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Conférence faite à la Sorbonne au Jubilé de l’U.S.F.S.A. (Manuscrit de novembre 1892)

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Conférence faite à la Sorbonne
au Jubilé de l’U.S.F.S.A. nov. 1892

Les exercices physiques ont dans le monde moderne trois capitales : Berlin, Stockholm et Londres — d’où sont sortis pour rayonner ensuite sur d’autres régions trois systèmes basés sur des idées bien connues du monde antique, incomplètement ou inconsciemment admises par le moyen-âge et la renaissance et que trois mots résument : la guerre, l’hygiène, le sport. Je voudrais en préciser très rapidement les traits caractéristiques, indiquer leur marche à travers le temps présent et vous décrire enfin la part de la France dans ce grand mouvement qu’on a si justement nommé : la renaissance physique.

I

Le siècle qui débuta si tragiquement et qui s’achève aujourd’hui dans une paix troublée et incertaine succédait à un siècle de grande activité intellectuelle et de véritable inertie physique. Il y aurait peut-être lieu de chercher dans ce contraste les causes premières de certains de ces déséquilibrements dont nous souffrons. Mais cela n’est pas de notre domaine. Constatons seulement que partout à la fin du XVIIIème siècle les exercices violents, les jeux virils sont passés de mode et que les hommes vont chercher ailleurs la distraction et le plaisir. L’Angleterre elle-même présente sous ce rapport un aspect bien fait pour surprendre. Ce n’est plus l’Angleterre des Tudors qui vivait dans le plein air et en goûtait toutes les ivresses et ce n’est pas encore l’Angleterre de Thomas Arnold et des créateurs de l’éducation athlétique. C’est un peuple indécis chez lequel des brutalités natives se mêlent à une sorte d’amollissement qui pourrait bien être la préface de la décadence, si Napoléon n’allait venir pour consolider la Grande Bretagne, comme le vent du nord arrête un dégel. En France, les jeux de paume sont déserts ; on y échange des serments, mais on n’y joue plus. Le temps est loin ou le Sire de Gouberville poussait un ballon, sur les plages du Cotentin, les dimanches après midi entouré de la vaillante jeunesse des villages avoisinants ou de paroisse à paroisse se livraient ces combats homériques dont Mr. Siméon Luce retrouve la mention dans les parchemins qu’il compulse — où le clergé d’Avranches lui-même, à certaine fête de l’année liturgique, descendait processionnellement sur la grève pour y faire une joyeuse partie de balle à la crosse. Tout cela est mort et lorsque le Directoire, tout pénétré des souvenirs de l’ancienne Grèce, veut établir sur le champ de mars parisien quelque chose qui rappelle les jeux olympiques, un élément indispensable lui fait défaut : les concurrents. Il en vient sans doute, comme il en vient des gamins, dans les foires, pour tenter l’ascension du mat de cocagne et gagner le gigot traditionnel ou la bouteille de bénédictine. Mais cela ne suffit pas pour alimenter des réunions athlétiques et faute d’un Racing Club et d’un Stade Français pour les organiser et les maintenir, les courses du Directoire vécurent ce que vivent les roses, l’espace d’un matin.

Il est vrai qu’en ce même temps, sur nos frontières, par-delà les frontières ensuite et bien loin, au pied des Pyramides, sur le Danube, en Espagne, sous les murs du Kremlin moscovite, les soldats de France pendant vingt ans d’une folle et sublime épopée donnent au monde l’un des spectacles les plus athlétiques qu’il ait jamais contemplés. Ils épuisent en ce court espace de temps, les forces de plusieurs siècles accumulées par la nation. Ce sang qu’ils versent, c’est le sang des joueurs de paume et des Sire de Gouberville, et non celui des amollis et des libertins, de la Régence. C’est le sang de la France, vicié dans les villes, intact encore dans les campagnes.

Et puis, messieurs, vous savez comment ils sont nos soldats. Quand ils n’ont plus de forces, ils en inventent !

Oh ! le grand besoin de repos qu’eût la France après cette longue crise de vaillance, et mon Dieu ! comme on comprend bien qu’elle s’en soit allée jouer aux dominos au lieu de faire agir ses muscles lassés. Abreuvée de ses victoires, elle s’endormit un peu tandis qu’à côté d’elle, la défaite — une défaite noire, complète, épouvantable, avait réveillé des énergies qui ont travaillé âprement depuis lors à l’œuvre que vous savez : l’Empire Allemand. C’est ainsi que naquit à Berlin l’athlétisme militaire.

