Confessions d’un mangeur d’opium/La fille du Liban

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Traduction par V. Descreux.
P.-V. Stock (p. 303-309).


LA FILLE DU LIBAN



Damas, la première née des cités. Om el Denia[1], mère des générations, qui existait avant Abraham, qui existait avant les Pyramides, quels sons fuyant par une porte dérobée qui s’ouvre à l’Orient sur des sentiers secrets, et vers le désert lointain, quels sons troublent le silence solennel d’une nuit orientale ? Quelle voix appelle les satellites qui montent une garde éternelle sur la tour, au-dessus de la porte, et les invite à le recevoir quand il rentre dans sa demeure syrienne ? Tu le connais, Damas, tu l’as connu dans les jours de trouble comme un homme savant dans les afflictions humaines ; aussi sage pour conseiller dans les souffrances de l’esprit que pour celles du corps. La voix qui interrompt la nuit est la voix d’un grand évangéliste, l’un des quatre — il est aussi grand médecin. C’est lui que reconnaissent joyeusement les gardiens de la porte, c’est à lui qu’ils s’empressent d’ouvrir. Ses sandales sont blanches de poussière, car il a voyagé bien des semaines au delà du désert, guidé par des Arabes, afin de porter la nouvelle de l’espérance à Palmyre[2] et son esprit est fatigué de toutes choses, excepte d’être fidèle à Dieu et de brûler d’amour pour l’homme.

Les cités orientales dorment à cette heure. Peu ou point de bruit pour troubler le repos tout autour de l’Évangéliste quand il se dirigea vers la place du Marché. Là une scène différente attire attention. Vers la gauche, dans une chambre d’en haut, dont les volets étaient largement ouverts, de nombreux jeunes gens étaient assis et se divertissaient bruyamment, a la lumière étincelante des flambeaux et des trépieds où brûlaient des bois de senteur : ils unissaient toutes leurs voix dans des chœurs, tous étaient couronnés de fleurs cueillies à Daphné ou sur les bords de l’Oronte. L’Évangéliste ne prit pas garde à eux, mais bien loin vers la gauche, à l’abri d’un enfoncement, sous la lumière d’un seul vase de fer où brûlaient des éclats de cèdre, et qui était suspendu au bout d’une lance, il aperçut une femme d’une beauté si transcendante, que quand elle se montrait tout à coup, sortant des épaisses ténèbres, elle effrayait les hommes comme une illusion, comme une créature de l’air. Était-elle née d’une femme ? C’était peut-être l’ange, — ainsi se dit l’Évangéliste, l’ange qu’il avait rencontré dans le désert après le coucher du soleil, et qui l’avait fortifié par de mystérieuses paroles. L’Évangéliste s’avança et la toucha au front ; quand il se fut ainsi assuré qu’elle était bien une femme, quand il vit d’après la place qu’elle occupait, qu’elle attendait un compagnon, un des jeunes gens de cette troupe débauchée, il gémit intérieurement, il se dit, mais de telle sorte qu’elle pût l’entendre : « Pauvre fleur fanée, à ta naissance tu étais donc divinement embellie. — parée avec tant de gloire que même Salomon dans toute sa pourpre, même les lis de la plaine, n’égalaient pas tes dons, jusqu’à ce que tu eusses offensé le Saint Esprit de Dieu ? — La femme éprouva un tremblement violent et dit : « Rabbi, que faut-il faire ? car tu le vois, tous les hommes me dédaignent. » L’Évangéliste se prit à songer, et se dit en secret à lui-même : « Maintenant, je vais éprouver le cœur de cette femme, et voir si en vérité il avait de l’inclination pour Dieu, et s’il a dévié seulement à cause de quelque obstacle impitoyable. » Se tournant donc vers la femme, le prophète[3] lui dit « Écoute, je suis le messager de Celui que tu n’as point connu, de Celui qui a fait le Liban et les cèdres du Liban, qui a fait la mer, et le ciel, et l’armée des étoiles, qui a fait la lumière, qui a fait les ténèbres, qui a soufflé l’esprit de vie dans les narines de l’homme. Je suis son messager, c’est lui qui m’a donné le pouvoir de lier et de délier, d’édifier et de ruiner. Demande-moi donc ce que tu voudras, — peu ou beaucoup, — et par moi tu le recevras de Dieu. Mais, enfant, ne demande pas à tort. Car Dieu peut exaucer ta prière funeste si tu lui demandes de tendre des pièges sous tes pieds. Et souvent il semble refuser aux agneau : qu’il aime, alors qu’il les exauce, il leur donne dans le vrai sens, ou bien (ici sa voix chanta comme dans un hymne), ou bien il leur donne dans un monde plus heureux. Ainsi, ma fille, sois prudente pour toi-même, et dis-moi ce que je dois demander à Dieu pour toi. » Mais la fille du Liban n’avait pas besoin de son avertissement, elle mit un genou à terre devant l’envoyé de Dieu, pendant que la pleine lumière de la torche de cèdre tombait sur ses yeux et y faisait briller le repentir, elle éleva ses mains croisées avec prière, et comme l’Évangéliste lui demandait pour la seconde fois quel présent il devait faire descendre du ciel pour elle : « Seigneur, que tu veuilles me transporter de nouveau dans la maison de mon père. » Et l’Évangéliste, qui était bon, versa une larme en s’arrêtant pour la baiser au front, et il dit : « Ma fille, ta prières a été entendue dans les cieux, et je te promets que l’aurore ne paraîtra pas trente fois, que le soleil ne se couchera pas trente fois derrière le Liban, avant que je te reconduise dans la maison de ton père. »

