Considérations sur … la Révolution Française/Sixième partie/V

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CHAPITRE V.

Des lumières, de la religion et de la morale chez les
Anglois
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CE qui constitue les lumières d’une nation, ce sont des idées saines en politique, répandues chez toutes les classes, et une instruction générale dans les sciences et la littérature. Sous le premier de ces rapports, les Anglois n’ont point de rivaux en Europe ; sous le second, je ne connais guère que les Allemands du Nord qu’on puisse leur comparer. Encore les Anglois auraient-ils un avantage qui ne sauroit appartenir qu’à leurs institutions : c’est que la première classe de la société se livre autant à l’étude que la seconde. M. Fox écrivoit de savantes dissertations sur le grec, pendant les intervalles de loisir que lui laissoient les débats parlementaires. M. Windham a laissé divers traités intéressans sur les mathématiques et sur la littérature. Les Anglois ont de tout temps honoré le savoir : Henri VIII, qui fouloit tout aux pieds, respectoit cependant les hommes de lettres, quand ils ne heurtoient pas ses passions désordonnées. La grande Élisabeth connaissoit à fond les langues anciennes, et parloit même le latin avec facilité ; jamais on n’a vu s’introduire, chez les princes ni chez les nobles d’Angleterre, cette fatuité d’ignorance qu’on a raison de reprocher aux gentilshommes françois. On diroit qu’ils se persuadent que le droit divin sur lequel ils fondent leurs priviléges, dispense entièrement de l’étude des sciences humaines. Une telle façon de voir ne sauroit exister en Angleterre, et n’y paraîtroit que ridicule. Rien de factice ne peut réussir dans un pays où tout est soumis à la publicité. Les grands seigneurs anglois seroient aussi honteux de n’avoir pas reçu une éducation classique distinguée, que jadis les hommes du second rang en France l’étoient de ne pas aller à la cour ; et ces différences ne tiennent pas, comme on le prétend, à la légèreté françoise. Les érudits les plus persévérans, les penseurs les plus profonds sont sortis de cette nation qui est capable de tout quand elle le veut ; mais ses institutions politiques ont été si mauvaises, qu’elles ont altéré ses bonnes qualités naturelles.

En Angleterre, au contraire, les institutions favorisent tous les genres de progrès intellectuels. Les jurés, les administrations de provinces et de villes, les élections, les journaux, donnent à la nation entière une grande part d’intérêt dans la chose publique. De là vient qu’elle est plus instruite, et qu’au hasard il vaudroit mieux causer sur des questions politiques avec un fermier anglois, qu’avec la plupart des hommes, même les plus éclairés, du continent. Cet admirable bon sens, qui se fonda sur la justice et la sécurité, ne se trouve nulle part ailleurs qu’en Angleterre, ou dans le pays qui lui ressemble, l’Amérique. La pensée doit rester étrangère à des hommes qui n’ont point de droits ; car, du moment qu’ils apercevroient la vérité, ils seroient malheureux, et bientôt après révoltés. Il faut convenir aussi que, dans un pays où la force armée a presque toujours consisté dans la marine, et où le commerce a été la principale occupation, il y a nécessairement plus de lumières que là où la défense nationale est confiée aux troupes de ligne, et où l’industrie s’est presque uniquement tournée vers la culture de la terre. Le commerce, mettant les hommes en relation avec les intérêts du monde, étend les idées, exerce le jugement, et fait sentir sans cesse, par la multiplicité et la diversité des transactions, la nécessité de la justice. Dans les pays où il n’y a que de l’agriculture, la masse de la population peut se composer de serfs attachés à la glèbe, et privés de toute instruction : mais que feroit-on de négocians esclaves et ignorans? Un pays maritime et commercant est donc par cela seul plus éclairé qu’un autre ; néanmoins il reste beaucoup à faire pour donner au peuple d’Angleterre une éducation suffisante. Une grande portion de la dernière classe ne sait encore ni lire ni écrire ; et c’est sans doute pour remédier à ce mal qu’on accueille avec tant d’empressement les nouvelles méthodes de Bel et de Lancaster, parce qu’elles peuvent mettre l’instruction à la portée de l’indigence. Le peuple est plus instruit peut-être en Suisse, en Suède et dans quelques états du nord de l’Allemagne ; mais il n’y a dans aucun de ces pays cette vigueur de liberté qui préservera l’Angleterre, il faut l’espérer, de la réaction produite par la révolution de France. Dans un pays où il y a une immense capitale, de grandes richesses concentrées dans un petit nombre de mains, une cour, tout ce qui peut favoriser la corruption du peuple, il faut du temps pour que les lumières s’étendent et luttent avec avantage contre les inconvéniens attachés à la disproportion des fortunes.

