; mais il y a là seulement une tendance. En effet l’agrément du rythme résulte des attentes qui sont successivement déterminées dans l’esprit et qui sont tantôt satisfaites et tantôt déçues.

Indépendamment de ces divisions du temps par des unités enchevêtrées, la disposition des sons au point de vue de leur acuité, disposition d’où résulte la mélodie, permet de constituer des suites de sons qui forment des touts, si bien qu’il serait impossible à l’oreille de se reposer ailleurs que sur le dernier son de ces séries de sons. Ces mélodies successives déterminent à leur tour des divisions du temps qui se superposent aux divisions qui sont déterminées seulement par l’intensité respective des sons. Aux exigences du rythme se superposent celles de la mélodie ; aux attentes que provoque dans l’esprit la perception du rythme se superposent celles que provoque la mélodie. Il arrive constamment que telle note qui, si on la considérait en dehors de la suite mélodique à laquelle elle appartient, devrait être un temps faible, l’indice d’une division du temps par une unité très petite, doit être une note importante à laquelle convient une intensité considérable. La contradiction qui existe entre ces deux exigences est un des éléments de la perception musicale elle provoque dans l’esprit une attente nouvelle à la place de celle qu’elle a déçue ; elle rend plus impérieuse la nécessité d’un accord final, c’est-à-dire d’une conciliation entre ces deux exigences contraires. C’est dans cette alternance des attentes et des déceptions que se trouve la cause principale de l’émotion musicale et du pouvoir qu’elle a de symboliser d’autres émotions, celles que provoquent dans l’esprit les événements de la vie réelle.

Les sons successifs qui forment par leur ensemble une mélodie sont soumis, quant à leur acuité, à la loi suivante ils doivent être tous entre eux dans certains rapports simples. Parmi ces sons il en est un auquel tous les autres, considérés dans leur acuité, sont spontanément rapportés par l’esprit ; ce son est la base de la mélodie. Parmi les autres, certains sons apparaissent immédiatement comme identiques à lui, certains autres comme presque identiques à lui, d’autres comme étant dans des rapports plus ou moins étroits avec lui.

Considérons le son fondamental d’une mélodie, et, parmi tous les autres, celui qui lui ressemble le plus sans se confondre avec lui, c’est-à-dire celui dont la vibration a une durée deux fois moindre que la sienne. L’intervalle qui sépare ces deux sons comporte une série de notes intermédiaires par lesquelles il est possible de passer graduellement du premier au deuxième. Entre toutes ces notes intermédiaires, certaines notes ont entre elles des rapports qui font d’elles un tout complet. Ces notes intermédiaires constituent, avec les deux notes extrêmes, la tonalité.

De quoi résulte cette attraction qu’ont les unes pour les autres les notes de la tonalité ? De ce que ces notes appartiennent presque toutes à deux accords, c’est-à-dire à deux ensembles de notes qui, entendus à part l’un de l’autre, produisent sur l’oreille une impression agréable. Le premier est l’accord parfait ; le second, l’accord de dominante. Nous ayons ainsi six notes de la tonalité. La septième sera la dominante d’un accord construit sur la dominante du deuxième accord[5].

On obtient ainsi la succession de sons appelée gamme, qui est un enchevêtrement de notes empruntées à trois accords. Mais certaines de ces notes appartiendront à deux de ces accords. La perception de la mélodie résulte de ce que les notes d’une mélodie sont toutes perçues par rapport à deux ou trois accords. Chacune des notes d’une mélodie n’est donc pas perçue en elle-même, mais dans un accord. Si cet accord n’est pas l’accord de tonique, il est à son tour perçu par rapport à la note de tonique, de sorte que la perception de mélodie résulte, dans ses diverses variétés, du plus ou moins grand éloignement des notes qui la constituent par rapport à la note fondamentale. Cette perception est donc très analogue à la perception de rythme, qui consiste elle aussi dans une mesure, ou plutôt dans un ensemble de mesures plus ou moins directement faites par des unités différentes qui sont entre elles dans des rapports plus ou moins simples.

