Consuelo/Chapitre LXXI

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Michel Lévy (2p. 322-336).

LXXI.

Glacée d’horreur, Consuelo sauta à terre ; et, allant rejoindre Joseph, elle lui pressa le bras à la dérobée, pour qu’il s’éloignât du groupe avec elle. Lorsqu’ils eurent une avance de quelques pas :

« Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite à l’instant même, lui dit-elle à voix basse ; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je viens d’en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous à travers champs ; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font. »

Joseph crut qu’un mauvais rêve avait troublé l’imagination de sa compagne. Il comprenait à peine ce qu’elle lui disait. Lui-même se sentait appesanti par une langueur inusitée ; et les tiraillements d’estomac qu’il éprouvait lui faisaient croire que le vin qu’il avait bu la veille était frelaté par l’aubergiste et mêlé de méchantes drogues capiteuses. Il est certain qu’il n’avait pas fait une assez notable infraction à sa sobriété habituelle pour se sentir assoupi et abattu comme il l’était.

« Chère signora, répondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l’avoir en vous écoutant. Quand même ces braves gens seraient des bandits, comme il vous plaît de l’imaginer, quelle riche capture pourraient-ils espérer en s’emparant de nous ?

— Je l’ignore, mais j’ai peur ; et si vous aviez vu comme moi un homme assassiné dans cette même voiture où nous voyageons… »

Joseph ne put s’empêcher de rire ; car cette affirmation de Consuelo avait en effet l’air d’une vision.

« Eh ! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu’ils nous égarent ? reprit-elle avec feu ; qu’ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le Danube sont derrière nous ? Regardez où est le soleil, et voyez dans quel désert nous marchons, au lieu d’approcher d’une grande ville ! »

La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commença à dissiper la sécurité, pour ainsi dire léthargique, où il était plongé.

« Eh bien, dit-il, avançons ; et s’ils ont l’air de vouloir nous retenir malgré nous, nous verrons bien leurs intentions.

— Et si nous ne pouvons leur échapper tout de suite, du sang-froid, Joseph, entendez-vous ? Il faudra jouer au plus fin, et leur échapper dans un autre moment. »

Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la souffrance ne l’y forçait, et gagnant du terrain néanmoins. Mais ils ne purent faire dix pas de la sorte sans être rappelés par M. Mayer, d’abord d’un ton amical, bientôt avec un accent plus sévère, et enfin comme ils n’en tenaient pas compte, par les jurements énergiques des autres. Joseph tourna la tête, et vit avec terreur un pistolet braqué sur eux par le conducteur qui accourait à leur poursuite.

« Ils vont nous tuer, dit-il à Consuelo en ralentissant sa marche.

— Sommes-nous hors de portée ? lui dit-elle avec sang-froid, en l’entraînant toujours et en commençant à courir.

— Je ne sais, répondit Joseph en tâchant de l’arrêter ; croyez-moi, le moment n’est pas venu. Ils vont tirer sur vous.

— Arrêtez-vous, ou vous êtes morts, cria le conducteur qui courait plus vite qu’eux, et les tenait à portée du pistolet, le bras étendu.

— C’est le moment de payer d’assurance, dit Consuelo en s’arrêtant ; Joseph, faites et dites comme moi. Ah ! ma foi, dit-elle à haute voix en se retournant, et en riant avec l’aplomb d’une bonne comédienne, si je n’avais pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir que la plaisanterie ne prend pas. »

Et, regardant Joseph qui était pâle comme la mort, elle affecta de rire aux éclats, en montrant cette figure bouleversée aux autres voyageurs qui s’étaient rapprochés d’eux.

« Il l’a cru ! s’écria-t-elle avec une gaieté parfaitement jouée. Il l’a cru, mon pauvre camarade ! Ah ! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh ! monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s’est imaginé tout de bon que monsieur voulait lui envoyer une balle ! »

Consuelo affectait de parler vénitien, tenant ainsi en respect par sa gaieté l’homme au pistolet, qui n’y entendait rien. M. Mayer affecta de rire aussi.

Puis, se tournant vers le conducteur :

« Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie ? lui dit-il non sans un clignement d’œil que Consuelo observa très-bien. Pourquoi effrayer ainsi ces pauvres enfants ?

— Je voulais savoir s’ils avaient du cœur, répondit l’autre en remettant ses pistolets dans son ceinturon.

— Hélas ! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste opinion de toi, mon ami Joseph. Quant à moi, je n’ai pas eu peur, rendez-moi justice ! monsieur Pistolet.

— Vous êtes un brave, répondit M. Mayer ; vous feriez un joli tambour, et vous battriez la charge à la tête d’un régiment, sans sourciller au milieu de la mitraille.