On a souvent répété chez nous que sur les champs de bataille de 1866 et de 1870, le véritable vainqueur avait été le maître d’École ; si c’est à cette croyance que nous devons d’avoir vu notre cher pays se couvrir d’écoles et l’instruction populaire y progresser si rapidement, bénie soit elle. Mais je pense qu’en ceci on a fait la part trop belle à l’instituteur en oubliant un peu son collègue, le maître de gymnastique.

La gymnastique allemande, messieurs, celle qui, dès le lendemain d’Iéna, trouva des apôtres ardents et convaincus pour prêcher son Évangile, puis des disciples nombreuses et dociles pour suivre ses préceptes, est énergique dans ses mouvements, basée sur une discipline rigoureuse, en un mot militaire dans son essence. Partout en Allemagne régnaient, hier encore, la hiérarchie, l’obéissance, l’exactitude. Dès l’enfance, le petit écolier prenait sa place dans le rang et tournait ses regards vers un supérieur pour attendre de lui le mot d’ordre. Collégien, il continuait d’assouplir ses muscles et sa volonté, afin de pouvoir les mobiliser au premier signal. Car c’est là le but de la gymnastique allemande, et l’on distingue aisément quelles sont les qualités et les imperfections qu’entraîne à sa suite un pareil idéal. Étudiant, son plus grand plaisir était de se battre avec ses camarades et les balafres qui en résultaient devenaient sur son visage autant de titres de noblesse. L’uniformité apparaissait dans les plus petits détails de son existence et leur règlementation semblait lui procurer une joie intérieure que les Anglais et les Français sont inaptes à saisir. Il suffit encore aujourd’hui de parcourir une université allemande, d’assister à une de ces réunions d’étudiants où les verres se vident au commandement pour comprendre la frénésie disciplinaire qui a passé sur ce grand peuple. Dans la constitution de leur parti révolutionnaire, les socialistes eux-mêmes ont apporté quelque chose du militarisme qui imprégna l’Allemagne entière au cours du présent siècle.

J’ai dit que la gymnastique allemande était énergique dans ses mouvements. À cette condition seule, elle est efficace. Or pour que cette énergie se maintienne, les gymnastes doivent être perpétuellement sous une influence belliqueuse. L’idée de la guerre ne doit pas cesser de les inspirer. Si l’Allemagne se détache de cette idée, ses innombrables sociétés de gymnastique se transformeront rapidement. Déjà sur quelques points de son territoire, le sport a fait son apparition, résultat de vingt années de paix extérieure et intérieure. Le jeune athlète commence à envisager l’effort physique en lui-même et non dans ses conséquences plus ou moins lointaines. S’il veut sauter une haie, il se fera le plus léger possible afin de la sauter, aussi haute que possible. Or en campagne, on n’a pas les jambes et les bras nus et sur le corps un fin jersey pour tout costume. Le gymnaste, lui, s’inquiète moins d’accomplir une prouesse athlétique que de passer lestement avec armes et bagages. De même s’ils ne sont plus inspirés par la perspective du service militaire, les mouvements d’ensemble deviennent fastidieux, les gestes se font mous ; on les esquisse à peine ; l’âme est absente. De même encore, la course en section se désagrège ; les coureurs reprennent leur individualité ; ils ne s’inquiètent plus s’ils vont bien ensemble, d’un pas égal ; c’est à qui ira le plus vite, à qui arrivera premier.

Au point de vue physique, la gymnastique allemande est artificielle ; elle se compose d’exercices qui n’ont pas en eux-mêmes leur raison d’être, qui ne sont pas dans la nature et qu’on ne peut obtenir des hommes qu’en leur présentant pour but, quelque chose de grand, de noble, susceptible de les passionner et de les entraîner. C’est là, messieurs, ce qu’a fait son succès  ; c’est là ce qui demain sans doute, causera son déclin.

