Constantinople (Gautier)/Chapitre IV

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Fasquelle (p. 48-62).

IV

SMYRNE


À dix heures du matin, lorsque le bateau à vapeur de correspondance qui touche au Pirée eut pris les voyageurs se rendant à Athènes, le Léonidas se remit paisiblement en marche par une mer superbe, aussi pure et aussi tranquille que le lac Léman. — Puisque nous venons de parler d’Athènes, disons qu’il est absurde d’avoir changé l’ancienne route et de rester à Syra vingt-quatre heures qui pourraient être beaucoup mieux employées à visiter l’Acropole et le Parthénon.

Délos que nous longions, a une singulière cosmogonie mythologique. Je ne sais pas si quelque géologue de profession s’en est occupé scientifiquement pour démêler ce qu’il pouvait y avoir de vrai au fond de la légende ; en attendant, voici l’origine de Délos telle que la fable la raconte : Neptune, d’un coup de son trident, fit sortir cette île du fond de la mer, pour assurer à Latone, persécutée par Junon, un lieu où elle pût mettre au monde Apollon et Diane ; Apollon, en reconnaissance de ce qu’il y avait reçu le jour, la rendit immobile de flottante qu’elle était auparavant, et la fixa au milieu des Cyclades. Doit-on voir là une de ces éruptions volcaniques sous-marines produisant des îles, dont quelques unes périssent au bout de quelque temps, comme l’île Julia, qui rentra dans la mer d’où elle était sortie ? Faut-il prendre au pied de la lettre l’épithète de flottante, en admettant que Délos fut primitivement un banc d’algues, de goëmons, de fucus et de troncs d’arbres, promené sur les eaux, arrêté ensuite sur un bas-fond, puis desséché et transformé en terre habitable par le soleil ? Ou bien, croire qu’à cause de sa situation au milieu d’une pléiade d’îlots presque semblables, Délos dut être souvent manquée par les premiers navigateurs, dépourvus de moyens de direction certains, ce qui lui valut la réputation d’île vagabonde ?

Ce n’est pas la place de discuter ici cette question ex-professo ; je la soulève seulement, laissant à de plus doctes le soin de la résoudre, parce qu’elle me vint à l’esprit en passant près de l’endroit sacré où naquirent Apollon et Diane. Délos était, dans l’antiquité, l’objet d’une extrême vénération. On y voyait un autel d’Apollon, que le dieu avait élevé lui-même à l’âge de quatre ans, avec les cornes des chèvres tuées par Diane, sur le mont Cynthus, et qui passait pour une des merveilles du monde. Ce sol sacré semblait si respectable, que l’on n’y souffrait pas les chiens et qu’on emportait de l’île les malades en danger de mort, car il n’était pas permis d’inhumer personne dans cette terre divine, révérée même des barbares. Les Perses, qui ravagèrent les autres îles de la Grèce, abordèrent à Délos avec leur flotte de mille vaisseaux ; mais ils s’abstinrent de toute déprédation et de toute violence. Aujourd’hui Délos n’est qu’une terre aride, où Latone aurait de la peine à trouver l’ombre d’un olivier pour protéger ses couches, seulement elle justifie encore son étymologie lumineuse, et le soleil semble la dorer avec amour.

Toutes ces Cyclades sont si petites, qu’en les rasant en bateau à vapeur on peut suivre dans la réalité les formes et les découpures indiquées sur la carte : la nature elle-même semble une carte repoussée et coloriée d’une grande échelle. Cela produit un effet bizarre de faire de la géographie palpable, de saisir tous les détails des choses comme sur un plan en relief, et de traverser en si peu de temps des lieux qui tiennent tant de place dans l’imagination et dans l’histoire.

