Confitou/Chapitre III

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III


Madame Raucoux-Desmares ne sortait plus du tout en ville, et elle faisait bien. C’était l’avis même de cette excellente Mme Lavallette, une brave petite amie pourtant, mais qui n’avait pas hésité à exprimer l’opinion de tous. Et, en dehors de celle-ci, Freda ne voyait plus guère aucune de ces dames. Aussi l’étonnement de Raucoux-Desmares fut-il assez vif, en rentrant chez lui, d’apercevoir Mme Clamart qui s’apprêtait à en sortir.

Mme Clamart était d’origine hollandaise et la femme du maire de Saint-Rémy. Elle affichait un grand patriotisme.

Cependant le professeur n’avait jamais beaucoup aimé cette belle personne opulente et trop majestueuse.

Mme Clamart était très pâle, avec un air plein de dignité. Derrière elle venait Mme Raucoux-Desmares qui était aussi pâle que Mme Clamart. Au premier coup d’œil, le professeur jugea qu’entre ces deux femmes venait de se passer un petit drame.

Mme Clamart n’en tendit pas moins son importante main gantée de fil blanc au professeur qui la serra.

— Au revoir, cher maître, vous devez être exténué ! Mon mari n’a pas quitté la mairie de toute la nuit dernière. Vous comprenez qu’avec les réfugiés du Nord qui commencent à arriver, on n’a plus une minute à soi. Enfin, on fait ce qu’on peut, mais tout cela est bien triste, n’est-ce pas ?

Ainsi parla Mme Clamart. Raucoux-Desmares salua sans ajouter un mot. Il s’en serait bien gardé, car il avait eu souvent l’occasion de remarquer que les femmes, à quelque classe qu’elles appartiennent, arrivent difficilement à prendre congé de leurs interlocuteurs. Si elles sont entre elles, il leur suffit d’un mot pour qu’elles repartent en discours inutiles et les « au revoir » se succèdent sans qu’elles parviennent à se séparer. Mais, dans le fait, Raucoux-Desmares n’avait rien à craindre. S’il avait hâte de savoir ce qui s’était passé entre Freda et la femme du maire, celle-ci ne demandait qu’à se sauver. Elle salua et s’éloigna en balançant majestueusement le panache qu’elle avait toujours sur la tête. Le professeur suivit sa femme dans la lingerie, où elle allait reprendre ses travaux interrompus.

— Eh bien ! lui demanda-t-il, que vous est-il arrivé ? Vous étiez pâles toutes les deux…

— Tu ne sais pas pourquoi Mme Clamart est venue ici ?

— Ma foi non !

— Elle est venue ici pour me dire qu’elle n’y reviendrait plus ! Comment trouves-tu cela ?…

— Incroyable !… Et à propos de quoi ? questionna Raucoux-Desmares en se mordant les lèvres.

— Oh ! à propos de quoi ! Ai-je besoin de te le dire ?… Tu le devines un peu !

— Parce que…

— Oui, à cause de cela !… C’est cela même…

— Ah ! c’est trop fort ! Qu’est-ce que tu lui as répondu ?…

— Rien ! Que voulais-tu que je lui réponde ? Je me suis levée tout simplement, et comme elle continuait ses explications, j’ai ouvert la porte, et elle a compris…

— Mais enfin, donne-moi des détails !… Ce que tu me dis là est extraordinaire ! Si elle ne veut pas te fréquenter, elle n’a qu’à rester chez elle ; tu ne vas pas la trouver !… Elle est folle, cette femme !…

— Je vais te dire toute l’histoire. Je l’ai vue venir solennelle et embarrassée. Elle avait les journaux d’Amsterdam que je lui avais fait demander.

— Tu avais eu tort !