En Écosse on trouve beaucoup plus d’instruction parmi les paysans qu’en Angleterre, parce qu’il y a moins de richesse chez quelques particuliers, et plus d’aisance chez le peuple. La religion presbytérienne, établie en Écosse, exclut la hiérarchie épiscopale que l’église anglicane a conservée. En conséquence, le choix des simples ministres du culte y est meilleur ; et comme ils vivent retirés dans les montagnes, ils s’y consacrent à l’enseignement des paysans. C’est aussi un grand avantage pour l’Écosse que de n’avoir pas, comme l’Angleterre, une taxe des pauvres très-forte, et très-mal conçue, qui entretient la mendicité, et crée une classe de gens qui n’osent pas s’écarter de la commune où des secours leur sont assurés. La ville d’Edimbourg n’est pas aussi absorbée que Londres par les affaires publiques, et elle ne renferme pas une telle réunion de fortunes et de luxe, aussi les intérêts philosophiques et littéraires y tiennent-ils plus de place. Mais, d’une autre part, les restes du régime féodal se font plus sentir en Écosse qu’en Angleterre. Le jury dans les affaires civiles ne s’y est introduit que dernièrement ; il y a beaucoup moins d’élections populaires, à proportion, que chez les Anglois. Le commerce y exerce moins d’influence, et l’esprit de liberté s’y montre, à quelques exceptions près, avec moins de vigueur.

En Irlande, l’ignorance du peuple est effrayante ; mais il faut s’en prendre, d’une part, à des préjugés superstitieux, et de l’autre, à la privation presque entière des bienfaits d’une constitution. L’Irlande n’est réunie à l’Angleterre que depuis peu d’années ; jusqu’ici elle a éprouvé tous les maux de l’arbitraire, et elle s’en est vengée souvent de la façon la plus violente. La nation étant divisée par deux religions qui forment aussi deux partis politiques, le gouvernement anglois, depuis Charles Ier, a tout accordé aux protestans, afin qu’ils pussent maintenir dans la soumission la majorité catholique. Swift, Irlandais, et l’un des plus beaux génies des trois royaumes[1], écrivit, en 1740, sur le malheureux état de l’Irlande. L’attention des hommes éclairés fut fortement excitée par les écrits de Swift, et les améliorations qui se sont opérées dans ce pays datent d’alors. Lorsque l’Amérique se déclara indépendante, et que l’Angleterre fut obligée de la reconnaître comme telle, la nécessité de ménager l’Irlande frappa tous les jours davantage les bons esprits. L’illustre talent de M. Grattan, qui, trente ans plus tard, vient de nouveau d’étonner l’Angleterre, se faisoit remarquer, dès 1782, dans le parlement d’Irlande ; et, par degrés, on a décidé ce pays à l’union avec la Grande-Bretagne. Les préjugés superstitieux y sont encore cependant la source de mille maux ; car, pour arriver au point de prospérité où est l’Angleterre, les lumières de la réforme religieuse sont aussi nécessaires que l’esprit de liberté du gouvernement représentatif. L’exclusion politique à laquelle les catholiques irlandais sont condamnés, est contraire aux vrais principes de la justice ; mais on ne sait comment mettre en possession des bienfaits de la constitution des hommes aigris par de longs ressentimens.

On ne peut donc admirer dans la nation irlandaise, jusqu’à présent, qu’un grand caractère d’indépendance et beaucoup d’esprit naturel ; mais on ne jouit point encore dans ce pays de la sécurité ni de l’instruction, résultats certains de la liberté religieuse et politique. L’Écosse est à beaucoup d’égards l’opposé de l’Irlande, et l’Angleterre tient de l’une et de l’autre.