Le canal qui sépare Tine de Mycone franchi, nous entrons dans une mer plus libre et nettoyée d’îles. — La journée s’écoule claire et sereine ; la parfaite placidité de la mer permet aux estomacs les plus timorés de faire un dîner complet sans crainte et sans remords. Après avoir flâné sur le pont et remis sa montre à l’heure sur le cadran de l’habitacle, car il y a une différence d’une heure un quart de Constantinople à Paris, chacun descendit se coucher pour être levé de grand matin et voir le soleil monter à l’horizon derrière Smyrne, la ville des Roses.

Dans la nuit, on s’arrêta quelque temps à Chio, — l’île des vins, — comme dit Victor Hugo dans ses Orientales, — pour charger des marchandises. Le bruit des ballots roulant sur le pont et le piétinement des portefaix me réveilla. Je montai jusqu’au haut de l’escalier, mais je n’aperçus rien qu’une masse sombre sur laquelle se mouvaient des lumières pareilles à ces étincelles qui courent sur le papier brûlé.

Au petit jour, nous entrâmes dans la rade de Smyrne, courbe gracieuse au fond de laquelle s’étale la ville. Ce qui frappa d’abord mes yeux à cette distance, ce fut un grand rideau de cyprès s’élevant au-dessus des maisons et mêlant leurs pointes noires aux pointes blanches des minarets ; une colline encore baignée d’ombre et surmontée d’une vieille forteresse en ruines, dont les murs démantelés se détachaient du ciel clair, s’arrondissait en amphithéâtre derrière les édifices. Ce n’était plus cet aspect âpre et désolé des rivages de la Grèce. La terre d’Asie apparaissait fraîche et souriante dans les lueurs roses du matin.

Je l’avoue à ma honte, je n’ai encore vu que deux des cinq parties du monde, l’Europe et l’Afrique. Cela me causait une joie presque puérile d’en voir une troisième, l’Asie. — Le même site sur la côte d’Europe ne m’eût pas assurément causé le même plaisir. — Quand visiterai-je l’Amérique et la Polynésie ? Dieu seul le sait ! Que d’années on perd stupidement dans la vie ! Toute éducation ne devrait-elle pas avoir pour complément un voyage de circumnavigation autour du monde ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas un navire au service de chaque collége, qui prendrait les élèves en troisième, et leur ferait achever leurs études dans le livre universel, le livre le mieux écrit de tous, parce qu’il est écrit par le bon Dieu ? Ne serait-il pas charmant d’expliquer l’Odyssée et l’Énéide en accomplissant les voyages du héros grec et du héros troyen ?

Un canot indigène nous conduisit à terre. Il était de très-bonne heure, mais l’air de la mer est appétitif, et notre petite bande, composée de Vivier, de M. R. et de deux jeunes élèves de l’école de Rome venant d’Athènes, fut unanime sur la proposition de manger quelque chose, avant de se répandre dans l’intérieur de la ville pour remplir ses obligations de touriste. Malheureusement l’heure officielle des repas n’avait point sonné dans les hôtels, et il fallut se rabattre sur une tasse de café et un petit pain. — L’établissement où nous fîmes ce frugal repas occupait sur le bord de la mer une espèce d’estacade planchéiée d’où l’on apercevait les vaisseaux en rade et sous laquelle la vague clapotait doucement ; ce café n’avait pour tout ornement que le fourneau où se cuisine la boisson noire dans une petite cafetière de cuivre jaune contenant une seule tasse, et qu’une planche sur laquelle brillait une rangée de narghilés bien écurés et bien limpides, car à Smyrne on ne fume presque que le narghilé, tandis que le chibouck est d’un usage général à Constantinople. Vers ces latitudes, le cigare commence à devenir chimérique, et les fumeurs doivent changer leurs habitudes.

