Considérations sur la France – Édition 1829/I

La bibliothèque libre.

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.

Un des ouvrages les plus remarquables qui aient paru pendant le cours de la révolution française, est sans contredit celui de M. le comte de Maistre ayant pour titre Considérations sur la France. Nul avant lui n’avoit envisagé les diverses phases de cette terrible époque avec autant de justesse et de profondeur, et précisé avec cette force de raisonnement et cette netteté d’expressions qui le distinguent, les causes des désastres que nous avons éprouvés ; personne surtout n’avoit si bien montré les voies de la Providence, et préjugé la fin de ce bouleversement général. Quand on se rappelle que M. de Maistre a écrit en 1796, et qu’on jette les yeux sur les évènemens qui se sont succédés depuis, on ne sait qu’admirer le plus, ou de sa sagacité à juger la marche des institutions humaines, ou de cet esprit essentiellement religieux qui, en rapportant tout à la puissance éternelle, trouve dans l’impiété et la corruption des peuples, le principe réel des commotions politiques qu’ils ressentent, et dans le retour aux saines doctrines, le seul remède à leurs maux. Ce n’est pas en effet avec une philosophie toute matérielle qu’il est possible d’expliquer de si grandes infortunes, mais bien avec cette philosophie chrétienne et consolante qui pénètre la conscience de l’homme, et lui montre à découvert les véritables causes de la décadence, des empires et des guerres civiles.

Les deux premières éditions de cet ouvrage furent publiées à Lausanne en 1796 : elles furent bientôt épuisées. En 1797 il en parut une troisième à Bâle, et l’auteur en préparoit une nouvelle à l’époque du 18 fructidor, pour la répandre en France, suivant les intentions du Roi, ce que les circonstances ne permirent pas d’exécuter. Enfin, en 1814 l’ouvrage fut réimprimé à Paris ; mais cette édition faite sans la participation de M. de Maistre, et fort incorrecte d’ailleurs, offre beaucoup d’augmentations et de retranchemens qui n’entroient pas dans ses vues.

Celle que nous offrons est telle que l’auteur la désiroit, et nous avons obtenu de Mme  la comtesse de Maistre, l’autorisation d’y insérer une lettre adressée à son mari par un gentilhomme russe, auquel il avoit envoyé un exemplaire des Considérations sur la France. Bien que cette lettre ait été écrite en 1814, elle n’en présente pas moins d’intérêt : il semble même qu’elle en acquiert davantage par suite des évènemens qui alors avoient réalisé les vues de l’auteur et donné à son livre le caractère, pour ainsi dire, d’une prophétie accomplie.


Monsieur le Comte,

Jai l’honneur de vous renvoyer votre ouvrage sur la France. Cette lecture a produit sur moi une sensation si vive, que je ne puis m’empêcher de vous communiquer les idées qu’elle a fait naître.

Votre ouvrage, monsieur le Comte, est un axiôme de la classe de ceux qui ne se prouvent pas, parce qu’ils n’ont pas besoin de preuve ; mais qui se sentent, parce qu’ils sont des rayons de la science naturelle. Je m’explique ; quand on me dit : « Le carré de l’hypothénuse est égal à la somme des carrés construits sur les deux côtés du triangle rectangle, » j’en demande la démonstration, je la suis, et je me laisse convaincre. Mais quand on s’écrie : « Il est un Dieu ! » ma raison le voit ou se perd dans une foule d’idées, mais mon ame le sent invinciblement. Il en est de même des grandes vérités dont votre ouvrage est rempli. Ces vérités sont d’un ordre élevé. Ce livre n’est point, comme on me l’a défini avant que je l’aie lu, un bon ouvrage de circonstance, mais ce sont les circonstances qui ont dicté le seul bon ouvrage que j’ai trouvé sur la révolution française.

Le Moniteur est le développement le plus volumineux de votre livre. C’est là où sont consignés les efforts des hommes en actions et en paroles, et la nullité de ces efforts. S’il y avoit un titre philosophique à donner au Moniteur, je le nommerois volontiers « Recueil de la sagesse humaine et preuve de son insuffisance. » Votre livre, le Moniteur, l’histoire, sont le développement de ce proverbe devenu commun, mais qui renferme en lui la loi la plus féconde en applications et en conséquences : « L’homme propose et Dieu dispose. »

Oui, l’homme ne peut que proposer ; c’est une immense vérité. La faculté de combiner a été laissée à l’homme avec la puissance du libre arbitre ; mais les évènemens ont été soustraits à son pouvoir, et leur marche n’obéit qu’à la main créatrice. C’est donc en vain que les hommes s’agitent et délibèrent, pour gouverner ou être gouvernés de telle ou telle manière. Les nations sont comme les particuliers ; elles peuvent s’agiter, mais non se constituer. Quand aucun principe divin ne préside à leurs efforts, les convulsions politiques sont le résultat de leur libre volonté ; mais le pouvoir de s’organiser n’est point une puissance humaine : l’ordre dérive de la source de tout ordre.