Alors la belle enfant devint la pupille de l’Évangéliste. Elle ne tenta pas de déguiser son histoire, ou de pallier ses fautes. Quelles que fussent toutes celles qu’elle avait commises, elles étaient semblables à celles de millions d’autres femmes dans toute génération. Son père était un prince du Liban, orgueilleux, incapable d’oubli, et inexorable. Les torts faits à sa fille par son déloyal amant, il les avait faits à la faveur des occasions que lui donnait sa fiancée dans sa confiance, le père persistait à les ressentir comme s’ils étaient les fautes de in jeune fille trahie ; lui refusant toute protection, il la chasse, bien qu’elle fût évidemment innocente, et la réduisit à des complaisances criminelles auxquelles il fallait se prêter, sous l’exigence des nécessités quotidiennes, qu’elle ne pouvait satisfaire par son inexpérience. Elle eut beaucoup à souffrir à cause de son père et de son amant, elle fut largement récompensée. Elle perdit un père farouche, un amant déloyal, elle eut pour tuteur un apôtre. Elle perdit une fortune princière dans la Liban, elle conquit bientôt un héritage dans le ciel. Car cet héritage était à elle avant les trente jours, si elle ne succombait pas, Et pendant que le temps marchait d’un pas assuré vers le trentième jour, voici qu’une fièvre brûlante s’abattit sur Damas, et qu’elle prononça son arrêt sur la fille du Liban, mais avec douceur, si bien qu’en moins d’une heure elle fut enlevée aux enseignements célestes de l’Évangéliste. Et ainsi chaque jour le doute se fortifiait. — Le saint apôtre la toucherait-il de sa main, en lui disant : « Femme, lève-toi. » Ou la présenterait-il comme une pure fiancée au Christ, avant le trentième jour ? Mais la parfaite liberté est le privilège de ceux qui servent le Christ et c’était à elle seule à faire son choix.

Le trentième matin se leva dans toute se pompe, mais bientôt il fut obscurci par un orage soudain. Le soleil ne se montra pas avant midi ; alors la glorieuse lumière perçu son voile, et les vallées syriennes se réjouirent de nouveau. C’était l’heure désignée à l’avance pour le baptême de la nouvelle fille du Christ. Le ciel et la terre se répandirent en bénédictions sur cette heureuse tête, et quand tout fut terminé, à l’abri d’une tente dressée sur le toit plat de son habitation, la fille régénérée du Liban, jetant son regard par-dessus les jardins de roses de Damas, contempla vers le lointain horizon ses montagnes natales. Elle était couchée, éprouvant un bonheur plein d’angoisse, et témoignant par la blancheur de sa robe baptismale, qu’elle avait recouvré son innocence et s’était réconciliée avec Dieu. Et quand le soleil descendit vers l’Occident, l’Évangéliste, qui était resté aussi depuis midi près du lit de sa fille spirituelle, se leva solennellement et lui dit : « Fille du Liban, le jour est arrivé, et l’heure approche ou je dois remplir lu promesse que je t’ai faite. Veux-ru être plus sage dans les désirs, et permettre que Dieu ton nouveau père, t’exauce en paraissant te refuser, qu’il te fasse un meilleur présent ; ou dans un monde bien meilleur ? » Mais la fille du Liban devint triste à ces mots, elle désira ses collines natales, non pour elles-mêmes, mais parce qu’elle y avait laissé une sœur jumelle qu’elle chérissait : toutes deux, se tenant par la main, et tout enfants, avaient erré parmi les cèdres immortels. Et l’Évangéliste se rassit prés du lit ; de temps à autre elle conversait avec lui, puis retombait dans un doux sommeil, sous la fièvre qui l’accablait.