— Ah ! cela, je n’en sais rien, répliqua-t-elle ; peut-être aurais-je eu peur, si j’avais cru que monsieur voulût nous tuer tout de bon. Mais nous autres Vénitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas comme cela.

— C’est égal, la mystification est de mauvais goût, reprit M. Mayer. »

Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu ; mais Consuelo n’en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue qu’il s’agissait d’une explication dont le résultat était qu’on croyait s’être mépris sur son intention de fuir.

Consuelo étant remontée dans la voiture avec les autres :

« Convenez, dit-elle en riant à M. Mayer, que votre conducteur à pistolets est un drôle de corps ! Je vais l’appeler à présent signor Pistola. Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n’était pas bien neuf, ce jeu-là !

— C’est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer ; on a plus d’esprit que cela à Venise, n’est-ce pas ?

— Oh ! savez-vous ce que des italiens eussent fait à votre place pour nous jouer un bon tour ? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier buisson venu de la route, et ils se seraient tous cachés. Alors, quand nous nous serions retournés, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait tout emporté, qui eût été bien attrapé ? moi, surtout qui ne peux plus me traîner ; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Bœhmer-Wald, et qui se serait cru abandonné dans ce désert. »

M. Mayer riait de ses facéties enfantines qu’il traduisait à mesure au signor Pistola, non moins égayé que lui de la simplicité du gondolier. Oh ! vous êtes par trop madré ! répondait Mayer ; on ne se frottera plus à vous faire des niches ! Et Consuelo, qui voyait l’ironie profonde de ce faux bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son côté à jouer ce rôle du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout mélodrame.

Il est certain que leur aventure en était un assez sérieux ; et, tout en faisant sa partie avec habileté, Consuelo sentait qu’elle avait la fièvre. Heureusement c’est dans la fièvre qu’on agit, et dans la stupeur qu’on succombe.

Elle se montra dès lors aussi gaie qu’elle avait été réservée jusque-là ; et Joseph, qui avait repris toutes ses facultés, la seconda fort bien. Tout en paraissant ne pas douter qu’ils approchassent de Passaw, ils feignirent d’ouvrir l’oreille aux propositions d’aller à Dresde, sur lesquelles M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnèrent toute sa confiance, et le mirent à même de trouver quelque expédient pour leur avouer honnêtement qu’il les y menait sans leur permission. L’expédient fut bientôt trouvé. M. Mayer n’était pas novice dans ces sortes d’enlèvements. Il y eut un dialogue animé en langue étrangère entre ces trois individus, M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout à coup ils se mirent à parler allemand, et comme s’ils continuaient le même sujet :

« Je vous le disais bien ; s’écria M. Mayer, nous avons fait fausse route ; à preuve que leur voiture ne reparaît pas. Il y a plus de deux heures que nous les avons laissés derrière nous, et j’ai eu beau regarder à la montée, je n’ai rien aperçu.

— Je ne la vois pas du tout ! dit le conducteur en sortant la tête de la voiture, et en la rentrant d’un air découragé. »

Consuelo avait fort bien remarqué, dès la première montée, la disparition de cette autre voiture avec laquelle on était parti de Biberek.

« J’étais bien sûr que nous étions égarés, observa Joseph ; mais je ne voulais pas le dire.

— Eh ! pourquoi diable ne le disiez-vous pas ? reprit le silencieux, affectant un grand déplaisir de cette découverte.

— C’est que cela m’amusait ! dit Joseph, inspiré par l’innocent machiavélisme de Consuelo ; c’est drôle de se perdre en voiture ! je croyais que cela n’arrivait qu’aux piétons.

— Ah bien ! voilà qui m’amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais à présent que nous fussions sur la route de Dresde !

— Si je savais où nous sommes, repartit M. Mayer, je me réjouirais avec vous, mes enfants ; car je vous avoue que j’étais assez mécontent d’aller à Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous nous fussions assez détournés pour avoir un prétexte de borner là notre complaisance envers eux.

— Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu’il vous plaira ; ce sont vos affaires. Si nous ne vous gênons pas, et si vous voulez toujours de nous pour aller à Dresde, nous voilà tout prêts à vous suivre, fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu’en dis-tu ?

— J’en dis autant, répondit Consuelo. Vogue la galère !

— Vous êtes de braves enfants ! répondit Mayer en cachant sa joie sous son air de préoccupation ; mais je voudrais bien savoir pourtant où nous sommes.

