Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre III/Tristesse

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TRISTESSE.


Quare tristis est anima mea.

David.


I gave my harp to sorrow’s hand
And she has ruled the chords so long
They will not speak at my command,
They warble only to her song.

J. Montgomery.


· · · ·   Thranen gab der kurze Lenz mir nur.

Schiller.


Primavera per me pur non è mai.

Petrarca.


Quand les vents froids du nord, sifflant dans la vallée,
Courbaient des saules noirs la tête échevelée ;
Quand la neige, en nos champs dépeuplés de gazon,
Laissait tomber des airs sa frileuse toison,
J’accusais tristement l’hiver de ma paresse.
Mais que l’herbe, disais-je, en nos prés reparaisse,

Que le ruisseau glacé recommence à courir,
L’abeille à voltiger, l’églantine à s’ouvrir,
Que l’oiseau, retrouvant ses palais de feuillages,
Comme un bouquet qui vole, anime les ombrages,
Et l’éclair endormi renaîtra dans mes yeux ;
Mon front sera serein, mon cœur sera joyeux,
Et de mes vers captifs la source qui sommeille,
Va comme le ruisseau, l’églantine ou l’abeille,
Bondir et murmurer, voleter et fleurir.
Qui pourrait s’égayer, quand tout semble périr,
Quand veuve du soleil, dont l’éclat la fait vivre,
La nature se meurt sous son manteau de givre !
Attendez que la terre ait cessé de pleurer,
Je chanterai peut-être au lieu de soupirer.
Tout est sombre à présent : voilà pourquoi ma lyre,
Pourquoi mon aise est triste, et ne sait pas sourire.

Le printemps maintenant rajeunit nos buissons,
Le torrent ne dort plus sous le joug des glaçons,

Avec le renouveau voici les hirondelles,
Qui baignent dans nos lacs la pointe de leurs ailes,
Et le gai loriot, rossignol du matin,
Qui fait luire au soleil ses plumes de satin.
Voici de fleurs en fleurs l’abeille qui butine,
Chaque rayon du jour éveille une églantine.
Mon esprit cependant a gardé sa langueur,
Et l’hiver engourdi ne me sort pas du cœur.
J’ai changé de tristesse, et non pas d’habitude ;
C’est que la prévoyance est une morne étude,
Qui jette un voile noir sur toutes les saisons ;
L’ame sans avenir n’a pas deux horizons.
L’ennui fane, en naissant, nos plus pures délices,
Et de nos plus beaux champs dévore les prémices.
Voilà pourquoi je pleure, et pourquoi mon amour,
Au milieu du printemps, n’en sent pas le retour.

Comme j’étais joyeux au sortir de l’enfance !
Mon incrédulité défiait la souffrance,

Les prés étaient plus verts, et les arbres plus beaux,
Et les airs, ce me semble, avaient bien plus d’oiseaux.
La nature, à cet âge, étincelle de charme,
Chaque idée, en passant, nous emporte une larme ;
On essaie, on choisit vingt sentiers à la l’ois,
Et le plaisir dans tous éparpille sa voix.
On croit sur son génie assurer sa mémoire,
On assigne une forme aux rêves de la gloire,
Les serres de l’amour étreignent sans douleur,
Même en pleurant l’espoir a les traits du bonheur.
Plus tard, sans la choisir, on a reçu sa route :
Le peu que vaut la gloire, et le prix qu’elle coûte,
On le sait : le dégoût a mis sur nous la main :
La moitié de nos nœuds s’est rompue en chemin,
Ceux qu’on voudrait former deviennent impossibles,
Et le cœur sillonné de rides invisibles,
Vieux, sans être un vieillard, l’esprit chauve et muet,
On s’avance, isolé, vers ce terme inquiet,
Qui nous promet de loin un repos dont on doute.
Quand on souffre, la mort ne vient que goutte à goutte.

Voilà pourquoi mon ame est si triste, et pourquoi
Le printemps, sans me voir, passe à côté de moi.

