Considérations sur la France – Édition 1829/V

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CHAPITRE V.
DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE CONSIDÉRÉE DANS SON
CARACTÈRE ANTI-RELIGIEUX. — DIGRESSION SUR LE
CHRISTIANISME.

IL y a dans la révolution française, un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu, et peut-être de tout ce qu’on verra.

Qu’on se rappelle les grandes séances ! le discours de Robespierre contre le sacerdoce, l’apostasie solennelle des prêtres, la profanation des objets du culte, l’inauguration de la déesse Raison, et cette foule de scènes inouïes où les provinces tâchoient de surpasser Paris ; tout cela sort du cercle ordinaire des crimes, et semble appartenir à un autre monde.

Et maintenant même que la révolution a beaucoup rétrogradé, les grands excès ont disparu, mais les principes subsistent. Les législateurs ( pour me servir de leur terme ) n’ont-ils pas prononcé ce mot isolé dans l’histoire : La nation ne salarie aucun culte ? Quelques hommes de l’époque où nous vivons m’ont paru, dans certains momens, s’élever jusqu’à la haine pour la Divinité ; mais cet affreux tour de force n’est pas nécessaire pour rendre inutiles les plus grands efforts constituans : l’oubli seul du grand Être (je ne dis pas le mépris), est un anathème irrévocable sur les ouvrages humains qui en sont flétris. Toutes les institutions imaginables reposent sur une idée religieuse, ou ne font que passer. Elles sont fortes et durables à mesure qu’elles sont divinisées, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Non-seulement la raison humaine, ou ce qu’on appelle la philosophie, sans savoir ce qu’on dit, ne peut suppléer à ces bases qu’on appelle superstitieuses, toujours sans savoir ce qu’on dit ; mais la philosophie est, au contraire, une puissance essentiellement désorganisatrice.

En un mot, l’homme ne peut représenter le Créateur qu’en se mettant en rapport avec lui. Insensés que nous sommes ! si nous voulons qu’un miroir réfléchisse l’image du soleil, le tournons-nous vers la terre ?

Ces réflexions s’adressent à tout le monde, au croyant comme au sceptique ; c’est un fait que j’avance et non une thèse. Qu’on rie de ces idées ou qu’on les vénère, n’importe : elles ne forment pas moins (vraies ou fausses) la base unique de toutes les institutions durables.

Rousseau, l’homme du monde peut-être qui s’est le plus trompé, a cependant rencontré cette observation, sans avoir voulu en tirer les conséquences.

La loi judaïque, dit-il, toujours subsistante ; celle de l’enfant d’Ismaël, qui, depuis dix siècles, régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées… L’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux imposteurs.[1]

Il ne tenoit qu’à lui de conclure, au lieu de nous parler de ce grand et puissant génie qui préside aux établissemens durables : comme si cette poésie expliquoit quelque chose !

Lorsqu’on réfléchit sur des faits attestés par l’histoire entière ; lorsqu’on envisage la chaîne des établissemens humains, depuis ces grandes institutions qui sont des époques du monde, jusqu’à la plus petite organisation sociale ; depuis l’empire jusqu’à la confrérie, ont une base divine, et que la puissance humaine, toutes les fois qu’elle s’est isolée, n’a pu donner à ses œuvres qu’une existence fausse et passagère ; que penserons-nous du nouvel édifice français et de la puissance qu’il a produite ? Pour moi, je ne croirai jamais à la fécondité du néant.

Ce seroit une chose curieuse d’approfondir successivement nos institutions européennes, et de montrer comment elles sont toutes christianisées ; comment la religion se mêlant à tout, anime et soutient tout. Les passions humaines ont beau souiller, dénaturer même les créations primitives, si le principe est divin, c’en est assez pour leur donner une durée prodigieuse. Entre mille exemples, on peut citer celui des ordres militaires ; certainement on ne manquera point aux membres qui les composent en affirmant que l’objet religieux ne peut pas être le premier dont ils s’occupent : n’importe, ils subsistent, et cette durée est un prodige. Combien d’esprits superficiels rient de cet amalgame si étrange d’un moine et d’un soldat ! Il vaudroit mieux s’extasier sur cette force cachée, par laquelle ces ordres ont percé les siècles, comprimé des puissances formidables, et résisté à des choses qui nous étonnent encore dans l’histoire. Or, cette force, c’est le nom sur lequel ces institutions reposent ; car rien n’est que par celui qui est. Au milieu du bouleversement général dont nous sommes témoins, le défaut d’éducation fixe surtout l’œil inquiet des amis de l’ordre. Plus d’une fois on les a entendus dire qu’il faudrait rétablir les Jésuites. Je ne discute point ici le mérite de l’ordre ; mais ce vœu ne suppose pas des réflexions bien profondes. Ne diroit-on pas que saint Ignace est là prêt à servir nos vues ? Si l’ordre est détruit, quelques frères cuisiniers peut-être pourroient le rétablir par le même esprit qui le créa ; mais tous les souverains de l’univers n’y réussiroient pas.

