Compositeurs contemporains – Rossini/02

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ROSSINI


SA VIE ET SES OEUVRES;




Vie de Rossini, par M. Beyle - Joachim Rossini, von Maria Ottinguer, Leipzig 1852.




SECONDE PERIODE ITALIENNE. - D'OTELLO A SEMIRAMIDE.


IV. – CENERENTOLA ET CENDRILLON. – UN PAMPHLET DE WEBER. – LA GAZZA LADRA. – MOSE.

On sait que Rossini avait exigé cinq cents ducats pour prix de la partition d’Otello[1]. Quel ne fut point l’étonnement du maestro lorsque le lendemain de la première représentation de son ouvrage il reçut du secrétaire de Barbaja une lettre qui l’avisait qu’on venait de mettre à sa disposition le double de cette somme ! Rossini courut aussitôt chez la Colbrand, qui, pour première preuve de son amour, lui demanda ce jour-là de quitter Naples à l’instant même. — Barbaja nous observe, ajouta-t-elle, et commence à s’apercevoir que vous m’êtes moins indifférent que je ne voudrais le lui faire croire ; les mauvaises langues chuchotent : il est donc grand temps de détourner les soupçons et de nous séparer.

Rossini prit la chose en philosophe, et se rappelant à cette occasion que le directeur du théâtre Valle le tourmentait pour avoir un opéra, il partit pour Rome, où d’ailleurs il ne fit cette fois qu’une rapide apparition. Composer la Cenerentola fut pour lui l’affaire de dix-huit jours, et le public romain, qui d’abord avait montré de l’hésitation à l’endroit de la musique du Barbier, goûta sans réserve, dès la première épreuve, cet opéra, d’une gaieté plus vivante, plus ronde, plus communicative, mais aussi trop dépourvue de cet idéal que Cimarosa mêle à ses plus franches bouffonneries.

M. Beyle apprécie avec beaucoup de finesse et d’esprit les défauts de la musique de Rossini dans cet ouvrage, auquel il reproche d’être écrit souvent en style d’antichambre. « Tout cela me semble fait sous la dictée du proverbe français : Glissons, n’appuyons pas. Jamais Cimarosa, Paisiello ou Guglielmi n’ont atteint à ce degré de légèreté. Or je voudrais expliquer comme quoi la musique est peu propre à rendre les bonheurs de vanité et toutes les petites mystifications françaises qui depuis dix ans fournissent les théâtres de Paris de tant de pièces piquantes, mais que l’on ne peut revoir trois fois. » Voilà qui est très ingénieusement touché, et je m’étonne que M. Beyle ne saisisse pas cette occasion de dire un mot de l’opéra français, de cette Cendrillon de M. Etienne et de Nicolo, qui aurait dû procurer à une plume aussi fertile en délicates analyses un curieux sujet de rapprochement entre la musique italienne et la musique française. J’assistai, il y a quelques années, à la reprise de Cendrillon à l’Opéra-Comique, et je fus ravi, je l’avouerai, du caractère aimable de cette inspiration si naïvement romantique. L’opéra de Nicolo produisit sur moi un effet que la musique de Rossini dans toute sa pompe n’avait point su produire. Il me semblait entendre un vrai conte de fées en musique, et je retrouvais dans ces phrases un peu écourtées, mais d’une expression si simple et si touchante, cet air de grâce enfantine et de bonhomie que respire la bibliothèque bleue. Un Lied d’Uhland ou de Kerner qu’on lirait discrètement alors qu’on a l’oreille encore toute remplie d’une tirade de beaux vers un peu déclamatoires et redondans, telle sera, je suppose, l’impression que vous éprouverez, si jamais il vous prend fantaisie d’aller entendre le petit chef-d’œuvre de Nicolo Isouard au lendemain d’une représentation de la Cenerentola de Rossini. Sans doute le maître italien a pour lui l’admirable septuor du second acte et le fameux duo bouffe entre don Magnifico et le cameriere Dandini, que M. Beyle appelle la perfection dans l’art d’imiter, probablement parce que ce duetto n’existerait pas sans celui du Matrimonio segreto ; mais ce ne sont là, on peut le dire, que des morceaux de concert mis à la suite les uns des autres, dans l’unique intention de produire à la lumière la bravoure individuelle des chanteurs. Somme toute, Cendrillon l’emporte par la poésie et le romantisme, Cenerentola par la plasticité. Et si j’osais risquer la comparaison, je dirais que l’une m’apparaît comme une humble et douce violette, l’autre comme une éblouissante tulipe au calice rayé de pourpre et d’or : ici plus de grâce modeste et de parfum, là plus de coloris et plus d’éclat. Au moment où Rossini écrivait la Cenerentola, se trouvait à Rome l’auteur de Jessunda et de Faust, Louis Spohr, tête carrée et germanique s’il en fut. J’extrais d’une lettre écrite de Naples par ce musicien un passage assez curieux pour les détails qu’il donne sur la manière dont l’auteur du Barbier composait ses chefs-d’œuvre. « Informé que Rossini était aussi à Rome et travaillait à un nouvel opéra pour Valle, je cherchai à faire sa connaissance, et je confesse à regret que je ne pus y parvenir. Son imprésario, qui se méfiait des habitudes paresseuses du grand homme, le tenait littéralement sous clé, et ne lui permettait de communiquer avec qui que ce fût. Le prince Frédéric de Gotha fit à Rossini l’honneur de l’engager plusieurs fois à dîner ; mais le farouche imprésario interceptait les invitations, se chargeant de répondre des lettres d’excuse tout au plus convenables au nom de la personne qu’il séquestrait. »

Puisque nous avons dit un mot de M. Spohr, nous citerons encore de lui quelques lignes. Cette fois c’est le critique qui parle, et l’on peut s’attendre à le trouver intraitable. Nous disons cela pour quiconque n’a jamais entendu deux notes de l’auteur de Jessunda, car ceux qui sont plus ou moins au fait de ses partitions ou de ses symphonies n’ont pas besoin d’être prévenus au sujet du peu de sympathie qu’un Allemand de si vieille souche doit ressentir pour les compositions d’un aventurier de cette espèce. » Rossini a du génie, aucun ne le conteste, et s’il eût voulu se livrer à quelques-unes de ces études sérieuses que les Italiens modernes semblent prendre à tâche de négliger, il y avait en lui l’étoffe d’un musicien fort distingué. Ses opéras ont de la jeunesse et de la vie ; mais ce qui leur manque, ainsi qu’à toutes les productions de la nouvelle école italienne que j’ai eu l’occasion d’entendre, c’est la pureté et l’unité de style, la correction de l’harmonie, et surtout l’art de dessiner les caractères. Qu’il lui arrive, après avoir terminé son premier acte, de voir l’ouvrage auquel il travaille arrêté soudain par la censure, croyez qu’il ne s’en préoccupera pas autrement, et se contentera d’appliquer la musique déjà faite au sujet qu’on lui apportera. Aussi rien de plus facile que de confondre pêle-mêle toutes ses inspirations, les plus bouffonnes avec les plus sérieuses. Essayez d’entendre cette musique sans vous être rendu compte auparavant de la situation, et je vous défie de savoir, tristesse ou joie, ce qu’elle exprime. Est-ce un roi qui chante, est-ce un paysan ? est-ce le maître ou le valet ? De pareilles choses, lorsqu’elles sont exécutées avec un art exquis, peuvent bien produire sur notre oreille un chatouillement agréable ; mais rien de tout cela ne saurait répondre au sentiment, cl, quant à moi, je ne puis voir sans colère la voix humaine ainsi ravalée à l’imitation des instrumens, alors que c’est elle au contraire qui devrait, par sa simplicité d’expression, leur servir de modèle[2]. » Je me figure M. Beyle entendant cet arrêt prononcé par la bouche d’un Tudesque ; sa fureur n’y eût point tenu, et nous l’aurions vu brandir une fois de plus cette flamberge dont il aime tant à pourfendre les pédans. Quoi qu’il en soit, il y a du vrai dans cette critique de M. Spohr, un peu acerbe et renfrognée comme tout ce qui nous vient d’un confrère, d’un homme de l’art ou du métier, ainsi qu’il vous plaira de l’appeler, et dont le dernier argument, si vous le pressiez bien, finirait par se résumer en ces quatre mots : « Je trouve votre méthode mauvaise, parce qu’elle est contraire au système dans lequel je suis né. » Dieu nous garde d’être jugé par nos pairs ! Il n’y a pas, à mon sens, de pire tribunal, car c’est celui où siège l’envie.

À côté de M. Spohr et de M. Berton, que de musiciens, allemands, italiens et français, je vois s’escrimer péniblement contre cette gloire à laquelle on ne se lasse pas de reprocher sur tous les tons de ne pas être assez selon les règles ! Dans ce groupe d’aristarques et de mécontens, je distingue une figure que j’aimerais mieux n’y pas reconnaître : c’est Weber. Lui aussi, ce grand, cet immortel génie, ressentit de l’humeur en présence de cette renommée envahissante qui semblait pourchasser tout devant elle dans un tourbillon de poussière enflammée ; sa nature maladive et fière s’en aigrit. Passe encore pour de la critique ; mais des épigrammes de journaux ! mais de burlesques parodies ! On connaît le fameux sermon du père capucin dans le Camp de Wallenstein. Weber s’empare de ce texte qu’il s’évertue à travestir, dirigeant sur les trombones, les tambours, les petites flûtes et la grosse caisse toute cette artillerie de sarcasmes et d’invectives dont le moine narquois de Schiller se sert pour battre en brèche les fléaux du temps. — Deux amis discutent ensemble sur la musique, « Pardieu ! s’écrie Félix, qui, dans ce dialogue, joue le rôle du raisonneur, ce que je trouve bien autrement funeste que ces abus dont tu parles dans l’emploi des forces instrumentales, c’est cet affreux sirocco rossinien qui souffle du midi et menace de tout dévorer. Heureusement que le mal porte avec lui son remède : les gens piqués de la tarentule dansent tant et tant, qu’ils finissent par tomber épuisés, et alors ils sont guéris ! » À ces mots, le maître de musique assis au piano commence une tarentelle furieuse sur l’air di tanti palpiti, dont il intervertit les mouvemens d’une façon burlesque, et tandis que tout le monde éclate de rire, Diehl le personnage chargé d’égayer l’assemblée aux dépens du compositeur qu’on bafoue, Diehl s’enveloppe de son manteau, en rabat le collet sur ses oreilles en manière de capuchon, puis, montant sur une chaise, il débile la tirade du frère prêcheur de Wallenstein arrangée pour la circonstance, tournant contre l’école rossinienne les grotesques invectives dirigées par le moine de Schiller contre les soldats du duc de Friedland :