Ainsi nous entendons chaque note de la mélodie par rapport à d’autres qui constituent un accord, lequel est perçu, soit directement, soit par un autre. Les notes constitutives de cet accord ou de ces accords peuvent être exécutées en même temps que la note ou ne l’être pas. Dans le premier cas la mélodie est complètement exprimée, elle est accompagnée d’harmonie ; dans le second cas ; l’imagination auditive doit plus ou moins péniblement suppléer à l’absence de ces accords on a alors la mélodie pure, abstraite.

Le passage de la mélodie d’une tonalité à une autre est la modulation : la mélodie n’est plus perçue par rapport à la même tonique ; la modulation est comme le passage d’un monde à un autre. Ce passage doit être préparé par le concours de moyens harmoniques. Certaines notes doivent être employées qui, tout en ayant un rapport avec celles qui les accompagnent, n’ont cependant de sens détermimé que par rapport à d’autres notes qui ne sont pas encore données, et qu’elles exigent impérieusement. C’est ce qui a lieu par l’introduction des accords imparfaits, qui n’ont de sens que par ceux qu’ils font attendre.

Le travail de l’audition musicale consiste en grande partie dans cette analyse par laquelle l’esprit de l’auditeur décompose des ensembles de notes discordantes en différentes parties qu’il rapporte à différents accords. Une oreille peu habituée à une musique un peu savante entend les accords discordants comme discordants. L’audition musicale est un véritable travail c’est une perception qui suppose un exercice répété. De là aussi le caractère éminemment expressif de la musique. Ce qui détermine nos émotions, ce sont les différentes modifications de notre action être ému c’est être porté hors de soi ; l’émotion résulte toujours de l’action et tend toujours à la déterminer. Or la perception musicale se distingue des perceptions visuelles en ce que son objet n’est pas fixé. L’audition est un travail pour conserver la vie à des éléments de la pensée qui tendent, à s’évanouir. La perception musicale est symbolique plus que toute autre parce qu’elle représente dans sa vérité notre vie intérieure, qui n’est qu’un perpétuel effort pour incorporer dans une forme nouvelle les éléments d’action qui s’écoulent en nous. Les perceptions musicales émeuvent l’âme par le sentiment qu’elles lui donnent de la possibilité de mettre en elle un ordre parfait. Au fond de la perception musicale il y a une mesure du temps ou plutôt plusieurs mesures du temps qui doivent se rapporter à une seule. La perception musicale a donc pour effet de nous rendre conscients de l’écoulement régulier du temps, et de la possibilité de soumettre notre vie intérieure à une règle fixe.

Dans la pensée il y a lieu de considérer deux termes, la nature, avec son mouvement indéfini qui échappe à toute détermination ; au-dessus de cette nature, et comme en constituant la vérité, il y a la détermination des pensées. La pensée pense toute, chose comme mesurée : la pensée est la mesureuse. L’audition de la musique nous donne conscience de ce pouvoir fondamental de la pensée ; la musique c’est de la pensée abstraite qui se réalise. Le plaisir de l’audition musicale consiste en ce que nous faisons tenir dans des formes déterminées ce qui échappe à toute détermination. L’harmonie représente la nature, la vie. Le rapport des notes éveille en nous des tendances, des besoins. Perpétuellement se trouvent dans la musique deux éléments l’un abstrait, qui est la mesure, l’autre concret, qui est la mélodie ; la mélodie doit se plier à l’autorité de la mesure ; c’est cette lutte qui fait naître en nous l’émotion musicale.

Dans tous les arts se rencontre, cette opposition d’une forme mathématique et d’une matière sensible. Mais dans ; la musique la forme a besoin d’être créée par l’esprit ; car la forme musicale se rapporte au temps, non à l’espace ; ce qui dans l’âme n’est que tendance, pur sentiment, ce qui n’a pas d’existence formelle, est du domaine du son.