Ce serait manquer aux bonnes traditions que de quitter Smyrne sans avoir visité le pont des Caravanes : un drogman juif, baragouinant un peu de français et d’italien, nous racola en quelques minutes un nombre d’ânes équivalant au nôtre, le pont des Caravanes étant à l’extrémité de la ville et le temps nous manquant pour faire cette course à pied. D’ailleurs, en Orient, monter à âne n’a rien de ridicule, et les personnages les plus graves se prélassent sur ce paisible animal, que Jésus-Christ n’a pas dédaigné pour faire son entrée triomphale dans Jérusalem ; ces ânes étaient harnachés de bâts, de têtières et de croupières agrémentés de dessins en petits coquillages de différentes couleurs, et n’avaient pas la mine piteuse de nos pauvres aliborons qui se sentent plaisantés. Nous enfourchâmes prestement chacun notre bête, et nous voilà lancés à travers les rues, le drogman en tête, l’ânier en queue. Excités par les cris gutturaux que poussait ce dernier gaillard, sec, nerveux, basané, toujours courant dans la poussière après ses grisons, et occupé à bâtonner les retardataires ou les rétifs, nos ânes avaient pris une allure assez vive. Tout en courant, nous jetions un coup d’œil aux maisons, aux cimetières, aux jardins, aux passants ; mais ce n’est pas ici le lieu de les décrire ; hâtons-nous d’arriver au pont des Caravanes ; comme il est encore matin, il est très-possible que nous y trouvions un convoi en partance.

Ce pont célèbre, qu’on a malheureusement déshonoré par une vilaine balustrade en fer fondu, enjambe une petite rivière de quelques pouces de profondeur, sur laquelle nageaient familièrement une demi-douzaine de canards, comme si le divin aveugle n’avait pas lavé ses pieds poudreux dans cette eau que trois mille ans n’ont pas tarie. Ce ruisseau, c’est le Mélès, d’où Homère a pris l’épithète de Mélésigène. Il est vrai que des savants refusent à cette rigole le nom de Mélès, mais d’autres savants, encore plus forts, prétendent qu’Homère n’a jamais existé, ce qui simplifie beaucoup la question. Moi qui ne suis qu’un poëte, j’admets volontiers la légende qui met une pensée et un souvenir dans un lieu déjà charmant par lui-même. D’immenses platanes, sous lesquels est établi un café, ombragent l’une des rives ; sur l’autre, de superbes cyprès révèlent un cimetière. Que ce mot ne réveille en vous aucune idée lugubre : de jolies tombes de marbre blanc, diaprées de lettres turques dorées sur des fonds bleu-de-ciel ou vert-pomme et d’une forme toute différente des sépulcres chrétiens, brillent gaiement sous les arbres révélées par un rayon de soleil ; cela n’a rien de funèbre et excite tout au plus sur ceux qui n’y sont pas habitués une légère mélancolie qui n’est pas sans charme.

À la tête du pont s’élève une espèce de douane corps de garde, occupée par quelques-uns de ces Zeibecs dont les tableaux asiatiques de Decamps ont rendu la physionomie familière à tout le monde : haut turban conique, petit caleçon de toile blanche faisant la poche par derrière, ceinture énorme montant depuis le bas des reins presque jusque sous les aisselles, formidablement hérissée de pommeaux de yatagans et de kandjars ; avec cela des jambes nues couleur de cuir de Cordoue, une figure tannée aux yeux d’aigle, au nez crochu, aux moustaches de vieux grognard. Il y avait là, nonchalamment vautrés sur un banc, trois ou quatre gredins, très-honnêtes sans doute, mais qui avaient bien plus l’air de bandits que de douaniers.

Pour laisser souffler nos bêtes, nous nous étions assis sous les platanes, où l’on nous avait apporté des pipes et du mastic, — le mastic est une espèce de liqueur en usage dans le Levant, surtout dans les îles grecques, et dont le meilleur vient de Chio. La chose consiste en esprit-de-vin dans lequel on a fait fondre une sorte de gomme parfumée. — On boit ce mastic mélangé avec de l’eau qu’il rafraîchit et blanchit comme de l’eau de Cologne ; c’est l’absynthe de l’Orient. Cette boisson toute locale me fit penser aux petits verres d’aguardiente que je buvais il y a douze ans sur la route de Grenade à Malaga, en allant à la course de taureaux avec l’arriero Lanza, revêtu de mon costume de majo, maintenant mangé des vers, hélas ! et qui avait un si splendide pot à fleurs dans le dos.

