Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/XVIII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XVIII.

De la situation des amis de la liberté hors de France pen-
dant le règne de la terreur
.

IL est difficile de raconter ces temps horribles sans se rappeler vivement ses propres impressions, et je ne sais pas pourquoi l’on combattroit ce penchant naturel. Car la meilleure manière de représenter des circonstances si extraordinaires, c’est encore de montrer dans quel état elles mettoient les individus au milieu de la tourmente universelle.

L’émigration, pendant le règne de la terreur, n’étoit plus une mesure politique. L’on se sauvoit de France pour échapper à l’échafaud, et l’on n’y pouvoit rester qu’en s’exposant à la mort, pour éviter la ruine. Les amis de la liberté étoient plus détestés par les jacobins que les aristocrates eux-mêmes, parce qu’ils avoient lutté de près les uns contre les autres, et que les jacobins craignoient les constitutionnels, auxquels ils croyoient une influence encore assez forte sur l’esprit de la nation. Ces amis de la liberté se trouvoient donc presque sans asile sur la terre. Les royalistes purs ne manquoient point à leurs principes en se battant avec les armées étrangères contre leur pays ; mais les constitutionnels ne pouvoient adopter une telle résolution ; ils étoient proscrits par la France, et mal vus pas les anciens gouvernemens de l’Europe, qui ne les connoissoient guère que par les récits des François aristocrates, leurs ennemis les plus acharnés.

Je cachois chez moi, dans le pays de Vaud, quelques amis de la liberté, respectables à tous égards, et par leur rang et par leurs vertus ; et comme on ne pouvoit obtenir des autorités suisses d’alors une permission en règle pour autoriser leur séjour, ils portoient des noms suédois que M. de Staël leur attribuoit, pour avoir le droit de les protéger. Les échafauds étoient dressés pour eux sur la frontière de leur patrie, et des persécutions de tout genre les attendoient sur la terre étrangère. Ainsi des religieux de l’ordre de la Trappe se sont vus détenus dans une île, au milieu d’une rivière qui sépare la Prusse de la Russie : chacun des deux pays se les renvoyoit comme des pestiférés, et cependant on ne pouvoit leur reprocher que d’être fidèles à leurs vœux.

Une circonstance particulière peut aider à peindre cette époque de 1793, où les périls se multiplioient à chaque pas. Un jeune gentilhomme françois, M. Achille du Chayla, neveu du comte de Jaucourt, voulut sortir de France avec un passe-port suisse que nous lui avions envoyé, pour le sauver sous un nom supposé, car nous nous croyions très-permis de tromper la tyrannie. À Moret, ville frontière, située au pied du mont Jura, on soupçonna M. du Chayla de n’être pas ce que son passe-port indiquoit, et on l’arrêta, en déclarant qu’il resteroit prisonnier jusqu’à ce que le lieutenant baillival de Nyon attestât qu’il étoit Suisse. M. de Jaucourt demeuroit alors chez moi, sous l’un de ces noms suédois dont nous étions les inventeurs. À la nouvelle de l’arrestation de son neveu, son désespoir fut extrême ; car ce jeune homme, alors de la réquisition, porteur d’un faux passe-port, et de plus fils d’un des chefs de l’armée de Condé, devoit être fusillé à l’instant même, si l’on devinoit son nom. Il ne restoit qu’un espoir ; c’étoit d’obtenir de M. Reverdil, lieutenant baillival à Nyon, de réclamer M. du Chayla comme véritablement natif du pays de Vaud.

J’allai chez M. Reverdil pour lui demander cette grâce ; c’étoit un ancien ami de mes parens, et l’un des hommes les plus éclairés et les plus considérés de la Suisse françoise[1]. Il me refusa d’abord, en m’opposant des motifs respectables ; il se faisoit scrupule d’altérer la vérité pour quelque objet que ce pût être ; et de plus, comme magistrat, il craignoit de compromettre son pays par un acte de faux. « Si la vérité est découverte, me disoit-il, nous n’aurons plus de droit de réclamer nos propres compatriotes qui peuvent être arrêtés en France, et j’expose ainsi l’intérêt de ceux qui me sont confiés, pour le salut d’un homme auquel je ne dois rien. » Cet argument avoit un côté très-plausible ; mais la fraude pieuse que je sollicitois pouvoit seule sauver la vie d’un homme qui avoit la hache meurtrière suspendue sur sa tête. Je restai deux heures avec M. Reverdil, cherchant à vaincre sa conscience par son humanité ; il résista long-temps : mais quand je lui répétai plusieurs fois : « Si vous dites non, un fils unique, un homme sans reproche, est assassiné dans vingt quatre heures, et votre simple parole le tue, » mon émotion, ou plutôt la sienne, triompha de toute autre considération, et le jeune du Chayla fut réclamé. C’est la première fois qu’il se soit offert à moi une circonstance dans laquelle deux devoirs luttoient l’un contre l’autre avec une égale force ; mais je pense encore, comme je pensois il y a vingt-trois ans, que le danger présent de la victime devoit l’emporter sur les dangers incertains de l’avenir. Il n’y a pas, dans le court espace de l’existence, une plus grande chance de bonheur que de sauver la vie à un homme innocent ; et je ne sais comment l’on pourroit résister à cette séduction, en supposant que, dans ce cas-là, c’en soit une.

Hélas ! je ne fus pas toujours si heureuse dans mes rapports avec mes amis. Il me fallut annoncer, peu de mois après à l’homme le plus capable d’affections, et par conséquent de douleurs profondes, à M. Matthieu de Montmorency, l’arrêt de mort prononcé contre son jeune frère, l’abbé de Montmorency, dont le seul tort étoit l’illustre nom qu’il avoit reçu de ses ancêtres. Dans ce même temps, la femme, la mère et la belle-mère de M. de Montmorency étoient également menacées de périr ; encore quelques jours, et tous les prisonniers étoient, à cette époque affreuse, envoyés à l’échafaud. L’une des réflexions qui nous frappoit le plus, dans nos longues promenades sur les bords du lac de Genève, c’étoit le contraste de l’admirable nature dont nous étions environnés, du soleil éclatant de la fin de juin, avec le désespoir de l’homme, de ce prince de la terre qui auroit voulu lui faire porter son propre deuil. Le découragement s’étoit emparé de nous ; plus nous étions jeunes, moins nous avions de résignation : car dans la jeunesse surtout on s’attend au bonheur, l’on croit en avoir le droit, et l’on se révolte à l’idée de ne pas l’obtenir. C’étoit pourtant dans ces momens mêmes, lorsque nous regardions en vain le ciel et les fleurs, et que nous leur reprochions d’éclairer et de parfumer l’air en présence de tant de forfaits ; c’étoit alors pourtant que se préparoit la délivrance. Un jour, dont le nom nouveau déguise peut-être la date aux étrangers, le 9 thermidor, porta dans le cœur des François une émotion de joie inexprimable. La pauvre nature humaine n’a jamais pu devoir une jouissance si vive qu’à la cessation de la douleur.

  1. M. Reverdil avoit été choisi pour présider à l’éducation du roi de Danemark. Il a écrit, pendant son séjour dans le Nord, des Mémoires d’un grand intérêt sur les événemens dont il a été témoin. Ces Mémoires n’ont pas encore paru.