Aller au contenu

Confessions d’un mangeur d’opium/Préface du traducteur au lecteur

La bibliothèque libre.
Traduction par V. Descreux.
P.-V. Stock (p. i-xvii).


PRÉFACE DU TRADUCTEUR



Les Confessions d’un Mangeur d’opium présentent le double caractère, le double intérêt d’être une autobiographie et le récit d’expériences nombreuses et variées sur un des agents les plus puissants que la nature ait donnés à l’homme. Toutefois elles ne sont pas complètes en tant que confessions, car très développées en ce qui concerne l’enfance et lat jeunesse de l’auteur, elles ne s’étendent guère sur sa vie littéraire et sa maturité. Elles ne sont pas absolument complètes, en tant que récit d’expériences sur l’opium : un accident qu’il raconte dans son introduction l’a privé de nombreux documents et l’a réduit en certaines circonstances à consulter ses souvenirs. Or, l’on sait que trop de précision dans ceux-ci expose le narrateur au même soupçon que trop de précision dans les prophéties ; on suppose dans les deux ces de l’illusion, sinon de la mauvaise foi.

L’autobiographie de l’écrivain le défendra de ces deux reproches. Il est des qualités qu’on peut avouer sans fausse modestie ; le sévère La Rochefoucauld met dans ce nombre la mémoire. Ce droit est encore moins contestable lorsque, par une discipline suivie, l’on a fait subir à cette faculté un entraînement énergique ; ainsi qu’on le verra, c’est le cas de notre auteur. Donc, pas d’illusion de sa part, et de plus il n’était pas dans la nécessite de combler par l’imagination les lacunes laissées par la perte de ses documents.

Quant à sa bonne foi, il l’à défendue par des arguments irréfutables. Il fait remarquer la prévention de ses compatriotes contre tout écrit ayant un caractère autobiographique, contre la sincérité à outrance d’un J.-J. Rousseau. Il a lutté contre cette réserve presque farouche qui fait du home anglais un sanctuaire impénétrable, et du for intérieur d’un Anglais un sanctum sanctorum dans ce sanctuaire même. La variété, l’intérêt de ses autres écrits le dispensaient d’avoir recours aux confessions et de raconter des expériences psychologiques dans le simple but de captiver l’attention. On peut le croire quand il dit qu’il a souffert de passer pour un Mangeur d’opium, qu’il a plus souffert encore après avoir avoué son habitude, et que le seul désir d’être utile l’a décidée écrire.

Cette apologie à l’égard de l’erreur, de l’illusion et de la mauvaise foi serait nécessaire aujourd’hui encore, car l’opium est resté l’objet d’une aversion avouée, publique, d’autant plus bruyante, qu’elle sert à dissimuler l’usage qu’on fait de cette substance. Il est difficile de persuader qu’on s’y abandonne par la seule impossibilité de faire autrement. Tout homme qui en use est regardé ipso facto comme un chercheur de paradis artificiels, comme poursuivant la volupté physique dans ce qu’elle a de plus intense et de plus raffiné, enfin comme lui donnant ce raffinement suprême qui consiste à la rendre purement intellectuelle.

