Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/VIII

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CHAPITRE VIII.

De l’exil.

PARMI toutes les attributions de l’autorité, l’une des plus favorables à la tyrannie, c’est la faculté d’exiler sans jugement. On avoit présenté avec raison les lettres de cachet de l’ancien régime, comme l’un des motifs les plus pressans pour faire une révolution en France ; et c’étoit Bonaparte, l’élu du peuple, qui, foulant aux pieds tous les principes en faveur desquels le peuple s’étoit soulevé, s’arrogeoit le pouvoir d’exiler quiconque lui déplaisoit un peu, et d’emprisonner, sans que les tribunaux s’en mêlassent, quiconque lui déplaisoit davantage. Je comprends, je l’avoue, comment les anciens courtisans, en grande partie, se sont ralliés au système politique de Bonaparte ; ils n’avoient qu’une concession à lui faire, celle de changer de maître ; mais les républicains, que le gouvernement de Napoléon devoit heurter dans chaque parole, dans chaque acte, dans chaque décret, comment pouvaient-ils se prêter à sa tyrannie ?

Un nombre très-considérable d’hommes et de femmes de diverses opinions ont subi ces décrets d’exil qui donnent au souverain de l’état une autorité plus absolue encore que celle même qui peut résulter des emprisonnemens illégaux ; car il est plus difficile d’user d’une mesure violente que d’un genre de pouvoir qui, bien que terrible au fond, a quelque chose de bénin dans la forme. L’imagination s’attache toujours à l’obstacle insurmontable ; on a vu des grands hommes, Thémistocle, Cicéron, Bolingbroke, profondément malheureux de l’exil ; et Brolingbroke, en particulier, déclare, dans ses écrits, que la mort lui paroît moins redoutable.

Éloigner un homme ou une femme de Paris, les envoyer, ainsi qu’on le disoit alors, respirer l’air de la campagne, c’étoit désigner une grande peine avec des expressions si douces, que tous les flatteurs du pouvoir la tournoient facilement en dérision. Cependant il suffit de la crainte d’un tel exil, pour porter à la servitude tous les habitans de la ville principale de l’empire. Les échafauds peuvent à la fin réveiller le courage ; mais les chagrins domestiques de tout genre, résultat du bannissement, affaiblissent la résistance, et portent seulement à redouter la disgrâce du souverain qui peut vous infliger une existence si malheureuse. L’on peut volontairement passer sa vie hors de son pays ; mais, lorsqu’on y est contraint, on se figure sans cesse que les objets de notre affection peuvent être malades, sans qu’il soit permis d’être auprès d’eux, sans qu’on puisse jamais peut-être les revoir. Les affections de choix, souvent même celles de famille, les habitudes de société, les intérêts de fortune, tout est compromis ; et, ce qui est plus cruel encore, tous les liens se relâchent, et l’on finit par être étranger à sa patrie.

Souvent j’ai pensé, pendant les douze années d’exil auxquelles Napoléon m’a condamnée, qu’il ne pouvoit sentir le malheur d’être privé de la France ; il n’avoit point de souvenir françois dans le cœur. Les rochers de la Corse lui retraçoient seuls les jours de son enfance ; mais la fille de M. Necker étoit plus Françoise que lui. Je renvoie à un autre ouvrage dont plusieurs morceaux sont déjà écrits, toutes les circonstances de mon exil, et des voyages jusqu’aux confins de l’Asie qui en ont été la suite ; mais, comme je me suis presque interdit les portraits des hommes vivans, je ne pourrais donner à une histoire individuelle le genre d’intérêt qu’elle doit avoir. Maintenant, il ne me convient de rappeler que ce qui doit servir au plan général de ce livre. Je devinai, plus vite que d’autres, et je m’en vante, le caractère et les desseins tyranniques de Bonaparte. Les véritables amis de la liberté sont éclairés à cet égard par un instinct qui ne les trompe pas. Mais ce qui rendoit, dans les commencemens du consulat, ma position plus cruelle, c’est que la bonne compagnie de France croyoit voir dans Bonaparte celui qui la préservoit de l’anarchie ou du jacobinisme. Ainsi donc elle blâma fortement l’esprit d’opposition que je montrai contre lui. Quiconque prévoit en politique le lendemain, excite la colère de ceux qui ne conçoivent que le jour même. J’oserai donc le dire, il me falloit plus de force encore pour supporter la persécution de la société, que pour m’exposer à celle du pouvoir.

