Condorcet (Arago)/Introduction

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 117-120).
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CARITAT DE CONDORCET


BIOGRAPHIE LUE PAR EXTRAITS EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 28 DÉCEMBRE 1841.




INTRODUCTION.


Dans les dernières années de sa vie, Georges Cuvier daignait dérober de courts moments à d’immortelles recherches, pour rédiger quelques notes destinées à ses futurs biographes. Une de ces notes est ainsi conçue : « J’ai tant fait d’éloges, qu’il n’y a rien de présomptueux à croire qu’on fera le mien. » Cette remarque de l’illustre naturaliste m’a rappelé que le dernier secrétaire de l’ancienne Académie des sciences, que l’auteur de cinquante-quatre biographies d’académiciens, également remarquables par la finesse et par la profondeur, n’a pas encore reçu ici le juste tribut qui lui est dû in tant de titres. La dette remonte à près d’un demi-siècle ; cela même était une raison puissante de s’acquitter sans plus de retard. Nos Éloges, comme nos Mémoires, doivent avoir la vérité pour base et pour objet. La vérité, en ce qui touche les hommes publics, est difficile à trouver, difficile à saisir, surtout quand leur vie s’est passée au milieu des orages de la politique. Je fais donc un appel sincère aux rares contemporains de Condorcet que la mort n’a pas encore moissonnes. Si, malgré tous mes soins, je me suis quelquefois égaré, je recevrai les rectifications (bien entendu les rectifications motivées) avec une profonde reconnaissance.

On a peut-être remarqué que j’ai intitulé mon travail Biographie, et non pas, comme d’habitude, Éloge historique. C’est, en effet, une biographie minutieuse, détaillée que j’ai l’honneur de soumettre à l’Académie. Sans examiner, en thèse générale, ce que la direction des idées, les besoins de la science, pourront exiger de vos secrétaires dans un avenir plus ou moins éloigné, j’expliquerai comment, dans cette circonstance spéciale, l’ancienne forme ne m’aurait pas conduit au but que je voulais, que je devais atteindre à tout prix.

Condorcet n’a pas été un académicien ordinaire, voué aux seuls travaux de cabinet ; un philosophe spéculatif, un citoyen sans entrailles ; les coteries littéraires, économiques, politiques, se sont emparées depuis longtemps de sa vie, de ses actes publics et privés, de ses ouvrages. Personne n’a eu plus à souffrir de la légèreté, de la jalousie et du fanatisme, ces trois redoutables fléaux des réputations. En traçant un portrait que je me suis efforcé de rendre ressemblant, je ne pouvais avoir la prétention d’être cru sur parole. Si pour chaque trait caractéristique je m’étais borné à réunir, à conserver soigneusement pour moi seul, tout ce qui établissait la vérité de mes impressions, je n’aurais pas fait assez : il fallait mettre le public à même de prononcer en connaissance de cause entre la plupart de mes prédécesseurs et moi ; il fallait donc combattre, visière levée, les vues fausses, mensongères, passionnées de ceux qui, d’après ma conviction intime, n’ont rien saisi de vrai et d’exact dans la grande, dans la majestueuse figure de Condorcet.

Si j’ose concevoir quelque espérance d’avoir trouvé la vérité, là où de plus habiles étaient tombés dans l’erreur, c’est que j’ai pu consulter de nombreuses pièces inédites. La fille, si distinguée, de notre ancien secrétaire ; son mari, l’illustre général O’Connor, ont mis leurs riches archives à ma disposition, avec une bonté, un abandon, une libéralité, dont je ne saurais assez les remercier. Beaucoup de manuscrits complets ou inachevés de Condorcet ; ses lettres à Turgot ; les réponses de l’intendant de Limoges, du contrôleur général des finances et du ministre disgracié ; cinquante-deux lettres inédites de Voltaire ; la correspondance de Lagrange avec le secrétaire de l’Académie des sciences et avec d’Alembert ; des lettres du grand Frédéric, de Franklin, de mademoiselle de l’Espinasse, de Borda, de Monge, etc., tels sont les trésors que j’ai reçus de l’honorable famille de Condorcet. Voilà ce qui m’a conduit à des idées nettes et précises sur le rôle de notre confrère dans le mouvement politique, social et intellectuel de la seconde moitié du xviiie siècle.

J’ai quelque soupçon de n’avoir pas su éviter un écueil qu’ont fait naître les bontés de M. et de Mme O’Connor. En parcourant les pièces qu’ils m’avaient confiées, mon esprit se reportait involontairement sur les mille accidents qui pourraient anéantir de si précieuses pages. De là est résulté, dans cette biographie, un luxe de citations inaccoutumé ; de là, des développements étendus sur des points qui auraient pu n’être qu’indiqués. Ces inconvénients, je les ai aperçus ; mais ils ont perdu de leur importance devant la pensée que j’arrachais peut-être à l’oubli, des faits, des appréciations, des jugements littéraires d’une grande valeur ; ils m’ont paru surtout plus que compensés, par l’avantage que je trouvais à faire parler à ma place plusieurs personnages éminents du siècle dernier.

Un mot encore sur la longueur peu ordinaire qu’aura cette lecture, et j’aborde mon sujet.

Je ne me fais pas illusion sur l’intérêt que j’aurais à ménager davantage la bienveillante attention de mes auditeurs. Tout me disait de beaucoup retrancher, même après les nombreuses coupures que les exigences d’une lecture publique m’avaient impérieusement commandées ; mais j’ai considéré que ma mission a quelque chose d’inusité, de plus solennel que de coutume : à vrai dire, je vais procéder à la réhabilitation d’un confrère, sous le rapport scientifique, littéraire, philosophique et politique. Tout calcul d’amour-propre qui m’écarterait de ce but, serait évidemment indigne de l’assemblée devant laquelle je parle, et de moi.