« À ton aise, réplique Félix, tombe tant que tu voudras sur les compositeurs, mais, pour Dieu, ne va pas nous brouiller avec le public ! — Et vous, reprend alors Diehl, sautant en bas de sa chaire improvisée, tâchez à l’avenir de ménager davantage mon Rossini. Croyez-vous, parce que je n’ai point les yeux fermés sur ses misères, qui sont nombreuses, je l’avoue, croyez-vous que je l’en aime moins pour cela, mon aimable, mon irrésistible, mon divin Rossini, l’enfant chéri de la fortune ? Qu’il apparaisse seulement ici dans cette chambre où nous sommes réunis, et voilà soudain tout sens dessus dessous. Quelles étincelles de feu dans ses regards ! Comme de sa main féconde va tomber sur ces dames une enivrante pluie de fleurs ! Qu’importe après cela qu’il marche sur le pied au bon docteur, qu’il renverse un cabaret de vieux-saxe et brise même le miroir où nous aimions tant à voir se refléter la nature ? Aimable et cher enfant ! Cherubino d’amore ! C’est à qui le prendra dans ses bras pour le couvrir des plus folles caresses, et de quel joyeux éclat de rire, en s’échappant tout à l’heure, ne saluera-t-il pas l’école où ses pauvres camarades, assis à la peine, suent sang et eau pour satisfaire un public qui leur marchandera quelques misérables morceaux de pain noir, tandis que lui, l’heureux enfant gâté, le friand espiègle, on le nourrit des plus fines chateries ! A vrai dire, je ne crains pour mon favori qu’une chose : c’est l’époque où le jouvenceau cherche à devenir homme, fasse le ciel que jamais cette époque n’arrive, et puisse la folâtre libellule trouver parmi les fleurs qu’elle hante une mort douce et fortunée ! Ne devient pas abeille qui veut : il est, hélas ! si facile de s’arrêter en chemin de transformation et de finir par n’être en dernière analyse qu’une guêpe incommodante qui vous assourdit et vous assomme ! »


On ne saurait s’expliquer plus clairement, et voilà certes un apologue qui ne s’embarrasse point de déguiser sa moralité. Cette boutade d’ailleurs ne manque ni de verve ni d’originalité dans le tour, j’y surprends même par éclairs la pointe fantaisiste d’Hoffmann. J’observerai pourtant que le conteur de Berlin n’a jamais, fût-ce dans ses critiques, la goutte de fiel qui perle ici au bout de la plume de Weber. Qu’aurait-il donc pensé de son persiflage, l’auteur de Freyschütz et d’Oberon, s’il eût attendu l’heure solennelle que marqua l’apparition de Guillaume Tell, et que Weber n’entendit pas sonner ? Noble et poétique nature, ce fut lui que la mort ensevelit dans les blanches nappes du clair de lune, lui que la mort coucha sous l’herbe humide et trempée des larmes d’Ariel et de Titania !

Weber était du nombre de ces génies qui semblent voués à la souffrance ; d’une complexion nerveuse et maladive, pauvre et supportant avec une grande fierté d’âme les plus douloureuses nécessités, il avait au moral les mêmes susceptibilités qu’au physique, et de même que les moindres atteintes climatériques influaient chez lui sur la santé du corps, de même son cœur impressionnable se froissait au moindre contact. Je laisse à penser quelles affinités pouvaient exister entre ces deux individualités dont l’une représente la rêverie, l’abnégation, le sentiment austère des devoirs qu’impose le génie, tandis que dans l’autre au contraire semble s’incarner l’épicuréisme de la pensée. Cueillir en homme dispos et bien portant toutes les roses de ce monde, aimer, jouer, manger, boire et dormir, jouir de tout, ramener même le travail à des conditions de volupté, n’est-ce point là, quand on y songe, la destinée faite ici-bas à Rossini ? Et l’on s’étonnerait ensuite que Weber sentit sa bile se gonfler contre ce triomphateur a qui les succès ne coûtent rien, pas même cette angoisse fiévreuse, qui vous saisit au moment de l’épreuve, pas même cette larme sanglante que vous arrache le sifflet perdu d’un envieux, car cet heureux homme se moque du public en masse et des envieux en particulier, et sa sublime insouciance le prémunit à l’endroit des mille tribulations de la vie d’artiste ! Ajoutez à cela l’antagonisme des deux écoles, la conviction profonde, inébranlable que le romantique auteur de Freyschütz et d’Euryanthe avait en lui du néant absolu de l’école moderne italienne, et vous aurez plus de motifs qu’il n’en faut pour expliquer cette mauvaise humeur guerroyante. La tolérance est d’ailleurs le fait des sceptiques, et Weber, l’irritable Weber, eut toujours trop de foi dans l’âme pour connaître et pratiquer cette vertu-là.

De Rome, l’infatigable maestro se rendit à Milan. Il va sans dire que l’arrivée de Rossini dans la capitale de la Lombardie mit en mouvement tout le dilettantisme. Les femmes, en Italie comme ailleurs, si faciles à se laisser entraîner par l’irrésistible ascendant de la mode, cédèrent d’autant plus volontiers à son appel, que la mode leur offrait cette fois le double attrait de la jeunesse et du génie. Charmé d’un accueil si délicieux, ravi par de si adorables séductions, enivré par tant de flatteries, d’hommages et d’avances, l’auteur d’Otello s’abandonna à la fougue de sa nature, et ce fut pendant près de quatre mois une vie de plaisirs, de fêtes, de galanteries, un vrai roman à la Faublas. Rien n’y manqua, pas même les dettes, qui devinrent incommodes et criardes à ce point qu’il fallut en arriver aux grandes résolutions et se mettre à la besogne. On raconte que Farinelli se vit un jour aborder par son tailleur, auquel il devait une somme assez ronde et qu’il ne savait comment payer. « Divin maître, s’écria l’honnête fournisseur, daignez seulement condescendre à me chanter un air, la moindre chose, et je vous prouverai ensuite, moi, quel prix je mets à vos accens ! » Farinelli chanta, et le tailleur d’un trait de plume acquitta la facture. Chanter, c’était aussi le seul parti qui restât à maître Joachim. Vieille histoire que celle-là, éternellement renouvelée depuis la descente aux enfers du dieu de la musique ! L’un chante pour apaiser les démons, l’autre pour endormir ses créanciers, tout le monde chante ; seulement, si le céleste Orphée et le divin Carlo Broschi avaient pu se tirer d’affaire avec une ariette, tel n’était point le cas pour Rossini, forcé de reconnaître qu’en présence des embarras multipliés auxquels il avait à tenir tête, il ne fallait rien moins que le produit net d’une de ces machines compliquées qu’on appelle partitions à grand orchestre. « Mon royaume pour un cheval ! » s’écriait le roi Richard ; à cette heure, l’ancien pensionnaire de Barbaja eût tout donné pour un libretto. Un matin, en entrant au café, il aperçoit le poète Gherardini, qui jouait au billard avec un de ses amis. — Pardieu ! dit Rossini, voilà qui s’appelle trouver son homme à point nommé ! Et cet opéra que tu me promets depuis trois semaines ? Il me le faut demain, entends-tu bien ? au plus tard après-demain, comique ou tragique, bon ou mauvais, pourvu qu’il ait deux ou trois actes et remplisse toute la soirée. Va donc, mon cher, cours vite et ne perdons pas une minute : j’ai le diable au corps.

Gherardini, rentré chez lui, compulsa méthodiquement ses paperasses, visitant l’armoire aux manuscrits, fouillant ses cartons, inventoriant une à une les marchandises emmagasinées dans le bahut aux pacotilles. Pièces anglaises, françaises, allemandes, il y en avait de tous les pays et de tous les genres au fond de ce Josaphat poudreux où toute élucubration de l’humain cerveau se régénère et se transforme comme le métal dans le creuset de l’alchimiste, et d’où ce qui fut jadis mélodrame, tragédie, vaudeville ou ballet, sort opéra. Auquel de ces chefs-d’œuvre entassés là pêle-mêle oser donner la préférence ? Lequel d’entre ces illustres écloppés était le plus digne d’une vie nouvelle ? Qui d’entre ces morts du champ de bataille dramatique allait se réveiller aux sons du trombone résurrectionniste ? Gherardini hésita longtemps, et, presque découragé, il allait s’en remettre au hasard sur le choix, lorsque, sa main éventrant une dernière liasse de brochures, il s’arrêta tout à coup devant ce titre : La Pie voleuse, mélodrame en trois actes, par MM. Caigniez et d’Aubigny. « Pas mal ! » murmura le poète en se caressant le menton, et, sans plus de retard, il se mit à la tâche. « N’entrez pas, mon frère est là qui pioche, » disait aux amis indiscrets d’un de nos célèbres tragiques le gardien vigilant du sanctuaire de famille. Ce mot si naïvement grotesque, qui peint d’ailleurs assez au naturel le mode d’inspiration de certaines muses, me revient je ne sais pourquoi à propos de l’opération intellectuelle dont procède un libretto d’opéra. Gherardini piocha donc et si bien, qu’en moins de vingt-quatre heures la Pie voleuse était devenue la Gazza ladra et passait des mains du poète arrangeur aux mains de Rossini.