Elle a eu pourtant des rejetons ; en Amérique et en Australie, sans parler de la France où nous reviendrons tout à l’heure, de nombreuses sociétés ont été créées. Les Anglais promènent avec eux autour du monde un lawn-tennis et une bible ; ils ne s’en séparent jamais. Les allemands qui s’expatrient importent la choucroute et la gymnastique. Vous savez l’importance numérique de la colonie allemande aux États-Unis ; certains faits récents ont attiré l’attention sur ce que je considérerais, si j’étais citoyen des États Unis, comme un danger national. Or les Allemands d’Amérique professent une grande admiration pour l’Allemagne d’Europe ; bien établis sur cette terre de liberté, avec un océan entre eux et leur ancienne patrie, ils exaltent sans cesse le joug qu’ils n’ont pu supporter, prononcent orgueilleusement le nom de l’Empereur et rêvent de germaniser par la langue et par les mœurs une bonne partie du nouveau monde ou ils sont établis sans le moindre esprit de retour. Aussi ont-ils fondé pour leurs enfants des sociétés de gymnastique calquées sur celles du vieux pays et qui constituent une organisation tout à fait à part et homogène dans ce chaos de systèmes qu’on appelle là-bas, l’Éducation physique.

Vous me direz qu’il manque à cette gymnastique ce que j’indiquais tout à l’heure comme la condition essentielle de son succès : l’idée militaire et la perspective du champ de bataille. Ne croyez pas cela, messieurs. Vous êtes portés à ne voir dans ces 69 millions d’habitants que des marchands, des commerçants, des faiseurs d’affaires. Il y a une Amérique pensante, une Amérique scientifique et il y a aussi une Amérique militaire. Si matériellement les traces de la guerre de Sécession ont disparu, les traces morales sont encore visibles : l’ébranlement produit dans les cœurs américains par cette lutte cyclopéenne s’est transmis jusqu’à nos jours et je déclare que le patriotisme du Citoyen des États Unis est l’un des plus puissants et des plus formidables que je connaisse ; on peut tout en attendre.

Tandis qu’à West Point où les traditions militaires françaises sont toujours en honneur se forme un corps d’élite celui des officiers de l’armée fédérale chaque État possède maintenant une milice qu’on aurait bien tort de considérer comme une garde nationale sans valeur. Le temps et la compétence me manquent pour en étudier le fonctionnement mais je puis attirer votre attention sur trois faits ; le nombre des hommes enrôlés, la perfection de l’armement de l’outillage et enfin cette remarquable expérience de mobilisation qui vient de se faire en Pennsylvanie, et certes l’occasion n’était pas favorable. L’appel était imprévu et il s’agissait non point de combattre des ennemis du dehors, mais de maintenir l’ordre au milieu d’une grève sanglante. En 24 heures, ces commerçants, ces faiseurs d’affaires ont tout quitté, la 25ème heure les a trouvés sous les armes, au lieu désigné.

Ces milices sont, pour la plupart, commandées et organisées à l’allemande. Elles présentent un singulier mélange de ces vertus civiques qui ont produit les volontaires anglais et de cet esprit disciplinaire qui distingue le soldat germanique. Quand les États Unis auront reconstitué leur marine de guerre, ce à quoi ils travaillent, leur esprit d’entreprise pourrait bien devenir de l’esprit de conquête : je suis de ceux qui croient que dans l’avenir, le gouvernement de Washington aura le canon facile. Il se pourrait, par ces différents motifs, que la gymnastique militaire échappée des rives de la Sprée où sa décadence paraît prochaine, retrouvât sur les bords du Mississippi des pontifes et des adorateurs. En tous les cas, elle aura toujours chance de germer là où il y aura de grandes ambitions à satisfaire, des revanches à prendre ou un esclavage à briser.

En Australie, si petite est la colonie Allemande qu’à peine faut il la mentionner. Quelques sociétés y ont pourtant pris naissance et pour ce qui est du militarisme, moins répandu et moins agressif qu’aux États Unis, il n’est pas sans jouer un rôle dans les préoccupations publiques. Faut-il vous rappeler l’agitation que causèrent dans les capitales australiennes les incidents des îles Samoa et des Nouvelles Hébrides, le désir hautement manifesté par l’opinion de s’emparer plus tard de la nouvelle Calédonie, enfin l’envoi par la Nouvelles Galles du Sud d’un contingent de ses milices pour soutenir les Anglais au Soudan ?

J’ai l’air, en tout ceci, d’abandonner le sport pour étudier des questions diplomatiques. En réalité je ne fais qu’insister sur cette importante loi sociale à savoir qu’il existe une étroite corrélation entre l’état d’âmes, les ambitions, les tendances d’un peuple et la manière dont il comprend et organise chez lui l’exercice physique.

