Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre II/Pressentimens

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PRESSENTIMENS.


I feel a nameless pressure on my brow,

As if the heavens were thiek with sudden gloom ;

A shapeless coosciousness of some dark blow,

Hanging above my head. They say, such thought

Partake of prophecy.

Croly. Catiline.


Bright and cleau the heavens are,
There is but one speck in the sky ;
But that speck covers my natal star
The star of my destiny.

M. A. Browne.


Dreams…,
That look LIKe heralds of eternity :

They pass like spirits of the pasT. — They speak

Like sibyls of the future…

Biron.


O dearer far than light and life are dear
Full oft onr human foresight I deplore.

Wordworth.


Non, ce temps morne et lourd n’est pas ce qui m’oppresse ;
Peut-être ajoute-t-il un voile à ma tristesse,
Mais l’horizon de l’âme est bien plus ténébreux :
J’ai trop de prévoyance, hélas ! pour être heureux.
De grâce, Maria, pour ce cœur qui vous aime,
Sauvez-moi de l’ennui de songer à moi-même ;

Ne me demandez pas quels perfides poisons
Semblent noircir le cours de mes vertes saisons ;
Pourquoi, sous un ciel pur, gardant un front farouche,
Je crois faner les fleurs, aussitôt que j’y touche :
Je l’ignore ; j’entends partout, comme un signal,
Bruire autour de ma vie un oracle fatal ;
Partout, comme un vautour suspendu sur ma joie,
Je sens tourner dans l’air un présage de proie.
Comme l’astre lointain, qui tourmente les mers,
La sphère du malheur régit mon univers :
Le destin m’a doté d’une horrible science,
Et, sûr de l’avenir, j’en ai l’expérience.

Vous pensez qu’une femme a jeté sur mes jours
Un charme, plus puissant même que vos discours,
Et qu’au sein du présent, qui paraît me sourire,
Je traîne des regrets, qui me le font maudire ?
Non : c’est dans l’avenir que le ciel nuageux
Balance de mon sort l’horoscope orageux :

Tout, en arrière, est pur ; en avant, tout est sombre.
Tous les chemins, pour moi, sont gardés par une ombre,
Qui m’arrête, ou m’enlace en un piége glacé.
L’amour ! ce n’est pas lui qui, du fond du passé,
Envoie un spectre avide infester ma jeunesse ;
Non, mais je porte au cœur sa sinistre promesse ;
Je sens qu’il flétrira mes jours jusqu’au dernier :
Le mal, avant de naître, existe tout entier.
Plus ce tourment est vague, et plus il est durable ;
Sur sa base invisible, il est inexpugnable.
Espoir interverti, c’est peut-être, ici bas,
La seule illusion, dont on ne guérit pas.
Eh, comment l’arracher du cœur qu’elle assassine ?
Quand on aurait la hache, où trouver la racine ?

Vous savez maintenant pourquoi je veux vous fuir
Je veux vous épargner le tort de me trahir.
Je sens que la fortune, à présent —endormie,
Doit un jour, entre nous, s’éveiller ennemie,

Et que vous l’instruirez vous-même à me frapper :
C’est un malheur de plus, que je cherche à tromper.

Tout m’offusque d’ailleurs, m’effarouche, me gêne,
Et mêle à mon amour les frissons de la haine.
Etouffé de soupçons, tous les jours plus jaloux,
Je ne puis respirer dans le même air que vous.
Tantôt je suis crédule au plus chétif augure,
Tantôt tous vos sermens n’ont rien qui me rassure,
Et mes yeux attentifs, par l’avenir distraits,
Croient déjà voir la fourbe embarrasser vos traits.
Puis, à quoi m’attacher sur un sol qui vacille ?
Qu’est-ce qu’une alliance, incertaine et fragile,
Qu’un souffle délateur peut briser sans retours ?
Ce souffle peut venir, et je l’attends toujours.
Faut-il toujours rester sur le seuil de l’orage,
Et, luttant contre rien, suivre, comme un mirage,
Un bonheur qui voltige à tous les vents du sort ?
Non, mieux vaut, face à face, envisager la mort,

Que d’alourdir ses coups de mon inquiétude :
Le malheur pèse moins que son incertitude.

C’est en vain que je cherche à vaincre ces chagrins ;
Précurseur d’un divorce, écrit dans mes destins,
Un esprit de vertige, un démon de souffrance,
Me vient, jusqu’à tes pieds, flageller l’espérance.
Une voix toujours prête à fronder tes aveux,
Persiffle mes désirs, ou contredit mes vœux.
Je voudrais, de mon ciel t’épargnant les menaces,
Sans t’infliger ma vie, accompagner tes traces,
Respirer pour te voir, vivre de t’écouter,
Et je m’entends déjà marcher pour te quitter.
Prophète, malgré moi, d’une éternelle absence,
J’envisage de près ma lointaine existence,
Et le vent de l’exil commence à déplier
La voile du vaisseau qui doit m’expatrier.
Toi, tes yeux, éclairés d’une sainte lumière,
Me reverront peut-être encor par la prière ;

Mais moi, déshérité de croyance et de foi,
Qui sait si je vivrai, quand tu prîras pour moi !
Vivre ! oh, non ! quand deux cœurs, liés par leur promesse,
Ont vu la loi du sort dénouer leur tendresse,
Le plus faible en rattache un anneau dans les cieux,
Mais le plus fort se brise, et meurt de ses adieux.