3

Si le lecteur veut bien examiner le tableau à double entrée qui est résumé ici, et qui est exposé dans le fr. 35 il aura sous les yeux et il pourra embrasser d’un seul coup d’œil l’ensemble de la Vie Pensante et, comme disait Kant pour le tableau des catégories, il ne pourra manquer d’être conduit à toutes sortes de belles remarques. La correspondance entre les degrés dans chaque division nous permet de concevoir une vie imparfaite, et néanmoins complète à son degré ; la vie animale : sensation, émotion, impulsion ; la vie intelligente : entendement, sentiment intellectuel, volonté ; la vie rationnelle : raison, sentiment moral, liberté. Nous voyons aisément que le degré inférieur est bien désigné aussi par les mots : Nature, ou Mécanisme, ou Instinct. Des degrés intermédiaires peuvent être découverts ; par exemple, dans, la région de l’entendement, on passe de la perception, science instinctive en partie, à l’expérience, puis à la science déductive, qui nous conduit à la raison proprement dite. De même l’effort et le travail sont des intermédiaires entre l’impulsion et la volonté. Avec un peu plus de réflexion, on comprendra la prédominance de la fonction intelligence, qui fait passer naturellement l’être pensant du degré inférieur au degré supérieur. Par exemple, l’intelligence appliquée à l’émotion la transforme en sentiment. Appliquez à l’émotion physique qui résulte d’une brûlure l’intelligence qui se souvient et prévoit, vous obtiendrez la crainte de la brûlure, qui est un sentiment. L’impulsion accompagnée d’une connaissance raisonnée devient volonté, et ainsi du reste.

Mais ce qui sera particulièrement instructif ce sera de chercher dans ce tableau de la Vie Pensante la confirmation de deux grands principes qui en sont en quelque sorte la clef.

Premier principe : les formes supérieures reposent sur les formes inférieures. Ce principe n’est que la constatation de l’imperfection de toute pensée consciente. L’entendement repose sur la sensation et ne serait rien sans elle ; la volonté, en dehors de l’impulsion généreuse qui vient de la nature, n’est qu’une abstraction. De même le pur sentiment n’existe pas ; tout sentiment se greffe sur l’émotion, signe de la vie. De même aussi la vie rationnelle repose sur la vie moyenne de l’entendement, du sentiment et de la volonté. Tout repose donc en définitive sur la nature, et la plus sublime idée suppose un corps vivant.

Deuxième principe : les formes inférieures s’expliquent par les formes supérieures. L’ordre de dépendance qui vient d’être exposé n’est qu’un ordre apparent. Au fond la Pensée n’est pas susceptible de degrés ; toute pensée suppose la Pensée, et par conséquent il y a comme condition, au fond de tout acte de pensée, la pensée parfaite. Par exemple, qu’est la perception, sinon une science implicite ? La Science même suppose au fond des jugements indépendants de tout objet, par lesquels nous affirmons l’existence d’une vérité et la valeur de la Raison ; cette libre affirmation, qui est la Raison même, est ainsi le soutien et la condition de la Science et de la perception. De même il faut déjà qu’il y ait au fond de l’émotion une action spontanée, sans quoi il n’y aurait même pas d’émotion, c’est-à-dire de lutte entre notre nature et des obstacles. De même aussi l’impulsion ne se suffit pas à elle-même ; elle manifeste une expansion naturelle, une générosité instinctive qui n’est que la Liberté implicite. Ainsi apparaît le principe et le but de ce que Lagneau appelait l’Analyse réflexive : montrer que le degré supérieur est impliqué dans l’inférieur, ce qui conduit en définitive, et non point au hasard, comme les ennemis de la Métaphysique semblent le croire, à concevoir l’identité, non point abstraite, mais concrète, de la Pensée et de la Nature. Lorsqu’on est en possession d’un tel fil-conducteur, il devient relativement facile d’édifier une théorie analytique de l’esprit humain aussi complète que l’on voudra.

