Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 02

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Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 78-89).


CHAPITRE II.

Sur l’Éducation et sur les Préjugés.


On trouve parmi nous beaucoup d’instruction et peu d’éducation. On y forme des savans, des artistes de toute espèce ; chaque partie des lettres, des sciences et des arts y est cultivée avec succès, par des méthodes plus ou moins convenables. Mais on ne s’est pas encore avisé de former des hommes, c’est-à-dire, de les élever respectivement les uns pour les autres, de faire porter sur une base d’éducation générale toutes les instructions particulières, de façon qu’ils fussent accoutumés à chercher leurs avantages personnels dans le plan du bien général, et que, dans quelque profession que ce fût, ils commençassent par être patriotes.

Nous avons tous dans le cœur des germes de vertus et de vices ; il s’agit d’étouffer les uns et de développer les autres. Toutes les facultés de l’âme se réduisent à sentir et penser : nos plaisirs consistent à aimer et connoître ; il ne faudroit donc que régler et exercer ces dispositions, pour rendre les hommes utiles et heureux par le bien qu’ils feroient et qu’ils prouveroient eux-mêmes. Telle est l’éducation qui devroit être générale, uniforme, et préparer l’instruction qui doit être différente, suivant l’état, l’inclination et les dispositions de ceux qu’on veut instruire. L’instruction concerne la culture de l’esprit et des talens.

Ce n’est point ici une idée de république imaginaire : d’ailleurs, ces sortes d’idées sont, au moins, d’heureux modèles, des chimères, qui ne le sont pas totalement, et qui peuvent être réalisées jusqu’à un certain point. Bien des choses ne sont impossibles que parce qu’on s’est accoutumé à les regarder comme telles. Une opinion contraire et du courage rendroient souvent facile ce que le préjugé et la lâcheté jugent impraticable.

Peut-on regarder comme chimérique ce qui s’est exécuté ? Quelques anciens peuples, tels que les Égyptiens et les Spartiates, n’ont-ils pas eu une éducation relative à l’état, et qui en faisoit en partie la constitution ?

En vain voudroit-on révoquer en doute des mœurs si éloignées des nôtres : on ne peut connoître l’antiquité que par les témoignages des historiens ; tous déposent et s’accordent sur cet article. Mais, comme on ne juge des hommes que par ceux de son siècle, on a peine à se persuader qu’il y en ait eu de plus sages autrefois, quoiqu’on ne cesse de le répéter par humeur. Je veux bien accorder quelque chose à un doute philosophique, en supposant que les historiens ont embelli les objets ; mais c’est précisément ce qui prouve à un philosophe qu’il y a un fonds de vérité dans ce qu’ils ont écrit. Il s’en faut bien qu’ils rendent un pareil témoignage à d’autres peuples dont ils vouloient cependant relever la gloire.

Il est donc constant que dans l’éducation qui se donnoit à Sparte, on s’attachoit d’abord à former des Spartiates. C’est ainsi qu’on devroit, dans tous les états, inspirer les sentimens de citoyen, former des François parmi nous, et, pour en faire des François, travailler à en faire des hommes.

Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle ; mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourroit assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue.

Loin de se proposer ces grands principes, on s’occupe de quelques méthodes d’instructions particulières dont l’application est encore bien peu éclairée, sans parler de la réforme qu’il y auroit à faire dans ces méthodes mêmes. Ce ne seroit pas le moindre service que l’Université et les académies pourraient rendre à l’état. Que doit-on enseigner ? comment doit-on l’enseigner ? voilà, ce me semble, les deux points sur lesquels devroit porter tout plan d’étude, tout système d’instruction.

Les artisans, les artistes, ceux enfin qui attendent leur subsistance de leur travail, sont peut-être les seuls qui reçoivent des instructions convenables à leur destination ; mais on donne absolument les mêmes à ceux qui sont nés avec une sorte de fortune. Il y a un certain amas de connoissances présentes par l’usage, qu’ils apprennent imparfaitement, après quoi ils sont censés instruits de tout ce qu’ils doivent savoir, quelles que soient les professions auxquelles on les destine.

Voilà ce qu’on appelle l’éducation, et ce qui en mérite si peu le nom. La plupart des hommes qui pensent, sont si persuadés qu’il n’y en a point de bonne, que ceux qui s’intéressent à leurs enfans songent d’abord à se faire un plan nouveau pour les élever. Il est vrai qu’ils se trompent souvent dans les moyens de réformation qu’ils imaginent, et que leurs soins se bornent d’ordinaire à abréger ou aplanir quelques routes des sciences ; mais leur conduite prouve du moins qu’ils sentent confusément les défauts de l’éducation commune, sans discerner précisément en quoi ils consistent.

De là les partis bizarres que prennent, et les erreurs où tombent ceux qui cherchent le vrai avec plus de bonne foi que de discernement.