Je l’attends cependant pour essayer de vivre,
Comme on attend un ange, un ange qui délivre,
Celui qu’en Orient on appelle Azraël,
Dont la parure est noire et le baiser mortel.
Je voudrais que mon ame, un moment enchantée,
S’envolât vers le ciel de parfums escortée.
Quelquefois, quand l’hiver, exilé du coteau,
N’y laisse plus tomber l’ombre de son manteau,
Quand l’œil vert du bourgeon s’entr’ouvre au bout des branches,
Et qu’on voit sous les bois fourmiller les pervenches,
Je crois sentir aussi des accès de réveil.
J’imagine un instant qu’un rayon de soleil,
Sous mes doigts engourdis, va réchauffer ma lyre ;
Mais quand elle renaît à son ancien délire,
C’est pour cueillir partout des images de deuil.
Au ruisseau qui folâtre autour de son écueil,

Je dis : Emporte-moi comme un flocon d’écume,
Qui meurt tout embrasé du midi qui l’allume ;
A l’abeille : Ton dard est entré dans mes fleurs,
Et le vent de ton aile a fané leurs couleurs.
Si j’aime la forêt, sous ses feuilles nouvelles,
C’est que j’espère, hélas ! tomber bientôt comme elles
Si j’aime à voir la serpe aux blés mûrs des vallons,
C’est que je voudrais être un épi des moissons,
Et si le rossignol, lorsque la nuit est grise,
Mêle ses chants plaintifs aux soupirs de la brise,
J’aime, assis sur la mousse, à répéter tout bas :
Quand je serai dessous, je ne l’entendrai pas.
La verdure m’afflige, elle est trop monotone.
J’ennuage l’été des brouillards de l’automne.
Voilà pourquoi mon ame accuse tant le sort,
Et triste, restera triste jusqu’à la mort.

Ma jeunesse a passé comme le météore
Qui s’éteint, en glissant, dans la nuit qu’il colore ;

Mais je suis encor loin de cet âge sans goût,
Où, près de tout quitter, on peut rire de tout.
Oui, trop loin ! et d’ailleurs qu’importe la vieillesse ?
Le temps use le corps, sans faucher la tristesse.
Nos ames ont peut-être un âge pour jouir,
Mais elles n’en ont pas, pour cesser de souffrir.
Puis le ciel sur la terre a semé pour sa gloire
Des mortels, dont le cœur ne perd pas la mémoire,
Dont le sang brûle encor dans- des membres tremblans,
Des mortels, dont les yeux, cachés sous leurs cils blancs,
D’un âge évanoui recomposent les charmes,
Et pour ceux qu’ils aimaient se retrouvent des larmes.
Leur tristesse à ceux-là les suit jusqu’au tombeau ;
Le fil ne change pas jusqu’au bout du fuseau.
Orgueil ou non, je sens que je suis né leur frère.
Le ciel, dans tout mon être, a scellé la misère.
Voilà pourquoi mon ame est si triste, et pourquoi
Tout s’égaie au printemps, hélas ! excepté moi.

Je le sens cependant, sous ce linceul de glace,
Où mon esprit captif se perd et s’embarrasse,
Il fermente en secret une sève d’amour,
Un trésor de bonheur, qui veut éclore au jour.
Je sens qu’il est des yeux, une voix sur la terre,
Qui rendraient au printemps sa grâce héréditaire.
Sous des regards chéris, le gazon radieux,
Avec ses boutons d’or, me deviendrait les cieux ;
Le torrent, bondissant comme un coursier sauvage,
Avec ses crins d’écume agités par l’orage,
Emporterait au loin le spectre du malheur ;
L’insecte venimeux, qui rampe sur la fleur,
S’envolerait, paré de ses ailes vermeilles ;
Le miel engourdirait l’aiguillon des abeilles,
Les feuilles tomberaient pour renaître, et l’oiseau,
Comme un sylphe visible errant sous l’arbrisseau,
Ou nous jetant du ciel ses perles d’harmonie,
Trouverait des échos aux cordes du génie.
La nature, pour elle, entrant dans mes concerts,
Se fondrait dans mes chants bariolés d’éclairs,

Et mes vers, plus nombreux que ces milliers d’étoiles,
Dont la main de la nuit brode en courant ses voiles,
Disperserait partout mon amour et son nom.
Mais l’avenir, hélas ! recule à l’horizon :
J’ai penché sur mon cœur l’œil de la prévoyance,
Et sur beaucoup d’autels, pas un pour l’espérance.
Voilà pourquoi mon ame est si triste, et pourquoi
Je répète au bonheur : Tu m’as manqué de foi !