Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/I

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CONSIDÉRATIONS
SUR
LES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENS
DE LA RÉVOLUTION FRANÇOISE.
CINQUIÈME PARTIE[1].

CHAPITRE PREMIER.

De ce qui constitue la royauté légitime.

EN considérant la royauté, comme toutes les institutions doivent être jugées, sous le rapport du bonheur et de la dignité des nations, je dirai d’une manière générale, et en respectant les exceptions, que les princes des anciennes familles conviennent beaucoup mieux au bien de l’état que les princes parvenus. Ils ont d’ordinaire des talens moins remarquables, mais leur disposition est plus pacifique ; ils ont plus de préjugés, mais moins d’ambition ; ils sont moins étonnés du pouvoir, puisque, dès leur enfance, on leur a dit qu’ils y étoient destinés ; et ils ne craignent pas autant de le perdre, ce qui les rend moins soupçonneux et moins inquiets. Leur manière d’être est plus simple, parce qu’ils n’ont pas besoin de recourir à des moyens factices pour imposer, et qu’ils n’ont rien de nouveau à conquérir en fait de respect : les habitudes et les traditions leur servent de guides. Enfin, l’éclat extérieur, attribut nécessaire de la royauté, paroît convenable quand il s’agit de princes dont les aïeux, depuis des siècles, ont été placés à la même hauteur de rang. Lorsqu’un homme, le premier de sa famille, est élevé tout à coup à la dignité suprême, il lui faut le prestige de la gloire pour faire disparoître le contraste entre la pompe royale et son état précédent de simple particulier. Or, la gloire propre à inspirer le respect que les hommes accordent volontairement à une ancienne prééminence, ne sauroit être acquise que par des exploits militaires ; et l’on sait quel caractère les grands capitaines, les conquérans portent presque toujours dans les affaires civiles.

D’ailleurs, l’hérédité dans les monarchies est indispensable au repos, je dirai même à la morale et aux progrès de l’esprit humain. La royauté élective ouvre un vaste champ à l’ambition : les factions qui en résultent infailliblement finissent par corrompre les cœurs, et détournent la pensée de toute occupation qui n’a pas l’intérêt du lendemain pour objet. Mais les prérogatives accordées à la naissance, soit pour fonder la noblesse, soit pour fixer la succession au trône dans une seule famille, ont besoin d’être confirmées par le temps ; elles diffèrent à cet égard des droits naturels, indépendans de toute sanction conventionnelle. Le principe de l’hérédité est donc mieux établi dans les anciennes dynasties. Mais, afin que ce principe ne devienne pas contraire à la raison, et au bien général, en faveur duquel il a été admis, il doit être indissolublement lié à l’empire des lois. Car, s’il falloit que des millions d’hommes fussent dominés par un seul, au gré de ses volontés ou de ses caprices, encore vaudroit-il mieux que cet homme eût du génie ; ce qui est plus probable lorsqu’on a recours au choix, que lorsqu’on s’attache au hasard de la naissance.

Nulle part l’hérédité n’est plus solidement établie qu’en Angleterre, bien que le peuple anglais ait rejeté la légitimité fondée sur le droit divin, pour y substituer l’hérédité consacrée par le gouvernement représentatif. Tous les gens de bon sens comprennent très-bien comment, en vertu des lois faites par les délégués du peuple, et acceptées par le monarque, il convient aux nations, qui sont aussi héréditaires et mêmes légitimes, de reconnaître une dynastie appelée au trône par droit de primogéniture. Si l’on fondoit au contraire le pouvoir royal sur la doctrine que toute puissance vient de Dieu, rien ne seroit plus favorable à l’usurpation ; car ce n’est pas la puissance qui manque d’ordinaire aux usurpateurs : aussi les mêmes hommes qui ont encensé Bonaparte se prononcent-ils aujourd’hui pour le droit divin. Toute leur théorie se borne à dire que la force est la force, et qu’ils en sont les grands prêtres ; nous demandons un autre culte et d’autres desservans, et nous croyons qu’alors seulement la monarchie sera stable.

Un changement de dynastie, même légalement prononcé, n’a jamais eu lieu que dans les pays où le gouvernement qu’on renversoit étoit arbitraire ; car, le caractère personnel du souverain faisant alors le sort des peuples, il a bien fallu, comme on l’a souvent vu dans l’histoire, déposséder ceux qui n’étoient pas en état de gouverner ; tandis que sous nos yeux le respectable monarque de l’Angleterre a long-temps régné, bien que ses facultés fussent troublées, parce qu’un ministère responsable permettoit de retarder la résolution de proclamer la régence. Ainsi, d’une part, le gouvernement représentatif inspire plus de respect pour le souverain à ceux qui ne veulent pas qu’on transforme en dogmes les affaires de ce monde, de peur qu’on ne prenne le nom de Dieu en vain ; et de l’autre les souverains consciencieux n’ont pas à craindre que tout le salut de l’état ne repose sur leur seule tête. La légitimité, telle qu’on l’a proclamée nouvellement, est donc tout-à-fait inséparable des limites constitutionnelles. Que les limites qui existoient anciennement en France aient été insuffisantes pour opposer une barrière efficace aux empiétemens du pouvoir, qu’elles aient été graduellement enfreintes et oblitérées, peu importe : elles devroient commencer d’aujourd’hui, quand on ne pourroit pas prouver leur antique origine.