Pendant que nous fumions et que nous buvions à petites gorgées, une file d’une quinzaine de chameaux, précédée d’un âne agitant sa sonnette, passa processionnellement sur le pont avec ce pas d’amble si singulier qu’ont aussi l’éléphant et la girafe, arrondissant leur dos, faisant onduler leur long col d’autruche. La silhouette étrange de cet animal difforme, qui semble fait pour une nature spéciale, surprend et dépayse au dernier point. Quand on rencontre en liberté de ces bêtes curieuses qu’on montre chez nous dans les ménageries, on se sent décidément loin du boulevard de Gand. — Nous vîmes aussi deux femmes soigneusement voilées qu’accompagnait un nègre à physionomie maussade, un eunuque sans doute. — L’orient commençait à se dessiner d’une façon irrécusable, et l’esprit le plus paradoxal n’aurait pu soutenir que nous étions encore à Paris.

Avant de rentrer dans la ville, on fit le projet d’aller visiter les ruines de l’ancien château, sur le sommet du mont Pagus, que recouvrait l’acropole de la Smyrne antique. Je me soucie assez peu des ruines, lorsque la beauté en est absente et qu’elles sont réduites à l’état de simples tas de moellons. Il me manque cette facilité de pamoison sur parole dont sont doués des voyageurs plus tendres à l’enthousiasme rétrospectif. Mais du haut d’une montagne, on a toujours une belle vue, et je ne vis aucune objection contre l’ascension du mont Pagus, où conduisent des sentiers non pas parsemés de roses, mais de pierres de toute dimension que les ânes contournent avec cette sûreté de pied qui les caractérise. Ces sentiers sont vaguement tracés, à la manière orientale, sur le flanc de la colline, et par l’entre-croisement des lignes battues, ressemblent plutôt à un filet qu’à un ruban. On traverse d’abord de vieux cimetières abandonnés qui retournent peu à peu à l’état de bois ou de champ, les tombeaux s’oblitérant sous la végétation, la poussière et l’oubli. À une certaine élévation, le coup d’œil est superbe : Smyrne s’étend sous vos pieds avec ses maisons rouges et blanches, ses toits de tuiles cannelées d’un rouge vif, ses rideaux de cyprès, ses touffes d’arbres, ses dômes et ses minarets, pareils à des mâts d’ivoire, ses campagnes aux cultures variées et sa rade, espèce de ciel liquide, plus bleu encore que l’autre, tout cela baigné d’une lumière argentée et fraîche, d’un air d’une transparence inouïe.

Le panorama suffisamment admiré, l’on redescendit par des pentes assez abruptes et des ruelles en montagnes russes, à travers des quartiers aussi peu macadamisés que pittoresques. Les maisons de Smyrne sont généralement très-basses, un rez-de-chaussée et un étage qui surplombe, voilà tout. Une peinture blanche, parsemée de filets, de rosaces, de palmettes et autres arabesques d’un bleu d’azur égaye leurs façades et leur donne un air de porcelaine anglaise très-frais et très-propre. Entre les fenêtres sont quelquefois appliquées de petites maisons de plâtre percées de plusieurs trous pour inviter les hirondelles à venir faire leur nid, hospitalité touchante que l’homme offre à l’oiseau et que celui-ci accepte avec une confiance qui n’est jamais trompée en Orient, où les idées des brahmes sur le respect de la vie des animaux, ces humbles frères de l’homme, semblent être parvenues du fond de l’Inde moins lointaine.