II

Cela est vrai de l’Allemagne, messieurs, et cela est vrai de la Suède. Passer de la gymnastique Allemande à la gymnastique Suédoise c’est entendre une symphonie pastorale après une symphonie héroïque. Les Suédois sont un peuple heureux qui a eu peu d’histoire depuis cent ans et qui se livre en paix à un sport national et bienfaisant le patinage et à une gymnastique singulière et au premier aspect bien anodine, qu’on appelle du nom de son inventeur, le système de Ling.

Je me hâte de dire qu’entre Ling et le patin, c’est assurément le patin qui aurait le plus de titres à la reconnaissance des Suédois ; leur bonne santé, ce suave équilibre de l’âme et du corps qui les distingue, cette humeur tranquille, ce souffle régulier de la vie qui les anime, ils s’en croient redevables au savant inventeur et je n’hésite pas à en faire honneur pour eux aux courses folles sur la glace unie du Nord, à l’air glacé, aux joies saines de l’hiver Scandinave.

Cela ne veut pas dire que cette gymnastique Suédoise qui commence même à fonder timidement quelques colonies en Allemagne, à Londres et à New York, soit dénuée de mérites. Notre ami, je pourrais dire notre illustre ami, le Dr. Lagrange, membre du Conseil de notre Union, a été l’étudier sur place et les lecteurs de la Revue des Deux Mondes connaissent l’impression que lui ont faits les Instituts de Stockholm. « La gymnastique Suédoise, a-t-il dit, est la gymnastique des faibles ». Précisément et c’est pourquoi nous n’en voulons pas. Par la modération de ses mouvements elle convient aux enfants délicats comme aux vieillards. Par son caractère scientifique, elle est applicable aux malades. C’est ce côté médical qui a principalement intéressé et captivé Lagrange. « Le médecin français, écrit-il, qui va étudier à Stockholm se trouve en présence de choses tellement neuves pour lui qu’il a peine au premier abord à se reconnaître au milieu des mouvements si variés qu’il voit exécuter dans les « Instituts » publics ou privés. Mais peu à peu la lumière se fait dans son esprit : il finit par classer tous ces ingénieux procédés et à voir qu’ils visent en résumé à deux résultats : doser l’exercice et le localiser ». Pour vous donner une idée de la hardiesse de cette gymnastique médicale basée sur une étude particulièrement approfondie du système musculaire, je vous dirai qu’elle traite par l’exercice et les différents massages qui en sont les corollaires, même des maladies de cœur. Les résultats paraissent excellents et depuis plus d’un demi-siècle les Suédois ne se lassent pas d’aller chercher la santé dans les Instituts. Cela seul vaut qu’on s’en occupe mais les amateurs d’exercices physiques ne se recrutent pas d’ordinaire parmi les malades. C’est aux bien portants que nous avons affaire. Que la gymnastique Suédoise veille sur les jeunes enfants à l’âge surtout où sont à craindre les déviations et les difformités, qu’on lui mène les malades et qu’enfin elle offre aux vieillards des exercices en rapport avec ce qui leur reste de force, voilà qui est bien. Mais qu’elle ne prétende pas exercer le pouvoir dans l’empire des jeunes ; ils ont besoin précisément de ce qu’elle répudie : l’effort et l’émulation. L’effort ne s’obtient chez elle que par l’amplitude, jamais par l’énergie du mouvement ; on l’atteint lentement, jamais brusquement. Et quant à l’émulation, c’est un dogme pour elle que les hommes ne doivent pas se comparer entre eux, mais seulement à eux-mêmes.

Obtenez donc de nos jeunes athlètes qu’ils renoncent à l’effort et à l’émulation ; il faudrait retirer d’abord tout le sang de leurs veines ; tant qu’il leur en restera une goutte, ils n’y renonceront pas, j’en réponds. En vérité leur donner pareils préceptes, ce serait se moquer d’eux ; et cela rappelle par trop cette caricature de Cham : « amuse-toi bien, mon enfant, disait une mère à sa petite fille en la lâchant dans le jardin des Tuileries, mais surtout prends bien garde de n’avoir ni chaud ni froid, de ne pas friper ta robe, de ne pas salir tes bottines, de ne pas défriser tes cheveux et de ne pas dénouer ta cravate. »

Il y a en Suède même un parti de réformateurs qui travaillent à viriliser, si je puis ainsi dire, la gymnastique Suédoise ; on les regarde avec cette indignation mêlée d’intérêt qu’attirent partout et toujours les révolutionnaires ; ils auront le dessus quelques jours. Lorsque la gymnastique Suédoise n’aura plus de prétentions que sur les malades et les faibles je ne vois pas ce qui l’empêcherait de faire le tour du monde et pour ma part, je n’aurais nulle objection à l’y aider.

