Confitou/Chapitre XXIV

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XXIV


Les lèvres de Raucoux-Desmares remuèrent ; la voix était absente ; mais Confitou n’avait plus besoin d’entendre pour comprendre :

— Ils n’ont pas voulu que j’entre avec elle !… Alors, je suis venu te prévenir !…

Le professeur ne s’occupa plus de Confitou qui avait promis de ne pas quitter sa mère. Dans la minute même, il l’avait, du reste, « en horreur ». Il courut dans la rue. Confitou crut que son papa était devenu fou, et il courut derrière lui.

Raucoux-Desmares ne savait plus beaucoup ce qu’il faisait. Il souffrait trop. Il poussait des gémissements indistincts en courant vers l’abbaye. Ce n’était pas de la rage. C’était de la douleur.

Qu’allait-il faire à l’abbaye ?… Voilà une chose que personne ne savait au monde, pas même lui ; mais il lui était absolument impossible de ne pas y aller !

Il allait vers le drame !…

En pénétrant dans la cour, il fut presque renversé par une petite troupe de soldats qui en sortait avec précipitation. Il régnait là, du reste, comme le jour de l’exécution de Louis, un grand tumulte et beaucoup de confusion. Des sous-officiers couraient en jetant des ordres sauvages. Le professeur aperçut, sous une porte, les ombres noires de Mme Lançon et de Mme Clamart. Elles étaient tellement affolées et tremblantes qu’elles purent à peine répondre à ses questions.

— Où est Freda ?… Où est Freda ?…

Elles ne savaient pas !… Elles ne savaient rien !… Elles ne comprenaient rien non plus à ce qui se passait depuis un moment, depuis qu’un cavalier était accouru, porteur d’un ordre qui semblait avoir tout bouleversé dans l’abbaye.

Du reste, on ne leur avait pas permis d’aller plus loin ; Freda seule avait pu passer avec Confitou, et puis Confitou était revenu dans les bras d’un feldwebel qui le tenait de force et auquel il donnait des coups.

— Viens, papa !… Maman est par ici !…

C’était encore Confitou qui venait de rejoindre son père et qui l’entraînait maintenant vers l’escalier conduisant au bureau de von Bohn…

Mais, dans le même moment, von Bohn lui-même apparut, suivi de deux officiers. Tous trois criaient et gesticulaient. Raucoux-Desmares se précipita vers lui :

— Ma femme ? Qu’avez-vous fait de ma femme ?

L’officier s’arrêta une seconde en face de cette figure pleine de douleur et de haine, haussa les épaules et dit en ricanant :

— Fous la drouverez tans mon pureau !

On put croire que Raucoux-Desmares allait se jeter à la gorge de von Bohn, mais l’officier avait continué sa marche hâtive, et le professeur, obéissant à l’impulsion de Confitou, courait au bureau. Il n’y avait plus de sentinelle dans le couloir, plus de planton devant la porte. Et cette porte était légèrement entr’ouverte. Il n’y avait qu’à la pousser pour savoir ce qui était derrière. Raucoux-Desmares s’arrêta, tremblant sur ses jambes. Il ne voulut point que Confitou le suivît. Enfin, il poussa la porte et entra, défaillant. Assise sur une chaise, devant le bureau, les coudes sur la table, la tête dans les mains, se tenait Freda.

Au bruit que fit Raucoux-Desmares, en entrant, Freda leva la tête. Alors le professeur la regarda avec une ardeur inlassable. Elle n’avait pas changé !… Rien n’était changé dans ce visage adoré. Il était toujours à lui !

— Tu me regardes comme un fou, finit-elle par lui dire…

— Je t’ai cru perdue !…

— Je l’aurais plutôt étouffé de mes mains ! fit-elle. Ah ! le misérable !…

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il t’a dit ?… qu’est-ce qu’il t’a dit ?… implora Raucoux-Desmares. Mon Dieu ! tu as du sang à la joue ! ton oreille saigne ! C’est lui qui t’a fait ça ?…

Alors, d’un trait, elle lui dit tout ce qui s’était passé.