Voici à peu près dans quels termes Lagneau, dans son enseignement, montrait, à propos de la perception, que l’inférieur suppose le supérieur, et la moindre pensée, toute la pensée.

L’INFÉRIEUR S’EXPLIQUE PAR LE SUPÉRIEUR.

Par une sensation nous ne pouvons jamais saisir qu’un état de nous-mêmes, que quelque chose de moins qu’un fait. Pour que l’on perçoive quelque chose comme existant véritablement, il faut qu’il y ait dans l’esprit la volonté de sortir de soi. Toute perception de quelque chose d’extérieur suppose une action par laquelle l’esprit projette au dehors ce qu’il a senti, se le représente, se représente qu’il pourrait le sentir encore. Ce n’est pas seulement l’unité des différentes espèces de sensations, qui doit être saisie dans la perception, c’est le rapport de l’objet avec nous, le fait qu’il se trouve dans certaines conditions exactement déterminées qui, lorsqu’elles varient, modifient l’impression qu’il fait sur nous. Il faut que nous nous représentions le rapport où sont les différentes qualités entre elles, la manière dont elles doivent varier les unes en dépendance des autres. L’unité d’un objet ne consiste pas dans une somme de qualités ; il y a dans l’objet un pouvoir de produire en nous des sensations. L’unité d’un objet consiste en ce que, si sa couleur se modifie, il faut que cette modification se traduise par des modifications des autres qualités de l’objet. Elle consiste en ce que c’est la même chose qui s’exprime dans les différentes qualités. Comment le savoir si nous ne savons pas que ces qualités sont liées entre elles, si nous ne nous représentons pas en elles quelque chose qui n’est pas elles et qui se retrouve dans toutes ? Ce quelque chose ne peut être une qualité sensible. Cette unité, qui doit pouvoir tomber sous nos sens, ne peut être que l’étendue. Les différentes, qualités de l’objet sont liées les unes aux autres, quoiqu’il n’y ait entre elles aucun rapport, parce quelles sont attachées aux mêmes points de l’étendue. Un point de l’étendue doit avoir le pouvoir de produire en nous des sensations de nos différents sens. Entre toutes les qualités il doit exister un ordre fixe et déterminable par lequel nous pouvons nous représenter exactement les modifications, qui surviennent dans ces qualités, comme liées entre elles non seulement dans chaque qualité, mais d’une qualité à l’autre.

À vrai dire c’est seulement lorsque nous nous représentons cet ordre comme ayant son fondement en dehors de nous que nous atteignons vraiment les qualités des choses. Tant que nous nous bornons à sentir sans nous représenter un ordre fixe de ce que nous sentons, nous ne saisissons ni objets ni qualités ; nous sommes simplement passifs et enfermés en nous-mêmes. La perception n’a lieu qu’au moment ou nous ne croyons plus sentir, mais saisir les qualités d’un objet extérieur à nous. Mais qu’est-ce que cela, sinon percevoir que toutes les qualités saisies en cet objet sont liées entre elles, sont liées à cet objet ? Et comment percevoir cela sans se représenter que ces qualités différentes se rapportent toutes à la même étendue, si bien que ce qui se modifie dans l’une d’elles doit retentir dans les autres ? C’est la même chose de saisir une qualité et de la saisir comme extérieure, et en même temps comme étant en liaison déterminée avec d’autres, c’est-à-dire de l’apercevoir dans un corps étendu. Cette unité qu’Aristote croyait que nous saisissons par la κοινὴ αῖσθησις, nous devons nous la représenter en nous représentant l’étendue. C’est dans l’acte de nous représenter l’étendue que consiste l’acte de saisir des qualités. Avant cet acte, nous ne faisons que sentir.