« J’étais à la première représentation de la Gazza ladra, écrit M. Beyle ; le succès fut tellement fou, la pièce fit une telle fureur, qu’à chaque instant le public en masse se levait pour couvrir Rossini d’acclamations. Cet homme aimable racontait le soir au Café de l’Académie qu’indépendamment de la joie du succès il était abîmé de fatigue pour les centaines de révérences qu’il avait été obligé de faire au public, qui, à tous momens, interrompait le spectacle par des bravo, maestro ! evviva Rossini ! » Ce triomphe était d’autant plus de nature à flatter l’orgueil du musicien, que les dispositions du public à son égard n’avaient rien au début de très favorable. Entre la Scala et San-Carlo il existait une rivalité du dilettantisme, et les Milanais ne se sentaient nullement portés à reconnaître la supériorité musicale des Napolitains. Ajoutons aussi que, depuis la dernière visite de Rossini, deux grands succès, le Titus du Mozart et le Mahomet de Winter, avaient ému la capitale de la Lombardie, et que les esprits étaient encore sous l’impression des sévères beautés de la muse allemande, ce qui pouvait bien faire que tout ce monde fut venu là dans la ferme intention de siffler sans pitié l’auteur d’Elisabetta et d’Otello, pour peu que l’ouvrage lui déplût. Nous savons d’avance comment les choses tournèrent et comment tant de verve, d’entraînement, de force dramatique et mélodique changèrent le mauvais vouloir en un délire d’enthousiasme. À partir de l’ouverture, l’une des plus pittoresques symphonies que Rossini ait écrites, et à laquelle je n’ai à reprocher que son appareil un peu trop militaire pour la circonstance[3], jusqu’à cet admirable trio : O mime benefico, point culminant du premier acte, où le pathétique touche au sublime, chaque morceau fut salué par des tonnerres d’applaudissemens. N’oublions pas le finale de ce premier acte : In casa di messere, composition d’une si vivante originalité, d’un réalisme si puissant. Comme tout se combine, se juxtapose et s’enchevêtre dans cette mosaïque de soli et de morceaux d’ensemble d’où se détache le mi sento opprimere, magnifiquement varié en sextuor ! On a dit que Mozart eut rendu ce finale atroce en prenant les paroles au tragique : rien de plus vrai ; l’âme tendre et mélancolique du chantre de donna Anna se fût rangée du côté de Ninette, tandis que Rossini n’adopte, lui, aucun parti, pas même celui de l’humanité. Il est trop réaliste, risquons le mot, trop objectif pour s’attendrir sur les malheurs d’un de ses personnages, et si dans ce tableau villageois qu’il peint à la Wilkie, il laisse un des acteurs s’accuser davantage, c’est le podestat, caractère goguenard et libertin, mais nullement sanguinaire, et dont Mozart, qui sur le chemin de l’idéal ne savait plus s’arrêter[4], eût fait certainement un Claude Frollo.

Au lendemain des ovations, la critique eut son tour ; elle fut sévère et même rude, quelquefois juste pourtant, bien que s’appliquant trop à l’analyse des détails, et manquant de ce qu’on appellerait aujourd’hui le point de vue. Des variations au lieu de mélodies, une complète absence du sentiment des caractères et des situations, l’abus des formules et de l’orchestre, tels étaient les griefs mis en avant. « Jamais, s’écriait l’un, la vérité dramatique ne fut plus audacieusement foulée aux pieds ; cette musique vous étourdit sans vous charmée. On nomme cela du drame lyrique, je n’y puis voir qu’un assemblage plus ou moins heureux de motifs de valses et de contredanses (una valsodia). » Un autre prétendait que cet opéra n’était qu’une sorte de symphonie militaire, à laquelle il ne manquait que deux ou trois pièces de canon pour assourdir par le bruit de son artillerie allemande toute la garnison d’une forteresse ; mais de ce souffle du génie qu’on respire à pleine poitrine dès l’introduction, de cette nuance d’énergie rustique qui s’étend sur tout le premier acte, de ce style gai, brillant, plein de bonhomie et de force qui rappelle Haydn, aucun des critiques de Milan n’en dit mot. Il fallut qu’un amateur français se rencontrât pour leur montrer ce qu’avait d’admirable l’ensemble de cette partition et discuter l’œuvre avec ses beautés et ses défauts vis-à-vis de ces braves gens si habiles à découvrir ce qui saute aux yeux.

Cependant Rossini, au grand contentement de ses créanciers, voyait le succès de la Gazza ladra se réaliser en espèces sonnantes. Après les cinq cents ducats de l’imprésario, le dio della musica en avait empoché mille autres à lui comptés par l’éditeur Ricordi[5], ce qui formait une somme assez ronde et donnait au maestro, comme on dit, le temps de voir venir. Rossini du reste n’attendit pas longtemps, et quelques semaines s’étaient à peine écoulées, que Barbaja, empruntant la main de la signora Colbrand, lui faisait écrire d’avoir à se rendre à Naples en toute diligence pour y prendre un nouvel emploi à San-Carlo. « Barbaja, ajoutait l’aimable secrétaire, veut absolument ouvrir la saison d’automne par un ouvrage de vous et me charge de vous offrir deux cents napoléons, ce que vous ne dédaignerez pas, je suppose, surtout quand les circonstances nous rapprochent l’un de l’autre ; car j’aime à croire que vos récens triomphes n’ont point effacé chez vous tout souvenir de vos anciens amis, et que vous éprouvez le même désir de les retrouver qu’on en ressent ici de vous revoir. »

Rossini ne se le fit pas dire deux fois, et le 8 septembre 1817 il rentrait à Naples, où la Colbrand, toujours belle et toujours amoureuse, après l’avoir accueilli de la meilleure grâce dans ses petits appartemens, le ramenait de sa jolie main blanche au sultan Barbaja, qui, séance tenante, lui remettait un libretto dont le poème du Tasse avait fourni le sujet. Le chef-d’œuvre s’appelait Armide et dépassait en médiocrité tout ce qu’on est en droit d’attendre de ces sortes d’élucubrations. Rossini trouva pourtant moyen de placer là quelques morceaux remarquables, entre autres un ravissant duo pour voix de ténor et de soprano : Amor possente nume, que M. Beyle n’hésite pas à proclamer le plus célèbre de tous, et qui lui offre l’occasion d’appuyer sur un trait fort amusant que nous nous garderons d’omettre ici : « L’extrême volupté, qui aux dépens du sentiment fait souvent le fond des plus beaux airs de Rossini, est tellement frappante dans le duetto d’Armide, qu’un dimanche matin qu’il avait été exécuté d’une manière vraiment sublime au casino de Bologne, je vis les femmes embarrassées de le louer. » On a de tout temps beaucoup parlé du naturalisme de Rossini, mais on conviendra que voilà une remarque qui laisse bien loin tout ce qu’on a pu dire là-dessus. Se serait-on jamais douté que la musique puisse avoir de ces effets qui font monter le rouge au visage des femmes et les forcent à se voiler de l’éventail, ni plus ni moins que certains chefs-d’œuvre de l’art étrusque au musée de Naples ?

À l’opéra d’Armide succéda presque immédiatement l’oratorio de Mosè. Le style de Rossini, qui depuis Otello tendait à s’élever, allait cette fois grandir jusqu’à l’épopée biblique. Il s’en faut cependant que tout respire dans cette partition le caractère sublime qu’on y voudrait trouver ; les motifs de valse et les variations tant reprochés à l’auteur de la Gazza ladra par la critique milanaise y abondent encore, et trop souvent la phrase, simple et imposante au début, tourne à l’accent comique[6]. Ainsi ce fameux duo si applaudi jadis aux Italiens, et que Ribini et Tamburini, dans leurs belles soirées, enlevaient au milieu des trépignemens et des acclamations, ce duo, délicieux sans doute en tant que morceau de concert, fera toujours sourire les honnêtes gens qui l’envisageront au point de vue du sentiment dramatique. On ne saurait plus effrontément se moquer de la situation, la fin surtout semble un défi gouailleur porté à toutes les idées du sens commun, et je ne connais rien de plus divertissant que cette mélodie accompagnant sur un motif de trénis les lamentations de la tristesse et du désespoir. L’air de Pharaon, qui suit, vigoureusement instrumenté d’ailleurs, perd avec l’andantino : O quanto grato ! toute sa dignité, et se termine à l’allegro par une période des plus banales. J’en dirai autant de l’air de Moïse, que dépare un crescendo d’un motif vulgaire, du finale du premier acte, dont l’allegro rappelle un passage du finale du Barbier de Séville, et qui joint à ce tort celui d’emprunter son énergique péroraison à un chœur du troisième acte du Fernand Cortez de Spontini ; mais si, laissant de côté ces négligences inséparables en quelque sorte du système italien, dans lequel cette partition fut conçue, on s’élève à l’examen des scènes capitales de l’ouvrage, comment ne pas être frappé des beautés de premier ordre qui s’y rencontrent ? Quelle simplicité dans l’introduction, quelle profonde intelligence du sujet ! Pour la vigueur du coloris et la solennité du style, on se croirait en plein Beethoven. Sans nier les extravagances auxquelles se sont laissé entraîner de nos jours certains adeptes trop fervens de la musique imitative, n’est-il pas permis d’admirer l’art incomparable avec lequel le grand maître a su peindre les ténèbres en ce magnifique tableau ? « Le génie de Rossini semble plutôt avoir deviné la science que l’avoir apprise, tant il la domine avec hardiesse. » Jamais peut-être M. Beyle ne trouva au courant de sa plume rien de plus judicieux et de plus vrai que cette observation, qui me revient à propos de la manière dont est traitée l’idée principale de cette introduction. Cette phrase sourdement attaquée d’abord par les basses et dont les instrumens à vent s’emparent ensuite, point lumineux qu’on croirait voir se dégager de la nuit impénétrable ; ce largo par lequel débute le premier finale : All’ idea di tanto eccesso, et le quatuor interrompu par le récitatif dans la scène du souterrain, et la prière, — existe-t-il quelque chose en musique de plus imposant, de plus dramatique et de mieux senti que ces divers morceaux ?

