Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/IX

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CHAPITRE IX.

Des obstacles que le gouvernement a rencontrés pendant la
première année de la restauration
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NOUS dirons les obstacles que le ministère de la restauration avoit à surmonter en 1814, et nous ne craindrons pas d’exprimer notre avis sur le système qu’il falloit suivre pour en triompher ; certes le tableau de cette époque n’est point encore étranger au temps actuel.

La France tout entière étoit cruellement désorganisée par le règne de Bonaparte. Ce qui accuse le plus ce règne, c’est la dégradation manifeste des lumières et des vertus, pendant les quinze années de sa durée. Il restait, après le jacobinisme, une nation qui n’avoit point pris part à ses crimes, et l’on pouvoit considérer la tyrannie révolutionnaire comme un fléau de la nature sous lequel on avoit succombé, mais sans s’avilir. L’armée pouvoit alors se vanter encore d’avoir combattu seulement pour la patrie, sans aspirer à la fortune, ni aux titres, ni au pouvoir. Durant les quatre années directoriales, on avoit essayé un gouvernement qui se rattachoit à de grandes pensées ; et, si l’étendue de la France et ses habitudes rendoient cette sorte de gouvernement inconciliable avec la tranquillité générale, au moins les esprits étaient-ils électrisés par les efforts individuels qu’excite toujours une république. Mais, après le despotisme militaire, et la tyrannie civile fondée sur l’intérêt personnel, de quelles vertus pouvoit-on trouver la trace dans les partis politiques dont le gouvernement impérial s’étoit entouré ? Les masses, dans tous les ordres de la société, soldats, paysans, gentilshommes, bourgeois, possèdent encore de grandes et belles qualités : mais ceux qui se sont mis en avant dans les affaires, présentent, à quelques exceptions près, le plus misérable des spectacles. Le lendemain de la chute de Bonaparte, il n’y avoit d’actif en France que Paris, et à Paris, que quelques milliers de solliciteurs demandant de l’argent et des places au gouvernement, quel qu’il pût être.

Les militaires étoient et sont encore ce qu’il y a de plus énergique dans un pays où, pendant longtemps, il n’a pu briller qu’une vertu, la bravoure. Mais ces guerriers, qui tenoient leur gloire de la liberté, devaient-ils porter l’esclavage chez les nations étrangères ? Ces guerriers, qui avoient soutenu si long-temps les principes de l’égalité sur lesquels la révolution est fondée, devaient-ils se montrer, pour ainsi dire, tatoués d’ordres, de rubans et de titres que les princes de l’Europe leur avoient donnés, pour échapper aux tributs qu’on exigeoit d’eux ? La plupart des généraux françois, avides des distinctions nobiliaires, troquoient leur gloire, comme les sauvages, contre des morceaux de verre.

C’est en vain qu’après la restauration, tout en négligeant beaucoup trop les officiers du second rang, le gouvernement a comblé de grâces les officiers supérieurs. Du moment que les guerriers de Bonaparte vouloient être des gens de cour, il étoit impossible de tranquilliser leur vanité sur ce sujet ; car rien ne peut faire que des hommes nouveaux soient d’une ancienne famille, quelque titre qu’on leur donne. Un général tout poudré, de l’ancien régime, fait rire les vieilles moustaches qui ont vaincu l’Europe entière. Mais un chambellan, fils d’un bourgeois ou d’un paysan, n’est guère moins ridicule dans son genre. L’on ne pouvoit donc, comme nous l’avons dit tout à l’heure, rallier sincèrement la nouvelle cour à l’ancienne, et l’ancienne même devoit avoir l’air de mauvaise foi, en voulant rassurer à cet égard les inquiétudes avisées des grands seigneurs créés par Bonaparte.

Il étoit également impossible de donner une seconde fois l’Europe à partager à ces militaires, que l’Europe avoit à la fin vaincus ; et cependant, ils se persuadoient que le retour de l’ancienne dynastie étoit la seule cause du traité de paix qui leur faisoit perdre la barrière du Rhin et l’ascendant en Italie.