Comme il est impossible, chez les Anglois, d’être ministre sans siéger dans l’une des deux chambres, et sans discuter avec les représentans de la nation les affaires de l’état, il en résulte nécessairement que de tels ministres ne ressemblent d’ordinaire en rien à la classe des gouvernans sous les monarchies absolues. La considération publique en Angleterre est le premier but des hommes en pouvoir ; ils ne font presque jamais leur fortune dans le ministère, M. Pitt est mort en ne laissant que des dettes qui furent payées par le parlement. Les sous-secrétaires d’état, les commis, tous les membres de l’administration, éclairés par l’opinion et par leur propre fierté, sont d’une intégrité parfaite. Les ministres ne peuvent favoriser leurs partisans, que si ces partisans sont pourtant assez distingués pour ne pas provoquer le mécontentement du parlement. Il ne suffit pas de la faveur du maître pour rester en place, il faut aussi l’estime des représentans de la nation ; et celle-là ne peut s’obtenir que par des talens véritables. Des ministres nommés par les intrigues de cour, tels qu’on en a vu sans cesse en France, ne se soutiendroient pas vingt-quatre heures dans la chambre des communes. On auroit toisé leur médiocrité dans un instant ; on ne les verroit pas là tout poudrés, tout costumés, comme les ministres de l’ancien régime ou de la cour de Bonaparte. Ils ne seroient point entourés de courtisans, faisant auprès d’eux le métier qu’ils font eux-mêmes auprès du prince, et s’extasiant à l’envi sur la justesse de leurs idées communes, et sur la profondeur de leurs conceptions fausses. Un ministre anglois arrive seul dans l’une ou l’autre chambre, sans costume, sans marque distinctive ; aucun genre de charlatanisme ne vient à son aide ; tout le monde l’interroge et le juge ; mais aussi tout le monde le respecte, s’il le mérite, parce que, ne pouvant se faire passer que pour ce qu’il est, on le considère surtout à cause de sa valeur personnelle.

« On ne fait pas la cour aux princes en Angleterre comme en France, dira-t-on ; mais on y cherche la popularité, ce qui n’altère pas moins la vérité du caractère. » Dans un pays bien organisé, tel que l’Angleterre, désirer la popularité, c’est vouloir la juste récompense de tout ce qui est bon et noble en soi-même. Il a existé de tout temps des hommes qui ont été vertueux, malgré les inconvéniens ou les périls auxquels ils s’exposoient par là ; mais, quand les institutions sociales sont combinées de manière que les intérêts particuliers et les vertus publiques soient d’accord, il ne s’ensuit pas que ces vertus n’aient d’autre base que l’intérêt personnel. Seulement elles sont plus répandues, parce qu’elles sont avantageuses, aussi bien qu’honorables.

La science de la liberté, si l’on peut s’exprimer ainsi, au point où elle est cultivée en Angleterre, suppose à elle seule un très-haut degré de lumières. Rien n’est plus simple, quand une fois vous avez adopté les principes naturels sur lesquels cette doctrine repose ; mais il est certain toutefois que sur le continent on ne rencontre presque personne qui comprenne d’esprit et de cœur l’Angleterre. On diroit qu’il y a des vérités morales dans lesquelles il faut être né, et que le battement de cœur vous les apprend mieux que toutes les discussions théoriques. Néanmoins, pour goûter et pour pratiquer cette liberté qui réunit tous les avantages des vertus républicaines, des lumières philosophiques, des sentimens religieux et de la dignité monarchique, il faut dans le peuple beaucoup de raison, et dans les hommes de la première classe beaucoup d’études et de vertus. Les ministres anglois doivent réunir aux qualités d’un homme d’état l’art de s’exprimer avec éloquence. Il s’ensuit que la littérature et la philosophie sont beaucoup plus appréciées, parce qu’elles servent efficacement aux succès de l’ambition la plus haute. On parle sans cesse de l’empire de la richesse et du rang chez les Anglois ; il faut aussi convenir de l’admiration qu’ils accordent au vrai talent. Il est possible qu’auprès de la dernière classe de la société, la pairie et la fortune produisent plus d’effet que le nom d’un grand écrivain : cela doit être ainsi : mais, s’il s’agit des jouissances de la bonne compagnie, et par conséquent de l’opinion, je ne sais aucun pays du monde où il soit plus avantageux d’être un homme supérieur. Non-seulement tous les emplois, tous les rangs peuvent être la récompense du mérite, mais l’estime publique s’exprime d’une manière si flatteuse, qu’elle donne des jouissances plus vives que toutes les autres.