En mai 1818, la signora Colbrand devant se rendre à Florence, Rossini profita de l’absence de la belle prima donna pour aller faire son tour à Pesaro. Le cygne fut reçu avec des transports d’allégresse par les habitans de sa ville natale. Sérénades, banquets, escortes aux flambeaux, on lui donna tous les triomphes. Après avoir ainsi passé quelque temps à diriger des concerts et des représentations en son honneur, le fortuné maestro revint à Naples, où il écrivit coup sur coup deux opéras : Ricciardo e Zoraïde et Ermione ; le premier, qui ouvrit la saison d’automne en 1818 ; le second, par lequel le carnaval de 1819 fut inauguré. Pour ce qui regarde Ricciardo e Zoraïde, aucun opéra de Rossini, depuis Tancredi, ne s’était vu aussi favorablement accueilli par la critique. L’accord cette fois fut unanime ; Rossini, assurait-on, venait d’abandonner la fausse route où depuis des années il s’obstinait à se fourvoyer pour rentrer dans le chemin de la nature et de la vérité. Ces mêmes gens dont les foudres avaient tonné sur Otello, la Gazza Ladra et Mosè décrétèrent du haut de leur Parnasse que le chef-d’œuvre de l’Italie musicale avait enfin vu le jour. Il n’y eut pas jusqu’aux morts illustres qui ne voulussent mêler leurs voix à ce concert d’éloges, et la Gazette de Naples publia à cette occasion une lettre de Cimarosa datée du séjour des ombres. Dans cette épître, d’un style emphatique et déclamatoire, l’auteur du Matrimonio prodiguait à Rossini les félicitations, et l’exhortait paternellement à persévérer en si bons principes. Sans partager sur tous les points l’opinion des journaux de cette époque, nous reconnaissons volontiers les aimables qualités par lesquelles se recommande cette musique, ainsi que le naturel et la grâce que respirent la plupart de ses mélodies. Le duo du second acte, Ricciardo che veggo, passe à bon droit pour l’un des meilleurs que Rossini ait composés, et quant à l’admirable quatuor qui suit, jamais l’âme du grand maître ne réussit davantage à passionner un chant : la période vocale qui remplit le milieu de ce morceau est sans contredit une des inspirations les plus éloquentes du génie rossinien, et l’on ne se figure pas la puissance irrésistible que cette phrase, récitée par David, avait sur l’auditoire. Si cette partition ne s’est point maintenue à la scène, si cette charmante musique, après avoir gagné son procès devant la critique, a fini par le perdre devant le public, à qui s’en prendre, sinon à l’auteur de la triste rapsodie qui lui servait de texte, et dont le moindre inconvénient était d’être fort mal distribuée pour la musique, et de n’offrir au compositeur que des motifs de duos, ce qui répand à la longue sur la représentation de cet ouvrage une teinte de monotonie insoutenable ?

À Ricciardo succéda l'Ermione, qui parut au mois de mars sur la scène de San-Carlo, ayant pour interprètes la Colbrand et la Pisaroni, David et Nozzari. Dans cette partition, dont le sujet n’est autre que l’Andromaque de Racine, Rossini s’était essayé à se rapprocher du style français, tentative maladroite lorsqu’il s’agit de plaire à des oreilles napolitaines. L’ouvrage en outre avait l’immense tort de n’exprimer que la colère du commencement à la fin, et la colère ne saurait guère réussir en musique qu’employée à l’état de contraste, témoin le spirituel proverbe napolitain : » d’abord la colère du tuteur, ensuite la cavatine amoureuse de la pupille. » Ermione eut donc un échec, et sauf quelques rares morceaux sur lesquels les applaudissemens trouvèrent à s’exercer, la partition laissa le public et la critique également indifférens.

Ici se place l’histoire de la fameuse messe écrite en trois jours (novembre 1819), et qui charma si agréablement l’âme de M. Beyle. « Ce fut un spectacle délicieux, nous vîmes passer successivement sous nos yeux et avec une forme un peu différente, qui donnait du piquant aux reconnaissances, tous les airs sublimes de ce grand compositeur. Un des prêtres s’écria au sérieux : Rossini, si tu frappes à la porte du paradis avec une telle messe, malgré tous tes péchés saint Pierre ne pourra pas s’empêcher de t’ouvrir. » Je confesse, à ma honte, qu’en pareil cas le suffrage d’un dévot tel que M. Beyle m’avait semblé quelque peu sujet à caution. Ces mots de spectacle délicieux, appliqués à des chants d’église, nous rappelaient l’opinion, en matière de littérature sacrée, d’un autre dilettante de la même école, qui, sortant de l’Assomption un jour de la semaine sainte, nous disait du ton leste et spirituel dont il eût parlé de la danseuse à la mode : « Je viens d’entendre le père Ventura prêcher la Passion, il m’a ravi, je l’ai trouvé charmant ! » Nous désirions beaucoup savoir à quoi nous en tenir sur le prétendu chef-d’œuvre d’inspiration religieuse, non pas que nous doutions que Rossini ne puisse écrire une messe aussi bien et mieux que personne[7], mais tout simplement parce que nous pensions avoir quelque raison de nous délier des élans admiratifs de son panégyriste ordinaire. Voici donc qu’après bien des recherches, nous avons fini par découvrir les quelques lignes qu’on va lire. Elles sont d’un certain conseiller de Miltitz, dilettante allemand fort en renom à cette époque, lequel, après avoir aussi assisté à l’exécution de la messe qui nous occupe, trouva bon de consigner son jugement sur ce qu’il venait de voir et d’entendre dans une lettre heureusement arrivée jusqu’à nous. Comme la plupart des gens qui rendent compte de leurs impressions personnelles et vous disent à tout propos : J’ai vu, j’ai entendu, M. Beyle parle toujours sans contrôle. Il m’a paru curieux d’opposer à ses opinions celle d’un juge très compétent, qui lui aussi peut mettre en avant les paroles sacramentelles dont abusent trop souvent ceux qui viennent de loin, et qui sur le chapitre du passé aiment à se donner leurs coudées franches. On lira d’ailleurs cette lettre d’un grave conseiller d’outre-Rhin « avec d’autant plus d’intérêt, qu’elle renferme de très pittoresques détails de mœurs :

« On nous avait annoncé pour le 4 novembre une messe de Rossini, qui devait être exécutée dans l’église San-Fernando à l’occasion de la fête, des Sept-Douleurs de la Vierge. Ajouterai-je que l’attente était à son comble, que chacun se mourait d’envie de voir le roi du théâtre en Italie aux prises avec une de ces œuvres de haute et solennelle portée qui semblent surtout faites pour mettre en évidence tous les trésors de savoir et d’inspiration renfermés dans une individualité comme la sienne. Moi seul, s’il faut en convenir, je restais étranger à l’émotion générale, car, pour la partager, j’étais, hélas ! trop bien informé du pitoyable état où la musique religieuse est tombée en Italie, et de l’absence complète de sentiment que les Italiens montrent à l’égard de cette importante partie du culte. Je tenais de Rossini lui-même qu’il avait bâclé en trois jours cette messe, à l’élucubration de laquelle Raimondi avait aussi contribué. Il ne s’agissait donc que d’une sorte d’habit d’Arlequin cousu de pièces et de morceaux. La foule remplissait l’église depuis plus d’une heure, lorsque, la séance s’ouvrit par une ouverture de Mayr. À ce morceau, d’un style badin, une assez longue pause succéda, après quoi, pour inaugurer dignement la fête des Sept-Douleurs de Marie, on nous exécuta l’ouverture de la Gazza ladra. En présence d’une pareille profanation de la sainteté des lieux, je, me sentais le cœur navré. Ensuite commença le Kyrie, naturellement dépourvu de tous les élémens qui constituent en musique le style sacré, mais qui du moins, à travers ses dissonnances, aliénait une certaine dignité. Le Gloria qui vint après fut trouvé si ravissant, que le public, applaudit avec transport, absolument comme il eût fait au théâtre. Le Credo et l’Offertoire nous présentèrent un ragoût de diverses phrases rossiniennes accommodées à la hâte. Tous les passages favoris semés dans les trente-deux opéras du chantre pesarese, tout ce qu’il a trouvé dans son propre fonds et pillé chez les autres, tout cela se rencontrait dans ce beau salmis. Quant au Sanctus et à l’Agnus Dei, j’ignore si c’est à Rossini ou à Raimondi qu’il faut en rapporter le triste honneur. N’oublions pas l’orgue accompagnant l’office de la plus violente façon, ce qui n’empêchait point l’orchestre d’aller son train. On imagine quel effet digne du sanctuaire cette combinaison devait produire, surtout quand on pense que la voix de Rossini dominait ce bel ensemble, gourmandant celui-ci pour une fausse note, activant les lenteurs de celui-là, criant et tempêtant au milieu de la manœuvre. N’importe, le public d’élite qui composait cet auditoire, fut enchanté, et huit jours durant, les salons de Naples ainsi que les boutiques des marchands de macaroni retentirent des délicieux motifs de cette messe, écrite en trente-six heures à l’occasion des Sept-Douleurs de la très-sainte Vierge Marie. »


V. – LES PREMIERES LARMES DE LA COLBRAND. – LA DONNA DEL LAGO. – MAOMETTO SECONDO. – UN MARIAGE SECRET.

Cependant, tandis que l’astre de Rossini brillait chaque jour davantage au firmament radieux, l’étoile de la signora Colbrand commençait à pâlir. Non que la fière prima donna se vit atteinte dans le prestige de ses attraits. Née pour jouer les reines de théâtre, Mlle Colbrand avait une de ces beautés qui ne perdent point aisément contenance. D’ailleurs elle comptait à peine alors trente-trois ans, et l’on sait avec quel superbe et gracieux aplomb certaines héroïnes brunes abordent cet âge. Mais si la femme en elle avait conservé tous ses avantages, il n’en était pas ainsi de la cantatrice, dont la voix trahissait déjà la fatigue et l’altération. De plus, des rivalités dangereuses menaçaient de se faire jour sur cette scène, qu’on avait occupée jusque-là sans partage : la Pisaroni, la Fodor, la Cecconi, talens pleins de jeunesse et de vaillantise, et qu’il s’agissait de maintenir à distance, vu que le public, l’ingrat public, ne demandait pas mieux que de les adopter ! — Entre toutes les intrigues d’ici-bas, je n’en connais point de plus éveillée et de plus âpre que celle dont est capable un de ces aimables tyrans en jupons luttant pour l’intégrité de ses pouvoirs souverains, pro dominatione ! Avez-vous jamais lorgné d’un coin de l’œil ce microcosme qu’on appelle un théâtre, Académie impériale de musique, la Scala ou San-Carlo, peu importe ? Avez-vous vu tout ce qui s’agite là d’intérêts divers, de luttes sourdes, d’animosités implacables ? Eh quoi ! tant de bruit pour une cavatine, tant de forces mises en jeu pour donner un crève-cœur à sa rivale ! Que sera-ce donc s’il s’agit d’un de ces combats suprêmes où l’on sent qu’il faut vaincre ou mourir ? La Colbrand en était arrivée là. Ses cabales, ses oppressions lassaient tout le monde, à commencer par le propre instrument de ses caprices despotiques, par cet ours Barbaja qu’un reste d’habitude retenait grommelant à la chaîne.