L’époque de la révolution française est une grande époque, c’est l’âge de l’homme et de la raison. La fin est aussi digne de remarque : c’est la main de Dieu et le siècle de la foi. Du fond de cette immense catastrophe, je vois sortir une leçon sublime aux peuples et aux rois. C’est un exemple donné pour ne pas être imité. Il rentre dans la classe des grandes plaies dont a été frappé le genre humain, et forme la suite de votre éloquent chapitre qui traite de la destruction violente de l’espèce humaine. Ce chapitre, à lui seul, est un ouvrage ; il est digne de la plume de Bossuet.

La partie prophétique de l’ouvrage m’a également frappé. Voilà ce que c’est que d’étudier d’une manière spéculative en Dieu ; ce qui n’est pour la raison qu’une conséquence obscure, devient révélation. Tout se comprend, tout s’explique quand on remonte à la grande cause. Tout se devine, quand on se base sur elle.

Vous m’avez fait l’honneur de me dire que dans le moment où je vous écris, on s’occupe à réimprimer cet ouvrage à Paris. Certainement il sera très-utile tel qu’il est ; mais si vous me permettez de vous dire mon opinion, je vous ferai une seule observation. Je parts de ce principe, votre ouvrage est un ouvrage classique qu’on ne sauroit trop étudier ; il est classique pour la foule d’idées profondes et grandes qu’il contient. Il est de circonstance par un ou deux chapitres, nommément celui qui traite de la Déclaration du Roi de France, en 1795. Ces chapitres ont été faits pour l’année 1797 où l’on croyoit à la contre-révolution. Maintenant quelle foule d’idées nouvelles se présentent ! quelles grandes conséquences l’histoire ne fournit-elle pas à vos principes ! Cette révolution concentrée en une seule tête et tombée avec elle : la main de Dieu qui a sanctifié jusqu’aux fautes des alliés ; cette stupeur répandue sur une nation jadis si active et si terrible ; ce Roi inconnu dans Paris, jusqu’à la veille de notre entrée ; ce grand général vaincu dans son art même ; cette génération nouvelle, élevée dans les principes de la nouvelle dynastie ; cette noblesse factice, qui devoit être son premier appui, et qui a été la première à l’abandonner ; l’Église fatiguée et haletante des coups qui lui ont été portés ; son chef abaissé jusqu’à sanctifier l’usurpation, et élevé depuis à la puissance du martyre ; le génie le plus vigoureux, armé de la force la plus terrible, employé vainement à consolider l’édifice des hommes : voilà le tableau que je voudrois voir tracé par votre plume, et qui seroit la démonstration évidente des principes que vous avez posés. Je voudrois le voir à la place de ces chapitres que je vous ai indiqués, et alors l’ouvrage présenteroit au lecteur attentif les causes et les effets, les actions des hommes et la réaction divine. Mais il n’appartient qu’à vous, monsieur le Comte, d’entreprendre cette péroraison frappante sur vos propres principes. Ce que j’ai pris la liberté d’esquisser ici, peut devenir sous votre main un recueil de vérités sublimes ; et si j’ai réussi par cette lettre à vous encourager à ce grand travail, je croirois par cela seul avoir mérité de ceux qui lisent pour s’instruire.

Quant à moi, je me borne à faire des vœux pour que vous voulussiez bien, par un nouvel Essai, me procurer de nouveau la puissance de m’éclairer, persuadé qu’il ne sortira rien de votre plume qui ne soit plein de grandes et de fortes leçons.

Je vous prie d’agréer les assurances de la haute considération et du profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Monsieur le Comte ;
De Votre Excellence,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur,et très-obéissant
M. O……
Général au service de S. M. l’empereur
de toutes les Russies.empereur

Saint-Pétersbourg, ce 24 décembre 1814.



CONSIDÉRATIONS
SUR
LA  FRANCE
CHAPITRE PREMIER.
DES RÉVOLUTIONS.

Nous sommes tous attachés au trône de l’Être Suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir.

Ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux. Chacun de ces êtres occupe le centre d’une sphère d’activité dont le diamètre varie au gré de l’éternel géomètre, qui sait étendre, restreindre, arrêter ou diriger la volonté, sans altérer sa nature.

Dans les ouvrages de l’homme, tout est pauvre comme l’auteur ; les vues sont restreintes, les moyens roides, les ressorts inflexibles, les mouvemens pénibles, et les résultats monotones. Dans les ouvrages divins, les richesses de l’infini se montrent à découvert jusque dans le moindre élément ; sa puissance opère en se jouant : dans ses mains tout est souple, rien ne lui résiste ; pour elle tout est moyen, même l’obstacle : et les irrégularités produites par l’opération des agens libres, viennent se ranger dans l’ordre général.

Si l’on imagine une montre dont tout les ressorts varieroient continuellement de force, de poids, de dimension, de forme et de position : et qui montreroit cependant l’heure invariablement, on se formera quelque idée de l’action des êtres libres relativement aux plans du Créateur.

Dans le monde politique et moral, comme dans le monde physique, il y a un ordre commun, et il y a des exceptions à cet ordre. Communément nous voyons une suite d’effets produits par les mêmes causes ; mais à certaines époques, nous voyons des actions suspendues, des causes paralysées et des effets nouveaux.

Le miracle est un effet produit par une cause divine ou surhumaine, qui suspend ou contredit une cause ordinaire. Que dans le cœur de l’hiver, un homme commande à un arbre, devant mille témoins, de se couvrir subitement de feuilles et de fruits, et que l’arbre obéisse, tout le monde criera au miracle et s’inclinera devant le thaumaturge. Mais la révolution française, et tout ce qui se passe en Europe dans ce moment, est tout aussi merveilleux, dans son genre, que la fructification instantanée d’un arbre au mois de janvier : cependant les hommes, au lieu d’admirer, regardent ailleurs ou déraisonnent.

Dans l’ordre physique, où l’homme n’entre point comme cause, il veut bien admirer ce qu’il ne comprend pas ; mais dans la sphère de son activité, où il sent qu’il est cause libre, son orgueil le porte aisément à voir le désordre partout où son action est suspendue ou dérangée.

Certaines mesures qui sont au pouvoir de l’homme, produisent régulièrement certains effets dans le cours ordinaire des choses ; s’il manque son but, il sait pourquoi, ou croit le savoir ; il connoît les obstacles, il les apprécie, et rien ne l’étonne.

Mais dans les temps de révolutions, la chaîne qui lie l’homme se raccourcit brusquement, son action diminué, et ses moyens le trompent. Alors entraîné par une force inconnue, il se dépite contre elle, et au lieu de baiser la main qui le serre, il la méconnoît ou l’insulte.

Je n’y comprends rien, c’est le grand mot du jour. Ce mot est très-sensé, s’il nous ramène à la cause première qui donne dans ce moment un si grand spectacle aux hommes : c’est une sottise, s’il n’exprime qu’un dépit ou un abattement stérile.

« Comment donc (s’écrie-t-on de tous côtés) ? les hommes les plus coupables de l’univers triomphent de l’univers ! Un régicide affreux a tout le succès que pouvoient en attendre ceux qui l’ont commis ! La monarchie est engourdie dans toute l’Europe ! Ses ennemis trouvent des alliés jusque sur les trônes ! Tout réussit aux méchans ! les projets les plus gigantesques s’exécutent de leur part sans difficulté, tandis que le bon parti est malheureux et ridicule dans tout ce qu’il entreprend ! L’opinion poursuit la fidélité dans toute l’Europe ! Les premiers hommes d’état se trompent invariablement ! les plus grands généraux sont humiliés ! etc. »

Sans doute, car la première condition d’une révolution décrétée, c’est que tout ce qui pouvoit la prévenir n’existe pas, et que rien ne réussisse à ceux qui veulent l’empêcher. Mais jamais l’ordre n’est plus visible, jamais la Providence n’est plus palpable, que lorsque l’action supérieure se substitue, à celle de l’homme et agit toute seule. C’est ce que nous voyons dans ce moment.

Ce qu’il y a de plus frappant dans la révolution française, c’est cette force entraînante qui courbe tous les obstacles. Son tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer : personne n’a contrarié sa marche impunément. La pureté des motifs a pu illustrer l’obstacle, mais c’est tout ; et cette force jalouse, marchant invariablement à son but, rejette également Charette, Du mouriez et Drouet.

