Considérations sur la France – Édition 1829/VII

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CHAPITRE VII.
SIGNES DE NULLITÉ DANS LE GOUVERNEMENT
FRANÇAIS.

Le législateur ressemble au Créateur ; il ne travaille pas toujours ; il enfante, et puis il se repose. Toute législation vraie a son sabbat, et l’intermittence est son caractère distinctif ; en sorte qu’Ovide a énoncé une vérité du premier ordre lorsqu’il a dit :

Quod caret alternâ requie durabile non est.

Si la perfection étoit l’apanage de la nature humaine, chaque législateur ne parleroit qu’une fois : mais, quoique toutes nos œuvres soient imparfaites, et qu’à mesure que les institutions politiques se vicient, le souverain soit obligé de venir à leur secours par de nouvelles lois ; cependant la législation humaine se rapproche de son modèle par cette intermittence dont je parlois tout à l’heure. Son repos l’honore autant que son action primitive : plus elle agit, et plus son oeuvre est humaine, c’est-à-dire fragile.

  Voyez les travaux des trois assemblées nationales de France ; quel nombre prodigieux de lois ! depuis le premier juillet 1789 jusqu’au mois d’octobre 1791, l’assemblée nationale en a fait … … 2,507  
  L’assemblée législative en a fait, en onze mois et demi … … 1,712  
  La convention nationale, depuis le premier jour de la république jusqu’au 4 brumaire an 4.e (26 octobre 1795), en a fait en 57 mois … … 11,210  
 
Total … 15,479[1]

Je doute que les trois races des Rois de France aient enfanté une collection de cette force. Lorsqu’on réfléchit sur ce nombre infini de lois, on éprouve successivement deux sentimens bien différens : le premier est celui de l’admiration, ou du moins de l’étonnement ; on s’étonne, avec M. Burke, que cette nation, dont la légèreté est un proverbe, ait produit des travailleurs aussi obstinés. L’édifice de ces lois est une œuvre atlantique dont l’aspect étourdit. Mais l’étonnement se change tout à coup en pitié, lorsqu’on songe à la nullité de ces lois ; et l’on ne voit plus que des enfans qui se font tuer pour élever un grand édifice de cartes.

Pourquoi tant de lois ? C’est parce qu’il n’y a point de législateur.

Qu’ont fait les prétendus législateurs depuis six ans ? Rien ; car détruire n’est pas faire.

On ne peut se lasser de contempler le spectacle incroyable d’une nation qui se donne trois constitutions en cinq ans. Nul législateur n’a tâtonné ; il dit fiat à sa manière, et la machine va. Malgré les différens efforts que les trois assemblées ont faits dans ce genre, tout est allé de mal en pis, puisque l’assentiment de la nation a constamment manqué de plus en plus à l’ouvrage des législateurs.

Certainement, la constitution de 1791 fut un beau monument de folie ; cependant, il faut l’avouer, il avoit passionné les Français ; et c’est de bon cœur, quoique très-follement, que la majorité de la nation prêta serment à la Nation, à la Loi et au Roi. Les Français s’engouèrent même de cette constitution au point que, long-temps après qu’il n’en fut plus question, c’étoit un discours assez commun parmi eux, que pour revenir à la véritable monarchie, il falloit passer par la constitution de 1791. C’étoit dire, au fond, que pour revenir d’Asie en Europe, il falloit passer par la lune ; mais je ne parle que du fait[2].

La constitution de Condorcet n’a jamais été mise à l’épreuve, et n’en valoit pas la peine ; celle qui lui fut préférée, ouvrage de quelques coupe-jarrets, plaisoit cependant à leurs semblables ; et cette phalange, grâces à la révolution, n’est pas peu nombreuse en France ; en sorte qu’à tout prendre, celle des trois constitutions qui a compté le moins de fauteurs, est celle d’aujourd’hui. Dans les assemblées primaires qui l’ont acceptée (à ce que disent les gouvernans) plusieurs membres ont écrit naïvement : Accepté faute de mieux. C’est en effet la disposition générale de la nation : elle s’est soumise par lassitude, par désespoir de trouver mieux : dans l’excès des maux qui l’accabloient, elle a cru respirer sous ce frêle abri ; elle a préféré un mauvais port à une mer courroucée ; mais nulle part on n’a vu la conviction et le consentement du cœur. Si cette constitution étoit faite pour les Français, la force invincible de l’expérience lui gagneroit tous les jours de nouveaux partisans : or, il arrive précisément le contraire ; chaque minute voit un nouveau déserteur de la démocratie : c’est l’apathie, c’est la crainte seule qui gardent le trône des pentarques ; et les voyageurs les plus clairvoyans et les plus désintéressés, qui ont parcouru la France, disent d’une commune voix : C’est une république sans républicains.

