Considérations sur … la Révolution Française/Seconde partie/IV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV.

Des biens opérés par l’assemblée constituante.

AVANT de retracer les funestes événemens qui ont dénaturé la révolution françoise, et perdu en Europe pour long-temps peut-être, la cause de la raison et de la liberté, examinons les principes proclamés par l’assemblée constituante, et présentons le tableau des biens que leur application a produits et produit encore en France, malgré tous les malheurs qui ont pesé sur ce pays.

La torture subsistoit en 1789 ; le roi n’avoit aboli que la question préparatoire ; des supplices tels que la roue, et des tourmens pareils à ceux qui avoient été infligés pendant trois jours a Damiens, étoient encore admis dans de certains cas. L’assemblée constituante abolit jusqu’au nom de ces barbaries judiciaires. Les lois sur les protestans, déjà améliorées par les avant-coureurs des états généraux en furent remplacées par la liberté des cultes la plus complète.

Les procès criminels n’étoient point instruits en public ; et non-seulement il se commettoit beaucoup d’erreurs irréparables, mais on en supposoit encore davantage : car tout ce qui n’est pas mis en évidence, en fait d’actes des tribunaux, passe toujours pour injuste.

L’assemblée constituante introduisit en France toute la jurisprudence criminelle de l’Angleterre, et peut-être la perfectionna-t-elle encore à quelques égards, n’étant liée dans son travail par aucune coutume ancienne. M. de la Fayette, dès qu’il fut nommé chef de la force armée de Paris, déclara à la commune de cette ville qu’il ne pouvoit se permettre d’arrêter personne, si l’on n’accordoit pas aux accusés un défenseur, la communication des pièces, la confrontation des témoins, et la publicité de la procédure. En conséquence de cette réclamation, aussi belle que rare dans un chef militaire, la commune demanda et obtint de l’assemblée constituante ces précieuses garanties, en attendant que l’établissement des jurés prévînt toute anxiété sur l’équité des jugements.

Les parlemens étaient, comme l’histoire le prouve, des corps privilégiés, instrumens des passions politiques ; mais, par cela seul qu’il y avoit quelque indépendance dans leur organisation, et que le respect des formes y étoit consacré, les ministres des rois ont été sans cesse en guerre avec eux ; et, comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a presque pas eu, depuis le commencement de la monarchie françoise, un crime d’état dont la connaissance n’ait été soustraite aux tribunaux ordinaires, ou dans le jugement duquel les formes voulues par la loi aient été suivies. En examinant la liste sans fin des ministres, des nobles et des citoyens condamnés à mort pour des causes politiques, depuis plusieurs siècles, on voit, il faut le dire à l’honneur de la magistrature légale, que le gouvernement a été obligé de renvoyer les procès à des commissions extraordinaires, quand il a voulu s’assurer des sentences. Ces commissions étoient souvent prises, il est vrai, parmi les anciens magistrats, mais non d’après les coutumes établies ; et cependant le gouvernement ne pouvoit que trop se fier en général à l’esprit des tribunaux. La jurisprudence criminelle de France étoit tout entière vengeresse de ce qu’on appeloit l’état, et nullement protectrice des individus. Par une suite des abus aristocratiques qui dévoroient la nation, les procès civils étoient conduits avec beaucoup plus d’équité que les procès criminels, parce que les premières classes y étoient plus intéressées. On ne fait guère encore, en France, de distinction entre un accusé et un homme reconnu coupable ; tandis qu’en Angleterre, le juge avertit lui-même le prévenu qu’il interroge, de l’importance des questions qu’il lui fait, et du danger auquel pourroient l’exposer ses réponses. Il n’est sorte de moyens, à commencer par les commissaires de police, et à finir par la torture, qui n’oient été employés par la jurisprudence ancienne et par les tribunaux révolutionnaires, pour faire tomber dans le piège l’homme à qui la société doit accorder d’autant plus de moyens de défense, qu’elle se croit le triste droit de le faire périr.

Si l’assemblée constituante avoit supprimé la peine de mort, au moins pour les délits politiques, peut-être les assassinats judiciaires dont nous avons été les témoins n’auraient-ils pas eu lieu. L’empereur Léopold II, comme grand-duc de Toscane, supprima la peine de mort dans ses États ; et, loin que les délits aient été augmentés par la douceur de la législation, les prisons furent vides pendant des mois entiers, ce qui n’avoit jamais eu lieu auparavant. L’assemblée nationale susbtitua aux parlemens, composés de membres dont les charges étoient vénales, l’admirable institution des jurés, qui sera chaque jour plus vénérée, à mesure qu’on en sentira mieux les bienfaits. Quelques circonstances bien rares peuvent intimider les jurés, lorsque les autorités et le peuple se réunissent pour les effrayer ; mais néanmoins, l’on a vu la plupart des factions qui se sont emparées du pouvoir, se défier de l’équité des jurés, et les suspendre, pour y substituer des commissions militaires, des cours spéciales, des cours prévôtales, tous ces noms qui servent de déguisement aux meurtres politiques. L’assemblée constituante, au contraire, a restreint le plus qu’il étoit possible la compétence des conseils de guerre, les bornant uniquement aux délits commis par des militaires en temps de guerre et en pays étrangers ; elle a retiré aux cours prévôtales les attributions qu’on a voulu malheureusement rétablir depuis, et même étendre.

