Consuelo/Chapitre LII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (2p. 112-121).

LII

Plusieurs jours s’écoulèrent pourtant sans que le vœu d’Albert pût être exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu’elle eut beau se lever avec l’aurore et franchir le pont-levis la première, elle trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de l’esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu’il fallait traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.

« Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à déjeuner la chanoinesse ; ne craignez-vous pas que l’humidité de la rosée vous soit contraire ?

— C’est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces promenades ne lui soient très-favorables.

— J’aurais cru qu’une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit la chanoinesse avec un peu d’affectation, ne devait pas s’exposer à nos matinées brumeuses ; mais si c’est d’après votre ordonnance…

— Ayez donc confiance dans les décisions d’Albert, dit le comte Christian ; il a assez prouvé qu’il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami. »

La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en rougissant, lui parut très-pénible. Elle s’en plaignit doucement à Albert, quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de renoncer à son projet, du moins jusqu’à ce que la vigilance de sa tante fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu’il put la rejoindre lorsqu’un moment favorable se présenterait.

Consuelo eût bien voulu s’en dispenser. Quoiqu’elle aimât la promenade, et qu’elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu’elle respectait et dont elle recevait l’hospitalité. Un peu d’amour lève bien des scrupules ; mais l’amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l’été ; car plusieurs mois s’étaient écoulés déjà depuis qu’elle habitait le château des Géants. Quel été pour Consuelo ! le plus pâle automne de l’Italie avait plus de lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait qu’augmentait peut-être aussi le peu d’empressement qu’elle avait à revoir le souterrain. Malgré la résolution qu’elle avait prise, elle sentait qu’Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse ; et lorsqu’elle n’était plus sous l’empire de son regard suppliant et de ses paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y apportait.

Un matin, elle vit, des bords du torrent qu’elle côtoyait, Albert penché sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d’elle. Malgré la distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l’œil inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s’était laissé en quelque sorte dominer. « Ma situation est fort étrange, se disait-elle ; tandis que cet ami persévérant m’observe pour voir si je suis fidèle au dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du château, je suis surveillée, pour que je n’aie point avec lui des rapports que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se passe dans l’esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard. Le comte Christian redouble d’amitié, et prétend redouter le retour du Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît avoir oublié que je lui ai défendu d’espérer mon amour. Comme s’il devait tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l’avenir, et n’abjure point cette passion qui a l’air de le rendre heureux en dépit de mon impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée, l’attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu’il ne puisse venir, m’exposant au blâme, que sais-je ! au mépris d’une famille qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui, puisque je ne les comprends pas moi-même et n’en prévois point l’issue. Bizarre destinée que la mienne ! serais-je donc condamnée à me dévouer toujours sans être aimée de ce que j’aime, ou sans aimer ce que j’estime ? »

Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s’empara de son âme. Elle éprouvait le besoin de s’appartenir à elle-même, ce besoin souverain et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez l’artiste supérieur. La sollicitude qu’elle avait vouée au comte Albert lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu’elle avait conservé d’Anzoleto et de Venise, s’attachait à elle dans l’inaction et dans la solitude d’une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation puissante.

Elle s’arrêta auprès du rocher qu’Albert lui avait souvent montré comme étant celui où, par une étrange fatalité, il l’avait vue enfant une première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme la balle d’un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. Ô ma pauvre mère ! pensa la jeune zingarella ; me voici ramenée, par d’incompréhensibles destinées, aux lieux que tu traversas pour n’en garder qu’un vague souvenir et le gage d’une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l’amour t’eût reçue, où la société eût pu t’absoudre et te transformer, où enfin ta vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s’abjurer dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c’était la contrainte, et ce repos, l’ennui, mortel aux âmes d’artiste. Tu avais raison, je le sens bien ; car me voici dans ce château où tu n’as voulu passer qu’une nuit comme dans tous les autres ; m’y voici à l’abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur à mes pieds… Et pourtant la contrainte m’y étouffe, et l’ennui m’y consume.