Mais si, comme on l’a tant prêché aux Rois, la force des gouvernemens réside tout entière dans l’amour des sujets ; si la crainte seule est un moyen insuffisant de maintenir les souverainetés, que devons-nous penser de la république française ?

Ouvrez les yeux, et vous verrez qu’elle ne vit pas. Quel appareil immense ! quelle multiplicité de ressorts et des rouages ! quel fracas de pièces qui se heurtent ! quelle énorme quantité d’hommes employés à réparer les dommages ! Tout annonce que la nature n’est pour rien dans ces mouvemens ; car le premier caractère de ses créations, c’est la puissance jointe à l’économie des moyens : tout étant à sa place, il n’y a point de secousses, point d’ondulations : tous les frottemens étant doux, il n’y a point de bruit, et ce silence est auguste. C’est ainsi que, dans la mécanique physique, la pondération parfaite, l’équilibre et la symétrie exacte des parties, font que de la célérité même du mouvement, résultent pour l’œil satisfait les apparences du repos.

Il n’y a donc point de souveraineté en France ; tout est factice, tout est violent, tout annonce qu’un tel ordre de choses ne peut durer.

La philosophie moderne est tout à la fois trop matérielle et trop présomptueuse pour apercevoir les véritables ressorts du monde politique. Une de ses folies est de croire qu’une assemblée peut constituer une nation : qu’une constitution, c’est-à-dire l’ensemble des lois fondamentales qui conviennent à une nation, et qui doivent lui donner telle ou telle forme de gouvernement, est un ouvrage comme un autre, qui n’exige que de l’esprit, des connoissances et de l’exercice ; qu’on peut apprendre son métier de constituant, et que des hommes, le jour qu’ils y pensent, peuvent dire à d’autres hommes : Faites-nous un gouvernement, comme on dit à un ouvrier : Faites-nous une pompe à feu ou un métier à bas.

Cependant il est une vérité aussi certaine, dans son genre, qu’une proposition de mathématiques ; c’est que nulle grande institution ne résulte d’une délibération, et que les ouvrages humains sont fragiles en proportion du nombre d’hommes qui s’en mêlent, et de l’appareil de science et de raisonnement qu’on y emploie à priori.

Une constitution écrite telle que celle qui régit aujourd’hui les Français, n’est qu’un automate, qui ne possède que les formes extérieures de la vie. L’homme, par ses propres forces, est tout au plus un Vaucanson ; pour être Prométhée, il faut monter au ciel ; car le législateur ne peut se faire obéir ni par la force, ni par le raisonnement[3].

On peut dire que, dans ce moment, l’expérience est faite ; car on manque d’attention, lorsqu’on dit que la constitution française marche : on prend la constitution pour le gouvernement. Celui-ci, qui est un despotisme fort avancé, ne marche que trop ; mais la constitution n’existe que sur le papier. On l’observe, on la viole, suivant les intérêts des gouvernails : le peuple est compté pour rien ; et les outrages que ses maîtres lui adressent sous les formes du respect, sont bien propres à le guérir de ses erreurs.

La vie d’un gouvernement est quelque chose d’aussi réel que la vie d’un homme ; on la sent ; ou, pour mieux dire, on la voit, et personne ne peut se tromper sur ce point. J’adjure tous les Français qui ont une conscience, de se demander à eux-mêmes s’ils n’ont pas besoin de se faire une certaine violence pour donner a leurs représentais le titre de législateurs ; si ce titre d’étiquette et de courtoisie ne leur cause pas un léger effort, à peu près semblable à celui qu’ils éprouvoient lorsque, sous l’ancien régime, ils vouloient bien appeler comte ou marquis le fils d’un secrétaire du Roi ?

Tout honneur vient de Dieu, dit le vieil Homère[4] ; il parle comme saint Paul, au pied de la lettre, toutefois sans l’avoir pillé. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne dépend pas de l’homme de communiquer ce caractère indéfinissable qu’on appelle dignité. À la souveraineté seule appartient l’honneur par excellence ; c’est d’elle, comme d’un vaste réservoir, qu’il est dérivé avec nombre, poids et mesure, sur les ordres et sur les individus.

J’ai remarqué qu’un membre de la législature ayant parlé de son rang dans un écrit public, les journaux se moquèrent de lui, parce qu’en effet il n’y a point de rang en France ; mais seulement du pouvoir, qui ne tient qu’à la force. Le peuple ne voit dans un député que la sept cent cinquantième partie du pouvoir de faire beaucoup de mal. Le député respecté ne l’est point parce qu’il est député, mais parce qu’il est respectable. Tout le monde sans doute voudroit avoir prononcé le discours de M. Siméon sur le divorce ; mais tout le monde voudroit qu’il l’eût prononcé au sein d’une assemblée légitime.