C’est à ces idées, sans doute, qu’est due la quantité de chiens errants qui infestent la voie publique, où ils tolèrent à peine les passants obligés de leur céder le pas. On les voit par groupes de trois ou quatre : couchés en rond au milieu de la rue et se laissant plutôt fouler aux pieds que de se lever. Il faut les contourner ou les enjamber. Les vers d’Alfred de Musset, dans Namouna, sur des mendiants « qu’on prendrait pour des dieux » peuvent s’appliquer parfaitement, avec une légère variante, aux chiens de Smyrne et de Constantinople :

Ne les dérange pas, ils t’appelleraient homme ;
Ne les écrase pas, ils te laisseraient faire.

Tout en marchant, j’admirais à l’angle des rues une jolie fontaine avec son toit évasé à la turque, ses versets du Coran sculptés en relief, ses colonnettes et ses ornements d’un rococo oriental, ou quelque petit cimetière entouré de murs percés de fenêtres à grillages par où l’on pouvait voir les poules picorant entre les tombes, les chats dormant au soleil, sur les marbres funèbres, et le linge au blanchissage se balancer d’un cyprès à l’autre. En Orient, la vie ne se sépare pas soigneusement de la mort comme chez nous, mais elles continuent de frayer ensemble comme de vieux amis : s’asseoir, dormir, fumer, manger, causer d’amour sur une tombe n’emporte ici aucune idée de sacrilége ou de profanation ; les vaches et les chevaux paissent dans les cimetières ou les traversent à tout moment ; on s’y promène, on s’y donne rendez-vous absolument comme si les morts n’étaient pas là à quelques pieds, ou même à quelques pouces de profondeur, occupés à pourrir, et roides sous leurs planches de bois de mélèze. Mais laissons là ce sujet, qui pourrait ne pas paraître gai à nos lecteurs et surtout à nos lectrices d’Europe ; cependant Paris, au moyen âge, avait ses cimetières et ses charniers ; et à Londres, la ville de la civilisation par excellence, on enterre encore autour de Westminster, de Saint-Paul et autres églises.

Les quartiers que nous avions traversés étaient assez déserts, en sorte que la figure manquait un peu au paysage. En conséquence, nous priâmes le drogman de diriger notre caravane par le Bezestin, qui, dans une ville orientale, est toujours l’endroit le plus curieux, à cause du concours de costumes et de races de tous pays, que le désir de vendre et d’acheter, ou la simple envie de flâner, y attire. L’axiome anglais « Time is money » n’aurait aucun sens en Orient, car chacun s’y occupe à ne rien faire avec une conscience admirable, et les gens passent la journée assis sur une natte sans faire un mouvement.

Le Bezestin se compose d’une infinité de petites rues bordées de boutiques, ou plutôt d’alcôves à mi-hauteur, dans lesquelles se tiennent des marchands accroupis ou couchés, fumant ou dormant, ou bien encore roulant sous leurs doigts le comboloio, espèce de chapelet turc formé de cent grains, qui correspondent aux cent noms ou épithètes d’Allah. Avec la main, le marchand peut atteindre à tous les angles de son magasin ; les acheteurs se tiennent en dehors, et les transactions se concluent sur l’étal. Rien de moins luxueux, comme vous voyez, que ces boutiques formées d’un trou carré pratiqué dans une muraille, mais elles n’en contiennent pas moins des étoffes précieuses, de belles armes, des selles magnifiques et des chefs-d’œuvre de broderie d’or et d’argent.

De même qu’à Constantine, où ce détail m’avait frappé jadis, les rues du Bezestin sont ombragées de planches posées à plat sur des poutrelles transversales, mais avec quelque espace entre elles, autrement on n’y verrait plus. Ces interstices laissent filtrer le soleil qui zèbre le sol de barres éclatantes et produit les effets de clair-obscur les plus bizarres et les plus inattendus : un homme qui passe sous un de ces rayons reçoit une touche de lumière sur le nez comme un portrait de Rembrandt ; le feredgé d’une femme s’allume comme une flamme rose, un narghilé frappé d’une paillette reluit comme un monceau d’escarboucles, et les richesses de la caverne d’Ali-Baba semblent flamboyer au fond d’une boutique de confiseur. Il est bizarre qu’on n’ait pas couvert ces rues avec des berceaux de vigne ou de plantes grimpantes ; probablement le soleil trop vif les grillerait, mais des tendidos et des bannes de toile, comme en Espagne, remplaceraient avantageusement, ce me semble, ce plancher aérien.