On est honteux de remonter aux titres de l’histoire, pour prouver qu’une chose aussi absurde qu’injuste ne doit être ni adoptée, ni maintenue. On n’a point allégué en faveur de l’esclavage les quatre mille ans de sa durée ; le servage qui lui a succédé n’a pas paru plus équitable, pour avoir duré plus de dix siècles ; la traite des nègres n’a point été défendue comme une ancienne institution de nos pères. L’inquisition et la torture, qui sont de plus vieille date, ont été, j’en conviens, rétablies dans un état de l’Europe ; mais je n’imagine pas que ce soit avec l’approbation des défenseurs mêmes de tout ce qui a jadis existé. Il seroit curieux de savoir à laquelle des générations de nos pères l’infaillibilité a été accordée. Quel est ce temps passé qui doit servir de modèle au temps actuel, et dont on ne peut se départir d’une ligne sans tomber dans des innovations pernicieuses ? Si tout changement, quelle que soit son influence sur le bien général et les progrès du genre humain, est condamnable, uniquement parce que c’est un changement, il sera facile d’opposer à l’ancien ordre de choses que vous invoquez, un autre ordre de choses plus ancien qu’il a remplacé. Ainsi, les pères de ceux de vos aïeux auxquels vous voulez vous arrêter, et les pères de ces pères auroient eu à se plaindre de leurs fils et de leurs petits-fils, comme d’une jeunesse turbulente, acharnée à renverser leurs sages institutions. Enfin, quelle est la créature humaine douée de son bon sens, qui puisse prétendre que le changement des mœurs et des idées ne doive pas en amener un dans les institutions ? Faudra-t-il donc toujours gouverner à trois cents ans en arrière ? ou un nouveau Josué commandera-t-il au soleil de s’arrêter ? Non, dira-t-on, il y a des choses qui doivent changer, mais il faut que le gouvernement soit immuable. Si l’on vouloit mettre en système les révolutions, on ne pourroit pas mieux s’y prendre. Car, si le gouvernement d’un pays ne veut participer en rien à la marche des choses et des hommes, il sera nécessairement brisé par elle. Est-ce de sang-froid qu’on peut discuter si les formes des gouvernemens d’aujourd’hui doivent être en accord avec les besoins de la génération présente, ou de celles qui n’existent plus ? si c’est dans les antiquités obscures et contestées de l’histoire qu’un homme d’état doit chercher la règle de sa conduite, ou si cet homme doit avoir le génie et la fermeté de M. Pitt, savoir où est la puissance, où tend l’opinion, où l’on peut prendre son point d’appui pour agir sur la nation ? Car sans la nation on ne peut rien, et avec elle on peut tout, excepté ce qui tend à l’avilir elle-même : les baïonnettes servent seules à ce triste but. En recourant à l’histoire du passé, comme à la loi et aux prophètes, il arrive en effet à l’histoire ce qui est arrivé à la loi et aux prophètes : elle devient le sujet d’une guerre d’interprétation interminable. S’agit-il aujourd’hui de savoir, d’après les diplômes du temps, si un roi méchant, Philippe le Bel, ou un roi fou, Charles VI, ont eu des ministres qui, en leur nom, aient permis à la nation d’être quelque chose ? Au reste, les faits de l’histoire de France, bien loin de servir d’appui à la doctrine que nous combattons, confirment l’existence d’un pacte primitif entre la nation et les rois, autant que la raison humaine en démontre la nécessité. Je crois avoir prouvé qu’en Europe, comme en France, ce qui est ancien, c’est la liberté ; ce qui est moderne, c’est le despotisme ; et que ces défenseurs des droits des nations qu’on se ploît à représenter comme des novateurs, n’ont pas cessé d’invoquer le passé. Quand cette vérité ne seroit pas évidente, il n’en résulteroit qu’un devoir plus pressant d’inaugurer le règne de la justice qui n’auroit pas encore été mis en vigueur. Mais les principes de liberté sont tellement gravés dans le cœur de l’homme, que, si l’histoire de tous les gouvernemens offre le tableau des efforts du pouvoir pour envahir, elle présente aussi celui de la lutte des peuples contre ces efforts.

  1. Nous croyons devoir rappeler ici qu’une partie du troisième volume de cet ouvrage n’a point été revue par madame de Staël. Quelques-uns des chapitres que l’on va lire paraîtront peut-être incomplets ; mais nous avons considéré comme un devoir de publier le manuscrit dans l’état ou nous l’avons trouvé, sans nous permettre d’ajouter quoi que ce soit au travail de l’auteur.
    Nous devons faire observer aussi que cette portion de l’ouvrage a été écrite au commencement de l’année 1816, et qu’il est par conséquent essentiel de rapporter à cette époque les jugemens énoncés par l’auteur, soit en blâme, soit en éloge.
    (Note des éditeurs)