Confitou/Chapitre I

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I



Comment va Mme  Raucoux-Desmares, mon cher maître ? On ne la voit plus !

— Elle est un peu souffrante, répondit évasivement le célèbre professeur Raucoux-Desmares à la petite Mme  Lavallette qu’il avait croisée dans le vestibule de son fameux institut de Saint-Rémy-en-Valois, transformé, sur son initiative, en hôpital militaire ; et il hâta le pas vers la sortie.

Il venait de passer encore une nuit blanche, car le dernier train du Nord avait laissé à Saint-Rémy une douzaine de grands blessés qui avaient dû être opérés d’urgence. Depuis trois jours il n’avait pas dormi huit heures ; et comme il allait être cinq heures du matin et qu’on attendait d’autres blessés à onze heures, il n’avait pas de temps à perdre. Son repos aurait dû être aussi précieux aux autres qu’à lui-même. C’est sans doute ce qu’il aurait désiré que la petite Mme Lavallette comprît bien ; mais elle courut derrière lui.

— Mon cher maître ! mon cher maître ! Je tiens à vous dire…

— Quoi ? demanda-t-il assez brusquement en jetant un coup d’œil sévère sur la coiffe trop seyante, sur la blouse trop échancrée, sur tout ce costume coquet de la Croix-Rouge qui faisait de cette petite mondaine de province une infirmière délicieuse, mais qu’il avait de la peine à prendre au sérieux, bien qu’elle montrât un zèle infatigable.

— Mon Dieu ! mon cher maître ! comme vous avez l’air méchant, ce matin !…

Il consentit à sourire. Du reste, il trouvait toujours cette petite Mme Lavallette assez drôle, malgré la gravité des événements, et puis c’était une amie intime de la famille.

Maintenant elle hésitait.

— C’est à cause de…

— De ma femme ?

— Mais oui… pourquoi ne la voit-on plus ici ? Ces dames disaient…

Elle s’arrêta encore devant ce front redevenu hostile. Alors il l’entraîna dans un coin, lui prenant le poignet qu’elle lui abandonnait d’un air assez craintif.

— Qu’est-ce que ces dames disaient ?

— Mais rien ! seulement elles s’étonnaient…

— Allons ! Allons ! mon enfant ! Vous avez été l’amie de ma femme.

— Mais justement, je tiens à vous dire que je n’ai pas cessé de l’être.

— Merci ! mais enfin, qu’est-ce que disaient ces dames ?

— Mais que Mme  Raucoux-Desmares était une très bonne infirmière !…

— Et c’est tout ? Voyons, ma petite Valentine, vous savez que je vous aime bien…

— Oh ! mon cher maître, depuis la mort de ce pauvre Lavallette, les seules bonnes heures que j’ai vécues, je vous les dois, à votre femme et à vous, je puis le dire !

— N’exagérons rien : je vous ai toujours vue gaie, même à l’enterrement de votre mari ! Ne protestez pas ! Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit, hélas ! de choses très sérieuses. Il faut être franche avec moi. Mais voilà, vous avez peut-être peur de me faire de la peine…

— Je vous jure que ces dames n’ont pas prononcé une parole qui pût vous être désagréable… Elles s’étonnaient simplement que Mme  Raucoux-Desmares eût brusquement quitté son service ici !

— C’est moi qui l’en ai priée…

— On s’en doute un peu…

— Me donne-t-on tort ? Répondez-moi…

— Eh bien ! non, déclara la petite Mme  Lavallette, en regardant bravement le professeur dans les yeux… Vous avez bien fait !…

— Alors, laissez-moi aller me coucher !…

Et il partit si vite qu’il oublia de serrer la main quelle lui tendait.

Si fatigué qu’il fût, le professeur, pour rentrer chez lui, refusa de monter dans l’auto qui l’attendait devant le perron. D’un pas solide, il traversa la cour ; et, quand il se trouva en pleine campagne, il aspira longuement la fraîcheur de l’aube. Entre ces jours et ces nuits dont la chaleur étouffante pesait sur le cœur comme une angoisse nouvelle, il n’avait que ces quelques minutes pour apprécier encore la chance incertaine de vivre…

Les nouvelles que les derniers blessés avaient données entre deux râles n’étaient ni bonnes ni mauvaises : le plus souvent obscures. On se battait au-dessus de Charleroi. La ville avait été prise, perdue, reprise quatre fois. Il n’y avait pas lieu d’être inquiet. Cependant le beau visage de Raucoux-Desmares était sombre.