Humble et discret hameau, pacifique royaume,
Où mes six mois de règne ont dormi sous le chaume,
Tu n’apaiseras plus ce cœur sombre et blessé !
Quand la nuit noircira mon sentier délaissé,
Tu ne me verras plus, regagnant ma demeure,
M’arréter attentif au bruit mourant de l’heure :
Crédule à l’avenir, sans croire au lendemain,
Cueillir, comme un enfant, les bleuets du chemin,
Et plus enfant peut-être, avec moins d’ignorance,
Dans une marguerite épier l’espérance.
Moi, je n’oublîrai pas (qui pourrait l’oublier ! )
De tes bois, si rêveurs, le temple familier,

Et tes eaux dont, le soir, les flottantes allées
Balançaient le sommeil de deux âmes mêlées.
Mais toi, quel souvenir te laisseront mes jours ?
Quel sillon sur la plaine, où serpenta leurs cours,
Inspirera demain un mot qui me rappelle ?
De nos pas négligés le vestige infidèle,
Sur l’herbe, ou sur le sable, est si vite effacé !
Qui se souvient de nous, quand nous avons passé ?

Vous pleurerez peut-être un instant mon absence,
Maria ; puis le monde, étalant sa puissance,
Vers son bruyant dédale attirera vos pas :
A peine saurez-vous que je n’y viendrai pas.
Ma mémoire, un instant, dominera ses charmes ;
Puis, je m’effacerai, par degrés, de vos larmes,
Je n’existerai plus ; car hélas ! ici bas,
Qu’est-ce qu’un exilé, dont on ne parle pas ?
C’est un mort sans sommeil, une cendre animée,
Et dont la tombe est verte, avant d’être fermée.

Oh ! ne me donnez pas ce malheur à prévoir !
Quels que soient les foyers, où je doive m’asseoir,
De nos pas divorcés repoussant la distance,
Laissez vivre mon nom près de votre existence : ’
Et, comme un ruban noir, qui de son dur reflet
N’obscurcit point un lys, en nouant un bouquet,
Qu’il se mêle à vos jours, sans en ternir la trame.
Réservez-moi long-temps une place en votre âme,
Et que ce lieu, témoin de mes vœux éplorés,
Vous parle encor de moi, quand vous le reverrez !

Toi, qui seras heureuse, écoute encor cette onde,
Quand elle roulera mon nom passé du monde !
Prête encore les yeux à ces astres si doux,
Que je ne verrai plus, le front sur tes genoux,
Mais qui pourront parfois, si tu les lis encore,
Teindre de ma pensée un rayon qui t’implore.
Je te laisse, en partant, ces lieux pour souvenir,
Et ces astres, ces eaux, ces vers pour te bénir ;

Que ces vers, suspendus aux arbres de tes rives,
Gémissent quelquefois, dans les feuilles plaintives,
Comme un soupir d’amour, qui te viendra des cieux ;
Ou, si des chants sacrés les mots consolent mieux,
Comme ces luths bannis, dont un peuple en détresse,
Aux saules de l’Euphrate, attachait la tristesse,
Et qui, pleurant aussi loin de leur nation,
Murmuraient : Israël, souviens-toi de Sion !

Pourquoi tourner la tête, et paraître affligée ?
Ton espérance, à toi, n’est pas découragée ;
L’horizon de ta vie, encor rose et vermeil,
N’est pas, comme le mien, délaissé du soleil.
Moi, je suis né proscrit, tout me devient supplice :
Ma lèvre, en l’effleurant, change l’eau du calice ;
Un nuage à demeure est fixé sur mon front ;
Et plus sombre que lui ma pensée y répond.
Pourquoi voudrais-je encor obscurcir ta carrière,
Et, comme l’albatros, dont l’aile meurtrière,

De son ombre qui vole, empoisonne les fleurs,
Irais-je du brouillard de mes sourdes douleurs
Faner ta destinée, heureuse sans la mienne ?
C’est trop jeter ma vie en travers de la tienne.
Laisse-moi te quitter, partir, pleurer, mourir…
Tu ne souffriras plus, et moi… je sais souffrir.

Les femmes, dont l’amour se plaît dans la parure,
N’ont pas autour du cœur une assez forte armure,
Pour affronter long-temps ses tourmens sans plier ;
Laisse-moi donc porter leur fardeau tout entier :
Moi, j’en ai l’habitude, et mon âme virile
Supporte mieux que toi sa fatigue fébrile.
Laisse-moi te quitter : je sens que j’ai besoin
D’exister isolé, de mourir sans témoin.
J’ai besoin d’un autre air, besoin d’autres orages,
D’écueils matériels, de physiques naufrages :
Il me faut secouer l’amour dans le péril,
Et de tous mes soupçons me guérir par l’exil.

Un navire m’attend, qui fait le tour du globe, C’est un port voyageur, où l’ennui se dérobe : Laisse-moi, dans ce port, m’abriter contre moi ; Si je reviens jamais, je reviendrai pour toi !