Non loin du Bezestin s’élève une mosquée composée, comme elles le sont presque toutes, d’une agglomération de petites coupoles flanquées de minarets que je ne saurais mieux comparer qu’à des mâts de vaisseaux avec leurs huniers représentés par les balcons, du haut desquels le muezzin invite les fidèles à la prière. Près de cette mosquée, il y a une fontaine pour les ablutions, formée par une rotonde de colonnes à chapiteaux d’un corinthien barbare, grossièrement peintes en bleu et reliées par une grille d’un très-joli travail, le tout recouvert d’un toit saillant et retroussé ; l’eau ruisselle à l’entour dans une rigole où les musulmans se lavent les pieds jusqu’aux genoux et les mains jusqu’aux coudes, d’après les prescriptions de Mahomet, sans parler d’une ablution plus intime que l’ampleur des vêtements orientaux permet d’accomplir avec décence, même en public.

C’était l’heure de la prière ; nous montâmes l’escalier de la mosquée jusqu’au parvis, qu’il eût été dangereux de franchir. La foule était considérable, et l’enceinte, trop étroite, ne pouvait contenir tous les fidèles. — Une montagne de babouches, de souliers et de savates s’élevait à la porte du temple, et trois rangs de dévots alignés sous le portique aux arcades découpées en cœur suivaient, le visage tourné vers la Mecque, la liturgie pratiquée à l’intérieur par le mollah. Quelle que soit leur croyance, des hommes qui adorent Dieu dans la sincérité de leur âme ne doivent présenter rien de ridicule ; cependant les évolutions pieuses de ces bons musulmans, exécutées comme la charge en douze temps sous le bâton d’un caporal prussien, me semblaient, malgré moi, passablement étranges. — J’avais beau me dire que nos cérémonies catholiques devaient leur paraître réciproquement baroques, j’eus bien de la peine à m’empêcher de rire lorsque, se précipitant tous le nez en avant, ils offrirent, sur trois rangs de profondeur, une perspective à charmer les matassins de Molière. Rien ne peut être grotesque aux yeux de celui qui a tout fait ; mais je crois que si j’étais Dieu, mes dévots me feraient trouver mon culte si risible que je supprimerais ma religion.

Au sortir de la mosquée, noue allâmes à l’église grecque, qui était toute tendue de calicot rouge d’un effet assez affreux et barbouillée de fresques modernes peintes par des vitriers italiens. Cela ressemblait assez au salon de Momus ou à quelque salle de bal de la banlieue. Un prêtre, avec force gestes et force cris, débitait, du haut d’une chaire, un sermon en grec moderne, très-édifiant sans doute, mais dont il nous était impossible de profiter. Dans le cloître extérieur, je remarquai sur la muraille une plaque commémorative à la mémoire de Clément Boulanger, le peintre de la Procession du Corpus domini, de la Tarasque, et de la Fontaine de Jouvence, mort il y a quelques années dans une expédition scientifique aux ruines d’Éphèse. La tombe d’un compatriote à l’étranger a quelque chose de particulièrement triste, soit par un retour d’égoïsme humain, soit par la pensée que la terre barbare est plus lourde aux os qu’elle recouvre. — J’avais connu Clément Boulanger, et la vue inopinée de cette inscription funèbre me causa une impression plus douloureuse qu’à tout autre.