Au moment où on l’avait fait entrer dans le bureau de von Bohn, on l’avait séparée de Confitou. Elle s’était trouvée seule avec l’oberstleutnant. Von Bohn s’était levé, l’avait fait asseoir dans un fauteuil, très près de sa chaise. Tout de suite, elle s’était plainte de ce qu’on lui avait enlevé Confitou. Il avait répondu qu’elle retrouverait l’enfant à la sortie, car on ne le lui mangerait pas !… Il avait ri grossièrement ; il lui avait fait des compliments grossiers, et avait voulu lui entourer la taille. Elle l’avait repoussé. Il s’était alors déclaré son esclave, et lui avait baisé humblement la main… « Je lui dis que j’étais venue pour lui sauver l’honneur et celui de l’armée saxonne. Je lui dis que, jusqu’à ce jour, mes compatriotes n’avaient jamais passé pour des bourreaux !… » Il me laissait parler… Il ne m’avait pas quitté la main… Il me la pressait… j’étais écœurée… et, tout à coup, il a voulu m’embrasser, il a approché de moi son ignoble face !…

Je l’ai encore repoussé en lui crachant mon dégoût et mon horreur et en lui disant qu’il me ferait haïr tout ce qui est allemand ! Là-dessus, il a ricané et, comme je lui avais échappé, il m’a rattrapée. Alors, cette fois, j’ai crié, et je l’ai battu, déchiré !… Ah ! tu sais, il ne m’aurait jamais eue !… Il peut fusiller vingt otages, cent otages, il ne m’aurait jamais eue ! Je t’aime trop, moi ! et mon amour pour toi me faisait plus forte que lui !… Dans le même moment, on a frappé un coup terrible à la porte. C’était un officier d’État-Major envoyé par le général de division. Il hurla un ordre qui bouleversa tout le monde et vida la kommandantur en cinq minutes. Von Bohn ne s’occupa pas plus de moi que si je n’avais pas été là. Il avait sauté sur son harnachement et disparaissait dans l’escalier, en criant des ordres. Je crois qu’ils ont autre chose à faire, en ce moment, que de fusiller des otages, heureusement !…

Raucoux-Desmares pleurait comme un enfant. Et il y avait dans ses larmes une joie infinie et un désespoir sans bornes.

— Courons à l’hôtel de ville ! dit-il. J’ai juré de mourir avec eux !

— Et moi, je mourrai avec toi ! J’aime mieux ça ! fit-elle.

La place de l’Hôtel de Ville était déserte. Ils coururent à la prison qui se trouvait à deux pas de là, et où l’on avait enfermé les otages. Le poste allemand leur ordonna de passer au large ; mais ils furent alors rejoints par Mme Clamart et Mme Lançon qui leur apprirent que les otages étaient toujours là ! Rien encore n’était perdu… Le professeur espéra… Il espéra l’impossible…

Tout à coup, dans le moment qu’il se débattait au milieu des voiles noirs des deux pauvres femmes qui déliraient de terreur, ils aperçurent une demi-douzaine de uhlans qui les chargeaient à fond. Ils n’eurent que le temps de se jeter dans les ruelles adjacentes. Raucoux-Desmares et sa femme se trouvèrent séparés de Mme Clamart et de Mme Lançon qui, peut-être, avaient été foulées par les pieds des chevaux…

— Les sauvages ! les sauvages ! glapissait Freda.

Au lointain, la voix du canon se faisait à nouveau entendre, et aussi, assez distinctement, du côté de la boucle de la rivière, le déchirement de la mousqueterie et des mitrailleuses.

— Mon Dieu ! Si les Français revenaient !… soupira le professeur.

On entendit une forte explosion. C’était le reste du pont que l’on faisait sauter. Puis il y eut des sifflements au-dessus de leurs têtes. Un obus éclata au fond d’un cul-de-sac avec un tumulte inouï. Un enfant pleura derrière eux. C’était Confitou qui venait de les rejoindre. Ils l’avaient oublié. Ils constatèrent en même temps qu’ils se trouvaient à deux pas de chez eux.

— Rentrons, dit Confitou, j’ai peur !…

Le professeur fit rentrer sa femme et Confitou.

La Génie Boulard et les petits réfugiés étaient déjà dans la cave. Freda, comme une femme à bout de ses nerfs, éclata en sanglots. Le professeur voulut l’entraîner, la faire descendre, elle aussi, dans la cave, où elle serait à l’abri du bombardement. Elle s’y refusa.

— C’est comme tu voudras, dit-il, là ou ailleurs, pourvu que nous mourions ensemble !…

Ils restèrent quelques minutes en silence dans les bras l’un de l’autre. Soudain, il lui dit :

— Ton oreille, comme ton oreille saigne !… Le misérable t’a arraché l’oreille !…

— J’aime mieux mon sang à mon oreille que sa bave ! s’écria-t-elle. Ah ! l’immonde bête ! le hideux animal !… On s’est bien battu tous les deux !… Et il y avait dans le couloir des officiers qui ricanaient !…

— Les misérables !… Les misérables !…

— Ils m’entendaient, et ils ne bougeaient pas !…

— Mais quel est donc ce peuple ? s’écria le professeur.

Je ne le connais plus ! déclara Freda.

Mme Raucoux-Desmares prononçait ces paroles définitives, exactement le 10 septembre, à cinq heures du soir.