Ainsi une qualité suppose un objet, c’est-à-dire d’autres qualités par lesquelles l’objet en question puisse affecter nos autres sens. Avant que nous nous représentions l’objet, il n’y a en nous que des sensations. Pour que nous saisissions une qualité comme la couleur il faut que nous voyions en elle quelque chose qui, subsistant indépendamment de nous, détermine en nous la sensation de couleur. Mais si ce principe extérieur existe dans l’objet, il est clair que cet objet devra pouvoir se manifester aussi à nos autres sens. Nous devrons pouvoir éprouver d’autres sensations qui, elles aussi, nous conduiront à la supposition d’une cause extérieure qui les produise. Entre cette cause et celle de la première sensation, il devra exister un rapport. Si l’une se modifie, les autres aussi devront se modifier ; nous ne pouvons concevoir une qualité dans cet objet qu’à la condition de concevoir la possibilité d’autres qualités ; nous ne pouvons saisir une qualité d’un objet sans saisir en même temps par elle quelque chose qui se retrouve au fond des autres qualités. Se borner à sentir une odeur, ce n’est pas saisir la qualité odeur. Quand percevons-nous la qualité odeur ? – Lorsque nous nous représentons un objet. Nos sensations ne sont que des modifications de nous-mêmes tant qu’elles ne sont pas l’occasion de déterminer un lieu de l’étendue. C’est à mesure que nous déterminons l’étendue du corps perçu soit par les sensations des autres sens, soit surtout par celles du toucher actif, que nous nous rendons compte des qualités de l’objet.

Ainsi il n’y a pas de qualités qui soient purement sensibles. Les qualités sensibles sont dans la dépendance des propriétés intelligibles. Nous ne pouvons pas saisir une qualité sans la distinguer des autres qualités saisies par le même sens ; et nous ne pouvons faire cette distinction sans déterminer des grandeurs étendues. Comment savoir que deux lumières sont également vives sans savoir que les deux objets lumineux sont à la même distance de moi ? La détermination des qualités des choses ne peut donc se faire que par des mesures de l’étendue. Percevoir c’est en définitive toujours percevoir de l’étendue.

On dira qu’il n’y a aucun rapport entre une perception d’odeur ou de son et une perception d’étendue. Sans doute ; mais une perception d’odeur ou de son n’a de sens que si on lui attribue une grandeur par rapport à une autre. Or un son intense n’est pas autre chose qu’un son qu’on peut entendre de très loin. Certaines sensations évoquent immédiatement l’étendue, d’autres, non ; mais aucune ne pourrait donner lieu à une qualité des corps si nous ne percevions pas l’étendue. Ce que nous appelons une qualité sensible n’est rien de plus qu’un rapport abstrait que nous nous figurons entre l’objet que nous percevons et le sens particulier par lequel il nous a été révélé.

Toute perception est donc la perception d’un objet, dont la propriété essentielle est d’occuper une place déterminée dans l’étendue. Les qualités de cet objet sont ce que nous nous représentons pour exprimer le rapport des différentes sensations entre elles.

Percevoir consiste donc en deux choses qui en supposent une troisième. Percevoir c’est représenter l’objet perçu et rapporter à cet objet les sensations qu’on a éprouvées, sous forme de qualités qui expliquent ces sensations ; il faut pour cela que nous concevions l’objet même. Il ne suffit pas de ne voir dans l’objet que de l’étendue pour le percevoir complètement ; il faut encore le concevoir comme existant en lui-même, comme ayant une nature à lui qui se manifeste dans la diversité des sensations qu’il nous donne. Si nous ne concevons pas que le livre possède en lui-même des propriétés qui ne subsistent pas seulement dans nos sens ; si nous ne concevons pas que le lien des sensations est non pas abstrait mais concret, réel, c’est-à-dire qu’il y a une raison d’être de la cohésion des parties de l’objet, qu’il y a une définition possible du livre, nous ne percevrons pas. L’animal ne perçoit pas parce qu’il ne conçoit pas.