L’émulation qu’une telle perspective doit exciter est une des principales causes de l’incroyable étendue des connaissances répandues en Angleterre. Si l’on pouvoit faire une statistique du savoir, on ne trouveroit dans aucun pays une aussi forte proportion de gens versés dans l’étude des langues anciennes, étude malheureusement trop négligée en France. Des bibliothèques particulières sans nombre, des collections de tout genre, des souscriptions abondantes pour toutes les entreprises littéraires, des établissemens d’éducation publique existent partout, dans chaque province, à l’extrémité du pays comme au centre : enfin on trouve à chaque pas des autels élevés à la pensée, et ces autels servent d’appui à ceux de la religion et de la vertu.

Grâce à la tolérance, aux institutions politiques et à la liberté de la presse, il y a plus de respect pour la religion et pour les mœurs en Angleterre que dans aucun autre pays de l’Europe. On se plaît à dire en France que c’est précisément par égard pour la religion et pour les mœurs qu’on a de tout temps eu des censeurs ; et néanmoins il suffit de comparer l’esprit de la littérature en Angleterre, depuis que la liberté de la presse y est établie, avec les divers écrits qui ont paru sous le règne arbitraire de Charles II, et sous celui du régent et de Louis XV en France. La licence des écrits a été portée chez les François, dans le dernier siècle, à un degré qui fait horreur. Il en est de même en Italie où, de tout temps, on a soumis cependant la presse aux restrictions les plus gênantes. L’ignorance dans la masse, et l’indépendance la plus désordonnée dans les esprits distingués, est toujours le résultat de la contrainte.

La littérature angloise est certainement celle de toutes dans laquelle il y a le plus d’ouvrages philosophiques. L’Écosse renferme encore aujourd’hui des écrivains très-forts en ce genre, Dugald Stewart en première ligne, qui ne se lasse point de rechercher la vérité dans la retraite. La critique littéraire est portée au plus haut point dans les journaux, et particulièrement dans celui d’Édimbourg, où des écrivains faits pour être illustres eux-mêmes, Jeffrey, Playfair, Mackintosh, ne dédaignent point d’éclairer les auteurs par les jugemens qu’ils portent sur eux. Les publicistes les plus instruits dans les questions de jurisprudence et d’économie politique, tels que Bentham, Malthus, Brougham, sont plus nombreux en Angleterre que partout ailleurs ; parce qu’ils ont le juste espoir que leurs idées seront mises en pratique. Des voyages dans toutes les parties du monde rapportent en Angleterre les tributs de la science, non moins bien accueillis que ceux du commerce ; mais au milieu de tant de richesses intellectuelles en tout genre, on ne sauroit citer aucun de ces ouvrages irréligieux ou licencieux dont la France a été inondée : l’opinion publique les a repoussés dès qu’elle a pu les craindre, et elle s’en charge d’autant plus volontiers, qu’elle seule fait la garde à cet égard. La publicité est toujours favorable à la vérité : or, comme la morale et la religion sont la vérité par excellence, plus vous permettez aux hommes de discuter ces sujets, plus ils s’éclairent et s’ennoblissent. Les tribunaux puniroient avec raison, en Angleterre, un écrit qui pourroit causer du scandale ; mais aucun ouvrage ne porte cette marque de la censure qui jette d’avance du doute sur les assertions qu’il peut renfermer.

La poésie angloise que n’alimentent ni l’irréligion, ni l’esprit de faction, ni la licence des mœurs, est encore riche, animée, et n’éprouve pas cette décadence qui menace successivement presque toutes les littératures de l’Europe. La sensibilité et l’imagination entretiennent la jeunesse immortelle de l’âme. On voit un second âge de poésie renaître en Angleterre, parce que l’enthousiasme n’y est point éteint, et que la nature, l’amour et la patrie y exercent toujours une grande puissance. Cowper d’abord, et maintenant Rogers, Moore, Thomas Campbell, Walter Scott, lord Byron, dans des genres et dans des degrés différens, préparent un nouveau siècle de gloire à la poésie angloise ; et, tandis que tout se dégrade sur le continent, la source éternelle du beau jaillit encore de la terre libre.

Dans quel empire le christianisme est-il plus respecté qu’en Angleterre ? Où prend-on plus de soins pour le propager ? D’où partent des missionnaires en aussi grand nombre pour toutes les parties du monde ? La société qui s’est chargée d’envoyer des exemplaires de la Bible dans les pays où la lumière du christianisme est obscurcie ou non développée, en faisoit passer en France pendant la guerre, et ce soin n’étoit pas superflu. Mais je me détournerais maintenant de mon sujet, si je rappelais ici ce qui peut excuser la France sous ce rapport.