Sa haute taille légèrement courbée, les deux poings dans les poches de sa vareuse, le front soucieux derrière la visière baissée de son képi, il prit à travers champs pour gagner le faubourg campagnard où, depuis dix ans, il cachait assez jalousement son bonheur domestique. Deux kilomètres à peine le séparaient de son petit hôtel dont les toits d’ardoise luisaient là-bas, tout au bout de la plaine, entre deux bouquets de gros hêtres, sous la première caresse du soleil levant.

On avait dépassé la mi-août ; et la moisson de tout ce coin de campagne, entre la rivière et les grands bois, était encore en javelles, les gerbes abandonnées sur la terre, comme si les bras avaient, tout à coup, manqué pour les ramasser. Au bout d’un champ de blé, quelques javelottes, dressées hâtivement en faisceaux, attestaient le travail interrompu et, par la silhouette guerrière de leur alignement sur l’horizon déjà couleur de sang, rappelaient au pied de quels autres faisceaux les paysans du Valois et de toute la terre de France étaient allés dormir ou veiller…

Raucoux-Desmares suspendit un instant sa marche pensive au milieu de la grande plaine solitaire. Lui aussi avait voulu partir malgré ses cinquante ans ; oubliant que l’on allait avoir besoin de son scalpel, il avait demandé un fusil. Il eût voulu être au premier rang. Il eût voulu être le premier mort !…

Plus qu’aucun autre il estimait qu’il devait son sang à la France, et, à la vérité, Raucoux-Desmares avait, pour penser ainsi, deux bonnes raisons.

La première était que nul plus que lui n’avait contribué à désarmer son pays par ses discours toujours amis d’un compromis universel, par sa propagande pacifiste dans les congrès internationaux d’où il revenait avec des assurances de bonne volonté et des paroles de miel apportées d’outre-Rhin. Son excuse, aux yeux des autres, avait été sa sincérité aveugle, son amour profond de l’humanité, une foi dans le progrès, éblouissante, qui ne lui avait point permis de voir qu’il n’était pas suivi par ceux mêmes qui l’y avaient poussé sur la route trompeuse, bordée de palmes, au bout de laquelle nous allions nous heurter à quatre millions d’hommes en armes…

Quant à lui, il s’était refusé à trouver dans une aussi étourdissante confiance une atténuation à ce qu’il appelait son crime et sa bêtise. Un fusil et mourir ! Un ordre l’avait retenu à son institut de Saint-Rémy-en-Valois, c’est-à-dire à son devoir, au poste où il était susceptible de rendre le plus de services à son pays. Et, de fait, dans ce palais de la science bienfaisante, à l’édification duquel il avait consacré la plus grande partie de sa fortune, et qui avait ouvert ses salles transformées en dortoirs aux premières victimes des combats du Nord, Raucoux-Desmares venait d’avoir l’occasion de prouver l’efficacité incomparable d’un nouvel antiseptique découvert quelques semaines plus tôt, après deux années de travaux assidus. Désormais, les blessures les plus affreuses changeaient d’aspect en moins de huit jours, et les gangrènes étaient enrayées. On avait fait entendre au professeur que l’homme qui venait de remporter un tel triomphe sur la mort, dans son laboratoire, avait mieux encore à faire que d’exposer sa vie sur un champ de bataille. Il avait obéi, mais il n’avait pas été persuadé…

Nous avons dit que Raucoux-Desmares avait deux bonnes raisons pour vouloir se battre. Nous connaissons la première ; la seconde… mais suivons le professeur qui a repris sa route ; maintenant il se dirige hâtivement vers son petit hôtel champêtre ; il franchit le pont rustique jeté sur le ruisseau aux eaux claires qui borde la propriété, il traverse le pré aux herbes grasses planté de pommiers tordus ; son regard au-dessus d’un mur va chercher la fenêtre du premier étage où, dans une veille insensée, sa jeune femme, à l’ordinaire, attend, pendant des heures, sa venue. Mais ce matin, toute la maison semble avoir encore son visage de bois. Il pense, satisfait « qu’on a été plus raisonnable », et qu’on a enfin consenti à prendre quelque repos, même en son absence.