Quant au public, ennuyé de ces manœuvres et de cet entêtement à s’imposer à lui bon gré mal gré, il devenait plus froid de jour en jour, et sa mauvaise humeur à la fin fut telle qu’il n’attendait plus qu’une occasion pour la faire éclater, lorsque le 4 mai 1819 eut lieu la première représentation de la Donna del Lago. L’attitude de la salle pendant tout le premier acte fut peu encourageante. Évidemment le maestro et la prima donna étaient impliqués dans la même disgrâce, et nous devons reconnaître que Rossini, par son obstination à donner tous ses rôles à la signera Colbrand, sans vouloir tenir aucun compte des antipathies croissantes du public, avait bien mérité cet accueil rancunier et fâcheux. À peine si cet auditoire prévenu consentit à se laisser charmer par deux ou trois morceaux. Le ravissant duo entre Elena et Uberto, la cavatine de Malcolm obtinrent quelques applaudissemens ; mais au fond cette musique parut glaciale, et comme on était disposé ce soir-là à prendre les choses du mauvais côté, la teinte ossianique répandue sur tout ce premier acte, qui tient moins encore du drame que de l’épopée, devint aux yeux de ces dégoûtés un élément de plus de monotonie et d’ennui. M’importe, la malveillance, d’abord sourde et latente, ne devait point tarder à se manifester. Tout ce monde-là se mourait d’envie de siffler, et Mlle Colbrand ayant pris dans le finale ses variations un quart de ton trop bas, Eole déchaîna ses tempêtes. C’était la première fois de sa vie que l’illustre cantatrice s’entendait traiter de la sorte. Atteinte au plus vif de son orgueil de femme et de reine, la superbe Espagnole eut assez d’énergie en elle pour marchander à ses ennemis le spectacle de sa défaite. Elle demeura calme et imperturbable sous le feu, et se contint jusqu’à la chute du rideau. Alors seulement éclatèrent ses sanglots et sa rage. Barbaja, qui l’avait précédée dans sa loge, eut à supporter le premier poids de la bourrasque. La patience que le tolérant sigisbé montrait depuis quatre ou cinq ans fut cette fois en défaut : l’occasion lui convenait pour regimber, il saisit la querelle au bond, et, après avoir signifié à la Colbrand qu’il lui fermait désormais sa cassette, le bourru financier sortit comme Hamlet, prince de Danemark, conseillant à sa maîtresse éplorée de se réfugier au couvent : Go to a nunnery, go to a nunnery !

Barbaja ne tarda pas cependant à se repentir de sa malencontreuse boutade ; dès le lendemain, il avouait humblement ses méfaits et s’efforçait de rentrer en grâce. On affecta d’abord de se montrer inflexible, on refusa même de le recevoir ; mais le Turcaret napolitain fut à la fois si repentant et si magnifique, il accompagna ses actes de contrition d’argumens si irrésistibles, qu’il fallut bien finir par se rendre à tant d’amour et de royales prévenances. À la seconde représentation, les mesures les plus complètes furent prises pour empêcher le retour de manifestations désormais jugées inconvenantes. Avant l’ouverture des bureaux, huit cents janissaires, formant le principal noyau de la garde impériale, envahissaient la salle, décidés à couper court aux moindres marques d’opposition ; aussi tout alla comme par enchantement. Les bravos, lancés en manière de bombes dans le camp des Philistins, mirent les siffleurs en désarroi, et l’ovation ne se démentit plus. À la fin de la pièce, Elena, sous les traits de la diva Colbrand, fut rappelée avec transport, et, lorsqu’elle parut rayonnante et superbe, bouquets, couronnes et sonnets tombèrent à ses pieds. Le coup était fait : on avait déjoué la prétendue cabale, on restait les maîtres du terrain. Grâce au pacte d’alliance offensive et défensive qu’ils venaient de renouveler avec le sultan de San-Carlo, Rossini et la Colbrand allaient continuer à s’imposer au public de Naples aussi longtemps que bon leur semblerait.

Le grand obstacle en tout ceci, c’était la Colbrand, car pour Rossini tout le monde l’aimait et tenait à lui. Le diplomate et graveleux Barbaja, mêlant ensemble dans un de ces compromis tacites, trop souvent pratiqués au théâtre et ailleurs, son libertinage et ses intérêts, se disait tout bas qu’en somme son raccommodement avec la prima donna n’était point une si mauvaise affaire, puisque, par ce moyen, on conservait le maestro. Le public s’adressait à peu près le même raisonnement, et se résignait à subir l’une pour avoir l’autre. Ainsi se réalisaient les avantages du pacte synallagmatique contracté par ces deux personnages, spéculant chacun à son point de vue. La position parut à Rossini assez solidement reconquise pour qu’il ne craignit pas de s’absenter. Il se rendit à Milan, y composa sa partition de Bianca e Faliero, qui n’obtint du reste à la Scala qu’on très médiocre succès, et revint à Naples, où nous le retrouvons, vers la fin du carnaval de 1820, écrivant son Maometto secondo. Un matin que l’abbé Totola se rendait à son audience ordinaire, l’imprésario de San-Carlo lui remettant un manuscrit du duc de Ventignano : — Prends-moi ça, lui dit-il, et m’en fais l’analyse dans les vingt-quatre heures, car je n’ai pas le temps de lire tout ce qu’on m’apporte, et d’autre part je serais au désespoir de mécontenter le duc en ne lui parlant point de son chef-d’œuvre. — Et comme le poète aux gages de Barbaja allait se retirer : — A propos, s’écria celui-ci, comment est-ce intitulé ? -L’abbé ouvrit le libretto et lut : Maometto secondo ! — Peste ! fit le sultan en ouvrant de grands yeux ; mais j’entrevois là quelque chose pour Rossini. Maometto secondo ! Des Turcs, beaucoup de Turcs, rien que des Turcs ! toute la pompe orientale ! Vite donc, mon brave, à la besogne ! Coupe, change, rogne, ajoute. Sois tranquille ; j’arrangerai l’affaire avec le duc. Trois rôles, entends-tu bien ? il me faut trois premiers rôles : un pour la Colbrand, cela va sans dire ; un pour Nozzari, et le Maometto pour Galli, qui sera magnifique chantant vincemo ou morte ai traditori, avec son turban, sa grande barbe, son grand sabre et ses pantalons cosaques !

Inutile d’ajouter que les instructions du maître souverain furent ponctuellement suivies par le poète ; il fallait cependant que l’inspiration primitive du duc de Ventignano ne fût pas des plus heureuses, puisqu’on dépit des corrections et améliorations que lui fit subir le digne abbé, ce libretto de Maometto secondo devait rester une des élucubrations les moins supportables qu’il y ait au répertoire du théâtre italien, lequel, on le sait, ne se fait point faute de ces sortes de bagatelles. Le duc de Ventignano, l’abbé Totola, Barbaja lui-même, l’habile et judicieux Barbaja ! tous se trompèrent donc, tous, excepté Rossini, qui sur ce misérable texte écrivit une musique qui, par l’ampleur du style, la nouveauté des modulations, l’énergie et la grandeur de l’expression dramatique, prend place à côté des plus hautes conceptions de ce maître. À Naples, le Maometto n’eut qu’un mesquin succès, le public fut de glace pour ce sublime ouvrage, et laissa passer sans leur payer le tribut d’enthousiasme qu’elles méritent les innombrables beautés répandues dans l’introduction qui tient lieu d’ouverture, dans la cavatine d’Anna, si noblement pathétique, et dans cet admirable trio : Nò tarer non deggio, où se rencontrent en un si merveilleux contraste les mélodies les mieux trouvées et les plus énergiques modulations. Parlerai-je de la phrase du finale (en canon) si ingénieuse et si bien sentie, du grand trio du second acte : In questi estremi instanti, et de la prière en fa mineur, morceaux d’une inspiration mâle et sévère, dans lesquels vous pressentez déjà le chantre de Guillaume Tell ? A Venise, la partition de Maometto éprouva le même échec qu’a Naples. Au premier abord, on attribuerait volontiers cette double défaite à la délétère influence du libretto. Néanmoins, quand on réfléchit à l’importance toute secondaire qu’en Italie on accorde au sujet, quand on voit cette musique, presque dédaigneusement écoutée à Naples et à Venise, réussir à Vienne et à Paris sans que les conditions du poème soient autres, il faut bien en venir à chercher dans un ordre d’idées plus relevé la cause d’un pareil effet. Le moment semblait venu où Rossini et ses compatriotes, après avoir fait si longtemps bon ménage, allaient rompre publiquement et solennellement divorcer. Illa iuvenilium vulgaria, laborum meorum cantica quorum hodie pudet ac poenitet : ces mots que fort improprement écrivait Pétrarque en parlant de ses sonnets et de ses poésies, un jour allait venir où l’auteur de Guillaume Tell, à plus juste titre sans doute, les appliquerait à certaines œuvres que le génie, arrivé à sa maturité, condamne et désavoue[8]. Quoi qu’il en soit, tout entier au pressentiment de.sa seconde manière, l’auteur de Mosè et de Maometto se rapprochait de l’Allemagne et de la France, où son imagination s’apprêtait a parcourir de nouveaux cycles. Les Napolitains, pas plus que les Milanais et les Vénitiens, ne s’y trompèrent ; de là leur froideur et leur éloignement. Chose caractéristique, la même partition qui l’avait brouillé avec ses compatriotes devait plus tard le réconcilier avec nous, et Maometto, répudié à la Scala, indifféremment accueilli à la Fenice, devenu à Paris en 1826 le Siège de Corinthe, intronise sa gloire à l’Académie royale de musique.