La réformation a mis chez les Anglois les lumières parfaitement en accord avec les sentimens religieux. C’est un grand avantage pour ce pays ; et l’exaltation de piété dont on y est susceptible porte toujours à l’austérité de la morale, mais presque jamais à la superstition. Les sectes particulières de l’Angleterre, dont la plus nombreuse est celle des méthodistes, n’ont pour but que le maintien de la pureté sévère du christianisme dans la conduite de la vie. Leur renoncement à tous les plaisirs, leur zèle persévérant pour faire le bien, annoncent aux hommes qu’il y a dans l’Évangile des germes de sentimens et de vertus, plus féconds encore que tous ceux que nous avons vus se développer jusqu’à ce jour, et dont les saintes fleurs sont destinées peut-être aux générations à venir.

Dans un pays religieux, il existe nécessairement aussi de bonnes mœurs, et cependant, les passions des Anglois sont très-violentes ; car c’est une grande erreur de les croire d’un caractère calme, parce qu’ils ont habituellement des manières froides. Il n’est point d’hommes plus impétueux dans les grandes choses ; mais ils ressemblent à ces chiens d’Albanie envoyés par Porus à Alexandre, qui dédaignoient de se battre contre tout autre adversaire que le lion. Les Anglois sortent de leur apparente tranquillité pour se livrer à des excès en tout genre. Ils cherchent des périls, ils veulent tenter des choses extraordinaires, et désirent des émotions fortes. L’activité de l’imagination et la gêne des habitudes les leur rendent nécessaires ; mais ces habitudes elles-mêmes sont fondées sur un grand respect pour la morale.

La liberté des journaux, qu’on a voulu nous représenter comme contraire à la délicatesse des mœurs, en est une des causes les plus efficaces : tout est si connu, si discuté en Angleterre, que la vérité en toutes choses est inévitable ; et l’on pourroit se soumettre au jugement du public anglois, comme à celui d’un ami qui entreroit dans les détails de votre vie, dans les nuances de votre caractère, pour peser chaque action ainsi que le veut l’équité, d’après la situation de chaque individu. Plus l’opinion a de puissance en Angleterre, plus il faut de hardiesse pour s’en affranchir : aussi les femmes qui la bravent se portent-elles à de grands éclats. Mais combien ces éclats ne sont-ils pas rares, même dans la première classe, la seule où l’on puisse quelquefois en citer des exemples ! Dans le second rang, parmi les habitans des provinces, on ne trouve que de bons ménages, des vertus privées, une vie intérieure entièrement consacrée à l’éducation d’une nombreuse famille qui, nourrie dans la conviction intime de la sainteté du mariage, ne se permettroit pas une pensée légère à cet égard. Comme il n’y a point de couvens en Angleterre, les filles sont le plus souvent élevées chez leurs parens ; et l’on peut voir, par leur instruction et par leurs vertus, ce qui vaut le mieux pour une femme, ce genre d’éducation ou celui qui se pratique en Italie.

« Au moins, dira-t-on, ces procès de divorce, dans lesquels on admet les discussions les plus indécentes, sont une source de scandale. » Il faut qu’ils ne le soient pas, puisque le résultat est tel que je viens de le dire. Ces procès sont un antique usage, et sous ce rapport, de certaines gens devroient les défendre ; mais, quoi qu’il en soit, la terreur du scandale est un grand frein. Et d’ailleurs, on n’est point porté en Angleterre, comme en France, à faire des plaisanteries sur de tels sujets. Une sorte d’austérité, d’accord avec l’esprit des anciens rigoristes protestans, se manifeste dans ces procès. Les juges comme les spectateurs y portent une disposition sérieuse, et les conséquences en sont très-importantes, puisque le maintien des vertus domestiques en dépend, et qu’il n’y a point de liberté sans elles. Or, comme l’esprit du siècle ne les favorisoit pas, c’est un hasard heureux que l’utile ascendant de ces procès de divorce ; car il y a presque toujours du hasard dans le bien ou le mal que peut produire la fidélité aux anciens usages, puisqu’ils conviennent quelquefois au temps présent, et que d’autres fois ils n’y sont plus applicables. Heureux le pays où les torts des femmes peuvent être punis avec une si haute sagesse, sans frivolité, comme sans vengeance ! Il leur est permis de recourir à la protection de l’homme pour lequel elles ont tout sacrifié ; mais elles sont d’ordinaire privées de tous les avantages brillans de la société. Je ne sais si la législation pourroit inventer quelque chose de plus fort et de plus doux tout ensemble.