Il est une loi divine aussi certaine, aussi palpable que les lois du mouvement.

Toutes les fois qu’un homme se met, suivant ses forces, en rapport avec le Créateur, et qu’il produit une institution quelconque au nom de la Divinité ; quelle que soit d’ailleurs sa foiblesse individuelle, son ignorance et sa pauvreté, l’obscurité de sa naissance, en un mot, son dénûment absolu de tous les moyens humains, il participe en quelque manière à la toute-puissance dont il s’est fait l’instrument ; il produit des œuvres dont la forcent la durée étonnent la raison.

Je supplie tout lecteur attentif de vouloir bien regarder autour de lui ; jusque dans les moindres objets, il trouvera la démonstration de ces grandes vérités. Il n’est pas nécessaire de remonter au fils d’Ismaël, à Lycurgue, à Numa, à Moïse, dont les législations furent toutes religieuses ; une fête populaire, une danse rustique suffisent à l’observateur. Il verra dans quelques pays protestans certains rassemblemens, certaines réjouissances populaires, qui n’ont plus de causes apparentes, et qui tiennent à des usages catholiques absolument oubliés. Ces sortes de fêtes n’ont en elles-mêmes rien de moral, rien de respectable : n’importe, elles tiennent, quoique de très-loin, à des idées religieuses ; c’en est assez pour les perpétuer. Trois siècles n’ont pu les faire oublier.

Mais vous, maîtres de la terre ! princes, rois, empereurs, puissantes majestés, invincibles conquérans ! essayez seulement d’amener le peuple un tel jour de chaque année dans un endroit marqué, pour y danser. Je vous demande peu, mais j’ose vous donner le défi solennel d’y réussir, tandis que le plus humble missionnaire y parviendra, et se fera obéir deux mille ans après sa mort. Chaque année, au nom de saint Jean, de saint Martin, de saint Benoît, etc., le peuple se rassemble autour d’un temple rustique ; il arrive, animé d’une alégresse bruyante et cependant innocente ; la religion sanctifie la joie, et la joie embellit la religion : il oublie ses peines ; il pense, en se retirant, au plaisir qu’il aura l’année suivante au même jour, et ce jour pour lui est une date.

À côté de ce tableau, placez celui des maîtres de la France, qu’une révolution inouïe a revêtus de tous les pouvoirs, et qui ne peuvent organiser une simple fête. Ils prodiguent l’or, ils appellent tous les arts à leur secours, et le citoyen reste chez lui, ou ne se rend à l’appel que pour rire des ordonnateurs. Écoutez le dépit de l’impuissance ! Écoutez ces paroles mémorables d’un de ces députés du peuple parlant au Corps législatif, dans une séance du mois de janvier 1796 : « Quoi donc (s’écrioit-il ) ! des hommes étrangers à nos mœurs, à nos usages, seroient parvenus à établir des fêtes ridicules pour des évènemens inconnus, en l’honneur d’hommes dont l’existence est un problème. Quoi ! ils auront pu obtenir l’emploi de fonds immenses, pour répéter chaque jour, avec une triste monotonie, des cérémonies insignifiantes et souvent absurdes ; et les hommes qui ont renversé la Bastille et le trône, les hommes qui ont vaincu l’Europe, ne réussiront point à conserver, par des fêtes nationales, le souvenir des grands évènemens qui immortalisent notre révolution ! »

Ô délire ! ô profondeur de la foiblesse humaine ! Législateurs ! méditez ce grand aveu ; il vous apprend ce que vous êtes et ce que vous pouvez. Maintenant que vous faut-il de plus pour juger le système français ? Si sa nullité n’est pas claire, il n’y a rien de certain dans l’univers.