Dans toutes les sensations des différents sens que nous avons successivement étudiées se rencontrent donc en proportions inégales les deux éléments que nous venons d’y distinguer : l’élément sensitif et l’élément représentatif. Chaque sensation est par elle-même un pur état du sujet sentant mais elle n’existerait pas en ce sujet s’il n’était en même temps actif, s’il ne possédait le pouvoir de réunir entre elles par l’unité de son action ses sensations diverses, et, par suite, de conclure de ces sensations, pures apparences subjectives, aux êtres réels, indépendants de lui, qu’elles manifestent. Cette action, qui est proprement la perception, consiste dans la détermination des qualités de cet être représentées comme liées les unes aux autres dans l’étendue ; et cette détermination, comme nous l’avons vu, suppose pour être complète la connaissance de l’être extérieur lui-même, sa conception. La perception suppose la pensée.

4

Aucune partie de la doctrine de Lagneau n’est aussi difficile à saisir que sa théorie de l’être, d’autant plus qu’il ne s’est expliqué un peu longuement là-dessus que vers la fin de sa vie. L’idée principale c’est que l’être c’est le matériel, le limité, le déterminé. Être c’est être dans un lieu ; c’est soutenir avec d’autres êtres des rapports déterminés ; un être qui n’est nulle part ; et qui est sans relation avec d’autres êtres, n’est pas un être. Le vêtement de l’être, c’est donc l’espace, c’est-à-dire la représentation de la fixité du rapport des êtres entre eux. L’on voit par là que ce qui est n’est pas premier en importance, et est subordonné à autre chose qui n’est pas, qui agit. Et il ne faut pas s’étonner que la Science ignore ce qui agit puisqu’elle met toute sa perfection à se conformer exactement à l’être, abstraction, détermination, système de rapports, et qu’elle veut faire dépendre ce qu’elle appelle l’action des lois de l’être, tandis que c’est le contraire qui a lieu. L’Être est une abstraction, voilà sur quoi on ne saurait assez réfléchir ; et notre prétendue rencontre avec l’être, la pure sensation, est aussi une abstraction, c’est-à-dire la simple expression d’un rapport.

5

La Réflexion aboutit à reconnaître sa propre insuffisance. Ici encore il faut se garder de juger trop vite et de voir dans la philosophie de Lagneau une forme quelconque du mysticisme. Lagneau avait une foi absolue dans la valeur de la Raison, et de la Raison seule ; nul esprit ne fut plus dégagé que lui de toutes les affirmations énergiques autant que confuses qui reposent sur le sentiment. Seulement il ne se contentait pas de concevoir la Raison comme un ensemble de principes nécessaires ; les principes sont des abstractions, des vêtements d’autre chose. De même que toute la connaissance instinctive se réduit pour le philosophe à l’acceptation d’une vérité extérieure qui est plus notre vraie nature que nous-mêmes, de même la connaissance réfléchie conduit à subordonner l’idée au jugement, l’être à l’acte. Aucune idée ne peut être adéquate à l’être ; l’être est richesse concrète, tandis que l’idée est simplicité abstraite ; et la richesse de l’être se ramène à la générosité inépuisable d’une nature pensante qui pose toujours les raisons avant de les admettre. L’affirmation est toujours première par rapport à son objet, et par suite l’action est toujours première par rapport au connaître. Il faut donc bien admettre que le principe de tout ce qui est explicable est lui-même sans explication, c’est-à-dire cause de soi. De là cette idée d’ « action absolue que Lagneau appelle aussi liberté. Mais cela ne doit pas confirmer les mystiques dans le culte de l’« acte de foi rationnel » ; car cet acte, tel qu’ils l’entendent, consiste à accepter ou à poser un principe déterminé, dont on a besoin et que l’on ne peut démontrer. Un tel acte est encore déterminé par son objet ; il est subordonné à autre chose ; il n’est en quelque sorte qu’un événement nouveau, un épisode dans un système. L’action absolue ne se formule pas, on la vit lorsque l’on renonce à trouver un principe ferme, sans renoncer pourtant à le chercher ; car la vie véritable, c’est l’acte gratuit, l’acte pour rien, et, comme l’exprimait un jour Lagneau : « la nature se retourne sans cesse sur son oreiller, sans pouvoir dormir ». Il disait aussi : « Il n’y a pas de vérité absolue, c’est notre pain quotidien assuré, cela ».