On s’indignera peut-être contre l’usage de faire payer de l’argent par le séducteur de la femme. Comme tout est empreint d’un sentiment de noblesse en Angleterre, je ne jugerai point légèrement une coutume de ce genre, puisqu’on la conserve. Il faut atteindre de quelque manière aux torts des hommes envers les mœurs, puisque l’opinion est en général trop relâchée à cet égard, et personne ne prétendra qu’une grande perte d’argent ne soit pas une punition. D’ailleurs, l’éclat de ces procès funestes fait presque toujours un devoir à l’homme d’épouser la femme qu’il a séduite ; et cette obligation est une garantie qu’il ne se mêle ni légèreté, ni mensonge, aux sentimens que les hommes se permettent d’exprimer. Quand il n’y a que de l’amour dans l’amour, ses égaremens sont à la fois plus rares et plus excusables. J’ai de la peine à m’expliquer, cependant, pourquoi c’est au mari que l’amende est payée par le séducteur ; souvent aussi le mari ne l’accepte pas, et c’est aux pauvres qu’il la consacre. Mais il y a lieu de croire que deux motifs ont donné naissance à cette coutume, l’une, de fournir à l’époux, dans une classe sans fortune, les moyens d’élever ses enfans, quand la mère qui en étoit chargée lui manque ; l’autre, et c’est un rapport plus essentiel, de mettre en cause le mari, lorsqu’il s’agit des torts de sa femme, afin d’examiner s’il n’a point à se reprocher de torts du même genre envers elle. En Écosse même, l’infidélité du mari dissout le mariage aussi bien que celle de la femme, et le sentiment du devoir, dans un pays libre, met toujours de niveau le fort et le faible.

Tout est constitué en Angleterre de telle manière que l’intérêt de chaque classe, de chaque sexe, de chaque individu, est de se conformer à la morale. La liberté politique est le moyen suprême de cette admirable combinaison. « Oui, dira-t-on encore, en ne comprenant que les mots et point les choses, il est vrai que les Anglois sont toujours gouvernés par l’intérêt. » Comme s’il y avoit aucun rapport entre l’intérêt qui conduit à la vertu, et celui qui fait dériver vers le vice ! Sans doute l’Angleterre n’est pas une planète à part de la nôtre, dans laquelle les avantages personnels ne soient pas, comme ailleurs, le ressort des actions humaines. On ne peut gouverner les hommes en comptant toujours sur le dévouement et le sacrifice ; mais quand l’ensemble des institutions d’un pays est tel, qu’il soit utile d’être honnête, il en résulte une certaine habitude du bien qui se grave dans tous les cœurs : elle se transmet par le souvenir, l’air qu’on respire en est pénétré, et l’on n’a plus besoin de songer aux inconvéniens de tout genre qui seroient la suite de certains torts ; car la force de l’exemple suffit pour en préserver.

  1. On raconte que Swift sentit d’avance que ses facultés l’abandonnaient, et que, se promenant un jour avec un de ses amis, il vit un chêne dont la tête étoit desséchée, quoique le tronc et les racines fussent encore dans toute leur vigueur : C’est ainsi que je serai, dit-il ; et sa triste prédiction fut accomplie. Lorsqu’il étoit tombé dans un tel état de stupeur que, depuis une année, il n’avoit pas prononcé un seul mot, tout à coup il entendit les cloches de Saint-Patrick, dont il étoit le doyen, retentir de toutes parts, et il demanda ce que cela signifioit. Ses amis, enchantés de ce qu’il recouvroit la parole, se hâtèrent de lui dire que c’étoit pour le jour de sa naissance que ces signes de joie avoient lieu. « Ah ! s’écria-t-il, tout cela est inutile maintenant ! » et il rentra dans le silence que la mort vint bientôt confirmer. Mais le bien qu’il avoit fait lui survécut, et c’est pour cela que les hommes de génie passent sur la terre.