Constitution de la République Socialiste Fédérative des Soviets de Russie/Préface

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Congrès panrusse des Soviets
Librairie du Parti Socialiste et de l'Humanité (p. 2-8).



Nota. — Le 5e Congrés panrusse des Soviets s'est tenu à Moscou du 4 au 10 juillet 1918. Steklov à été le rapporteur de la Commission chargée d'élaborer le Constitution. Le mat Soviet signifie Conseil ; la République des Soviets est la République des Conseils.

L'adjectif panrusse équivaut à : de toutes les Russies (il n’y a pas qu'une Russie, il y a la Grande Russie, la Petite Russie ou Ukraine, la Russie blanche, etc. C’est parce que la Russie se compose de nationalités diverses qu'elle forme une République fédérative).

Le gouvernement soviétiste a provisoirement conservé les divisions administratives de l'ancien régime : Régions, Gouvernements, Districts, Volosts.



PRÉFACE



On croit généralement que les Soviets n’existent en Russie que depuis mars 1917. En réalité, ils ont fait leur apparition en 1905, date de la première tentative de révolution contre me tsarisme. Rapidement écrasés il y a quatorze ans, ils reparurent en 1917, et le succès de la révolution politique et sociale victorieuse du tsarisme les implanta dans tout le pays.

Partout des soviets d’ouvriers, de paysans, de soldats, de cosaques se constituèrent, Ce furent des groupements spontanés, des organismes proprement révolutionnaires, créés par les masses pour défendre leurs intérêts. Emanation directe du peuple, ils en traduisaient a chaque moment les aspirations réelles.

En face d’eux se dressait le Gouvernement provisoire, issu du Comité exécutif de la Douma. Ce Gouvernement, présidé d’abord par le prince Lvov, ne pouvait ni ne voulait tirer toutes les conséquences de la Révolution. Il ne songeait, au début, qu’à établir en Russie une monarchie constitutionnelle.

Toute l’histoire de la Révolution de mars à octobre 1917 est, en Somme, l’histoire de la lutte entre le Gouvernement central, coalition bourgeoise et socialiste qui possédait le pouvoir et qui voulait réaliser au plus la République démocratique parlementaire et les Soviets qui n’avaient que le contrôle du pouvoir, mais qui tendaient de plus en plus a s’emparer de tout le pouvoir politique et économique.

Le parti bolchevik comprit que la prolongation de cette lutte aboutirait à la ruine de la Révolution. Voyant que les Soviets seuls incarnaient la révolution et traduisaient fidèlement la volonté des masses, il combattit Kerenski et ses différents ministères au nom de la formule : « Tout le pouvoir aux Soviets. »

Le 7 novembre 1917, cette formule triompha. Les bolcheviks renversèrent Kerenski et prirent le pouvoir au nom des Soviets. C’en était fini de la dualité funeste qui paralysait la marche de la révolution.

Cependant, le Conseil des Commissaires du peuple, présidé par Lénine, décida de convoquer l’Assemblée constituante panrusse dont les élections avaient été préparées par le pouvoir déchu. Il décida cette convocation, tout en se rendant parfaitement compte que la dualité du pouvoir renaîtrait fatalement entre la Constituante et le Congrès panrusse des Soviets. Entre la Constituante et les Soviets, il fallait enfin choisir. Le choix des bolcheviks était fait d’avance. La Constituante fut dissoute dès sa première réunion, le 18 janvier 1919. Le décret de dissolution exposait en ces termes les raisons profondes de la mesure qui devait provoquer l’indignation, non seulement de le bourgeoisie internationale, mais de nombreux socialistes de Russie et d’Europe :

« Les classes laborieuses ont dû se convaincre que le vieux parlementarisme bourgeois s’est survécu a lui-même, qu’il est absolument incompatible avec la réalisation du socialisme, que seules les institutions de classes (comme les Soviets) et non les institutions nationales, sont à même de vaincre la résistance des classes possédantes, et de poser les fondements de la société socialiste. Toute restriction du pouvoir des Soviets au profit du parlementarisme bourgeois serait maintenant un pas en arrière, et entraînerait le fiasco de toute la Révolution ouvrière et paysanne de novembre ».

Ainsi, dès janvier 1918, le principe soviétiste l’emportait sur le principe parlementaire.

Ce n’est que six mois après, en juillet 1918, que la Constitution soviétiste, ratifiée par le 5e Congrès panrusse, devenait la Constitution légale de la République.

Si j’ai rappelé ces faits historiques essentiels c’est pour bien souligner que La Constitution qu’on va lire est le fruit de l’expérience révolutionnaire de plusieurs mois et non l’application dune formule abstraite de socialistes doctrinaires. Elle est, d’autre part, une Constitution provisoire, établie pour la période de transition entre la destruction de la société capitaliste et la construction de la société socialiste.

Elle proclame la nécessité, pour cette période transitoire, de la dictature du prolétariat urbain et rural organisé dans les Soviets.

Les Soviets sont essentiellement des institutions de combat, destinées à briser le pouvoir politique et économique des classes possédantes et à instaurer la démocratie véritable par la suppression des classes.

Les 90 articles de la « Loi fondamentale », reproduite dans la présente brochure, exposent dans le détail le mécanisme de la Constitution nouvelle.

On se rendra compte, en les lisant, des différences essentielles qui existent entre le système soviétiste et le système parlementaire en vigueur dans les pays occidentaux. Quelles sont ces différences ?