Au bout du verger, il pousse une porte, et le voilà dans la cour de derrière que la Génie Boulard, la seule domestique restée à la maison, commence de balayer en chantant (à mi-voix depuis la guerre et d’un ton toujours courroucé ) ses éternelles chansons : « L’Amour est menteur, garde ton cœur… »

— Madame s’est couchée de bonne heure ?

— Pense pas, m’sieur ! L’ai entendue toute la nuit qui travaillait dans la lingerie pour les blessés de m’sieur ! M’sieur a-t-il des nouvelles ?

— On ne sait encore rien, la Génie…

Il est déjà dans la maison. Il gravit l’escalier et pousse les portes du premier étage avec de grandes précautions. Le jour qui vient de naître glisse, çà et là, son rayon à travers les persiennes ; dans une petite chambre qu’il traverse sur la pointe des pieds, Raucoux-Desmares passe devant un lit d’enfant. Et soudain, il s’arrête. Craint-il de réveiller son fils ? Confitou a huit ans et dort comme un soldat de plomb. La figure de l’enfant sur l’oreiller apparaît dans une douce lumière, encadrée de longs cheveux blonds bouclés qui contribueraient à lui donner un air de fille, si le front bombé, haut et large, ne se présentait tout de suite comme la marque principale et très masculine de cette physionomie par ailleurs si délicate. Raucoux-Desmares regarde dormir son fils avec une attention surprenante. Il semble étudier son sommeil comme s’il en attendait quelque révélation. Pourquoi se penche-t-il ainsi, le front barré d’un incompréhensible souci, sur ce petit être qui repose si paisiblement ? Ce n’est certainement point le médecin qui s’inquiète devant ce jeune corps bien portant. La santé de Confitou est parfaite. S’il dort bien, il mange encore mieux. Ses lèvres fraîches ont conservé par endroits les traces des confitures qu’il adore, et qui lui ont valu son nom. Sans cette passion pour la gelée de groseilles, Confitou s’appellerait Pierre, comme tout le monde, — et comme son père.

Raucoux-Desmares écarte une mèche de cheveux sur le front de l’enfant, et se penche… se penche comme s’il allait l’embrasser ; mais il ne l’embrasse pas. Sans doute, au dernier moment, a-t-il eu peur de le réveiller…

Il s’en va, toujours avec les mêmes précautions. Le voilà maintenant dans la lingerie qui précède « la chambre de Madame ». Il ne va pas plus loin ; une femme est là, qui dort, la tête renversée sur le dossier d’un fauteuil d’osier, un ouvrage de coulure tombé de sa belle main pendante.

Alors, tout doucement, tout doucement, Raucoux-Desmares vint s’asseoir en face de ce sommeil doré par la première lumière du jour. C’était une belle femme, cette femme ; elle n’avait pas trente ans. C’était sa femme. C’était le seconde raison pour laquelle il estimait que, plus qu’aucun autre, il devait son sang à la France. C’était une Allemande…

Une Allemande ! Il l’adorait…

Cette pensée extraordinaire, inouïe, qu’il adorait, en ce moment, une Allemande, le fit soupirer comme un enfant. Elle eut un mouvement et, elle aussi, soupira…

Ah ! ce sommeil n’était point profond comme celui de Confitou ! Raucoux-Desmares sentait bien que les songes ou les images qui agitaient ce sommeil là, reliaient trop cette femme aux cauchemars de la vie réelle pour qu’il fût bien difficile de l’y faire revenir… Qu’il respirât seulement un peu fort, et elle ouvrirait les yeux, et elle se jetterait dans ses bras…

Dans ses bras… Il s’immobilisa… Il pensa. Il pensa d’abord qu’il avait bien fait de lui dire de rester à la maison. Il ne voulait pas qu’elle fût exposée à souffrir quelque sournoise insolence de la part de « ces dames » ! Que n’eussent-elles point inventé pour elle quand, la semaine précédente, elles avaient rendu la vie si dure à une Française qui faisait apprendre l’allemand à ses enfants, que la pauvre dame avait juré qu’elle ne reviendrait plus jamais à Saint-Rémy ? Cependant celle-ci était fille d’officier français, et elle avait ses frères à l’armée française, mais on ne lui pardonnait pas sa « fraulein » rendue, du reste, immédiatement à l’Allemagne, ni la supériorité qu’elle avait sur « ces dames » de parler une langue étrangère…