On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse ; et quoiqu’on puisse l’appliquer plus ou moins à toutes les grandes révolutions, cependant elle n’a jamais été plus frappante qu’à cette époque.

Les scélérats même qui paroissent conduire la révolution, n’y entrent que comme de simples instrumens ; et dès qu’ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. Ceux qui ont établi la république, l’ont fait sans le vouloir et sans savoir ce qu’ils faisoient ; ils y ont été conduits par les évènemens : un projet antérieur n’auroit pas réussi.

Jamais Robespierre, Collot ou Barère, ne pensèrent à établir le gouvernement révolutionnaire et le régime de la terreur ; ils y furent conduits insensiblement par les circonstances, et jamais on ne reverra rien de pareil. Ces hommes excessivement médiocres, exercèrent sur une nation coupable le plus affreux despotisme dont l’histoire fasse mention, et sûrement ils étoient les hommes du royaume les plus étonnés de leur puissance.

Mais au moment même où ces tyrans détestables eurent comblé la mesure de crimes nécessaire à cette phase de la révolution, un souffle les renversa. Ce pouvoir gigantesque, qui faisoit trembler la France et l’Europe, ne tint pas contre la première attaque ; et comme il ne devoit y avoir rien de grand, rien d’auguste dans une révolution toute criminelle, la Providence voulut que le premier coup fût porté par des septembriseurs, afin que la justice même fût infâme[1].

Souvent on s’est étonné que des hommes plus que médiocres aient mieux jugé la révolution française que des hommes du premier talent ; qu’ils y aient cru fortement, lorsque des politiques consommés n’y croyoient point encore. C’est que cette persuasion étoit une des pièces de la révolution, qui ne pouvoit réussir que par l’étendue et l’énergie de l’esprit révolutionnaire, ou s’il est permis de s’exprimer ainsi, par la foi a la révolution. Ainsi, des hommes sans génie et sans connoissances ont fort bien conduit ce qu’ils appeloient le char révolutionnaire ; ils ont tout osé sans crainte de la contre-révolution ; ils ont toujours marché en avant, sans regarder derrière eux ; et tout leur a réussi ; parce qu’ils n’étoient que les instrumens d’une force qui en savoit plus qu’eux. Ils n’ont pas fait de fautes dans leur carrière révolutionnaire, par la raison que le flûteur de Vaucanson ne fit jamais de notes fausses.

Le torrent révolutionnaire a pris successivement différentes directions ; et les hommes les plus marquans dans la révolution n’ont acquis l’espèce de puissance et de célébrité qui pouvoit leur appartenir, qu’en suivant le cours du moment : dès qu’ils ont voulu le contrarier ou seulement s’en écarter en s’isolant, en travaillant trop pour eux, ils ont disparu de la scène.

Voyez ce Mirabeau qui a tant marqué dans la révolution : au fond, c’étoit le roi de la halle. Par les crimes qu’il a faits, et par ses livres qu’il a fait faire, il a secondé le mouvement populaire : il se mettoit à la suite d’une masse déjà mise en mouvement, et la poussoit dans le sens déterminé ; son pouvoir ne s’étendit jamais plus loin : il partageoit avec un autre héros de la révolution le pouvoir d’agiter la multitude, sans avoir celui de la dominer, ce qui forme le véritable cachet de la médiocrité dans les troubles politiques. Des factieux moins brillans, et en effet plus habiles et plus puissans que lui, se servoient de son influence pour leur profit. Il tonnoit à la tribune, et il étoit leur dupe. Il disoit en mourant, que s’il avoit vécu, il auroit rassemblé les pièces éparses de la monarchie ; et lorsqu’il avoit voulu, dans le moment de sa plus grande influence, viser seulement au ministère, ses subalternes l’avoient repoussé comme un enfant.

Enfin, plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la révolution, et plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique. On ne sauroit trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution ; c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule. Cette phrase signifie que jamais la Divinité ne s’étoit montrée d’une manière si claire dans aucun évènement humain. Si elle emploie les instrumens les plus vils, c’est qu’elle punit pour régénérer.


  1. Par la même raison, l’honneur est déshonoré. Un journaliste (le Républicain) a dit avec beaucoup d’esprit et de justesse : « Je comprends fort bien comment on peut dépanthéoniser, Marat, mais je ne concevrai jamais comment on pourra démaratiser le Panthéon. » On s’est plaint de voir le corps de Turenne oublié dans le coin d’un muséum, à côté du squelette d’un animal : quelle imprudence ! il y en avoit assez pour faire naître l’idée de jeter au Panthéon ces restes vénérables.