Une cause qui contribue à augmenter ces préventions, c’est la crainte qui est venue à quelques esprits de voir l’opium remplacer l’alcool comme poison national et surtout connue poison populaire. M. Vereschagin, dont on connaît le talent et la sincérité tant comme artiste que comme explorateur, déclare que dans un avenir assez rapproché, cette substitution sera accomplie. En Angleterre, elle est fréquente, comme l’a démontré Th. de Quincey lui-même, non seulement parmi les hautes classes, mais encore dans les grands centrer ouvriers. Alphonse Esquiros nous apprend que le laudanum, c’est-à-dire un liquide capable d’ajouter aux effets de l’opium ceux d’un alcool très concentré, est employé couramment à Liverpool par les ouvrières qui ont de jeunes enfants afin de pouvoir travailler dans les ateliers en laissant leurs enfants à la maison. L’on dirait que la Chine, à qui l’Angleterre a imposé manu militari l’usage de l’opium, se venge de sa défaite par un talion rigoureux et exact comme une loi de la nature. La France même, qui a été quelque peu complice de cette violence, n’est pas à l’abri de l’invasion. Les études de M. Charles Riche ont prouvé la diffusion du morphinisme, qui est une forme plus subtile et plus dangereuse encore de l’opiomanie. Et nous ajouterons ici que, comme tous les exemples corrupteurs, cet exemple vient d’en haut. Il y restera confiné sans doute ; l’admirable équilibre de notre tempérament national, qui nous fait bientôt revenir des extrêmes et nous montre tôt ou tard tout excès sous un aspect ridicule, nous arrêtera bientôt dans cette voie. Nous pouvons donc espérer que la race anglo-saxonne gardera le monopole de ce fléau, avec d’autres monopoles non moins pesants, comme son paupérisme, son esprit de destruction qui fait que, partout ou elle se montre, les races antérieures et leurs monuments semblent s’évanouir. Race extrême, avec son sang-froid proverbial, elle doit subir une loi naturelle que je me hasarderais à formuler ainsi. Dans les caractères nationaux comme dans les caractères individuels, les extrêmes s’appellent, coexistent et agissent soit en se combattant, soit en alternant leur action. C’est ce qu’exprime un livre dépourvu de la sereine clarté des Grecs, mais non moins beau par les innombrables lueurs d’éclair qu’il jette dans la nuit de la nature et de l’âme. On devine qu’il s’agit ici de la Bible. Elle dit quelque part ce que je puis bien appliquer ici : Abyssus Abyssum invocat. Les cités les plus adonnées aux préoccupations matérielles et mercantiles n’ont pas été par cela préservées, ou si l’on aime mieux, privées des écarts de l’imagination et des illusions mystiques. Lorsque mille signes y persuadaient l’observateur superficiel qu’on adorait un seul Dieu, Mammon, Plutus, le dieu des voleurs et des marchands, tout y laissait voir un fonds puissant de rêveries, d’attracticn pour le côté chimérique, ténébreux des choses. Les Romains, ces modèles de l’esprit positif, à qui lu conquête et l’exploitation du monde imposaient comme une nécessite, la vision exacte de tout ce qui les entourait, eux qui ont crée un empire par les deux réalités les plus inexorables de toutes, le droit et l’épée, ont crée aussi la superstition. L’homme qui a le plus aimé et le mieux connu leur poète national, Heyne, l’éditeur de Virgile, insiste fréquemment sur le caractère à la fois naturaliste et sombre, des mythes italiques. La contre-partie de cette loi démontre le loi elle-même. L’Allemagne, réveillée par la Prusse de son sommeil plein de rêves métaphysiques, est devenue industrielle, et a fuit de la guerre même une science dirigée vers les applications immédiates.

Indépendamment de cette loi, qui fait correspondre dans le même être un extrême à un autre, loi suffisante pour exalter chez la race anglo-saxonne les dons de création imaginative, que semblerait neutraliser son esprit positif, les faits sont là pour démontrer sa haute virtualité intellectuelle. Le plus vigoureux penseur de ce siècle est peut-être Herbert Spencer ; Darwin et Wallace ont donné à l’Histoire naturelle des siècles d’impulsion et de progrès ; l’ère de Victoria, comme on la nomme en Angleterre n’est pas moins féconde que l’ère d’Élisabeth en poètes profonds et subtils, en même temps qu’elle lui est bien supérieure en délicatesse. L’on ne voit pas même que cette ère soit séparée des précédentes par des époques de stérilité relative. Or. l’on a bien le droit de regarder une telle culture comme une manifestation extrême, une exacte compensation au génie positif qui disperse partout et enracine solidement la race anglo-saxonne.

Si, de ces considérations générales, nous revenons par une transition naturelle à l’auteur qui a connu par une expérience de cinquante ans l’un des agents les plus puissants du rêve, nous trouverons dans le sujet qu’il a traité un autre sujet qui y est renfermé, et qui ne manque pas d’intérêt. Th. de Quincey a décrit avec minutie, avec précision, les effets de l’opium ; nulle part il ne cherche à les expliquer. C’est là une question qui se pose d’elle-même.