À cette époque, Rossini n’avait pas encore traversé les Alpes ; sa vie nomade s’était passée à voyager de Milan à Venise, de Venise à Rome, de Rome à Naples ou à Bologne, remplissant l’Italie de ses inspirations, colportant de la Scala à San-Carlo, de San-Carlo à la Fenice, les produits plus ou moins sérieux, mais toujours avidement recherchés, d’un génie qui s’éparpillait même sur les chemins. Cependant au dehors sa renommée faisait un bruit immense, toutes les capitales de l’Europe sollicitaient sa venue, et le cygne de Pesaro sentait frémir ses ailes à cet appel unanime de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre, qui le conviaient à l’envi par-delà les montagnes et les mers. « Depuis la mort de Napoléon, il s’est trouvé un autre homme duquel on parle tous les jours à Moscou comme à Naples, à Londres comme à Vienne, à Paris comme à Calcutta. La gloire de cet homme ne connaît d’autres bornes que celles de la civilisation, et il n’a pas trente ans[9] ! » La gloire impose des devoirs à ceux qu’elle couronne, et l’homme de génie auquel il est donné de passionner ainsi le monde aura tôt ou tard à conquérir par sa présence les diverses métropoles de son empire. Au moment d’aborder cette nouvelle phase de son existence, Rossini comprit qu’il lui devenait indispensable de mettre un certain ordre dans ses affaires. Cette attitude équivoque qu’il avait autour de la Colbrand, si tant est qu’elle eût jamais été fort séante, devait cesser ; il fallait à toute force se ranger un peu et mettre fin à ce ménage à trois, décidément par trop morganatique.

La Colbrand partageait là-dessus les sentimens du maestro, à qui elle brûlait d’engager sa main et sa fortune par un contrat en bonne forme. Il ne s’agissait plus que de savoir comment on s’y prendrait pour évincer Barbaja. Rompre en visière à une puissance de cet ordre, changer en ennemi acharné un bienfaiteur si tendre et si magnifique, se brouiller avec un homme à la fois directeur de San-Carlo et de la banque des jeux, et qui, — comme si tant d’attributions ne suffisaient pas à son activité remuante, — venait en outre de se porter entrepreneur du théâtre impérial de Vienne, — franchement cela ne se pouvait. D’autre part, c’eût été caresser une illusion volontaire que de s’imaginer qu’on amènerait jamais cet Orosmane à renoncer de lui-même à Zaïre. Sans doute qu’en tombant dans la disgrâce du public, Zaïre avait perdu beaucoup de son prestige aux yeux du padischah ; mais la vanité, il faut le dire, n’était pas l’unique sentiment qui régnât dans l’âme du sultan. Orosmane était homme, et capable à ce titre de se laisser acoquiner aux douceurs de l’habitude, au charme toujours si difficile à rompre d’une domination dont le pli était pris. Aussi comme, après avoir un moment essayé d’aller brûler son encens aux pieds de la gracieuse Cecconi, il avait tout à coup senti se rallumer ses anciens feux pour la Colbrand ! comme il était venu confesser ses torts et demander grâce ! évidemment un pareil sigisbé ne quitterait point la place de gaieté de cœur, et Cassandre, plutôt que de se laisser ravir Isabelle, romprait cette fois sur l’échine du beau Léandre sa canne de jonc à bec de corbin. Or c’était là ce que sur toute chose on voulait éviter. On convint donc, pour tourner autant que possible les difficultés, de faire un mariage secret, un matrimonio segreto, dont immédiatement au sortir de la cérémonie on s’empresserait d’informer don Geronimo-Barbaja, lequel, après s’être échauffé la bile, après avoir déshérité tout le monde, en vrai tuteur de comédie, finirait par se laisser attendrir et par donner sa bénédiction paternelle à ces jeunes et naïfs époux que l’amour avait d’avance unis.

Un matin, c’était le 8 mars 1822, le seigneur Dominique Barbaja, vêtu de la robe de chambre à ramages de don Magnifico, se prélassait délicieusement dans son cabinet, donnant audience aux gens de sa maison et tranchant du premier ministre avec un tas de pauvres diables sur lesquels il aimait à faire descendre en cascades les humiliations et les impertinences qu’il lui arrivait, à lui, d’avoir à subir de la part des courtisans du roi Ferdinand et de la duchesse de Floridia, sa superbe favorite. Tout à coup dans le vestibule encombré de danseuses, de chanteurs, de figurans, de machinistes, de poètes et de journalistes, le souffleur du théâtre San-Carlo se précipite hors d’haleine et demande qu’on l’introduise d’urgence. Ce souffleur, espèce de Trufaldin contrefait et besoigneux, outre l’emploi qu’il exerçait le soir sous sa coquille, passait pour remplir auprès de sa hautesse les honorables fonctions d’entremetteur et d’espion. Préposé à la surveillance du harem, il en connaissait tous les détours, et sa principale occupation consistait à recueillir dans un rapport quotidien les marches, démarches et contremarches de telle ou telle prima donna, ainsi que les divers bruits et anecdotes qui couraient la ville à son sujet. Cela explique comment la porte de l’imprésario n’était jamais fermée pour ce personnage et comment il avait le pas même sur le premier ténor. Au moment où le Trufaldin en question se fit annoncer, Barbaja, riant et coquetant, avait auprès de lui Mlle Cecconi et jouait avec une rose qu’il venait de cueillir sur le sein de l’aimable bergère. On devine l’effet que produisit la mine ébouriffée du souffleur, venant jeter, comme un aérolithe au milieu de cette églogue, la nouvelle du départ subit de la Colbrand pour sa villa de Castenato, et de son prochain mariage avec Rossini. La liberté qu’il venait à peine de recouvrer après dix ans de fers, Barbaja s’empressa de la mettre aux pieds de la tendre Cecconi, qu’il serrait de joie à l’étouffer.

Quelques jours plus tard (15 mars 1822) eurent lieu à Bologne les noces de l’illustre musicien et de la célèbre prima donna. Les chanteurs Nozzari, Ambrogi et David, ces paladins de sa table ronde, après avoir vaincu tant de fois sous la bannière de Rossini, l’assistèrent en qualité de témoins dans cet acte solennel, dont naturellement les cent voix de la renommée s’occupèrent beaucoup. Le sonnet étant toujours de mise en Italie, il en plut à cette occasion. L’abbé Totola fit à lui seul tout un poème :

Eximia, eximio est mulier sociata marito,
Venturum eximium quis neget esse genus !

Il y eut aussi les épigrammes, les quolibets et les malins articles de journaux. « A la signature du contrat, écrit un de ces annalistes avec assez de prévision de l’avenir morose réservé à cet hyménée, Mme Rossini a voulu engager toute sa fortune à son mari ; c’est dire qu’elle n’aura pas attendu longtemps pour faire une sottise. Comme cette fortune est immense, et que maître Rossini depuis trois ou quatre ans a pris l’habitude de taxer très haut ses partitions, le voilà devenu riche, et nous l’en félicitons, d’autant plus qu’il passe pour beaucoup aimer l’argent ! »


VI. – SEJOUR A VIENNE. – ROSSINI AU CONGRES DE VERONE. – RETOUR A VENISE. – LA SEMIRAMIDE.

Immédiatement après la célébration de leur mariage, Rossini et sa femme partaient pour Vienne. Si l’heureux auteur de tant de chefs-d’œuvre avait pu concevoir quelque trouble et quelque hésitation à l’idée d’aborder la patrie de Haydn et de Mozart, cette terre classique, rivale en tous temps de la mélodieuse Italie, la manière dont il fut accueilli dissipa bientôt tous ses ombrages, A peine le bruit de son arrivée s’était répandu, qu’il devint l’objet des empressemens les plus flatteurs. Lorsqu’il parut pour la première fois au théâtre, dans la loge de l’ambassadeur de Naples, la salle entière se leva, et salua sa bienvenue d’un applaudissement triomphal. Dès le lendemain, il n’était plus question dans la capitale de l’Autriche que du grand maître dont la personnalité avenante, aimable, courtoisement humoristique, la contenance dénuée de prétention, rehaussaient encore le mérite aux yeux des gens du monde. La meilleure manière de fêter un compositeur, c’est de jouer ses œuvres ; les théâtres ne faillirent pas à l’entraînement général, et la Donna del Lato, Cenerentola, Zelmira[10] ne quittèrent plus l’affiche. Réunions privées, concerts publics, représentations dramatiques, Rossini défrayait tout ; on le chantait en allemand, on le chantait en italien. Cette musique, puisant dans la présence du grand artiste un élément de nouveauté, de vie et de succès, ravissait les cœurs, tournait les têtes, que c’était un délire, une frénésie, une vraie mode ! Et tous battaient des mains, tous étaient contens, tous, excepté la critique, qui, entraînée par l’irrésistible courant, suivait d’un pied boiteux le char du triomphateur en grommelant dans sa barbe qu’il y avait pourtant de quoi s’étonner de voir les maîtres nationaux sacrifiés ainsi à la gloire de ce musicien de fortune. Au milieu de cette rage d’invitations, de félicitations et d’ovations, Rossini ne sut bientôt auquel entendre ; les salons et les coulisses se l’arrachaient, on l’accablait de questions sur la manière dont il fallait rendre tel ou tel passage, et quand il avait répondu au ténor, à la prima donna, au basso cantante, c’était le tour du chef d’orchestre de l’interroger sur ses mouvemens. Un jour qu’il surveillait une répétition de la Cenerentola traduite en allemand, il lui arriva de se récrier sur la façon beaucoup trop lente dont on prenait les mouvemens ; mais comme il s’agissait d’un de ces morceaux bouffes, dans le style de Fioravanti, qu’on appelle nota e parola, le maître de musique lui fit observer que la langue allemande ne permettrait jamais à un chanteur cette volubilité d’élocution à laquelle se prête la langue italienne. « Eh ! que m’importent vos paroles ? reprit alors Rossini dans un élan de naïve et fougueuse indépendance ; je m’en moque bien de vos paroles ! c’est l’effet que je veux, entendez-vous ? l’effet. Che sono parole ? effetto ! effetto ! » A Vienne, Rossini fut en ce point servi selon ses souhaits. L’effet de la Zelmira, représentée à Kärtner-Thor (13 avril 1822), égala tout ce qu’on imagine ; l’enthousiasme tenait du délire. Après chaque scène, le maestro fut rappelé, et Mme Rossini, qui chantait le rôle qu’elle avait créé à Naples, partagea avec son illustre époux les honneurs de la soirée. Rossini, en veine d’arrangemens, remania ensuite sa Malilda di Shabran, naguère si outrageusement conspuée à Rome, et qui, sous le nom de Corradino, reprit la scène avec des chances moins défavorables. On donna aussi l’Elisabetta, où Mme Rossini s’éleva comme actrice à la hauteur des plus célèbres modèles ; puis vint la Gazza Ladra et enfin Ricciardo e Zoraïde, retouché pour la circonstance et réduit en un acte.