C’est peut-être une illusion de ma part ; mais ce salaire qu’un néologisme vaniteux appelle indemnité, me semble un préjugé contre la représentation française. L’Anglais, libre par la loi, et indépendant par sa fortune, qui vient à Londres représenter la nation à ses frais, a quelque chose d’imposant. Mais ces législateurs français qui lèvent cinq ou six millions tournois sur la nation pour lui faire des lois ; ces facteurs de décrets, qui exercent la souveraineté nationale, moyennant huit myriagrammes de froment par jour, et qui vivent de leur puissance législatrice ; ces hommes-là, en vérité, font bien peu d’impression sur l’esprit ; et lorsqu’on vient à se demander ce qu’ils valent, l’imagination ne peut s’empêcher de les évaluer en froment.

En Angleterre, ces deux lettres magiques M. P., accolées au nom le moins connu, l’exaltent subitement, et lui donnent des droits à une alliance distinguée. En France, un homme qui brigueroit une place de député pour déterminer en sa faveur un mariage disproportionné, feroit probablement un assez mauvais calcul.

C’est que tout représentant, tout instrument quelconque d’une souveraineté fausse, ne peut exciter que la curiosité ou la terreur.

Telle est l’incroyable foiblesse du pouvoir humain isolé, qu’il ne dépend pas seulement de lui de consacrer un habit. Combien de rapports a-t-on faits au corps législatif sur le costume de ses membres ? Trois ou quatre au moins, mais toujours en vain. On vend dans les pays étrangers la représentation de ces beaux costumes, tandis qu’à Paris, l’opinion les annulle.

Un habit ordinaire, contemporain d’un grand évènement, peut être consacré par cet évènement ; alors le caractère dont il est marqué le soustrait à l’empire de la mode : tandis que les autres changent, il demeure le même ; et le respect l’environne à jamais. C’est à peu près de cette manière que se forment les costumes des grandes dignités.

Pour celui qui examine tout, il peut être intéressant d’observer que, de toutes les parures révolutionnaires, les seules qui aient une certaine consistance sont l’écharpe et le panache, qui appartiennent à la chevalerie. Elles subsistent, quoique flétries, comme ces arbres de qui la sève nourricière s’est retirée, et qui n’ont encore perdu que leur beauté. Le fonctionnaire public, chargé de ces signes déshonorés, ne ressemble pas mal au voleur qui brille sous les habits de l’homme qu’il vient de dépouiller.

Je ne sais si je lis bien, mais je lis partout la nullité de ce gouvernement.

Qu’on y fasse bien attention ; ce sont les conquêtes des Français qui ont fait illusion sur la durée de leur gouvernement ; l’éclat des succès militaires éblouit même de bons esprits, qui n’aperçoivent pas d’abord à quel point ces succès sont étrangers à la stabilité de la république.

Les nations ont vaincu sous tous les gouvernemens possibles ; et les révolutions même, en exaltant les esprits, amènent les victoires. Les Français réussiront toujours à la guerre sous un gouvernement ferme qui aura l’esprit de les mépriser en les louant, et de les jeter sur l’ennemi comme des boulets, en leur promettant des épitaphes dans les gazettes.

C’est toujours Robespierre qui gagne les batailles dans ce moment ; c’est son despotisme de fer qui conduit les Français à la boucherie et à la victoire. C’est en prodiguant l’or et le sang ; c’est en forçant tous les moyens, que les maîtres de la France ont obtenu les succès dont nous sommes les témoins. Une nation supérieurement brave, exaltée par un fanatisme quelconque, et conduite par d’habiles généraux, vaincra toujours, mais paiera cher ses conquêtes. La constitution de 1793 a-t-elle reçu le sceau de la durée par ces trois années de victoires dont elle occupe le centre ? Pourquoi en seroit-il autrement de celle de 1795 ? et pourquoi la victoire lui donneroit-elle un caractère qu’elle n’a pu imprimer à l’autre ?

D’ailleurs, le caractère des nations est toujours le même. Barclay, dans le seizième siècle, a fort bien dessiné celui des Français sous le rapport militaire. C’est une nation, dit-il, supérieurement brave, et présentant chez elle une masse invincible ; mais lorsqu’elle se déborde, elle n’est plus la même. De là vient qu’elle n’a jamais pu retenir l’empire sur les peuples étrangers, et qu’elle n’est puissante que pour son malheur[5].