III

Nous avons déjà dit, messieurs, au début de cet entretien quelle était l’erreur de ceux qui croient le goût des exercices physiques assez profondément ancré chez les Anglais pour n’avoir jamais subi d’éclipse. Ceux là imaginent volontiers que ce qu’ils voient a toujours existé ; une Angleterre sans le sport leur paraît un contre-sens. Or ce contre-sens a marqué toute la fin du siècle dernier et le commencement du nôtre. Les jeux populaires étaient tombés en désuétude, l’accaparement du droit de chasse résultant de la constitution de la grande propriété avait privé la petite bourgeoisie rurale de son plaisir favori et si l’on voit ça et là des boxeurs s’entretuer ou bien quelque course à l’aviron se disputer sur la Tamise, c’est entre professionnels pour procurer aux spectateurs le plaisir de perdre leur argent en paris exagérés. Rien de sportif, rien d’athlétique. L’Angleterre d’alors ne connaît que deux distractions : faire des affaires plus ou moins honnêtement et se griser plus ou moins complètement. Le collège est une réduction de la Société. Nul esprit de solidarité, l’indifférence du côté des maîtres, la loi du plus fort du côté des élèves. On ne prévoit certes pas, en étudiant cet organisme grossier et informe tout ce que le génie d’un éducateur en fera sortir de raffinement et de délicatesse. Car, — je vais ici à l’encontre d’un préjugé courant en France — il n’y a pas, dans le monde, de système d’éducation plus raffiné, plus délicat et plus tendre vis-à-vis de la jeunesse que le système Anglais actuel ; les dehors sont trompeurs.

L’athlétisme anglais, messieurs, ne date que d’hier et déjà il envahit le monde. L’histoire de ce grand mouvement n’a pas encore été écrite mais on en connaît les lignes principales. Les noms du chanoine Kingsley et de ses adeptes ne sont pas encore descendus bien avant dans le passé : soixante années ont suffi à cette prodigieuse transformation. Les premiers ouvriers s’inquiétaient moins de faire école que de se procurer à eux-mêmes de vaines jouissances. Ils voyaient loin cependant. Une certaine lueur philosophique les environnait : des ressouvenirs de la Grèce, le respect des traditions stoïciennes et une conception assez nette des services que l’athlétisme pouvaient rendre au monde moderne ne tardèrent pas à attirer l’attention sur eux. On se moqua d’eux, mais le ridicule ne les découragea point. Quand le mouvement prit de la consistance ils furent attaqués furieusement, avec rage. Mais leur œuvre était déjà sous la protection de la jeunesse. Les universités d’Oxford et de Cambridge avaient commencé de s’y associer. Elles devaient y trouver le germe d’un magnifique relèvement, d’une purification bien nécessaire. En même temps, ce grand citoyen, Thomas Arnold, le chef et le type des éducateurs anglais donnait la formule précise du rôle de l’athlétisme dans la pédagogie. La cause fut vite entendue et gagnée. L’Angleterre se couvrit de champs de jeu. Les sociétés se multiplièrent. Vous ne soupçonnez pas leur nombre. Londres en referme une collection, non pas dans les quartiers aristocratiques mais dans les quartiers pauvres et populaires. Chaque village en compte une ou deux de sorte que si la loi anglaise ne pourvoit pas à l’éducation physique des enfants, l’initiative privée la remplace largement. Puis en quittant le sol natal, les fils d’Albion emportèrent avec eux la recette précieuse et l’athlétisme déborda dans les deux hémisphères sous les climats les plus variés.