J’ai toujours conservé le souvenir d’un de ces supplices de salon, s’il est permis de s’exprimer ainsi, que les aristocrates françois, quand cela leur convient, savent si bien infliger à ceux qui ne partagent pas leurs opinions. Une grande partie de l’ancienne noblesse s’étoit ralliée à Bonaparte ; les uns, comme on l’a vu depuis, pour reprendre leurs habitudes de courtisans, les autres, espérant alors que le premier consul ramèneroit l’ancienne dynastie. L’on savoit que j’étois très-prononcée contre le système de gouvernement que suivoit et que préparoit Napoléon, et les partisans de l’arbitraire nommoient, suivant leur coutume, opinions antisociales, celles qui tendent à relever la dignité des nations. Si l’on rappeloit à quelques émigrés rentrés sous le règne de Bonaparte, avec quelle fureur ils blâmoient alors les amis de la liberté toujours attachés au même système, peut-être apprendroient-ils l’indulgence, en se ressouvenant de leurs erreurs.

Je fus la première femme que Bonaparte exila ; mais bientôt après il en bannit un grand nombre d’opinions opposées. Une personne très-intéressante entre autres, la duchesse de Chevreuse, est morte du serrement de cœur que son exil lui a causé. Elle ne put obtenir de Napoléon, lorsqu’elle étoit mourante, la permission de retourner une dernière fois à Paris, pour consulter son médecin et revoir ses amis. D’où venoit ce luxe en fait de méchanceté, si ce n’est d’une sorte de haine contre tous les êtres indépendants. ? Et comme les femmes, d’une part, ne pouvoient servir en rien ses desseins politiques, et que, de l’autre, elles étoient moins accessibles que les hommes aux craintes et aux espérances dont le pouvoir est dispensateur, elles lui donnoient de l’humeur comme des rebelles, et il se plaisoit à leur dire des choses blessantes et vulgaires. Il haïssoit autant l’esprit de chevalerie qu’il recherchoit l’étiquette ; c’étoit faire un mauvais choix parmi les anciennes mœurs. Il lui restoit aussi de ses premières habitudes, pendant la révolution, une certaine antipathie jacobine contre la société brillante de Paris, sur laquelle les femmes exerçoient beaucoup d’ascendant ; il redoutoit en elle l’art de la plaisanterie, qui, l’on doit en convenir, appartient particulièrement aux Françoises. Si Bonaparte avoit voulu s’en tenir au superbe rôle de grand général et de premier magistrat de la république, il auroit plané de toute la hauteur du génie au-dessus des petits traits acérés de l’esprit de salon. Mais, quand il avoit le dessein de se faire roi parvenu, bourgeois gentilhomme sur le trône, il s’exposoit précisément à la moquerie du bon ton, et il ne pouvoit la comprimer, comme il l’a fait, que par l’espionnage et la terreur.