Ce soir-là, et après la représentation, Rossini donnait un souper en l’honneur de sa femme, dont c’était la fête. « J’ai vu dans ma chambre, et j’aurais vu dans mon antichambre, si j’en avais eu, la plupart des amateurs riches d’Italie, qui finissent toujours par se faire entrepreneurs de spectacle par amour pour quelque prima donna ; j’ai changé de villes et d’amis trois fois par an pendant toute ma vie, et, grâce à mon nom, partout j’ai été présenté, intime avec tout ce qui en valait la peine, vingt-quatre heures après mon arrivée quelque part. » Ces paroles attribuées au grand maître indiquent d’elles-mêmes de quel monde se composait la réunion. Au premier rang des prétentions de l’auteur d’Otello et de Mosè, il en est une dont il s’honore presque à l’égal de son génie musical : c’est de passer pour l’un des plus fins appréciateurs qu’il y ait des choses de la table ; ses convives pouvaient donc s’en fier à lui de l’ordonnance du festin. La séance gastronomique allait son cours, les plats se succédaient comme chez Lucullus, les vins de Hongrie et de France coloraient le cristal de Bohême de cette teinte ambrée ou purpurine qui fascine l’œil du buveur, lorsque tout à coup, au milieu du cliquetis des conversations et des verres, s’élève cette rumeur confuse et profonde qui sort de la foule agglomérée. On s’informe, les domestiques ouvrent les fenêtres, on va voir au balcon : c’était bien en effet un rassemblement compacte, houleux, énorme ; deux ou trois mille individus, leurrés par des promesses mensongères, attendaient là je ne sais quelle sérénade fantastique dont le bruit s’était répandu dans Vienne. Grande fut au premier moment la perplexité de Rossini, qui, sachant à n’en pas douter qu’on ne lui destinait aucune surprise de ce genre, craignit que le désappointement de tous ces braves gens ne se changeât à la longue en une véritable émeute ; mais bah ! les esprits d’un vol tel que le sien ont toujours eu pour se tirer d’embarras quelque expédient de réserve. « Il ne sera point dit, s’écria Rossini, que tant de braves gens seront venus pour rien, et puisque c’est un concert qu’ils attendent, eh bien ! messieurs, nous allons leur en donner un. » Aussitôt dit, aussitôt fait ; on traîne le piano sur le balcon, et le maestro, sa serviette à la boutonnière, commence la ritournelle d’une scène d’Elisabetta que sa femme exécute. Les applaudissemens et les houras éclatent : Vica ! Viva ! sia benedetto ! ancora, ancora ! David et Mlle Eckerlin s’avancent et chantent un duo : — mêmes transports, mêmes exhortations à continuer. Nozzari entonne sa cavatine d’entrée dans Zelmira : le public ne se tient plus de joie, et l’enthousiasme atteint son paroxysme lorsque le couple Rossini lui présente en manière de bouquet final l’admirable duo d’Armide : Cara per te quest’ anima. Cependant les rues qui donnent sur la place se sont remplies de monde ; toutes les maisons voisines ont ouvert leurs fenêtres à ces délicieux accens ; à peine ont-ils cessé qu’une explosion de bravos et de cris se fait entendre : Fora ! fora ! il maestro ! Rossini s’approche jusque sur le bord du balcon et salue ; mais cette multitude, une fois mise en train, ne s’arrête plus : vira ! viva ! cantare ! cantare ! À cette invitation, le maestro, qui commence pourtant à en avoir assez, leur débite gaiement et de sa plus belle voix la coda de l’air du Barbier : Figaro quà, Figaro là ; puis on éteint les lumières, on ferme les croisées, et la joyeuse bande se retire dans les appartemens intérieurs. Cette manifestation ne suffit point pour disperser la foule. Au premier moment, le silence succède aux acclamations, silence trompeur, menaçant, précurseur de l’orage et de la tempête, car aussitôt que cette multitude s’aperçoit, aux ténèbres d’Égypte où on la laisse, que tout est fini sans espoir de retour, un murmure sourd et formidable sort de son sein et peu à peu grandit aux plus alarmantes proportions, imitant les gigantesques crescendos dont le maître objet d’une tant frénétique idolâtrie fait un si fréquent usage dans ses œuvres. Vanité de la gloire, triste retour des choses humaines ! ils brisent maintenant à coups de pierre les carreaux de celui qui tout à l’heure s’enrouait de gaieté de cœur à leur prodiguer les riches dons de sa nature, et sans l’intervention de la police, on ne sait par quel ignoble outrage aurait fini cette chanson au clair de lune.

Rossini quitta la capitale de l’Autriche après un séjour de trois mois, pendant lesquels il y avait fait à la lettre la pluie et le beau temps[11]. L’anecdote même que je viens de raconter démontrerait à quel point il passionnait les masses. Populaire par ses mélodies, choyé, fêlé, gâté des hautes classes, il eut l’insigne bonheur, peut-être aussi la très grande habileté de se concilier les sympathies de tout le monde dans un pays fort exclusif en bien des choses, surtout eu matière de goût musical, et qui n’oublie jamais qu’il a donné naissance à Mozart et à Beethoven. Il faut dire aussi que sa souplesse ordinaire le servit à merveille sur ce terrain tant soit peu difficile. Il ne se contenta pas d’être poli, spirituel et bienveillant, d’avoir toujours à la bouche une parole aimable pour répondre au compliment qu’on lui adressait : il usa, vis-à-vis de cette société qui raffolait de lui et de ses œuvres, d’infiniment de tact et de diplomatie, ne négligeant pas de faire sa cour aux gloires nationales. À propos de Beethoven, par exemple, il n’y a pas de belles choses qu’il ne dit : c’étaient sa joie et ses délices d’entendre les symphonies et les quatuors de ce maître, exécutés comme à Vienne seulement on sait exécuter la musique instrumentale. Quel bonheur pour M. Beyle de n’avoir point assisté à ces palinodies ! C’est pour le coup qu’il eût désespéré de l’avenir de son idéal, lui qui si naïvement prévoyait, après Zelmira, que Rossini finirait par être un jour plus allemand que Beethoven[12]. Quoi qu’il en soit, ce pèlerinage de l’auteur narquois du Barbier et de la Cenerentola au monument lyrique de Beethoven a sa moralité. On a dit que l’hypocrisie est un hommage rendu à la vertu ; j’appliquerais volontiers ce mot à la circonstance, en remplaçant toutefois vertu par génie.

Cependant le fameux congrès se réunissait à Vérone. « Des chanteurs et des comédiens étaient accourus pour amuser d’autres acteurs, les rois ! » Au nombre de ces chanteurs et de ces comédiens dont parle M. de Chateaubriand, figurèrent bientôt l’auteur de Tancredi et sa femme. Les têtes couronnées, les archiducs et tant d’illustres personnages venus là pour débattre et régler les intérêts de l’Europe firent le meilleur accueil à Rossini. Le congrès de Vérone ne dansait pas toujours, il chantait aussi ; il chantait chez le duc de Wellington, il chantait chez le prince Metternich et le comte Nesselrode. Rossini, le véritable roi de ces fêtes musicales, où les empereurs assistaient, voulut témoigner aux souverains sa reconnaissance pour les gracieuses attentions dont il était l’objet, et composa une cantate en leur honneur : Il vero omaggio, qui fut exécutée au théâtre philharmonique par Velluti, Crivelli, Galli et la Tosi, alors dans la première fraîcheur de la voix et de la jeunesse. C’était une inspiration en manière de pastorale qui du reste avait dû ne lui coûter guère, car les personnes tant soit peu au courant de ses productions prétendirent saisir au passage diverses phrases de ses opéras cousues à la suite les unes des autres, ce qui fit dire aux mauvais plaisans que Rossini, en se donnant les airs de célébrer les puissans monarques, n’avait en somme célébré que sa propre paresse. On ajoutait que le cas était d’autant moins pardonnable, qu’il avait touché d’avance cent louis pour cette rapsodie. Nous aimerions, pour la dignité du grand maestro, à révoquer en doute ce fâcheux grief qui réduirait à de singulières proportions sa reconnaissance à l’égard des maîtres du monde ; malheureusement tout porte à croire que la chose était vraie et que Rossini s’était en effet rendu coupable de ce tour à la Mascarille, car on raconte qu’immédiatement après l’exécution de cette malencontreuse cantate, le rusé compositeur réclama sa partition, sous prétexte d’un arrangement quelconque, et qu’il s’esquiva le lendemain, emportant avec lui à Venise son manuscrit, qu’on n’a jamais revu.

Nous touchons à la Semiramide, le dernier opéra que Rossini ait écrit pour la scène italienne. Le 3 février 1823 fut représentée à la Fenice cette œuvre imposante et grandiose dans ses inégales dimensions et à laquelle cinq semaines de travail venaient de suffire. L’événement trompa toutes les espérances des amis de l’auteur. Le premier acte, qui dura plus de deux heures, endormit le public, qui ne se réveilla de sa torpeur que pour applaudir le finale. On trouva cette musique monotone, ennuyeuse, d’une longueur interminable ; ce fut un véritable fiasco. Et cependant combien d’admirables morceaux dans cet ouvrage, auquel il ne manque pour être un chef-d’œuvre qu’un peu de cet esprit de cohésion et d’ordre qu’on trouve chez les maîtres allemands[13] ! Que de profondeur dramatique et de terreur dans ces trois rôles de Sémiramis, d’Arsace et d’Assur, et comme, en dépit du fatras musical qui par instans les enveloppe, les caractères gardent jusqu’à la fin leur tragique empreinte ! Le finale du premier acte a sa place marquée parmi les plus solennelles inspirations du génie. Pompe hiératique, terreur, mystérieux pressentimens d’un monde surnaturel, il y a tous les élémens du drame dans ce magnifique intermède, et vous ressentez, en présence de cette évocation du fantôme de Ninus, l’épouvante sacrée dont fut pris Horatio sur la plate-forme de la citadelle d’Elseneur. Pourquoi faut-il qu’un esprit capable de s’élever à de si hautes conceptions néglige de s’y maintenir, et que, sautant d’une enjambée en dehors du sublime, il aille comme à plaisir s’embourber dans l’ornière ?