Aux États Unis précisément après de romantisme nous avons voulu savoir ce qu’il y était devenu et profitant d’un des nombreux congrès qui se groupèrent autour de l’Exposition du centenaire, nous avons répandu en 1889 dans toutes les colonies Britanniques et les pays de langue anglaise 7 000 exemplaires d’un questionnaire relatif aux jeux, à leur influence sur l’éducation et à leurs progrès . Ces progrès sont incessants et les réponses témoignèrent d’une unanimité qui nous a prouvé que le mouvement ascendant de l’athlétisme atteindrait des proportions gigantesques et que l’expérience de cinquante ans n’avait fait que confirmer partout les doctrines d’Arnold et de Kingsley. Aux États Unis, pour citer ce pays des chiffres, le Docteur Sargent (une autorité en la matière) estime que de 1860 à 1870, 1 million de dollars, de 1870 à 1880, 2 millions 500 000 dollars, enfin de 1880 à 1890, 25 millions de dollars ont été dépensés pour établir des champs de jeu, des salles d’exercices ou fabriquer des appareils, soit un total de 28 millions 500 000 dollars. D’Australie, du Cap, de la Jamaïque, de Hong Kong, des Indes les annuaires des clubs, les règlements des Unions athlétiques donnaient l’impression d’une véritable marée montante que j’estime aujourd’hui — mon calcul repose, je m’empresse de le dire, sur des données très imparfaites — à environ six millions d’individus en ne comptant que les adultes inscrits comme membres actifs sur les listes de sociétés régulièrement constituées. Je ne fais entrer dans ce calcul ni la Belgique et la Hollande où le sport fait chaque jour d’importantes conquêtes ni les pays où pourraient exister isolément des groupes d’amateurs.

Une presse spéciale s’est fondée pour servir les intérêts du monde athlétique. D’innombrables journaux ont surgi. Les résultats d’une partie de baseball jouée à Chicago ou d’une lutte à l’aviron sur le Paramatta font le tour du monde et s’en viennent prendre place dans ce Times qui, il y a quarante ans, annonçait, bien timidement dans un petit coin, les premières courses à pied entre Oxford et Cambridge. Les grands jours de rencontres, les affaires s’arrêtent, les bureaux se vident, il y a Trève comme jadis en Grèce pour applaudir la jeunesse qui passe. Elle passe, messieurs, ayant le mérite de ne chercher dans l’effort que l’effort lui-même, de s’imposer des contraintes auxquelles personne ne la pousse, de se ranger sous une discipline doublement efficace parce qu’elle est librement consentie. Il est très noble et très beau de songer à la guerre, il est louable de penser à l’hygiène, mais il est plus parfaitement humain de rendre à l’effort un culte désintéressé et d’aimer les choses difficiles, parce qu’elles sont difficiles, voilà tout.

Cela, c’est la philosophie du sport en général et de notre Union en particulier.

IV

En 1886, messieurs, la France n’était pas aussi mal partagée sous le rapport des Exercices physiques que quelques personnes semblent le croire. Je ne parlerai pas de ce brave colonel Amaros qui fut certainement un convaincu mais avait composé un recueil de cantiques religieux et moraux que ses pupilles chantaient en piaffant, ce qui fait que l’armée du Salut a bien autant de droit que la gymnastique de voir en lui un ancêtre. Je me bornerai à saluer au passage les sociétés de gymnastique, résultat de la défaite… et tremplin de une la victoire, espérons-le. Quoiqu’en aient pu dire certains qui les confondent parfois avec cette mascarade enfantine qu’on a appelée les bataillons scolaires, elles ont rendu de grands et nobles services et le sentiment seul qui a inspiré leur formation les doit rendre sacrées à tous les Français. Le Club Alpin aussi mérite une mention pour avoir rappelé à tant de nos compatriotes qu’il y a sur leurs frontières des cîmes où l’on respire de l’air qui n’a jamais servi et où l’on emmagasine la santé du corps et celle de l’âme. L’Escrime enfin, comment l’oublier ? n’est-elle pas le sport national, celui dans lequel l’Italie seule peut nous disputer la palme, celui qui nous permet de savourer honnêtement la joie de se battre, la plus grande après la joie de vivre ?