Les lettres de cachet permettoient au pouvoir royal, et par conséquent ministériel, d’exiler, de bannir, de déporter, d’enfermer pour sa vie entière, sans jugement, un homme quel qu’il fût. Une telle puissance, partout où elle existe, constitue le despotisme : elle devoit être anéantie du jour où il y avoit des députés de la nation réunis en France.

L’assemblée constituante, en proclamant la parfaite liberté des cultes, replaçoit la religion dans son sanctuaire, la conscience ; et douze siècles de superstition, d’hypocrisie et de massacres, ne laissoient plus de vestiges, grâce à quelques momens pendant lesquels le pouvoir s’étoit trouvé entre les mains d’hommes éclairés.

Les vœux religieux n’ont plus été reconnus par la loi ; chaque individu de l’un et de l’autre sexe pouvoit encore s’imposer les privations les plus bizarres, s’il croyoit plaire ainsi à l’auteur de toutes les jouissances vertueuses et pures ; mais la société ne s’est plus chargée de forcer les moines et les religieuses à rester dans leurs couvens, quand ils se repentoient des promesses infortunées que l’exaltation leur avoit inspirées. Les cadets de famille, que l’on forçoit souvent à prendre l’état ecclésiastique, se sont trouvés libres de leurs chaînes, et plus libres encore quand les biens du clergé furent devenus la propriété de l’état.

Cent mille nobles étoient exempts de payer des impôts. Ils ne pouvoient pas rendre raison d’une insulte à un citoyen, ou à un soldat du tiers état, parce qu’ils étoient censés d’une autre race. L’on ne pouvoit choisir des offlciers que parmi ces privilégiés, excepté dans l’artillerie et le génie, armes pour lesquelles il falloit plus d’instruction que les nobles de province n’en avoient d’ordinaire ; et cependant l’on donnoit des régimens à de jeunes seigneurs incapables de les conduire, parce qu’un gentilhomme ne pouvant faire que le métier des armes, il falloit bien que l’état se chargeât de son existence. De là résulte qu’à la bravoure près, l’armée françoise de l’ancien régime devenoit chaque jour moins respectable aux yeux des étrangers. Quelle émulation et quels talens militaires l’égalité des citoyens n’a-t-elle pas fait naître en France ! C’est ainsi que l’on a dû à l’assemblée constituante cette gloire de nos armes dont nous avons eu raison d’être fiers, tant qu’elle n’est pas devenue la propriété d’un seul homme.

L’autorité suprême du roi lui permettoit de dérober, par des lettres de cachet, un gentilhomme à l’action de la loi, quand il avoit commis un crime. Le comte de Charolois en fut un exemple frappant dans le dernier siècle, et beaucoup d’autres du même genre pourroient être cités. Cependant, par un singulier contraste, les parens des nobles ne perdoient rien de leur éclat quand un des leurs subissoit la peine de mort, et la famille d’un homme du tiers état étoit déshonorée si les tribunaux le condamnoient au supplice infamant de la potence, dont les nobles seuls étoient exempts.

Tous ces préjugés disparurent en un jour. L’autorité de la raison est immense dès qu’elle peut se montrer sans obstacles. L’on a beau faire depuis quinze ans, rien ne relèvera dans l’opinion nationale les abus que la force seule avoit maintenus.

On doit à l’assemblée constituante la suppression des castes en France, et la liberté civile pour tous : on la lui doit au moins telle qu’elle existe dans ses décrets ; car il a fallu toujours s’en écarter, dès qu’on a voulu rétablir, sous des noms nouveaux ou anciens, tous les abus supprimés.

La législation en France étoit tellement bigarrée, que non-seulement des lois particulières régissoient les divers ordres de l’état, mais que chaque province, comme nous l’avons dit, avoit ses priviléges distincts. L’assemblée constituante, en divisant la France en quatre-vingt-trois départemens, effaça ces anciennes séparations ; elle supprima les impôts sur le sel et sur le tabac, taxes aussi dispendieuses que gênantes, et qui exposoient aux peines les plus graves une foule de pères de famille, que la facilité de la contrebande entraînoit à violer des lois injustes. Un système uniforme d’impôts fut établi, et ce bienfait au moins est pour jamais assuré.