Une sortie d’opéra ou d’église est un endroit très-commode pour passer en revue le beau sexe (style empire) ; si l’on voit force vieilles ridées, jaunies, momifiées, englouties dans des coiffes noires, on en est de loin en loin dédommagé par quelque jeune tête pure et fraîche sous son tortil de papillon, de fleurs et de gaz. — Malheureusement le costume local s’arrête là : une robe en soie de Brousse ou de Lyon, un châle mis à l’européenne, achèvent la toilette. Les élégantes ont pour chapeaux des capotes de cabriolet dont on a retiré les roues ! J’ai cru, en outre, m’apercevoir que la plupart de ces dames se maquillaient, comme disent les actrices et les lorettes de Paris, c’est-à-dire se composaient un teint au pastel avec du blanc, du rouge, du bleu et du noir. Je ne hais pas ce badigeonnage lorsqu’il s’applique sur une figure jeune et qu’il n’est pas là pour dissimuler les rides.

En rôdant à pied à travers la ville, car nous avions renvoyé nos ânes, nous traversâmes une espèce de cour de refuge, fondée par M. le baron de Rothschild en faveur des pauvres israélites. — Un berceau, suspendu à deux arbres comme un hamac indien, mettait un peu de grâce au milieu de cet asile de la misère, de la difformité et de la vieillesse, cette infirmité incurable. L’enfant était recouvert d’un lambeau de gaze pour le préserver des mouches, et sa petite main, endormie et moite de la sueur du sommeil, passait seule hors du berceau, s’agitant comme pour saisir un hochet poursuivi en rêve.

Nous arrivâmes ainsi au marché des Esclaves, — une cour entourée d’arcades en ruines et de constructions effondrées. — Il n’y avait à vendre que deux jeunes négresses accroupies tristement sur un mauvais tapis et gardées par leur maître, un drôle à physionomie chafouine et rusée. Dès que nous mîmes le pied sur le seuil, une nuée de petits enfants en guenilles, dont les pauvres parents habitent ces décombres, accoururent au devant de nous en nous demandant l’aumône d’une voix glapissante.

L’une des deux négresses me toucha par l’expression inexprimablement nostalgique de ses yeux, et une mélancolie pour ainsi dire animale, celle d’une gazelle captive ; des yeux européens ne sauraient avoir ce regard, où la douleur n’est plus une pensée, mais un instinct. Elle avait des traits assez fins et rappelant le type gracieusement camard du sphinx et des colonnes cariatides d’Égypte ; un teint d’un noir bleuâtre avec une fleur sur le bord, comme les prunes de Monsieur. Je l’aurais bien achetée, si j’avais su qu’en faire, comme Victor Hugo de son petit cochon rose dans la grande rue des Boucheries de Francfort. Le marchand en voulait deux cent cinquante francs à peu près, ce qui n’était pas bien cher. Je dus me contenter de lui donner quelques piastres et des sucreries, qu’elle reçut avec un geste antique, le bras collé au corps, la paume de la main renversée ; ses doigts, que j’effleurai, étaient froids et doux comme ceux d’un singe.

Fatiguée de courir, notre petite troupe s’installa devant un café dans le Bezestin, où nos circonvolutions nous avaient ramenés, et nous restâmes là à voir défiler sous nos yeux, jusqu’à l’heure du départ, la procession bizarrée des Turcs, des Persans, des Arabes de Syrie et d’Afrique, des Arméniens, des Kurdes, des Tatars, des Juifs, dans des costumes quelquefois splendides, souvent déguenillés, mais toujours pittoresques. Jamais kaléidoscope plus varié ne tourna sous un œil curieux, et nous vîmes là, en une heure, représentés par des échantillons authentiques, tous les types de l’Orient, sans en excepter l’Inde. Je vous ferais bien de chacun de ces personnages une description détaillée, si je n’avais peur de n’être pas rendu à temps à bord du Léonidas ; mais nous les reverrons à Constantinople, où je compte faire un séjour assez prolongé.