Bonaparte vouloit que je le louasse dans mes écrits, non assurément qu’un éloge de plus eût été remarqué dans la fumée d’encens dont on l’environnoit ; mais comme j’étois positivement le seul écrivain connu parmi les François, qui eût publié des livres sous son règne sans faire mention en rien de sa gigantesque existence, cela l’importunoit, et il finit par supprimer mon ouvrage sur l’Allemagne avec une incroyable fureur. Jusqu’alors ma disgrâce avoit consisté seulement dans l’éloignement de Paris ; mais depuis on m’interdit tout voyage, on me menaça de la prison pour le reste de mes jours : et la contagion de l’exil, invention digne des empereurs romains, étoit l’aggravation la plus cruelle de cette peine. Ceux qui venoient voir les bannis s’exposoient au bannissement à leur tour ; la plupart des François que je connoissois me fuyoient comme une pestiférée. Quand je n’en souffrois pas trop, cela me sembloit une comédie ; et, de la même manière que les voyageurs en quarantaine jettent par malice leurs mouchoirs aux passans, pour les obliger à partager l’ennui du lazaret, lorsqu’il m’arrivoit de rencontrer par hasard dans les rues de Genève un homme de la cour de Bonaparte, j’étois tentée de lui faire peur avec mes politesses.

Mon généreux ami, M. Matthieu de Montmorency, étant venu me voir à Coppet, il y reçut, quatre jours après son arrivée, une lettre de cachet qui l’exiloit, pour le punir d’avoir donné la consolation de sa présence à une amie de vingt-cinq années. Je ne sais ce que je n’aurois pas fait dans ce moment pour éviter une telle douleur. Dans le même temps, madame Récamier, qui n’avoit avec la politique d’autres rapports que son intérêt courageux pour les proscrits de toutes les opinions, vint aussi me voir à Coppet, où nous nous étions déjà plusieurs fois réunies ; et, le croiroit-on ? la plus belle femme de France, une personne qui à ce titre auroit trouvé partout des défenseurs, fut exilée, parce qu’elle étoit venue dans le château d’une amie malheureuse, à cent cinquante lieues de Paris. Cette coalition de deux femmes établies sur le bord du lac de Genève parut trop redoutable au maître du monde, et il se donna le ridicule de les persécuter. Mais il avoit dit une fois : La puissance n’est jamais ridicule ; et certes il a bien mis à l’épreuve cette maxime.

Combien n’a-t-on pas vu de familles divisées par la frayeur que causoient les moindres rapports avec les exilés ! Dans le commencement de la tyrannie, quelques actes de courage se font remarquer ; mais par degrés le chagrin altère les sentimens, les contrariétés fatiguent ; l’on vient à penser que les disgrâces de ses amis sont causées par leurs propres fautes. Les sages de la famille se rassemblent, pour dire qu’il ne faut pas trop communiquer avec madame ou monsieur un tel ; leurs excellens sentimens, assure-t-on, ne sauroient se mettre en doute ; mais leur imagination est si vive ! En vérité, l’on proclameroit volontiers tous ces pauvres proscrits de grands poètes, à condition que leur imprudence ne permît pas de les voir ni de leur écrire. Ainsi l’amitié, l’amour même, se glacent dans tous les cœurs ; les qualités intimes tombent avec les vertus publiques ; on ne s’aime plus entre soi, après avoir cessé d’aimer la patrie ; et l’on apprend seulement à se servir d’un langage hypocrite, qui contient le blâme doucereux des personnes en défaveur, l’apologie adroite des gens puissans, et la doctrine cachée de l’égoïsme.

Bonaparte avoit plus que tout autre le secret de faire naître ce froid isolement qui ne lui présentoit les hommes qu’un à un, et jamais réunis. Il ne vouloit pas qu’un seul individu de son temps existât par lui-même, qu’on se mariât, qu’on eut de la fortune, qu’on choisît un séjour, qu’on exerçât un talent, qu’une résolution quelconque se prît sans sa permission ; et, chose singulière, il entroit dans les moindres détails des relations de chaque individu, de manière à réunir l’empire du conquérant à une inquisition de commérage, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et de tenir entre ses mains les fils les plus déliés comme les chaînes les plus fortes.

La question métaphysique du libre arbitre de l’homme étoit devenue très-inutile sous le règne de Bonaparte ; car personne ne pouvoit plus suivre en rien sa propre volonté, dans les plus grandes comme dans les plus petites circonstances.