Consuelo, saisie d’un accablement extraordinaire, s’était assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant, avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d’un brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l’avait si longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la pluie. Elle l’avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. « Et nous aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins ; mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre chère liberté ! »

En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui, s’élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin ? pensait-elle ; c’est le symbole et l’image d’une vie active et variée. Que d’idées riantes s’attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci ! Je ne me souviens pas des lieux qu’il traverse, et que pourtant j’ai traversés jadis. Mais qu’ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers ! Comme ces graviers aux pâles nuances d’or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d’or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid ! Rien qu’à regarder les grandes lignes sèches d’un jardin, la lassitude me prend : pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d’abord ? au lieu que le libre chemin qui s’enfuit et se cache à demi dans les bois m’invite et m’appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c’est le passage de l’humanité, c’est la route de l’univers. Il n’appartient pas à un maître qui puisse le fermer ou l’ouvrir à son gré. Ce n’est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l’horizon. Le ciel ne finit pas devant lui ; et tant que la vue peut s’étendre, le chemin est une terre de liberté. À droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres ; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose ; aussi comme il l’aime ! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu’on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons ; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin ! Ô ma mère ! ma mère ! tu le savais bien ; tu me l’avais bien dit ! Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l’algue des lagunes ! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me porter là-bas, là-bas où vole l’hirondelle vers les collines bleues, où le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre l’artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu’eux, et met chaque jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa liberté ! Pauvre mère ! que ne peux-tu encore me chérir et m’opprimer, m’accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever et les coucher encore à sa fantaisie ! Tu étais une âme mieux trempée que la mienne, et tu m’aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me laisse prendre à chaque pas !

Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par le son d’une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût posé sur son cœur. C’était une voix d’homme, qui partait du ravin assez loin au-dessous d’elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant de l’Écho, l’une des plus originales compositions du Chiozzetto[1]. La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase au hasard, comme si elle eût voulu se distraire de l’ennui du chemin, et s’interrompait pour parler avec une autre personne ; puis elle reprenait sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour s’exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop loin d’elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l’empêchait de plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle méconnaître un instant cette voix, cet accent qu’elle connaissait si bien, et les fragments de ce morceau qu’elle-même avait enseigné et fait répéter tant de fois à son ingrat élève !

Enfin les deux voyageurs invisibles s’étant rapprochés, elle entendit l’un des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l’autre en mauvais italien et avec l’accent du pays :

« Eh ! eh ! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas vous y suivre, et vous me perdriez de vue ; suivez-moi le long du torrent. Voyez ! la route est devant nous, et l’endroit que vous prenez est un sentier pour les piétons. »

La voix que Consuelo connaissait si bien parut s’éloigner et redescendre, et bientôt elle l’entendit demander quel était ce beau château qu’on voyait sur l’autre rive.

« C’est Riesenburg, comme qui dirait il castello dei giganti », répondit le guide ; car c’en était un de profession.

Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin Consuelo put l’apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait. Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa tournure et jusqu’à sa démarche. Si elle n’eût entendu sa voix, elle eût crû que ce n’était pas lui. Mais il s’arrêta pour regarder le château, et, ôtant son large chapeau, il s’essuya le visage avec son mouchoir. Quoiqu’elle ne le vît qu’en plongeant d’en haut sur sa tête, elle reconnut cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu’il avait coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et sur sa nuque lorsqu’il avait chaud.

« Ce château a l’air très-respectable, dit-il ; et si j’en avais le temps, j’aurais envie d’aller demander à déjeuner aux géants qui l’habitent.

— Oh ! n’y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.

— Pas plus hospitaliers que cela ? Le diable les emporte !

— Écoutez donc ! c’est qu’ils ont quelque chose à cacher.

— Un trésor, ou un crime ?

— Oh ! rien ; c’est leur fils qui est fou.

— Le diable l’emporte aussi, en ce cas ! Il leur rendra service. »

Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.

« Allons, dit le guide en s’arrêtant, voici le mauvais chemin passé ; si vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop jusqu’à Tusta. La route est magnifique jusque-là ; rien que du sable. Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.

— Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire : Le diable t’emporte aussi ! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi, commencez à m’ennuyer singulièrement. »

En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux éperons dans le ventre, et, sans s’inquiéter de son guide qui le suivait à grand’peine, il partit comme un trait dans la direction du nord, soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait de contempler si longtemps, et où elle s’attendait si peu à voir passer comme une vision fatale l’ennemi de sa vie, l’éternel souci de son cœur.

Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer. Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu’il avait été à portée de sa voix, elle s’était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit s’éloigner, quand elle songea qu’elle allait le perdre de vue et peut-être pour toujours, elle ne sentit plus qu’un horrible désespoir. Elle s’élança sur le rocher, pour le voir plus longtemps ; et l’indestructible amour qu’elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui pour l’appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres ; il lui sembla que la main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine : ses yeux se voilèrent ; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles ; et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras d’Albert, qui s’était approché sans qu’elle prît garde à lui, et qui l’emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.


  1. Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.