(1) Tandis que le système parlementaire ne connaît que des citoyens, le système soviétiste proclame que dans la société moderne les hommes sont non seulement des citoyens, mais surtout des producteurs, des travailleurs, La République des Soviets est une République de travailleurs. Qui ne travaille pas ne mange pas. Qui ne travaille pas ne vote pas. Les rentiers, les oisifs, et tous ceux qui exploitent le travail d’autrui pour leur profit personnel ne sont ni électeurs ni éligibles.

Dans une interview avec le colonel Robins, Lénine donna des exemples concrets de l’application de ce principe fondamental : Nos représentants du district de Bakou, dit-il, seront élus par les ouvriers de l’industrie du pétrole. Qu’entend-on par « ouvriers » ? Ceux qui dirigent, ceux qui obéissent aux ordres des dirigeants, les ingénieurs, les manœuvres, bref tous ceux qui sont engagés intellectuellement ou manuellement dans le travail de production sont des « ouvriers ». Ceux qui ne sont pas engagés dans ce travail, ceux qui en vivent par la spéculation, par l’exploitation, ceux-la ne sont pas des ouvriers.

De même, dit encore Lénine, nous représenterons le bassin charbonnier du Donetz par des hommes de l’industrie minière, et nos districts agricoles par des paysans. Nos Soviets de paysans nous enverront des représentants choisis dans l’agriculture, et qui parleront pour l’agriculture.

Ce système puise directement dans les sources du travail journalier le contrôle social de l’Etat. Il substitue au contrôle politique démocratique instaure par la Révolution française le contrôle social des producteurs économiques.

(2) Le système soviétiste est un système centripète, tandis que le système parlementaire est un système centrifuge. Le pouvoir politique et économique s’y exerce de bas en haut, par l’intermédiaire des délégués des Soviets de villages, de villes de districts, de gouvernements, de régions. La Constitution soviétiste est une pyramide de Soviets, dont la base est constituée par toutes les Assemblées locales délibérantes, et le sommet par le Comité Central Exécutif et le Conseil des Commissaires du peuple[1].

(3) Le système soviétiste supprime la séparation des pouvoirs législatif et exécutif qui existe dans les Républiques parlementaires. Les Soviets exercent à la fois ces deux pouvoirs ainsi que le pouvoir judiciaire. Dans la République russe, il n’y a pas de Président, chef plus ou moins irresponsable du pouvoir exécutif. Ce dernier est exercé non par un homme, mais par une Assemblée, laquelle délègue ses pouvoirs à un Conseil qui exécute ses ordres et qui est responsable devant elle.

(4) Le système soviétiste permet le contrôle constant des élus pur les électeurs. Le député n’est pas élu pour une période déterminée de 2, 4, 6 ans ou plus. Il est, à chaque moment, responsable de ses actes devant ses électeurs et révocable à chaque moment.

(5) Le système soviétiste n'est pas basé sur des divisions géographiques artificielles comme le sont nos départements. Il reconnait l'existence de vastes unités économiques naturelles. Il permet, grâce aux Congrès régionaux, la décentralisation provinciale, et l'autonomie locale.

(6) Le système soviétiste, en faisant participer tous les travailleurs aux affaires publiques, permet de faire leur éducation politique et sociale beaucoup plus rapidement que le système parlementaire des pays occidentaux où les citoyens n'exercent que de loin en loin leurs droits de vote.

Telles sont les principales nouveautés du régime des Soviets qui dure en Russie depuis plus de deux ans.

Ce régime est-il anti-démocratique, comme l'ont prétendu ses adversaires ? Certes, il est, provisoirement, dictatorial ; il prive du droit de vote tous les « bourgeois », ou plutôt tous ceux qui veulent rester bourgeois et oisifs dans la société, mais il accorde le suffrage universel, égal, direct et secret, à tous les travailleurs des deux sexes âgés de 18 ans, sans distinction de confession, de nationalité et d'habitat. Qui pourrait prétendre que la Constitution française de 1875 est plus démocratique ? Peut-on appeler démocratie un pays où des millions de femmes n'ont pas le droit de vote, et où l'une des Assemblées législatives, le Sénat, est élu par un suffrage à deux degrés ?

Sans doute, la formule soviétiste n'est pas parfaite. Elle n'est pas uniformément applicable à tous les pays, sans tenir compte de leur structure sociale ou de leur maturité politique. Mais il est certain qu'elle est infiniment plus souple, plus véritablement populaire, plus apte à traduire à chaque époque les aspirations des masses que les formules parlementaires, rigides et d'ailleurs surannées que nous connaissons.

L'idée soviétiste fait d'ailleurs son chemin à travers le monde. Elle a été réalisée, pendant plusieurs mois, par les communistes de Hongrie, Elle est acceptée par le parti socialiste italien, par les socialistes indépendants d'Allemagne, par les socialistes « étroits » de Bulgarie, par les communistes serbes, enfin par de fortes majorités des partis toujours affiliés a la IIe Internationale.

Et c’est ainsi que se vérifie chaque jour la justesse de cette prédiction formulée par Lénine dans son interview avec Arthur Ransome[2] :

« Au début, je pensais que les Soviets étaient et resteraient une forme purement russe ; mais il est tout à fait clair maintenant que sous des noms divers ils doivent être partout les instruments de la Révolution ».

André Pierre.
Décembre 1919




  1. Voir le schéma qui se trouve au milieu de la brochure
  2. Von Arthur Ransome. Six semaines en Russie en 1919. Traduit par A. Pierre, Editions de l’Humanité : 3 fr. 50 le volume.