Quel sort donc les attendait, sa femme allemande et lui ? songeait Raucoux-Desmares, en regardant dormir celle qu’il aimait depuis dix ans ! Il s’appliquait à penser que ce n’était pas une Prussienne ; et, certes, qu’elle ne fût point cela, il ne trouvait pas cette consolation si ridicule ! D’abord, jamais une Berlinoise, se disait-il, n’eût pu offrir aux yeux d’un mari, après dix ans de ménage et la maternité, dans le désordre de ce sommeil matinal, des lignes aussi pures et aussi délicates, ce teint de lait, cet ovale charmant du visage qui ne rappelait en rien le type classique de la Gretchen. Le nez et la bouche avaient une finesse toute parisienne qui ne se trouve absolument pas en Allemagne, excepté, quelquefois, à Dresde, patrie des « petits saxes ». C’était une Dresdoise.

Jamais les Dresdoises, pensait-il, n’ont comploté de conquérir le monde. Berlin envoie ses femmes dans tous les bazars de l’étranger : Dresde les garde. Et il avait dû aller chercher celle-là dans la joyeuse capitale du vieux royaume d’Auguste le Fort, après l’avoir rencontrée, bien par hasard, aux fêtes du centenaire de Kant, à Kœnigsberg, où un groupe des « Combattants de la Paix » l’avait expédié, un peu malgré lui. Tout de suite, ils s’étaient aimés, malgré la grande différence d’âge. Elle avait été très heureuse d’épouser ce Français célèbre, et lui s’était épris, tous les jours davantage, de cette belle enfant, toujours gaie, douce et sentimentale. Il pensait… : « tous les jours davantage… » Il pensait qu’il ne l’avait jamais autant aimée… Il pensait « : à cinquante ans, on aime plus qu’à quarante ». Et la guerre venait d’éclater. C’était effrayant !

Déjà, depuis le 3 août, ils avaient vécu de tristes heures, mais il en redoutait de plus sombres. Ce qui s’était passé jusqu’alors n’avait fait, en somme, que resserrer les liens qui les unissaient. L’horreur de cette lutte à mort entre les deux races les avait jetés aux bras l’un de l’autre dans un désespoir qui était encore de l’amour. Comment eût-il cessé de l’aimer puisqu’elle continuait de le comprendre ? Il n’y avait pas encore eu entre eux de sujets de querelle. Elle avait admis tout de suite qu’il dût combattre au premier rang et ne l’avait point détourné de son dessein de prendre du service actif ; mais, en refermant ses beaux bras sur son Pierre, elle avait juré de ne point lui survivre ; et elle était sincère. Elle avait accordé au patriotisme fiévreux de son époux tout ce qu’il exigeait sans qu’il eût même à l’exiger ! Ainsi, il était bien entendu que le crime de la guerre avait été ourdi à Berlin, et elle s’était unie à lui pour le maudire. Elle disait : «  Pourquoi te tourmentes-tu ? Je ne suis plus Ailemande ; je t’ai épousée, je suis Française. » Mais elle s’appelait Freda.

La joie de Mme Raucoux-Desmares avait été grande en apprenant que l’autorité militaire maintenait son mari à Saint-Rémy-en-Valois. Ils ne se quitteraient pas ! Elle s’était donnée tout de suite à l’ambulance avec frénésie, mais quand son mari l’avait priée de rester désormais chez elle, elle n’avait fait aucune objection… Depuis, elle travaillait pour les blessés, à domicile, où elle passait son temps à attendre son Pierre.

Maintenant qu’elle était sûre qu’il n’allait pas se battre, la guerre semblait lui être devenue indifférente. Mais la pensée qu’elle se faisait des sentiments de son mari sur leur situation exceptionnelle l’exaltait ou l’abattait, tour à tour, avec une force ou une langueur singulières. Elle répétait souvent : « M’aimes-tu toujours autant ? »

— Plus ! lui répondait-il.