Les royalistes de la seconde main selon l’expression angloise, c’est-à-dire, ceux qui, après avoir servi Bonaparte, s’offroient pour mettre en vigueur les mêmes principes de despotisme sous la restauration ; ces hommes, ne pouvant inspirer que le mépris, n’étoient propres à conduire que des intrigues. Ils étoient à craindre, disoit-on, si l’on ne les employoit pas : mais, ce dont il faut se garder le plus en politique, c’est d’employer ceux qu’on redoute ; car il est bien sûr que, démêlant ce sentiment, ils serviront, comme on se sert d’eux, d’après l’alliance de l’intérêt, qui se rompt de droit par l’adversité.

Les émigrés attendoient des dédommagemens de l’ancienne dynastie, pour les biens qu’ils avoient perdus en lui restant fidèles ; et certes, à cet égard, leurs plaintes étoient naturelles. Mais il falloit venir à leur secours sans porter atteinte en aucune manière à la vente des propriétés nationales, et leur faire comprendre ce que les protestans avoient compris sous Henri IV ; c’est que, bien qu’ils eussent été les amis et les défenseurs de leur roi, ils devoient consentir, pour le bien de l’état, à ce que le monarque adoptât les intérêts dominans dans le pays sur lequel il vouloit régner. Mais les émigrés ne conçoivent jamais qu’il y a des François en France, et que ces François doivent compter pour quelque chose, voire même pour beaucoup.

Le clergé redemandoit son ancienne existence, comme si cinq millions de propriétaires dans un pays pouvoient être dépossédés, quand même leurs titres de propriété ne seroient pas consacrés maintenant par toutes les lois ecclésiastiques et civiles. Certainement la France, sous Bonaparte, a presque autant perdu sous le rapport de la religion qu’en fait de lumières. Mais est-il nécessaire que le clergé soit un corps politique dans l’état, et qu’il possède des richesses territoriales, pour que le peuple françois reprenne des sentimens plus religieux ? D’ailleurs, lorsque le clergé catholique exerçoit un grand pouvoir en France dans le dix-septième siècle, il fit révoquer l’édit de Nantes ; et ce même clergé, dans le dix-huitième siècle, s’opposa jusqu’à la révolution aux propositions de M. de Malesherbes, pour rendre l’état civil aux protestants. Comment donc les prêtres catholiques, s’ils étoient reconstitués en ordre de l’état, pourroient-ils admettre l’article de la charte qui proclame la tolérance religieuse ? Enfin la disposition générale des esprits est telle, qu’une force étrangère pourroit seule faire supporter à la nation le rétablissement de l’ancienne existence des ecclésiastiques. Il faudroit, pour un tel but, que les baïonnettes de l’Europe restassent toujours sur le territoire de France, et ce moyen ne ranimeroit sûrement pas l’attachement des François pour le clergé.

Sous le règne de Bonaparte, on n’a bien fait que la guerre ; et tout le reste a été sciemment et volontairement abandonné. On ne lit presque plus en province, et l’on ne connoît guère les livres à Paris que par les journaux, qui, tels que nous les voyons, exercent la dictature de la pensée, puisque c’est par eux seuls que se forment les jugements. Nous rougirions de comparer l’Angleterre et l’Allemagne avec la France, sous le rapport de l’instruction universelle ; Quelques hommes distingués cachent encore notre misère aux yeux de l’Europe ; mais l’instruction du peuple est négligée à un degré qui menace toute espèce de gouvernement. S’ensuit-il qu’on doive remettre l’éducation publique aux prêtres exclusivement. ? Le pays le plus religieux de l’Europe, l’Angleterre, n’a jamais admis une telle idée. On n’y songe ni dans l’Allemagne catholique ni dans l’Allemagne protestante. L’éducation publique est un devoir des gouvernemens envers les peuples, sur lequel ils ne peuvent prélever la taxe de telle ou telle opinion religieuse.