Personne ne sent mieux que moi que les circonstances actuelles sont extraordinaires, et qu’il est très-possible qu’on ne voie point ce qu’on a toujours vu ; mais cette question est indifférente à l’objet de cet ouvrage. Il me suffit d’indiquer la fausseté de ce raisonnement : La république est victorieuse, donc elle durera. S’il falloit absolument prophétiser, j’aimerois mieux dire : La guerre la fait vivre, donc la paix la fera mourir.

L’auteur d’un système de physique s’applaudiroit sans doute, s’il avoit en sa faveur tous les faits de la nature, comme je puis citer à l’appui de mes réflexions tous les faits de l’histoire. J’examine de bonne foi les mouvemens qu’elle nous fournit, et je ne vois rien qui favorise ce système chimérique de délibération et de construction politique par des raisonnemens antérieurs. On pourroit tout au plus citer l’Amérique ; mais j’ai répondu d’avance, en disant qu’il n’est pas temps de la citer. J’ajouterai cependant un petit nombre de réflexions.

1.° L’Amérique anglaise avoit un Roi, mais ne le voyoit pas : la splendeur de la monarchie lui étoit étrangère, et le souverain étoit pour elle comme une espèce de puissance surnaturelle qui ne tombe pas sous les sens.

2.° Elle possédoit l’élément démocratique qui existe dans la constitution de la métropole.

3.° Elle possédoit de plus ceux qui furent portés chez elle par une foule de ses premiers colons nés au milieu des troubles religieux et politiques et presque tous esprits républicains.

4.° Avec ces élémens, et sur le plan des trois pouvoirs qu’ils tenoient de leurs ancêtres, les Américains ont bâti, et n’ont point fait table rase, comme les Français.

Mais tout ce qu’il y a de véritablement nouveau dans leur constitution ; tout ce qui résulte de la délibération commune, est la chose du monde la plus fragile ; on ne sauroit réunir plus de symptômes de foiblesse et de caducité.

Non-seulement je ne crois point à la stabilité du gouvernement américain mais les établissemens particuliers de l’Amérique anglaise ne m’inspirent aucune confiance. Les villes, par exemple, animées d’une jalousie très-peu respectable n’ont pu convenir du lieu où siégeroit le congrès ; aucune n’a voulu céder cet honneur à l’autre. En conséquence, on a décidé qu’on bâtiroit une ville nouvelle qui seroit le siége du gouvernement. On a choisi l’emplacement le plus avantageux sur le bord d’un grand fleuve ; on a arrêté que la ville s’appelleroit Washington ; la place de tous les édifices publics est marquée ; on a mis la main à l’oeuvre, et le plan de la cité-reine circule déjà dans toute l’Europe. Essentiellement, il n’y a rien là qui passe les forces du pouvoir humain ; on peut bien bâtir une ville : néanmoins, il y a trop de délibération, trop d’humanité dans cette affaire ; et l’on pourroit gager mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou que le congrès n’y résidera pas.


  1. Ce calcul, qui a été fait en France, est rappelé dans une gazette étrangère du mois de février 1796. Ce nombre de 15,479, en moins de six ans, me paroissoit déjà fort honnête, lorsque j’ai retrouvé dans mes tablettes l’assertion d’un très-aimable-journaliste qui veut absolument, dans une de ses feuilles scintillantes (Quotidienne du 30 novembre 1796, N.° 218 ), que la république française possède deux millions et quelques centaines de mille lois imprimées, et dix-huit cent mille qui ne le sont pas. — Pour moi, j’y consens.
  2. Un homme d’esprit qui avoit ses raisons pour louer cette constitution, et qui veut absolument qu’elle soit un monument de la raison écrite, convient cependant que sans parler de l’horreur pour les deux chambres et de la restriction du veto, elle renferme encore plusieurs autres principes d’anarchie (20 ou 30 par exemple). Voyez Coup-d’œil sur la Révolution française, par un ami de l’ordre et des lois, par M. M…… [M le général de Montesquiou.] Hambourg, 1794, p. 28 et 77.
    Mais ce qui suit est plus curieux. Cette constitution, dit l’auteur, ne pèche pas par ce qu’elle contient, mais par ce qui lui manque. Ibid pag. 27. Cela s’entend : la constitution de 1791 seroit parfaite, si elle étoit faite : c’est l’Apollon du Belvédère, moins la statue et le piédestal.
  3. Rousseau. Contrat social, liv. II, chap. VII. Il faut veiller cet homme sans relâche, et le surprendre lorsqu’il laisse échapper la vérité par distraction.
  4. Iliade, I, 178.
  5. Gens armis strenua, indomitoe intrà se molis ; at ubi in exteros exundat, statim impetus sui oblitet : eo modo nec diù externum imperium tenait, et sola est in exitium sut potens. J. Barclaius, Icon animorum, cap. III.