Confitou/Chapitre XII

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XII


Saint-Rémy-en-Valois ne se trouve point sur l’un des grands chemins de France. Blottie dans une boucle de rivière, à l’orée d’un bois profond, la petite ville reste isolée en dépit du bout de ligne qui la rattache, d’une part à la capitale, et d’autre part aux cités industrielles des provinces du Nord. En dehors des nouvelles officielles que lui apportaient les communiqués, elle n’avait, pour la renseigner sur la guerre, que les vagues rumeurs qui lui venaient de l’institut Raucoux-Desmares, et que le bruit du canon qui se rapprochait.

Bientôt elle fut traversée par un nouveau flot de « réfugiés » qui ne s’arrêtaient un instant que pour semer la panique et raconter des histoires terribles. C’était, le long de la route, un peuple éperdu, sans ressources, fuyant moins la guerre que les meurtres, les incendies, les viols, les mutilations. Devant de tels récits, le père Clamart revint trouver Raucoux-Desmares à l’hôpital militaire.

Encore une fois, le père Clamart ne savait plus où était son devoir.

Il eût voulu persuadé le professeur qu’il eut été beaucoup plus sage, pour tous, de partir sans attendre le monstre :

— Moi, avec mes administrés, vous avec vos blessés.

— Je reste avec mes blessés, qui, pour la plupart, sont intransportables, répondit Raucoux-Desmares ; quant à vous, faites ce que vous voulez !…

— Ce n’est pas ce que je suis venu vous demander ! s’écria le pauvre père Clamart, tout « retourné » de voir la figure que lui faisait le professeur… Croyez-vous que si mes administrés s’en allaient tous, je ne pourrais point, décemment, moi aussi, m’en aller ?… Enfin, voyons, est-ce que vous continueriez à me tendre la main ?

— Eh bien ! non !… car vous savez bien qu’ils ne s’en iront pas tous, vos administrés ! et même s’ils s’en allaient tous, vous devriez rester encore là pour veiller sur leurs biens ! Vous êtes le gardien de la cité !

— Ah ! je le sais bien ! je le sais bien !… Mais c’est ma sacrée femme qui ne veut rien entendre ! Elle pleure ! Elle gémit !… Elle me maudit !… elle me griffe !…

— Vous la connaissez !… Elle devrait être déjà partie !…

— Ah ! vous croyez ça, vous ! Elle ne me quittera pas d’une semelle ! Elle me griffe, mais c’est une femme qui m’aime, on n’a pas idée de ça ?… Depuis douze ans que nous sommes mariés, elle ne m’a jamais laissé seul plus de dix minutes !… Enfin, je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps avec cette histoire-là… vous avez autre chose à faire… et puis, c’est entendu, je reste… Mais ce que je vais entendre !…

Et il reprit le chemin de la mairie, désolé et courageux…

Au père Clamart, succéda Valentine. La jeune femme apparut à Raucoux-Desmares avec une figure si tragique qu’il eut de la peine à la reconnaître.

— Qu’avez-vous ? Pourquoi cette figure de cire ? Que vous arrive-t-il, Valentine ?…

Elle s’était assise sur un geste du professeur… Elle paraissait respirer avec peine…

— C’est l’approche de l’ennemi qui vous met dans cet état ?

— Non ! souffla-t-elle… oh ! non !… Il y en a qui s’en vont, mais moi je reste avec vous. Il ne s’agit pas de cela, mais de mon fils…

— Vous en avez de mauvaises nouvelles ?

— Il est ici. Il s’est sauvé de son collège. Il a seize ans depuis hier. Il veut s’engager. Il est venu me dire adieu. Il est fou. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Je vous l’ai amené. J’ai voulu qu’il voie les blessés. Je l’ai fait passer à travers les salles. Je lui ai montré tous ces malheureux, dont deux agonisent ; et les autres, qui n’ont plus qu’un bras ou qu’une jambe. Je lui ai dit : « Voilà ce qu’en a fait le champ de bataille ». Il m’a répondu : « Il en a fait des héros ! »

— Et qu’est-ce que vous avez répondu, vous ?

— Rien ! Que voulez-vous que je lui dise ? Il ne m’entend même pas. C’est comme si je n’étais plus sa mère. Il me regarde avec pitié.