Elle secouait la tête. Elle ne le croyait pas. Elle avait tort, car c’était vrai.

Or, c’était justement cela qui faisait le tourment caché de Raucoux-Desmares. Il l’aimait davantage, et cependant il la fuyait. Depuis quelques jours surtout. Il l’aimait, mais il y avait des moments où il trouvait monstrueux de l’embrasser… Il avait beau en vouloir chasser l’idée, l’idée était de plus en plus là, qu’elle était Allemande. Elle pouvait dire tout ce qu’elle voulait… elle en était… elle appartenait à la horde !…

Elle était venue de là-bas en apportant avec elle tout ce qu’une éducation allemande, tout ce que « l’esprit » allemand ne laisse jamais s’égarer : des mœurs, une certaine façon d’être et de penser qui reste toujours chez la femme allemande, même quand elle épouse un étranger, et même une certaine façon d’élever ses enfants qui n’appartient pas aux mères françaises… Horreur !… Confitou, élevé par sa mère, avait été élevé à l’allemande !…

Raucoux-Desmares, à cette pensée aiguë qui lui transperçait le cœur comme avec une lame, se souleva en gémissant. Freda eut un mouvement ; il s’arrêta. Elle tourna la tête vers le mur, sans sortir de son sommeil agité. Alors il put quitter la pièce.

Il pénétra dans la salle de billard dont il ouvrit une fenêtre ; il avait besoin d’air ; l’idée de son enfant élevé par une mère allemande l’étouffait. Que savait-il de Confitou, de cette petite âme pétrie par Freda, selon sa mode ? Quelle misère ! Confitou passait la plus grande partie de ses vacances en Allemagne, choyé par des parents allemands qui l’adoraient, le gâtaient ; il retournait toujours là-bas avec joie, il en revenait avec ennui.

Confitou n’avait en France ni oncle, comme l’oncle Moritz qui lui passait tous ses caprices, et lui faisait boire de la bière, ni tante, comme la tante Lisé, qui lui mettait de la confiture dans tous ses plats.

Raucoux-Desmares se retourna, s’appuya contre le mur ; il était horriblement pâle ; Confitou ne devait pas seulement aimer les confitures, il devait aimer aussi les Allemands !

Soudain l’homme quitta le mur. Il s’avançait vers le billard qui étendait devant lui son tapis vert. Comme sur une plaine de là-bas, de petites constructions de la Forêt-Noire, achetées à Baden-Baden (Confitou avait surtout des jouets allemands), se dressaient, s’alignaient, formant un village enfantin… et… autour de ce village, courant à l’assaut, des petits soldats de bois… et ces petits soldats, Raucoux-Desmares les connaissait bien, c’étaient des soldats allemands… Seulement… seulement le village était défendu contre les soldats de bois par des soldats de plomb et ceux-ci étaient français… Les uns et les autres étaient à peu près en forces égales…

La bataille était certainement dans son plein, car, des deux côtés, il y avait des morts… beaucoup de morts…

Au premier coup d’œil, il était bien difficile de savoir qui en avait tué le plus, des Français ou des Allemands.

Raucoux-Desmares, le cœur haletant, les jambes brisées par une émotion souveraine, approcha une chaise, s’assit et resta penché longtemps sur cette guerre de Lilliput.

Il comptait… Ici, au coin du gasthaus aux volets verts, un groupe de sept grenadiers de la garde avait été fauché… là, près du bahnhof, une douzaine de Boches gisaient pêle-mêle, les pattes de bois en l’air… ; il respira…

Malheureusement, un peu plus loin, il découvrit seize soldats de plomb, seize exactement qui avaient dû essuyer un véritable feu de barrage… ces seize-là, avec les huit morts en plomb de la place de la Mairie, faisaient déjà à eux seuls vingt-quatre… vingt-quatre Français morts contre dix-neuf Allemands…

Heureusement, place de l’Église, autour d’un canon de fer qui était aussi grand que la cathédrale, il trouva quatre cadavres de uhlans et même quatre cadavres et demi, car il y en avait un qui n’avait plus que le buste, il est vrai, depuis longtemps… En somme, il n’y avait là ni vainqueurs ni vaincus…

Raucoux-Desmares laissa tomber sa tête sur ses bras recourbés, et, terrassé par la fatigue, s’endormit…