Les uns, ne distinguant ni le terme où doit finir l’éducation générale, ni la nature de l’éducation particulière qui doit succéder à la première, adoptent souvent celle qui convient le moins à l’homme que l’on veut former, ce qui mérite cependant la plus grande attention. Dans l’éducation générale on doit considérer les hommes relativement à l’humanité et à la patrie ; c’est l’objet de la morale. Dans l’éducation particulière qui comprend l’instruction, il faut avoir égard à la condition, aux dispositions naturelles, aux talens personnels. Tel est ou devroit être l’objet de l’instruction. La conduite qu’on suit me paroît bien différente.

Qu’un ouvrage destiné à l’éducation d’un prince ait de la célébrité, le moindre gentilhomme le croit propre à l’éducation de son fils. Une vanité sotte décide plus ici que le jugement. Quel rapport, en effet, y a-t-il entre deux hommes dont l’un doit commander et l’autre obéir, sans avoir même le choix de l’espèce d’obéissance ?

D’autres, frappés des préjugés dont on nous accable, donnent dans une extrémité plus dangereuse que l’éducation la plus imparfaite. Ils regardent comme autant d’erreurs tous les principes qu’ils ont reçus, et les proscrivent universellement. Cependant les préjugés même doivent être discutés et traités avec circonspection.

Un préjugé, n’étant autre chose qu’un jugement porté ou admis sans examen, peut être une vérité ou une erreur.

Les préjugés nuisibles à la société ne peuvent être que des erreurs, et ne sauroient être trop combattus. On ne doit pas non plus entretenir des erreurs indifférentes par elles-mêmes, s’il y en a de telles ; mais celles-ci exigent de la prudence ; il en faut quelquefois même en combattant le vice ; on ne doit pas arracher témérairement l’ivraie. À l’égard des préjugés qui tendent au bien de la société, et qui sont des germes de vertus, on peut être sûr que ce sont des vérités qu’il faut respecter et suivre. Il est inutile de s’attacher à démontrer des vérités admises, il suffit d’en recommander la pratique. En voulant trop éclairer certains hommes, on ne leur inspire quelquefois qu’une présomption dangereuse. Eh ! pourquoi entreprendre de leur faire pratiquer par raisonnement ce qu’ils suivoient par sentiment, par un préjugé honnête ? Ces guides sont bien aussi sûrs que le raisonnement.

Qu’on forme d’abord les hommes à la pratique des vertus, on en aura d’autant plus de facilité à leur démontrer les principes, s’il en est besoin. Nous sommes assez portes à regarder comme juste et raisonnable ce que nous avons coutume de faire.

On déclame beaucoup depuis un temps contre les préjugés, peut-être en a-t-on trop détruit ; le préjugé est la loi du commun des hommes. La discussion en cette matière exige des principes sûrs et des lumières rares. La plupart, étant incapables d’un tel examen, doivent consulter le sentiment intérieur : les plus éclairés pourroient encore, en morale, le préférer souvent à leurs lumières, et prendre leur goût ou leur répugnance pour la règle la plus sûre de leur conduite. On se trompe rarement par cette méthode : quand on est bien intimement content de soi à l’égard des autres, il n’arrive guère qu’ils soient mécontens. On a peu de reproches à faire à ceux qui ne s’en font point ; et il est inutile d’en faire à ceux qui ne s’en font plus.

Je ne puis me dispenser, à ce sujet, de blâmer les écrivains qui, sous prétexte, ou voulant de bonne foi attaquer la superstition, ce qui seroit un motif louable et utile, si l’on s’y renfermoit en philosophe citoyen, sapent les fondemens de la morale, et donnent atteinte aux liens de la société : d’autant plus insensés, qu’il seroit dangereux pour eux-mêmes de faire des prosélytes. Le funeste effet qu’ils produisent sur leurs lecteurs, est d’en faire dans la jeunesse de mauvais citoyens, des criminels scandaleux, et des malheureux dans l’âge avancé ; car il y en a peu qui aient alors le triste avantage d’être assez pervertis pour être tranquilles.

L’empressement avec lequel on lit ces sortes d’ouvrages, ne doit pas flatter les auteurs, qui d’ailleurs auroient du mérite. Ils ne doivent pas ignorer que les plus misérables écrivains en ce genre partagent presqu’également cet honneur avec eux. La satire, la licence et l’impiété n’ont jamais seules prouvé d’esprit. Les plus méprisables par ces endroits peuvent être lus une fois : sans leurs excès, on ne les eût jamais nommés ; semblables à ces malheureux que leur état condamnoit aux ténèbres, et dont le public n’apprend les noms que par le crime et le supplice.

Pour en revenir aux préjugés, il y auroit, pour les juger sans les discuter formellement, une méthode assez sûre, qui ne seroit pas pénible, et qui, dans les détails, seroit souvent applicable, sur-tout en morale. Ce seroit d’observer les choses dont on tire vanité. Il est alors bien vraisemblable que c’est d’une fausse idée. Plus on est vertueux, plus on est éloigné d’en tirer vanité, et plus on est persuadé qu’on ne fait que son devoir ; les vertus ne donnent point d’orgueil.