Des distinctions de tout genre étoient inventées par les gentilshommes du second ordre, afin de se garantir de l’égalité dont ils sont, il est vrai, menacés de près. Des privilégiés de la veille aspiroient avant tout à ne pas être confondus avec la nation, dont ils faisoient naguère partie. Les droits féodaux, ainsi que les dîmes, pesoient sur la classe indigente ; des servitudes personnelles, telles que les corvées, et d’autres restes de la barbarie féodale, existoient encore partout. Les droits de chasse ruinoient les agriculteurs, et l’insolence de ces droits étoit au moins aussi révoltante que le mal positif qu’on en souffrait.

Si l’on s’étonne de voir que la France a tant de ressources encore, malgré ses revers ; si, malgré la perte des colonies, le commerce s’est ouvert de nouvelles routes ; si les progrès de l’agriculture sont inconcevables, malgré la conscription et l’invasion des troupes étrangères, c’est aux décrets de l’assemblée constituante qu’il faut l’attribuer. La France de l’ancien régime auroit succombé à la millième partie des maux que la France nouvelle a supportés.

La division des propriétés, par la vente des biens du clergé, a retiré de la misère une très-nombreuse classe de la société. C’est à la suppression des maîtrises, des jurandes, de toutes les gênes imposées à l’industrie, qu’il faut attribuer l’accroissement des manufactures et l’esprit d’entreprise qui s’est montré de toutes parts. Enfin, une nation depuis long-temps attachée à la glèbe est sortie, pour ainsi dire, de dessous terre ; et l’on s’étonne encore, malgré les fléaux de la discorde civile, de tout ce qu’il y a de talens, de richesses et d’émulation, dans un pays qu’on délivre de la triple chaîne d’une église intolérante, d’une noblesse féodale, et d’une autorité royale sans limites.

Les finances, qui paraissoient un travail si compliqué, s’arrangèrent, pour ainsi dire, d’elles-mêmes, du moment qu’il fut décidé que les impôts seroient consentis par les représentans du peuple, et que la publicité seroit admise dans le compte des revenus et des dépenses. L’assemblée constituante est peut-être la seule en France qui ait véritablement représenté le vœu de la nation ; et c’est à cause de cela que sa force étoit incalculable.

Une autre aristocratie, celle de la capitale, existoit impérieusement. Tout se faisoit à Paris, ou plutôt à Versailles, car le pouvoir étoit concentré tout entier dans les ministres et dans la cour. L’assemblée constituante accomplit facilement le projet que M. Necker avoit en vain tenté, l’établissement des assemblées provinciales. Il y en eut dans chaque département, et des municipalités furent instituées dans chaque ville. Les intérêts locaux furent ainsi soignés par des administrateurs qui y prenoient part, et qui étoient connus des administrés. De toutes parts se répandoient la vie, l’émulation, les lumières ; il y eut une France au lieu d’une capitale, une capitale au lieu d’une cour. Enfin, la voix du peuple, appelée depuis si long-temps la voix de Dieu, fut consultée par le gouvernement ; et elle l’auroit bien dirigé, si, comme nous sommes condamnée à le rappeler, l’assemblée constituante n’avoit pas mis trop de précipitation dans ses réformes dès les premiers jours de sa puissance, et si elle n’étoit pas, bientôt après, tombée dans les mains des factieux qui, n’ayant plus rien à moissonner dans le champ du bien, essayèrent du mal pour s’ouvrir une nouvelle carrière.

L’établissement de la garde nationale est encore l’un des plus grands bienfaits de l’assemblée constituante ; là où les soldats seuls sont armés, et non les citoyens, il ne peut exister aucune liberté durable. Enfin, l’assemblée constituante, en proclamant le renoncement aux conquêtes, sembloit inspirée par une crainte prophétique ; elle vouloit tourner la vivacité des François vers les améliorations intérieures, et mettre l’empire de la pensée au-dessus de celui des armes. Tous les hommes médiocres appellent volontiers les baïonnettes à leur secours contre les argumens de la raison, afin d’agir par quelque chose qui soit aussi machine que leur tête ; mais les esprits supérieurs, ne désirant que le développement de la pensée, savent combien la guerre y met d’obstacles. Le bien que l’assemblée constituante a fait à la France a sans doute inspiré à la nation le sentiment d’énergie qui l’a portée à défendre les droits qu’elle avoit acquis ; mais les principes de cette même assemblée, il faut lui rendre cette justice, étoient très-pacifiques ; elle ne portoit envie à aucune portion de l’Europe ; et, si dans un miroir magique on lui, eût présenté la France perdant sa liberté par ses victoires, elle auroit tâché de combattre cette impulsion du sang par celle des idées, qui est d’un ordre bien plus élevé.