Les ressources techniques, les réminiscences, le remplissage, voilà les grands écueils de cette imagination insouciante. Tout Italien qu’il soit, comptez que jamais la couleur d’un sujet n’échappe à Rossini ; il l’a prouvé dans Otello, dans Mosè, dans la Semiramide. Seulement la nature hâtive de son génie ne lui permet pas de porter sur tous les points une égale sollicitude. Avec lui, un opéra se compose de trois ou quatre morceaux, le reste appartient au copiste et se rejoint comme il peut. Prenez le troisième acte d’Otello, l’introduction, le finale et la prière de Mosè, le finale de la Semiramide et la scène d’Assur au second acte, et vous retrouverez dans ces fragmens la vie et la couleur poétique du sujet. Rossini est toujours au niveau de l’idée qu’il traite, mais, par suite des conditions sous l’empire desquelles il compose, le sentiment et la couleur du sujet, au lieu de circuler dans toutes les parties de l’ouvrage, se concentrent sur un ou deux points. Si l’on pouvait appliquer l’appareil de Marsh aux œuvres de l’intelligence et qu’on soumit à cette analyse le premier acte d’Otello par exemple, on n’y saisirait pas trace du romantisme shakspearien, tandis qu’au contraire il n’est pas une mesure, pas une note de Don Juan, de Freyschütz et d’Euryanthe, qui, si vous opériez sur elle par ce procédé chimique, ne montrât aussitôt qu’elle renferme une parcelle quelconque de la substance élémentaire du sujet. C’est pourquoi bien des gens se demandaient à cette époque comment il se faisait qu’une organisation aussi splendidement douée n’eût point encore pris à tâche de rassembler ses facultés dans une œuvre une et complète, monument de sa liberté et de sa force créatrice et qui subsisterait par sa propre valeur sans demander à la bravoure individuelle de tel ou tel virtuose des conditions d’applaudissemens ou de succès. Rien en effet de moins durable que ces beautés de rencontre qu’on doit à la personnalité d’un chanteur et qui passent avec les dons physiques de l’interprète qui les inspira ; mais patience ! Cette œuvre avait d’avance son heure marquée dans la carrière du grand maître ; il était écrit qu’elle s’appellerait Guillaume Tell et serait le produit de son séjour en France.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez la livraison du 1er mai.
  2. Spohr, Lettres écrites de Naples. Leipzig 1819.
  3. Quelqu’un demandait à Rossini pourquoi il aurait fait un pareil emploi des tambours dans l’ouverture d’un opéra de genre. « Mais, répondit le maestro, apparemment parce que c’était un effet qui me convenait ; d’ailleurs n’y a-t-il pas un militaire dans la pièce ? — D’accord, lui fut-il répliqué ; mais vous m’avouerez que c’est bien haut sonner la fanfare pour un petit soldat qui rentre en ses foyers. Que feriez-vous de plus s’il s’agissait de faire triompher Alexandre dans Babylone ? »
  4. Voir dans les Nozze di Figaro les rôles du page, du comte Almaviva et de la comtesse. À peine ces figures-là sont encore reconnaissables, tant elles ont grandi dans le passage de la comédie à l’opéra. L’ingénieuse création de Beaumarchais est devenue une héroïde et se meut aux régions du sublime, grande faute selon moi, et qui nuit singulièrement à l’effet théâtral de l’une des plus admirables conceptions musicales qu’on puisse entendre. Mozart plane toujours, et certains sujets ne veulent pas être pris de trop haut.
  5. « Ricordi, le premier marchand de musique d’Italie, et qui doit une grande fortune aux succès de Rossini, racontait devant moi à Florence que Rossini avait composé un des plus beaux duetti de la Gazza ladra dans son arrière-boutique, au milieu des cris et du tapage affreux de douze ou quinze copistes de musique se dictant leurs copies ou les collationnant, et cela en moins d’une heure. » [Beyle, Vie de Rossini, t. II, p. 374.)
  6. Je citerai, pour prendre au hasard un exemple sur dix, le motif qui sert de conclusion à l’introduction, motif évidemment emprunté au terzetto de la Gazza et d’une expression très peu solennelle.
  7. Son Stabat n’est-il point là pour démentir l’assertion contraire ? Certains puristes objecteront peut-être que même cette pietà, touchée à la manière des peintres vénitiens, le grand artiste est resté bien mondain. Quant à nous, tout en admettant la valeur de cette critique, nous n’en persistons pas moins dans notre goût pour cette glorieuse composition, convaincu que nous sommes qu’il y a diverses façons de reproduire un sentiment élevé, et que sans être Giotto ou Palestrina, on peut se contenter d’être le Véronèse ou Rossini.
  8. À cette partition d’Odoardo e Cristina par exemple, soi-disant écrite pour Venise, et dans laquelle il n’avait seulement pas pris la peine de donner une forme nouvelle à d’anciennes idées. « L’opéra commence, il est applaudi avec transport ; mais par malheur il y avait au parterre un négociant napolitain qui chantait le motif de tous les morceaux avant les acteurs. Grand étonnement des voisins ! On lui demande où il a entendu la musique nouvelle. « Hé ! ce qu’on vous joue là, leur dit-il, c’est Ricciardo e Zoraide et Ermione, que nous avons applaudis à Naples il y a six mois. » Cependant l’imprésario furieux cherche Rossini, il le trouve. « Que t’ai-je promis ? lui répond celui-ci d’un grand sang-froid. De te faire de la musique qui fut applaudie ; celle-ci a réussi, ” tanto basta ! Au reste, si tu avais le sens commun, ne te serais-tu pas aperçu, aux bords des cahiers de musique tout roussis par le temps, que c’était de vieille musique que je t’envoyais de Naples ? » (Beyle, t. II, p. 511.) J’en dirai autant de Matilda di Shabran, dont l’imprésario de Rome, moins dupe que celui de Venise, refusa net de payer les droits d’auteur, alléguant qu’on ne lui avait fourni là qu’une marchandise de pacotille.
  9. M. Beyle, Vie de Rossini. p. 6.
  10. La Zelmira, dont une tragédie française de De Belloi avait fourni le sujet à l’abbé Totola, fut écrite et représentée à Naples en 1822. Le public de San-Carlo, qui s’était montré si peu sympathique aux grandes beautés du Maometto, se ravisant à juste titre cette fois, décerna tous les honneurs du succès a cette partition, où Rossini semble faire un pas de plus dans cette voie de l’expression dramatique, de l’élévation et de la correction du style, de laquelle il ne s’écartera plus désormais. Ses détracteurs eux-mêmes ne trouvèrent à cette occasion que des éloges à lui donner. Nombre de gens, que ses dernières partitions avaient amenés à soutenir qu’il était décidément à bout de verve et de mélodie, et ne faisait plus que rabâcher sa jeunesse, ne purent s’empêcher de se récrier d’admiration en présence de cette richesse d’idées, de ce flot de chants ingénieux et colorés, et surtout de cette animation musicale, de cette vie entraînante à laquelle rien ne résiste. On raconte qu’un critique napolitain, qui s’était depuis quelque temps fait remarquer par sa malveillance, fut tellement mis hors de lui par cette musique enchanteresse, que, rencontrant Rossini après la représentation, il se précipita à ses pieds en s’écriant : « Pardon, divin maître, pardonne-moi de t’avoir méconnu ! » Les feuilles napolitaines, partageant cet enthousiasme un peu immodéré, il faut en convenir, allèrent même jusqu’à prétendre « qu’autant Mosè l’emportait sur ses autres ouvrages, autant Zelmira l’emportait sur Mosè. »
  11. L’opéra italien tournait alors toutes les têtes, même celles que leur poids philosophique aurait semblé devoir prémunir contre l’entraînement. Le bon Hegel céda, comme la foule, aux tourbillons. J’extrais de sa correspondance avec sa femme quelques passages où son enthousiasme éclate pour ainsi dire au courant de la plume : « À peine débarqué, Je me suis fait conduire au théâtre italien, où l’on jouait la Zelmira de Rossini. Quels chanteurs ! quelles voix ! que] style ! Grâce, volubilité, force, éclat, tout y est : Rubini, Donzetti, Lablache, la Fodor ! Comparé à ce métal sonore et limpide, ce que nous avons à Berlin m’a paru lourd, monotone et creux ; vous diriez de la bière à côté du vin le plus pur, le plus rubicond, le plus chaud. Ces artistes-là vous ont une expression, une manière de colorer qui n’appartient qu’à eux. Je m’explique maintenant pourquoi à Berlin nous montrons en général peu d’élan pour la musique de Rossini : c’est que cette musique est faite en vue des gosiers italiens, tout comme le velours et le satin sont faits en vue de la coquetterie féminine, et les pâtés de foie gras en vue des fins gourmets. Cette musique-là ne vaut qu’à la condition d’être chantée, mais alors aucune autre n’en égala le charme. Je suis allé hier entendre le Barbier pour la troisième fois, et certes il faut que mon goût se soit bien terriblement dépravé pour, que ce Figaro de Rossini me paraisse aujourd’hui cent fois préférable à celui de Mozart. Comme ces chanteurs-là jouent et chantent con amore ! Le moyen, dites-moi, de quitter un pays où de pareilles séductions vous attachent ? »
  12. « Rossini dans Zelmira s’est éloigné immensément du style d’Aureliano in Palmira et de Tancredi, de même que Mozart dans son Titus s’était éloigné du style de Don Giovanni. Ces deux génies ont suivi une route tout opposée : Mozart aurait fini par devenir exclusivement Italien, tandis que Rossini finira par être plus Allemand que Beethoven ! » - Vie de Rossini.
  13. C’est sans doute à ce mérite qu’il faut attribuer l’opinion très favorable qu’on professe encore de l’autre côté du Rhin pour la Sémiramis de Catel.