Les préjugés les plus tenaces sont toujours ceux dont les fondemens sont les moins solides. On peut se détromper d’une erreur raisonnée, par cela même que l’on raisonne. Un raisonnement mieux fait peut désabuser du premier ; mais comment combattre ce qui n’a ni principe, ni conséquence ? Et tels sont tous les faux préjugés. Ils naissent et croissent insensiblement par des circonstances fortuites, et se trouvent enfin généralement établis chez les hommes, sans qu’ils en aient aperçu les progrès. Il n’est pas étonnant que de fausses opinions se soient élevées à l’insçu de ceux qui y sont le plus attachés ; mais elles se détruisent comme elles sont nées. Ce n’est pas la raison qui les proscrit, elles se succèdent et périssent par la seule révolution des temps. Les unes font place aux autres, parce que notre esprit ne peut même embrasser qu’un nombre limité d’erreurs.

Quelques opinions consacrées parmi nous paroîtront absurdes à nos neveux : il n’y aura parmi eux que les philosophes qui concevront qu’elles aient pu avoir des partisans. Les hommes n’exigent point de preuves pour adopter une opinion ; leur esprit n’a besoin que d’être familiarisé avec elle, comme nos yeux avec les modes.

Il y a des préjugés reconnus, ou du moins avoués pour faux par ceux qui s’en prévalent davantage. Par exemple, celui de la naissance est donné pour tel par ceux qui sont les plus fatigans sur la leur. Ils ne manquent pas, à moins qu’ils ne soient d’un orgueil stupide, de répéter qu’ils savent que la noblesse du sang n’est qu’un heureux hasard. Cependant il n’y a point de préjugé dont on se défasse moins : il y a peu d’hommes assez sages pour regarder la noblesse comme un avantage, et non comme un mérite, et pour se borner à en jouir, sans en tirer vanité. Que ces hommes nouveaux, qu’on vient de décrasser, soient enivrés de titres peu faits pour eux, ils sont excusables ; mais on est étonné de trouver la même manie dans ceux qui pourroient s’en rapporter à la publicité de leur nom. Si ceux-ci prétendent par là forcer au respect, ils outrent leurs prétentions, et les portent au delà de leurs droits. Le respect d’obligation n’est dû qu’à ceux à qui l’on est subordonné par devoir, aux vrais supérieurs, que nous devons toujours distinguer de ceux dont le rang seul ou l’état est supérieur au nôtre. Le respect qu’on rend uniquement à la naissance, est un devoir de simple bienséance ; c’est un hommage à la mémoire des ancêtres qui ont illustré leur nom, hommage qui, à l’égard de leurs descendans, ressemble en quelque sorte au culte des images auxquelles on n’attribue aucune vertu propre, dont la matière peut être méprisable, qui sont quelquefois des productions d’un art grossier, que la piété seule empêche de trouver ridicules, et pour lesquelles on n’a qu’un respect de relation.

Je suis très-éloigné de vouloir dépriser un ordre aussi respectable que celui de la noblesse. Le préjugé y tient lieu d’éducation à ceux qui ne sont pas en état de se la procurer, du moins pour la profession des armes, qui est l’origine de la noblesse, et à laquelle elle est particulièrement destinée par la naissance. Ce préjugé y rend le courage presque naturel, et plus ordinaire que dans les autres classes de l’état. Mais puisqu’il y a aujourd’hui tant de moyens de l’acquérir, peut-être devroit-il y avoir aussi, pour en maintenir la dignité, plus de motifs qu’il n’y en a de la faire perdre. On y déroge par des professions où la nécessité contraint, et on la conserve avec des actions qui dérogent à l’honneur, à la probité, à l’humanité même.

Si on vouloit discuter la plupart des opinions reçues, que de faux préjugés ne trouveroit-on pas, à ne considérer que ceux dont l’examen seroit relatif à l’éducation ! On suit par habitude, et avec confiance, des idées établies par le hasard.

Si l’éducation étoit raisonnée, les hommes acquerroient une très-grande quantité de vérités avec plus de facilité qu’ils ne reçoivent un petit nombre d’erreurs. Les vérités ont entr’elles une relation, une liaison, des points de contact qui en facilitent la connoissance et la mémoire : au lieu que les erreurs sont ordinairement isolées ; elles ont plus d’effet qu’elles ne sont conséquentes, et il faut plus d’efforts pour s’en détromper que pour s’en préserver.

L’éducation ordinaire est bien éloignée d’être systématique. Après quelques notions imparfaites de choses assez peu utiles, on recommande pour toute instruction les moyens de faire fortune, et pour morale la politesse ; encore est-elle moins une leçon d’humanité, qu’un moyen nécessaire à la fortune.