En 1886, pourtant, il manquait une aile à l’édifice de l’éducation physique  ; je ne sais si beaucoup d’architectes s’en étaient aperçus mais nul à ma connaissance n’avait exposé un plan précis de la construction projetée. Il en parut un dans le journal Le Français à la date du 23 août 1887 et bien que désireux de ne rien mêler de personnel à cet entretien, j’insiste sur cette date par un sentiment dont la légitimité ne saurait être contestée. À cette époque l’académie de médecine s’élevait avec force contre le surmenage intellectuel. Il parut à l’auteur du plan en question que l’on cherchait une issue là où il n’y avait qu’un mur. L’académie de médecine s’obstinait à vouloir la révision des programmes pour diminuer le travail mental autant que pour faire place aux jeux : on n’a pas le temps de jouer, disait-elle. Erreur grave ; on n’avait du temps, on en avait suffisamment (et nous ne désirions pas qu’on nous en donne davantage) mais on l’employait mal. Quant à l’opinion, elle s’égarait dans un autre sens : Pourquoi ne joue-t-on pas chez vous, disait-elle à l’Université. Allons, remuez-vous. Jouez et faites jouer. C’était facile à dire et impraticable à faire. La chose devait venir du dehors, de l’initiative privée. Il fallait qu’une société ayant un point d’appui sur chacune des rives entreprit de jeter un pont sur cette rivière. La Sorbonne était l’un de ces points : le Racing Club et le Stade Français pouvaient être l’autre — Ces deux sociétés fondées l’une en 1882, l’autre en 1883 s’étaient ignorées quelque temps. Un homme qui a plus fait qu’aucun autre pour les Sports Athlétiques M. G. de Saint-Clair les approcha le 18 janvier 1887. À la suite d’un Rallie couru ce jour là dans les bois de Ville d’Avray, l’Union des Sports Athlétiques fut décidée ; elle fut définitivement établie et reçut ses premiers statuts le 29 novembre suivant. Les premiers mois de l’année 1888 se passèrent en entretiens et en démarches qui amenèrent la constitution d’un Comité pour la Propagation des Exercices Physiques. M. Jules Simon et M. Gréard s’étaient inscrits les premiers. On se réunit le 31 mai et le 5 juillet suivant, un cross-country inter-scolaire avait lieu aux environs de Paris. Vous savez le reste ; la fondation de la Ligue de l’Éducation Physique, de la Ligue Girondine qui groupe les lycées de l’académie de Bordeaux, l’organisation de concours sur tous les points de la France, parfois avec trop de bruit et pas assez de compétence, bref ce grand mouvement qui a abouti pour nous en cinq années au résultat que vous savez, messieurs, et dont vous êtes satisfaits : votre présence ici le dit assez.


V

Voilà le passé, que sera l’avenir ?

Je ne vous le dirai pas parce que le rôle de prophète est un rôle plein de dangers et aussi parce qu’il est grandement temps de clore l’aperçu d’histoire universelle qui vous a été présenté ce soir. L’Union a de grands devoirs à remplir tant envers l’Université qu’envers ses propres adhérents : elle n’y faillira pas.

Quant à l’athlétisme en général, j’ignore quelles seront ses destinées, mais je veux attirer votre attention sur ce fait important qu’il présente deux caractères nouveaux cette fois dans la série de ses transformations séculaires. Il est démocratique et international. Le premier de ces caractères assure son avenir : en dehors de ce qui est démocratique, il n’y a plus rien de viable à présent. Quant au second il ouvre devant nous des perspectives inattendues. Il y a des gens que vous traitez d’utopistes lorsqu’ils vous parlent de la disparition de la guerre et vous n’avez pas tout à fait tort mais il y en a d’autres qui croient à la diminution progressive des chances de guerre et je ne vois pas là d’utopie. Il est évident que le télégraphe, les chemins de fer, le téléphone, la recherche passionnée de la science, les congrès, les expositions ont plus fait pour la paix que tous les traités et toutes les conventions diplomatiques. Eh bien j’ai espoir que l’athlétisme fera plus encore : ceux qui ont vu 30 000 personnes courir sous la pluie pour assister à un match de foot-ball ne trouveront pas que j’exagère. Exportons des rameurs, des coureurs, des escrimeurs ; voilà le libre échange de l’avenir et le jour où il sera introduit dans les mœurs de la vieille Europe, la cause de la paix aura reçu un nouvel et puissant appui.

Cela suffit pour encourager votre serviteur à songer maintenant à la seconde partie de son programme ; il espère que vous l’y aiderez comme vous l’avez aidé jusqu’ici et qu’avec vous il pourra poursuivre et réaliser sur une base conforme aux conditions de la vie moderne, cette œuvre grandiose et bienfaisante : le rétablissement des Jeux Olympiques.