Quelle est la conséquence pratique de ce sentiment immédiat du réel, ainsi obtenu après de longs efforts et par un redoublement d’efforts ? On le devine d’après cette nouvelle pensée. Réalisation, c’est-à-dire détachement des idées, des théories, des principes, des règles. Donner gratuitement, à tous les degrés et dans tous les ordres, telle est la vertu ; et l’on peut dire que Lagneau la pratiqua absolument ; car jamais il ne fut satisfait ; jamais il ne se reposa ; jamais il ne renonça à user ses forces et sa santé sans espoir ; jamais non plus il n’omit un acte de charité pratique possible, et cela sans le soutien d’un principe ou la vision même d’un but à atteindre. C’est pourquoi le mot cité quelque part : « Je n’ai de soutien que dans mon désespoir absolu » ne doit point être pris comme prononcé par un homme qui souffre ; au contraire c’est le mot d’un homme heureux, affranchi des chimères de l’abstraction, et satisfait de vivre et de penser sans un regret pour le passé, sans un désir pour l’avenir. Il est regrettable que les portraits de Lagneau le représentent avec une figure austère et triste ; ce qui frappait le plus en lui c’était un sourire lumineux d’enfant qu’il conservait jusque dans ses recherches les plus abstraites ; c’est qu’il n’y avait pas pour lui de différence entre l’effort de pensée et la parfaite bonté. Jules Lemaître disait de Lagneau : « C’est l’un des plus grands esprits et le plus grand cœur que je connaisse » ; en réalité l’esprit et le cœur se confondaient pour lui et en lui dans la générosité absolue de l’action.

7

Il est remarquable qu’une définition exacte de la philosophie semble difficile aujourd’hui à la plupart des bons esprits : ils n’arrivent pas à concilier l’unité de la philosophie avec son universalité. La définition donnée ici semble devoir satisfaire tous les philosophes ; la philosophie n’est ni une science particulière, ni la somme des sciences, mais l’étude par l’esprit même des conditions de toute science et de toute connaissance, c’est-à-dire l’étude de l’esprit par lui-même, la connaissance de la connaissance, l’explication de l’explication. Et nul ne peut soutenir qu’une telle étude n’existe pas ; car, de quelque manière que l’on explique la perception, la mémoire, les sciences d’observation, les sciences de raisonnement, etc., il est certain qu’il y a toujours lieu, de se demander comment la perception, la mémoire, la science, sont possibles ; et dût-on arriver à cette conclusion que cette question ne comporte pas de réponse satisfaisante, il faudrait encore le montrer, et il y aurait toujours une étude possible ; non pas des objets divers auxquels l’esprit s’applique, mais de la connaissance même de ces objets, une étude de l’application de l’esprit à ces objets.

À ceux qui prétendraient qu’une telle définition ne présente aucun avantage, il serait facile de répondre qu’elle permettrait de préciser le sens des expressions usitées comme Philosophie de l’histoire, Philosophie des sciences, Philosophie de l’art, etc., ce que l’on ne fait généralement pas. Par exemple, il ne viendra à l’esprit de personne de désigner par Philosophie de la physique la recherche des causes et des lois ; mais on aura déjà quelque tendance à appeler Philosophie de la médecine la recherche des lois générales de la vie ; et enfin, sans souci du sens déterminé des termes et de la précision du langage, on appellera Philosophie de l’histoire la recherche des causes et des lois des phénomènes historiques. Il est pourtant clair que si les recherches du mathématicien sur les lois de l’espace et du mouvement ne sont pas de la Philosophie, la recherche des lois historiques ne sera pas non plus de la Philosophie. La définition qui est commentée ici fournit un moyen de déterminer avec précision ce que c’est que la Philosophie d’une science et en général ce que c’est que la Philosophie de n’importe quoi. La philosophie étudie la connaissance même et d’une manière plus générale le rapport de l’esprit avec tous ses objets ; il y a donc une philosophie de tout ; la philosophie, c’est la science qui répond, au sujet d’une application quelconque de l’esprit à un objet quelconque, à la question suivante comment cette application de l’esprit à tels et tels objets est-elle possible ? Par exemple la Philosophie de l’histoire répond exactement et uniquement à cette question comment la science dite histoire est-elle possible ? Il apparaît clairement alors que, par exemple, la question de la valeur du témoignage en général, et la classification systématique de, tous les documents possibles est une question philosophique ; tandis que la question de savoir dans quel sens s’est faite l’évolution des sociétés humaines, et si elles vont de telle forme à telle autre ou réciproquement, est une question purement historique, puisque l’esprit même de l’historien n’y est pas pris comme objet.