— Je m’en aperçois maintenant. Elle me les a donnés en me disant qu’elle avait tenu à me les apporter elle-même, parce qu’elle avait à s’excuser de ne pas venir plus souvent chez moi ; elle était très occupée par les œuvres de la guerre ; elle allait malheureusement l’être davantage. Tout était à organiser. Une pareille agression avait pris tout le monde au dépourvu. Elle daigna ensuite me dire que je devais être très malheureuse de ce qui se passait, et que ma situation exceptionnelle me faisait plaindre des dames de la ville, car enfin, j’avais des « êtres chers » dans les deux camps et mon cœur devait être partagé. Je la laissais courir… je n’allais point tarder à savoir où elle voulait en venir… « Ces dames » montraient beaucoup d’hésitation quant à la conduite qu’elles devaient tenir à mon égard… Elles m’avaient dans la plus haute estime ; d’autre part, elles auraient été navrées de me causer de la peine, ce qui ne pouvait manquer d’arriver si elles tenaient devant moi des propos qui, au lieu de me réjouir, m’auraient peut-être blessée. Quant à elle, Mme Clamart, qui avait toujours été ma bonne amie, et qui connaissait mon caractère et savait apprécier à son juste prix ma raison et mon bon sens, elle s’était résolue à une démarche qui mettrait un terme à toute situation fausse… Elle continuait de m’estimer et de m’aimer, mais… justement, pour que nous restions bonnes amies, elle venait me dire qu’il était préférable qu’on ne se revît plus tant que durerait la guerre… C’est là-dessus que je me suis levée…

Raucoux-Desmares était furieux. Il mâchonnait entre ses dents de vagues injures : « les goujats ! les goujats ! » et il voulait aller trouver le maire tout de suite. Elle s’y opposa.

— Non, Pierre, ne t’occupe pas de cela…

— Je vois bien que cette sotte t’a fait beaucoup de peine.

— Cela va se passer, mais crois-moi, pas d’histoire à cause de moi !…

— Je lui dirai, la prochaine fois que je la rencontrerai, que je trouve étrange qu’une Hollandaise…

— Eh bien ! mon cher, elle est Française : son mari est Français

— Et toi ?

— Oh ! moi, ça n’est pas la même chose ! La Hollande n’a pas déclaré la guerre à la France…

— Enfin, ce n’était pas à elle de se charger d’une commission pareille !

— Aurais-tu préféré une vraie Française ?

— Ah ! je ne dis pas cela !… Je dis que tout cela m’énerve !…

Il alla s’enfermer dans son cabinet de travail. Là, il se mit la tête dans les mains ; il réfléchit. Il se calma.

Ah çà ! mais, est-ce que c’étaient des incidents pareils, tous prévus, du reste, et fatals, qui allaient le courber, lui, Raucoux-Desmares, au niveau des imbéciles ? Est-ce qu’il allait se laisser influencer par des niaiseries ? Est-ce que sa pensée — la pensée de Raucoux-Desmares ! — allait être sottement empoisonnée par des échos de salons de province ou de carrefours ?

Maintenant qu’il croyait avoir fait le tour de sa pensée, voilà donc ce qu’il rapportait du voyage : la honteuse certitude que les légers mais déjà très fâcheux malentendus qui étaient survenus depuis quelques jours entre sa femme et lui avaient leur origine dans sa propre pusillanimité, dans son manque de courage à supporter les ennuis tout extérieurs d’une situation exceptionnelle.

Mais puisqu’il n’avait pas hésité à s’unir à une Allemande, ne devait-il pas se montrer moralement assez fort pour en accepter toutes les charges ? Il n’avait pas prévu la guerre, il n’y avait pas cru. Eh bien ! il aurait dû la prévoir, il aurait dû y croire !

S’il souffrait de cette imprévoyance, tant mieux ! Le châtiment était bien mince en face de sa faute.

En tout cas, il eût été digne de lui de se montrer ferme et loyal dans l’épreuve comme il le devait aussi à la compagne qu’il s’était choisie, dans le plein exercice de sa haute intelligence qui avait été alors parfaitement d’accord avec son cœur.

On ne mesure la véritable grandeur de l’homme que dans la tourmente. S’il lui résiste, il est sacré ; on peut alors le comparer à un phare que la furie des éléments est impuissante à faire plier.

Raucoux-Desmares, avec sa haute pensée lumineuse, se fut volontiers, comparé à un phare. Ce n’était qu’un pauvre homme, comme les autres, qui souffrait plus que les autres des malheurs de la patrie, parce qu’il était plus coupable que les autres.

Ce jour même, une heure après avoir pris d’aussi belles résolutions, il fut vaincu par une casquette.