Je suis si persuadé des vérités que je défends, que lorsque je considère l’affoiblissemerit général des principes moraux, la divergence des opinions, l’ébranlement des souverainetés qui manquent de base, l’immensité de nos besoins et l’inanité de nos moyens, il me semble que tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypothèses : ou qu’il va se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière extraordinaire. C’est entre ces deux suppositions qu’il faut choisir, suivant le parti qu’on a pris sur la vérité du christianisme.

Cette conjecture ne sera repoussée dédaigneusement que par ces hommes à courte vue, qui ne croient possible que ce qu’ils voient. Quel homme de l’antiquité eût pu prévoir le christianisme ? Et quel homme étranger à cette religion eût pu, dans ses commencemens, en prévoir le succès ? Comment savons-nous qu’une grande révolution morale n’est pas commencée ? Pline, comme il est prouvé par sa fameuse lettre, n’avoit pas la moindre idée de ce géant dont il ne voyoit que l’enfance.

Mais quelle foule d’idées viennent m’assaillir dans ce moment, et m’élèvent aux plus hautes contemplations !

La génération présente est témoin de l’un des plus grands spectacles qui jamais ait occupé l’œil humain : c’est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l’univers regarde.

On voit, comme dans Homère, le père des dieux et des hommes, soulevant les balances qui pèsent les deux grands intérêts ; bientôt l’un des bassins va descendre.

Pour l’homme prévenu, et dont le cœur surtout a convaincu la tête, les évènemens ne prouvent rien ; le parti étant pris irrévocablement en oui ou en non, l’observation et le raisonnement sont également inutiles. Mais vous tous, hommes de bonne foi, qui niez ou qui doutez, peut-être, que cette grande époque du christianisme fixera vos irrésolutions. Depuis dix-huit siècles, il règne sur une grande partie du monde, et particulièrement sur la portion la plus éclairée du globe. Cette religion, ne s’arrête pas même à cette époque antique ; arrivée à son fondateur, elle se noue à un autre ordre de choses, à une religion typique qui l’a précédée. L’une ne peut être vraie sans que l’autre le soit : l’une se vante de promettre ce que l’autre se vante de tenir ; en sorte que celle-ci, par un enchaînement qui est un fait visible, remonte à l’origine du monde.

Elle naquit le jour que naquirent les jours.

Il n’y a pas d’exemple d’une telle durée ; et, à s’en tenir même au christianisme, aucune institution, dans l’univers, ne peut lui être opposée. C’est pour chicaner qu’on lui compare d’autres religions ; plusieurs caractères frappans excluent toute comparaison : ce n’est pas ici le lieu de les détailler ; un mot seulement, et c’est assez. Qu’on nous montre une autre religion fondée sur des faits miraculeux, et révélant des dogmes incompréhensibles, crue pendant dix-huit siècles, par une grande partie du genre humain, et défendue d’âge en âge par les premiers hommes du temps, depuis Origène jusqu’à Pascal, malgré les derniers efforts d’une secte ennemie, qui n’a cessé de rugir depuis Celse jusqu’à Condorcet.

Chose admirable ! lorsqu’on réfléchit sur cette grande institution, l’hypothèse la plus naturelle, celle que toutes les vraisemblances environnent, c’est celle d’un établissement divin. Si l’œuvre est humaine, il n’y a plus moyen d’en expliquer le succès : en excluant le prodige, on le ramène.

Toutes les nations, dit-on, ont pris du cuivre pour de l’or. Fort bien : mais ce cuivre a-t-il été jeté dans le creuset européen, et soumis, pendant dix-huit siècles, à notre chimie observatrice ? ou, s’il a subi cette épreuve, s’en est-il tiré à son honneur ? Newton croyoit à l’incarnation ; mais Platon, je pense, croyoit peu à la naissance merveilleuse de Bacchus.

Le christianisme a été prêché par des ignorans et cru par des savans, et c’est en quoi il ne ressemble à rien de connu.