Dans ces descriptions l’on remarquera l’abondance des éléments moraux, logiques, imaginatifs ; l’absence totale de l’élément sensuel. C’est une surprise pour le lecteur, qui sait dans quel but l’Orient se livre à l’opium. On peut attribuer cette lacune à plusieurs causes. Le principale est peut-eue la réserve excessive de l’Anglais, qui considère le seul fait d’écrire des confessions comme une audace. On peut admettre aussi que Th. de Quincey n’a pas connu ce coin du paradis de l’opium, et que rompu de bonne heure à la méditation purement intellectuelle, il devait échapper à cet entraînement. Qu’on lise l’Opium de M. Paul Bonnetain, livre qui porte la trace de bien des impressions personnelles, on sers frappé de sa différence, de son opposition absolue avec les Confessions : L’on ne saurait expliquer cette diversité par la manière de prendre l’opium que l’un fume et que l’autre emploie sous forme de solution ou même en nature ; l’on doit supposer deux organisations différentes qui font glisser les deux écrivains sur deux versants opposés, alors même qu’ils ont le même point de départ. De plus, l’auteur français place son personnage dans la partie de l’Extrême-Orient où l’agitation des couleurs et des mouvements est la plus intense ; il remplit ses journées par des songeries amoureuses, ou par les scènes de la vie alternativement fiévreuse et torpide qu’on mène dans cette région, et tout cela est d’origine extérieure. Quand l’opium étend sur nos deux personnages sa toute-puissante influence, il agit d’un côte sur un homme qui a médite et contemplé, dont la vie psychologique est aussi animée que son existence matérielle est tranquille et pour ainsi dire vide, de l’autre sur un homme qui remplit cette existence par des passions, du mouvement, des rêveries indéterminées. De part et d’autre, l’intelligence, réveillée par l’opium, se bâtit son théâtre avec les matériaux qu’elle renferme, y joue en drames ses souvenirs, ses idées, ses sensations ; de part et d’autre elle ne tire d’elle-même que sa propre reproduction.

Ce n’est pas que la sensibilité fasse défaut à Th. de Quincey. L’on ne saurait accuser de sécheresse d’âme celui qui a osé écrire l’épisode de la pauvre Anne, et a fait par un simple récit, d’une prostituée de Londres, une charmante et sympathique figure féminine. Mais cette sensibilité n’est pas la passion. Elle s’étend à tout ce qui souffre dans l’humiliation et le malheur, elle refuse même de tenir à distante par une rigueur pharisaïque, les êtres qui ont mérité ce malheur et cette humiliation ; elle puise dans le souvenir de ses propres fautes l’indulgence pour celles d’autrui. La sensibilité, chez Th. de Quincey, est donc une harmonie exacte entre l’émotion personnelle, instinctive, et des motifs tout intellectuels pour cette émotion. La passion diffère de cette sorte de sensibilité par la violence, l’égoïsme, l’aveuglement, c’est-à-dire qu’elle en diffère du tout au tout, qu’elle en est pour ainsi dire la négation.

Th. de Quincey insiste longuement sur la faculté que possède l’opium, au moins au début de son action, d’établir un parfait équilibre entre les affections et les idées, de donner a l’intelligence la sensation et la santé mentale, où l’imagination, la mémoire, le jugement, les sympathies, les antipathies, tiennent leur place, jouent leur rôle, se renferment dans leurs limites et les atteignent dans tous les sens. En face de ce tableau, il trace avec une singulière puissance descriptive, celui de l’excitation que donne l’alcool, et que la langue anglaise appelle si énergiquement intoxication. Ainsi, voilà deux substances dont l’une est connue, au point que M. Berthelot a pu la reconstituer de toutes pièces, l’autre l’est en partie. Toutes deux se réduisent en définitive à des groupements d’atomes. Qu’on fasse pénétrer ces substances dans la circulation, que la circulation les mette en rapport avec les éléments cérébraux, aussitôt la scène psychologique s’ouvre, s’éclaire, se peuple ; une variété infinie de spectacles intérieurs s’y déploie. Et cela a lieu devant une partie de nous-même qui est la conscience, et qui éprouve devant ces spectacles, terreur, extase, colère, remords. Cette même conscience qui tout à l’heure était puissante libre, et disait à la mémoire : tais-toi ; à l’imagination : tu iras jusque-la et pas plus loin ; elle est immobile, muette, quand le spectacle est terminé, elle éprouve une sensation de regret ou de soulagement par laquelle elle exprime l’impossibilité absolue ou elle était de diriger, de prolonger ou d’interrompre le drame intérieur.

Cette idée qui ne s’est pas présentée à Th. de Quintcey, terrifiait Baudelaire. Lui qui a si bien analysé les fantaisies de l’opium et du haschich, apprécie et traduit l’alcoolique Edgar Poe, il n’a jamais recouru à ces excitants, et comme le dit Th. Gautier, l’idée de penser malgré lui. l’effrayait, au lieu le l’attirer. Qu’est-ce donc que penser malgré soi, sentir malgré soi, comme cela arrive sous l’influence tic certains agents, comme cela arrive aussi en dehors de leur influence ?