Comme la soirée s’avançait et qu’il ne restait que peu de temps avant le coucher du soleil, l’Évangéliste se leva une dernière fois et d’une voix encore plus solennelle, lui dit : « Ma file, voici le trentième jour, le soleil va achever sa course, peu d’instants me restent pour accomplir la parole que Dieu m’a confiée pour toi. » Et comme de légères vapeurs de délire se jouaient autour de son cerveau, l’Évangéliste leva son bâton pastoral, et le dirigeant vers ses tempes, il chassa les vapeurs, et leur interdit de troubler plus longtemps sa vue, et de s’interposer entre elle et les forêts du Liban. Et les vapeurs du délire s’entr’ouvrirent, s’écartant à droite et à gauche. Mais sur les forêts du Liban était suspendue une puissante masse de nuages obscurs qu’avait rassemblés l’orage du matin. Une seconde fois l’Évangéliste leva son bâton pastoral, et, le dirigeant vers les nuages, il les réprimanda, leur interdisant de rester plus longtemps entre elle et la maison de son père. Et aussitôt les sombres vapeurs s’entr’ouvrirent sur le Liban, à droite et à gauche, et le rayon d’adieu du soleil éclaira tous les chemins qui conduisaient au palais de son père à travers les cèdres immortels. Mais in fille du Liban chercha en vain des yeux dans les chemins pour découvrir quelque souvenir de sa sœur. Et l’Évangéliste, prenant en pitié son chagrin, lui montra le bleu du ciel, que les vapeurs avaient laissé voir en se retirant. Et il lui fit remarquer la paix qui y régnait. Et alors il dit : « Cela, c’est encore un voile. » aussitôt, pour la troisième fois, il leva son bâton pastoral, et le dirigeant vers le bel azur du ciel, il lui commanda, et lui défendit de dérober plus longtemps à la jeune fille la vision de Dieu. Aussitôt l’azur du ciel s’ouvrit à droite et à gauche, laissant voir pleinement les révélations infinies qui ne sont visibles que pour les yeux des mourants. Et la fille du Liban dit à l’Évangéliste : « Ô père, quelles sont ces armées que je vois passer en revue dans ces espaces infinis ? » Et l’Évangéliste répondit : « Ce sont les armées du Christ, et elles paraissent pour recevoir certaine fleur humaine et chérie, certaines prémices de la foi chrétienne, qui cette nuit s’élèveront de Damas jusqu’au Christ. » Soudain, la fille du Liban vit sortir de l’armée céleste et sa pencher vers elle la seule figure dont elle avait faim et soif. La sœur jumelle qui l’aurait attendue dans le Liban était morte de douleur, et c’était au Paradis qu’elle l’attendait. Dans un transport subit, elle s’élança de sa couche, mais aussitôt elle retomba dans sa faiblesse ; retenue par l’Évangéliste, elle lui jeta ses bras autour du cou, pendant qu’il murmurait à son oreille ses dernières paroles : « Et maintenant, consens-tu à ce que Dieu t’accorde ce qu’il paraissait te refuser ? » — Oh ! oui, oui, oui, répondit avec ferveur la fille du Liban. Aussitôt l’Évangéliste donna le signal aux cieux, et les cieux donnèrent le signal au soleil, et une minute après, le corps de la fille du Liban devenait de marbre dans ses vêtements blancs du baptême ; l’orbe solaire descendit derrière le Liban, et l’Évangéliste, les yeux brillants de larmes mortelles et immortelles, rendit grâce à Dieu de ce qu’il avait accompli la parole qu’il avait eu la mission de dire à la Magdeleine du Liban, lui promettant que le trentième jour, avant que le soleil se couchât derrière ses collines natales, il l’aurait transportée dans la demeure de son père.

  1. Om el Denia, mère du monde, tel est le sens du nom arabe de Damas. Son existence est antérieure à Abraham, c’est-à-dire qu’elle était déjà ancienne plus de mille ans avant le siège de Troie, plus de deux mille ans avant l’ère chrétienne, comme on peut le conclure de la Genèse (15, 2) ; du consentement de toutes les races orientales, Damas est reconnue comme la plus antique des cités à l’ouest de l’Indes.
  2. Palmyre n’avait pas encore atteint le zénith de sa prospérité grecque, où elle parvint vert l’époque d’Aurélien, mais c’était déjà une noble cité.
  3. Le Prophète. — Bien qu’un prophète ne fût pas par cela seul et en vertu de ce caractère, un Évangéliste, néanmoins chaque Évangéliste était nécessairement prophète, dans le sens que donne ce mot l’Écriture. Car il faut se rappeler que le mot de prophète, à moins d’être interprété par l’étymologie, ne désigne pas celui qui annonce ou fait voir à l’avance. Qu’était-ce donc qu’un prophète, dans le sens que donne uniformément à ce mot l’Écriture ? C’était un homme qui soulevait le rideau cachant les secrets desseins de Dieu. Il annonçait et publiait les vérités auparavant voilées de Dieu, et comme les événements futurs pouvaient contenir des vérités divines, le révélateur des événements futur devenait en ce sens un prophète. Mais répétons que le rôle du prophète consistait fort peu à raconter les événements à l’avance, et ne consistait pas nécessairement en cela.