De plus, il s’est tiré de toutes les épreuves. On dit que la persécution est un vent qui nourrit et propage la flamme du fanatisme. Soit : Dioclétien favorisa le christianisme ; mais, dans cette supposition, Constantin devoit l’étouffer, et c’est ce qui n’est pas arrivé. Il a résisté à tout, à la paix, à la guerre, aux échafauds, aux triomphes, aux poignards, aux délices, à l’orgueil, à l’humiliation, à la pauvreté, à l’opulence, à la nuit du moyen âge et au grand jour des siècles de Léon X et de Louis XIV. Un empereur tout-puissant et maître de la plus grande partie du monde connu, épuisa jadis contre lui toutes les ressources de son génie ; il n’oublia rien pour relever les dogmes anciens ; il les associa habilement aux idées platoniques qui étoient à la mode. Cachant la rage qui l’animoit sous le masque d’une tolérance purement extérieure, il employa contre le culte ennemi les armes auxquelles nul ouvrage humain n’a résisté ; il le livra au ridicule : il appauvrit le sacerdoce pour le faire mépriser ; il le priva de tous les appuis que l’homme peut donner à ses œuvres : diffamations, cabales, injustice, oppression, ridicule, force et adresse, tout fut inutile ; le Galiléen l’emporta sur Julien le philosophe.

Aujourd’hui enfin, l’expérience se répète avec des circonstances encore plus favorables, rien n’y manque de tout ce qui peut la rendre décisive. Soyez donc bien attentifs, vous tous que l’histoire n’a point assez instruits. Vous disiez que le sceptre soutenait la tiare ; eh bien ! il n’y a plus de sceptre dans la grande arène, il est brisé, et les morceaux sont jetés dans la boue. Vous ne saviez pas jusqu’à quel point l’influence d’un sacerdoce riche et puissant pouvoit soutenir les dogmes qu’il prêchoit ; je ne crois pas trop qu’il y ait une puissance de faire croire ; mais passons. Il n’y a plus de prêtres ; on les a chassés, égorgés, avilis ; on les a dépouillés : et ceux qui ont échappé à la guillotine, aux bûchers, aux poignards, aux fusillades, aux noyades, à la déportation, reçoivent aujourd’hui l’aumône qu’ils donnoient jadis. Vous craigniez la force de la coutume, l’ascendant de l’autorité, les illusions de l’imagination : il n’y a plus rien de tout cela ; il n’y a plus de coutume ; il n’y a plus de maître : l’esprit de chaque homme est à lui. La philosophie ayant rongé le ciment qui unissoit les hommes, il n’y a plus d’agrégations morales. L’autorité civile, favorisant de toutes ses forces le renversement du système ancien, donne aux ennemis du christianisme tout l’appui qu’elle lui accordoit jadis : l’esprit humain prend toutes les formes imaginables pour combattre l’ancienne religion nationale. Ces efforts sont applaudis et payés, et les efforts contraires sont des crimes. Vous n’avez plus rien à craindre de l’enchantement des yeux, qui sont toujours les premiers trompés ; un appareil pompeux, de vaines cérémonies, n’en imposent plus à des hommes devant lesquels on se joue de tout depuis sept ans. Les temples sont fermés, ou ne s’ouvrent qu’aux délibérations bruyantes et aux bacchanales d’un peuple effréné. Les autels sont renversés ; on a promené dans les rues des animaux immondes sous les vêtemens des pontifes ; les coupes sacrées ont servi à d’abominables orgies ; et sur ces autels que la foi antique environne de chérubins éblouis, on a fait monter des prostituées nues. Le philosophisme n’a donc plus de plaintes à faire ; toutes les chances humaines sont en sa faveur ; on fait tout pour lui et tout contre sa rivale. S’il est vainqueur, il ne dira pas comme César : Je suis venu, j’ai vu et j’ai vaincu ; mais enfin il aura vaincu : il peut battre des mains et s’asseoir fièrement sur une croix renversée. Mais si le christianisme sort de cette épreuve terrible plus pur et plus vigoureux ; si Hercule chrétien fort de sa seule force, soulève le fils de la terre, et l’étouffe dans ses bras, patuit Deus. — Français ! faites place au Roi très-chrétien, portez-le vous-mêmes sur son trône antique ; relevez son oriflamme, et que son or, voyageant encore d’un pôle à l’autre, porte de toutes parts la devise triomphale :

LE CHRIST COMMANDE, IL RÈGNE,
IL EST VAINQUEUR.

  1. Contrat social, liv. I, chap. 8.