Un auteur ingénieux, mais par malheur un mauvais écrivain, De la Salle, compare la mémoire à une longue bande de parchemin qui s’enroule à la façon d’un volumen de Pompéi, à mesure que s’y inscrivent toutes les idées, toutes les sensations, sans qu’aucune échappe à cet enregistrement automatique. La mémoire est sous certains rapports une faculté indépendante, isolée, une sorte d’agenda que nous pouvons consulter, mais auquel nous ne pouvons rien ajouter, rien retrancher. À de certains moments, sous des influences violentes et soudaines, extérieures, morbides, le rouleau se déploie tout à coup dans toute sa longueur, et offre à nos regards toute notre vie passée, non pas en symboles plus ou moins abstraits, non en indifférentes notations algébriques, mais en représentations directes. Nous pensons aux funérailles d’un grand homme : cela se reproduit aux regards de la conscience sous la forme d’une page de livre, d’une colonne de journal, quand nous avons ainsi connu le fait ; mais si nous en avons été les témoins oculaires, nous assistons a une véritable résurrection de la scène, exacte comme une photographie, mais vivante, pleine d’un bruit et d’un mouvement de foule, comme ces réapparition de nos existences antérieures, que M. Camille Flammarion nous promet dans Lumen. D’autres fois, ce tableau qui se présente à nous, a été réellement sous nos yeux, nous croyons ne l’avoir jamais vu. Richard Savage Landor raconte, avec un souvenir de terreur, l’impression qu’il ressentit en voyant pour la première fois (c’est-à-dire en croyant voir pour la première fois) un paysage absolument identique à celui qu’il avait vu en rêve quelques jours auparavant, fait qui prouve que les choses oubliées ne disparaissent nullement de notre esprit. Les auteurs classiques de la psychiatrie citent un homme qui, dans un accès de délire, récitait de longues tirades de Phèdre, avec une intonation fort dramatique. Il ne savait ni lire, ni écrire, et le seul incident de sa vie qui eut quelque rapport avec la pièce de Racine, c’était qu’il l’avait vu représenter une seule fois. Il n’avait rien compris, mais il avait vu et entendu, il n’en avait pas fallu davantage pour graver dans sa mémoire une inutile représentation de la pièce.

Ainsi, de l’action de certaines substances sur l’intelligence, nous passons à l’exercice automatique involontaire et pour ainsi dite convulsif d’une partie importante de l’intelligence. N’y a-t-il pas là un passage tout naturel ? L’analogie sera bien plus marquée, si nous nous reportons aux travaux récents sur la physiologie cérébrale. Ils nous décomposeront la mémoire en plusieurs mémoires bien distinctes, dont chacune peut disparaître isolément ; ils placeront ces incultes du même ordre dans une certaine circonvolution de Broca.

Certains faits donnent à penser que l’intelligence, en tant que distincte de la mémoire, c’est-à-dire en tant que faculté de combinaison, de construction, ne s’exerce pas toujours avec conscience et volonté. Le docteur Love, prédicant américain, rapporte un de ces faits : Un voyageur, endormi dans une chambre d’hôtel, fut réveille par le bruit d’un coup de feu tiré dans la pièce contiguë ; entre le moment où le son arriva à son oreille et celui où il se réveilla. Il avait eu le temps de voir se développer le songe suivant. Il était reporté au temps de sa jeunesse, s’engageait, prenait part à diverses batailles, désertait, était repris, jugé et condamné à être passé psr les armes ; il avait confondu le coup de feu tiré à côte de lui avec celui du peloton d’exécution devant lequel il se croyait placé, et il se réveillait avec le souvenir d’aventures militaires qui avaient duré plusieurs années. — M. Alfred Maury, dans son livre si complet sur le Sommeil et les Rêves, en rapporte un du même genre. Comme il dormait, la barre qui soutenait les rideaux de son lit tomba sans lui faire de mal, mais elle le réveilla. La courte durée du contact de cette barre froide avec son cou suffit cependant pour faire naître un rêve complet, parfaitement ordonné, dans lequel il assistait à tout le développement de la Révolution française, depuis l’ouverture des États-Généraux jusqu’à la Terreur. Il se croyait l’une des victimes du Tribunal révolutionnaire, il montait sur l’échafaud, il avait la tête engagée dans la guillotine, et il s’était réveillé confondant le choc de la barre avec la chute du couperet. — On sait aussi qu’un des épisodes du Mahâbhârata est fondé sur un rêve de cette sorte, qui fait passer pendant la durée d’un éclair, devant l’intelligence d’Ardjouna tout un système métaphysique. Enfin le mystique Ballanche, dans sa Vision d’Hébat, à adopté la même mise en scène.