Si je m’attendais à celle-là ! je n’ai pas toujours été heureuse dans ma vie, mais je prenais mon parti de tout ; j’avais pris même mon parti de trouver mon enfant trop sérieux pour son âge, trop grave quand je ne demandais qu’à rire avec lui, avec lui que je n’ai vu sourire que si rarement, et avec le sourire, hélas !

de son père qui était bien la tristesse en personne… Je me disais : il est comme ça ! tant pis ! prenons-le comme il est, pourvu qu’il se porte bien !… Oui, mais maintenant voilà qu’il veut aller se faire tuer ! ça, je ne peux pas ! je viens vous crier : « Au secours ! »

Raucoux-Desmares lui prit ses petites mains dans ses grandes longues pattes solides qui avaient fait tant de chefs-d’œuvre avec la douleur humaine, et que les opérés serraient avec tant d’effusion après la bienfaisante torture, et il lui dit :

— Mon enfant, vous savez si j’aime Confitou ?…

— Oui, eh bien ?…

— Eh bien ! je voudrais que Confitou eût seize ans et la santé de votre fils pour le donner à la patrie ; ce serait la plus grande joie de ma vie…

— Vous n’êtes pas une mère ! s’écria-t-elle…

Elle voulait lui échapper maintenant, mais il la tenait entre ses mains qui avaient dompté bien d’autres soubresauts, bien d’autre révoltes de la chair. Il lui dit :

— Écoutez ! écoutez !… depuis vingt-quatre heures, nous n’avons pas cessé d’entendre le canon… et le bruit se rapproche. Il descend sur la France. La frontière recule. La France recule ; la France se meurt !…

— Oh ! mon Dieu ! fit-elle.

— La France mourra si nous ne mourons pour elle…

— Qu’elle prenne ma vie ! soupira la malheureuse, je la lui donne…

— Une mère n’a rien donné à la France quand elle ne lui a pas donné la vie de son fils. Vous mourrez après, Valentine !

Il lui parla encore sur ce ton pendant quelques minutes. Maintenant elle le laissait dire. Il dégageait une force morale irrésistible. Elle finit de se laisser opérer de son fils comme sous l’influence du chloroforme. Il sut qu’il pouvait desserrer l’étreinte de ses mains. Le sacrifice était consommé. Elle dit :

— C’est bien !… je vais lui dire qu’il fasse ce que sa conscience lui commande… Voulez-vous le voir !

— Certes ! fit-il, je veux l’embrasser.

Elle se leva, alla à la porte, appela ;

— Louis !…

Il entra. Il était presque aussi pâle que sa mère. Le professeur fut frappé de cette mine à laquelle il ne s’attendait pas. Le fils de Mme Lavallette ne l’avait jamais beaucoup occupé ; cependant Raucoux-Desmares avait gardé le souvenir d’un garçon plutôt robuste, très fort même pour son âge. Et il voyait devant lui un long adolescent qui lui donnait plutôt une impression de fragilité.

— Comme il a grandi ! fit-il en l’examinant attentivement.

— Oh ! depuis un an, c’est incroyable, dit la mère…

— Alors, c’est toi qui veux partir pour la guerre ! Tu veux donc faire un tambour-major ?… Voyons !… enlève ta tunique, ta chemise, je vais t’ausculter…

Il se pencha sur lui, étudia ce jeune corps avec minutie.

— C’est bien ! dit-il, en se redressant, tu peux te rhabiller. Oh ! il n’y a rien de grave… Seulement, ce garçon-là a grandi beaucoup trop vite. Il n’y a pas un conseil de révision, pas un conseil de santé qui consentirait à en faire maintenant un soldat. Avant de prendre un fusil, mon garçon, il va falloir prendre du jus de viande et des drogues !

La mère, qui n’était pas une Cornélie, poussa un sanglot de joie, et prit son Louis dans ses bras :

— Ah ! tu vois, mon chéri, tu vois !… Tu ne peux pas !… Tu n’es encore qu’un enfant !…

Lui, il ne disait rien. Il regardait le professeur avec âpreté. Il paraissait tout près de lui dire quelque chose de très désagréable. Mais il se contint.

Il écarta doucement sa mère pour remettre ses bretelles. Quand il fut habillé, il sortit sans saluer.

— Il est furieux, dit la mère dans un sourire fiévreux. Mais vraiment, n’est-ce pas ? il n’y a de la faute de personne ? Nous avons tous fait notre devoir !

— Oui ! dit le professeur.

Elle se sauva après lui avoir baisé les mains.

Et lui quitta son cabinet pour se rendre à la salle d’opérations.

Dans le couloir, il se croisa avec la Génie Boulard qui lui cria :

— Monsieur ! monsieur ! madame m’envoie vous dire que depuis le matin on n’a pas revu Confitou ! Il n’est pas rentré déjeuner ! Nous l’avons cherché partout ! On ne l’a vu nulle part depuis ce matin. Et puis, il n’y a plus moyen de marcher sur les routes tant elles sont encombrées… Madame pleure et dit qu’il est certainement arrivé une catastrophe !

— Vous direz à madame que je n’ai pas le temps de m’occuper de Confitou…

— Ah ! je n’ose pas retourner à la maison !

— Je vous l’ordonne !…

Et il entra dans la salle d’opérations.