Ce que veut le clergé en France, ce qu’il a toujours voulu, c’est du pouvoir ; en général les réclamations qu’on entend, au nom de l’intérêt public, se réduisent à des ambitions de corps ou d’individus. Se publie-t-il un livre sur la politique, avez-vous de la peine à le comprendre, vous paraît-il ambigu, contradictoire, confus ; traduisez-le par ces paroles : Je veux être ministre ; et toutes les obscurités vous seront expliquées. En effet, le parti dominant en France, c’est celui qui demande des places ; le reste n’est qu’une nuance accidentelle à côté de cette uniforme couleur ; la nation cependant n’est et ne peut être de rien dans ce parti.

En Angleterre, quand le ministère change, tous ceux qui remplissent des emplois donnés par les ministres n’imaginent pas qu’ils puissent en recevoir de leurs successeurs ; et cependant il ne s’agit entre les divers partis anglois que d’une très-légère différence : les Torys et les Whigs veulent tous les deux la monarchie et la liberté, quoiqu’ils diffèrent dans le degré de leur attachement pour l’une et pour l’autre. Mais, en France, on se croyoit le droit d’être nommé par Louis XVIII, parce qu’on avoit occupé des places sous Bonaparte ; et beaucoup de gens, qui s’appeloient patriotes, trouvoient extraordinaire que le roi ne composât pas son conseil de ceux qui avoient jugé son frère à mort. Incroyable démence de l’amour du pouvoir ! Le premier article des droits de l’homme en France, c’est la nécessité pour tout François d’occuper un emploi public.

La caste des solliciteurs ne sait vivre que de l’argent de l’état; aucune industrie, aucun commerce, rien de ce qui vient de soi ne leur semble une existence convenable. Bonaparte avoit accoutumé de certains hommes, qui se disoient la nation, à être pensionnés par le gouvernement ; et le désordre qu’il avoit mis dans la fortune de tout le monde, autant par ses dons que par ses injustices, ce désordre étoit tel, qu’à son abdication un nombre incalculable de personnes, sans aucune ressource indépendante, se présentoient pour toutes les places, à la marine, ou dans la magistrature, au civil ou dans le militaire, n’importe. La dignité du caractère, la conséquence dans les opinions, l’inflexibilité dans les principes, toutes les qualités d’un citoyen, d’un chevalier, d’un ami de la liberté, n’existent plus dans les actifs candidats formés par Bonaparte. Ils sont intelligens, hardis, décidés, habiles chiens de chasse, ardens oiseaux de proie ; mais cette intime conscience, qui rend incapable de tromper, d’être ingrat, de se montrer servile envers le pouvoir et dur pour le malheur ; toutes ces vertus, qui sont dans le sang aussi bien que dans la volonté raisonnée, étoient traitées de chimères, ou d’exaltation romanesque, par les jeunes gens mêmes de cette école. Hélas ! les malheurs de la France lui rendront de l’enthousiasme ; mais, à l’époque de la restauration, il n’y avoit presque point de vœux décidément formés pour rien ; et la nation se réveilloit à peine du despotisme qui avoit fait marcher les hommes mécaniquement, sans que la vivacité même de leurs actions pût exercer leur volonté.


C’étoit donc, répéteront encore les royalistes, une belle occasion pour régner par la force. Mais, encore une fois, la nation ne consentoit à servir sous Bonaparte que pour en obtenir l’éclat des victoires ; la dynastie des Bourbons ne pouvoit ni ne devoit faire la guerre à ceux qui l’avoient rétablie. Existoit-il un moyen d’asservir les esprits dans l’intérieur, quand l’armée n’étoit point rattachée au trône, et que, la population étant presque toute renouvelée depuis que les princes de la maison de Bourbon avoient quitté la France, il falloit avoir plus de quarante ans pour les connoître ?

Tels étoient les élémens principaux de la restauration. Nous examinerons en particulier l’esprit de la société à cette époque, et nous unirons par le tableau des moyens qui, selon nous, pouvoient seuls triompher de ces divers obstacles.