Du reste, il n’est pas nécessaire de recourir à ces faits qui, sans être rares par eux-mêmes, le sont par la difficulté de les constater par soi-même et chez les autres, et dont l’observation suppose une grande habitude psychologique. Pour peu qu’on se soit adonné aux recherches philosophiques, aux exercices littéraires, on sait qu’à certaines heures, dont on profite sans pouvoir les ramener ou les prolonger, l’on est dans une disposition d’esprit particulière, qu’alors les idées apparaissent avec des rapports, des enchaînements ingénieux et justes, qu’elles se présentent vêtues de métaphores exactes ou brillantes, tandis qu’à d’autres moments, elles sont pour ainsi dire de si mauvaise humeur, et arrivent dans un négligé tel qu’on préfère les repousser et attendre le retour de ce qu’on nomme l’inspiration.

Une autre observation que chacun a pu faire, se rapporte à ces révélations soudaines qui nous font voir la combinaison longtemps cherchée, et à laquelle, en désespoir de cause, nous avions essayé de ne plus songer. Cela n’indique-t-il pas un travail souterrain, où l’intelligence reprend, loin du regard de la conscience, la tâche que la volonté avait renoncé à exécuter ? Il semble qu’on voit se réaliser le conte de fées où une jeune princesse enfermée par une marâtre avec un tas de graines mêlées ensemble, a pour obligation de les trier ; elle se désespère, mais arrivent des fourmis que jadis elle a évité d’écraser, et en peu d’instants, à son insu, tout est rangé par tas distincts. Dans le folklore des Highlands, les brownies se rendent utiles de la même façon pendant la nuit, mais s’ils s’aperçoivent qu’on cherche à les épier, ils disparaissent après avoir commis un méfait. Peut-être aussi, la psychologie fera-t-elle bien aussi de laisser l’intelligence inconsciente accomplir son œuvre dans l’obscurité.

Mais tout en constatant ces faits, nous bornant là, et nous gardant de vouloir en pénétrer la substance, nous pouvons nous demander s’ils ne contiennent pas tous les éléments de la fantasmagorie que déploient en nous l’opium et les substances analogues. Ils nous prouvent un phénomène d’une importance capitale, la distinction qui existe entre les facultés mentales ; l’intelligence peut échapper à la volonté et à la conscience, travailler loin de leur action avec force et régularité, pour ne leur apporter ensuite que le résultat définitif, la solution du problème cherché ; elle peut aussi travailler sans but précis, sans un problème à résoudre, comme quand le compas de l’architecte se distrait en figures symétriques et compliquées, qui n’ont aucun rôle dans l’édifice. Elle peut enfin prendre la mémoire pour compagne de ses jeux et de ses excursions capricieuses, ou lui laisser toute la place. Il résulte de tout cela des combinaisons bien plus variées que celles du kaléidoscope, car le régularité et la symétrie sont un accident fortuit et non l’effet nécessaire de la disposition de l’instrument intellectuel.

Il n’est pas nécessaire de montrer que cette indépendance de la mémoire et de l’intelligence ne sont pas des phénomènes propres à l’état de rêve. Sans doute le sommeil relâche jusqu’à les rendre flottants et insensibles les liens qui nous rattachant au monde extérieur, liens qui pendant l’état de la veille sont tendus parfois au point de vibrer douloureusement en nous. Mais cet état de veille n’est autre chose que la volonté et l’attention ; nous savons bien que toutes deux nous coûtent un effort continuel. Il faut une sorte de volonté pour vouloir ; dès que le regard est fixé sur un point, il se lasse et recommence à errer ; pour peu que la surveillance se suspende, toutes les folles du logis s’échappent, se groupent, s’isolent, racontant, raisonnant, rieuses ou grondeuses ; cela constitue l’état aussi agréable que dangereux qu’on nomme rêverie, maladie qui pousse vers la solitude, et qu’à son tour la solitude aggrave.