(À suivre.)
E. Chartier.
  1. Le devenir n’est que la matière du temps. Le temps véritable suppose la vérité du temps, c’est-à-dire un ordre nécessaire et permanent qui assure la conservation, l’évocation et la reconnaissance de nos souvenirs. Tout passe dans le temps, mais le temps ne passe point, puisqu’il est la connaissance vraie de ce qui passé. C’est pourquoi Kant a pu dire que le temps est le schème de la permanence sous le changement. Il ne peut échapper à personne que cette analyse conduirait à une théorie de la mémoire comme reposant sur une conception abstraite, toujours rationnelle en prétention, de la dépendance de nos actions les unes par rapport aux autres. V. aussi à ce sujet le comm. du fr. 40.
  2. On ne saurait trop attirer l’attention du lecteur sur les formules de ce genre ; elles sont de nature, par la violence même qu’elles font à nos habitudes d’esprit, à nous faire apercevoir le véritable rapport de la pensée à son objet. Un objet c’est toujours la représentation d’une hypothèse, au sens scientifique du mot. Qu’un objet nous résiste, cela n’est pas un fait, mais bien une conception par laquelle nous nous expliquons, de la façon qui nous paraît la plus simple, les relations qui ont été, sont et seront constatées entre nos sensations et nos mouvements. Les illusions seraient inexplicables si l’objet n’était pas la représentation d’une idée préconçue que nous avons sur les résultats possibles de nos actions, idée préconçue qui est tantôt confirmée, tantôt contrariée par l’événement. V. le comm. du fr. 38.
  3. L’étude de chacune des illusions des sens conduirait à une conclusion analogue. Notre jugement n’augmente pas seulement le poids d’un corps ; il en change la couleur, les dimensions, le relief, l’éloignement, etc. Il le crée même de toutes pièces dans l’hallucination et dans le rêve ; et Lagneau pouvait dire « Ce n’est pas parce que nous percevons un corps ayant telles propriétés que nous jugeons qu’il les possède, c’est au contraire parce que nous jugeons qu’il les possède que nous le percevons tel ».
  4. Il faut bien se garder de voir dans l’idée de cette reproduction indéfinie l’effet d’une sorte d’inertie spirituelle. Si l’esprit était inerte et enregistrait passivement les événements, il n’aurait pas d’autre idée que celle du changement perpétuel, et à vrai dire il n’aurait point d’idée du tout, car il n’y a d’idée que du permanent. L’habitude, c’est-à-dire l’exigence d’une répétition, n’est pas, comme l’entendent les associationnistes, l’effet du mécanisme) mais au contraire la manifestation la plus frappante de l’acte de penser. Ce n’est pas parce que l’habitude existe qu’il y a recommencement et identité, c’est au contraire parce que la pensée est recommencement et identité que l’habitude existe.
  5. Il est clair que c’est là une description plutôt qu’une explication, et qu’une théorie philosophique de la musique est encore à faire. Lagneau l’a tenté plusieurs fois, toujours en partant des lois du rythme, et en concevant l’harmonie comme résultant de la connaissance inconsciente d’un rythme.