Ces fantaisies de la mémoire, de l’imagination, du raisonnement, réconcilient fort bien avec ce bel équilibre intellectuel que Th. de Quincey nous dépeint comme un effet de l’opium. Cet agent a une vertu narcotique remarquable, et celle-ci ne se borne pas à une action toute-puissante sur la douleur physique. Elle s’exerce avec non moins d’énergie sur la douleur morale aiguë ou chronique, sur celle que cause en nous un choc violent et subit, sur celle que nous fait éprouver la morsure incessante d’un amour trompé par l’abandon ou la mort, d’une ambition dont l’objet nous fuit et nous inquiète. Est-il prouvé d’ailleurs qu’une douleur morale diffère essentiellement d’une douleur physique, qu’elles soient confinées dans des régions qui ne communiquent jamais entre elles ? Cet équilibre intellectuel que Th. de Quincey décrit avec tant d’éloquence, avec la sensation d’une incomparable volupté, qu’est-il, sinon l’anesthésie de la douleur morale au même degré que l’engourdissement de la douleur physique ? Il reste alors l’intelligence, la mémoire, l’imagination ; devant ces facultés passent des objets qu’elles contemplent à loisir, sans être violemment distraites par ces douleurs. Sans doute, Th. de Quincey nous laisse entendre qu’à le longue, cette action anesthésique s’épuise, et fait place à des souffrances. C’est la un phénomène physiologique : nous savons que la plupart des agents produisent par leur abus ou leur long usage l’effet même qu’ils étaient destinés à combattre. Il n’est donc pas étonnant que ce bel équilibre que l’opium produisait soit détruit par l’opium lui-même, que les fresques majestueuses et calmes, devant lesquelles on se promenait en dilettante charmé, soient remplacée par des courses haletantes à travers un enfer aux cercles bien autrement nombreux que l’enfer dantesque.

Un caractère frappant sur lequel Th. de Quincey insiste avec raison, consiste dans un lien intime entre les visions de l’opium et les incidents de notre vie. Ces océans agités dont l’étendue interminable donne le vertige, et dont chaque vague est composée de figures qui grimacent, menacent ou supplient, ils ne sont pas autre chose que ces foules qu’il a jadis parcourues, regardant attentivement chacune des molécules humaines qui les composent, dans l’espoir toujours trompé d’y découvrir sa pauvre amie. C’est encore un souvenir des foules de Londres, de ces deux ou trois millions d’êtres entassés dans une cité, de ces deux ou trois millions d’êtres dont le piétinement affairé s’entend de loin, et qu’un poète anglais contemporain a comparé au puissant rugissement du tourbillon central (mighty central upwar). Cette poursuite d’Anne, dont tous les incidents réels sont devenus les textes d’autant de drames visionnaires, n’est que la vie de Th. de Quincey ; comme il l’a dit lui-même, son autobiographie est la substance de ses rêves.

Une dernière question se pose, que les observations précédentes nous aideront à résoudre. L’homme de lettres peut-il puiser dans l’opium ou dans les substances analogues des ressources intellectuelles ? Nous répondrons oui et non. Oui, s’il s’agit de se placer dans des dispositions favorables au travail, et de combattre la douleur physique et morale qui est le principal et, au fond ; le véritable obstacle à ce travail. Oui, encore, s’il s’agit de soutenir cet effort en vue d’accomplir une tâche qui demande l’unité d’inspiration. Non, s’il veut créer, ou simplement voir. Shakespeare dit dans Hamlet : « il y a bien plus de choses dans la réalité, que ne saurait en rêver toute votre philosophie. » L’opium. avec toute la splendeur, la variété, le mouvement de ses visions, restera toujours au-dessous de cette réalité, et l’auteur du Cosmos, alors même qu’il se bornait au monde physique, n’avait rien à envier à Th. de Quiucey, à Edgar Poe, à Hoffmann. L’opium restera donc, à ce point de vue, un plaisir égoïste, et peut-être par cela seul, un plaisir stérile. Il n’ajoutera rien à nos facultés, ni aux objets de nos facultés. Se bornant à tirer de nos ressources intellectuelles ce qu’elles contenaient à l’état latent, ce que nous y avons accumulé par un travail antérieur, à dissiper, sans qu’on puisse compter toujours sur cet effet, les obstacles qui nous empêchaient de les employer, il est incapable de nous révéler des problèmes, des solutions, des aspects inconnus des choses.

V. Descreux