— Où que nous soyons, il faut nous arrêter, dit le conducteur ; le cheval n’en peut plus. Il n’a rien mangé depuis hier soir, et il a marché toute la nuit. Nous ne serons fâchés, ni les uns ni les autres, de nous restaurer aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions, halte ! »

On entra dans le bois, le cheval fut dételé. Joseph et Consuelo offrirent leurs services avec empressement ; on les accepta sans méfiance. On pencha la chaise sur ses brancards ; et, dans ce mouvement, la position du prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo l’entendit encore gémir ; Mayer l’entendit aussi, et regarda fixement Consuelo pour voir si elle s’en était aperçue. Mais, malgré la pitié qui déchirait son cœur, elle sut paraître sourde et impassible. Mayer fit le tour de la voiture, Consuelo, qui s’était éloignée, le vit ouvrir à l’extérieur une petite porte de derrière, jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa poche.

« La marchandise est-elle avariée ? cria le silencieux à M. Mayer.

— Tout est bien, répondit-il avec une indifférence brutale, et il fit tout disposer pour le déjeuner.

— Maintenant, dit Consuelo rapidement à Joseph en passant auprès de lui, fais comme moi et suis tous mes pas. »

Elle aida à étendre les provisions sur l’herbe, et à déboucher les bouteilles. Joseph l’imita en affectant beaucoup de gaieté ; M. Mayer vit avec plaisir ces serviteurs volontaires se dévouer à son bien-être. Il aimait ses aises, et se mit à boire et à manger ainsi que ses compagnons avec des manières plus gloutonnes et plus grossières qu’il n’en avait montré la veille. Il tendait à chaque instant son verre à ses deux nouveaux pages, qui, à chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient pour courir, de côté et d’autre, épiant le moment de courir une fois pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur l’herbe et déboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornée de pistolets ; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le silencieux se mit à chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord duquel on s’était arrêté, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la délivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s’engagea avec elle dans les buissons ; et, dès qu’ils se virent cachés dans l’épaisseur du feuillage, ils prirent leur course comme deux lièvres à travers bois. Ils n’avaient plus guère à craindre les balles dans ce taillis épais ; et quand ils s’entendirent rappeler, ils jugèrent qu’ils avaient pris assez d’avance pour continuer sans danger.

« Il vaut pourtant mieux répondre, dit Consuelo en s’arrêtant ; cela détournera les soupçons, et nous donnera le temps d’un nouveau trait de course. »

Joseph, répondit donc :

« Par ici, par ici ! il y a de l’eau !

— Une source, une source ! » cria Consuelo.

Et courant aussitôt à angle droit, afin de dérouter l’ennemi, ils repartirent légèrement. Consuelo ne pensait plus à ses pieds malades et enflés, Joseph avait triomphé du narcotique que M. Mayer lui avait versé la veille. La peur leur donnait des ailes.

Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposée à celle qu’ils avaient prise d’abord, et ne se donnant pas le temps d’écouter les voix qui les appelaient de deux côtés différents, lorsqu’ils trouvèrent la lisière du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonné qui s’abaissait jusqu’à une route battue, et des bruyères semées de massifs d’arbres.

« Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit élevé ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.

Consuelo hésita un instant, explora le pays d’un coup d’œil rapide, et lui dit :

« Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une route, et l’espérance d’y rencontrer quelqu’un.

— Eh ! s’écria Joseph, c’est la même route que nous suivions tout à l’heure. Voyez ! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le lieu d’où nous sommes partis. Que l’un des trois monte à cheval, et il nous rattrapera avant que nous ayons gagné le bas du terrain.

— C’est ce qu’il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je vois quelque chose là-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce côté. Il ne s’agit que de l’atteindre avant d’être atteints nous-mêmes. Allons ! »

Il n’y avait pas de temps à perdre en délibérations. Joseph se fia aux inspirations de Consuelo : la colline fut descendue par eux en un instant, et ils avaient gagné les premiers massifs, lorsqu’ils entendirent les voix de leurs ennemis à la lisière du bois. Cette fois, ils se gardèrent de répondre, et coururent encore, à la faveur des arbres et des buissons, jusqu’à ce qu’ils rencontrèrent un ruisseau encaissé, que ces mêmes arbres leur avaient caché. Une longue planche servait de pont ; ils traversèrent, et jetèrent ensuite la planche au fond de l’eau.

Arrivés à l’autre rive, ils la descendirent, toujours protégés par une épaisse végétation ; et, ne s’entendant plus appeler, ils jugèrent qu’on avait perdu leurs traces, ou bien qu’on ne se méprenait plus sur leurs intentions, et qu’on cherchait à les atteindre par surprise. Mais bientôt la végétation du rivage fut interrompue, et ils s’arrêtèrent, craignant d’être vus. Joseph avança la tête avec précaution parmi les dernières broussailles, et vit un des brigands en observation à la sortie du bois, et l’autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient déjà éprouvé la supériorité à la course), au bas de la colline, non loin de la rivière. Tandis que Joseph s’assurait de la position de l’ennemi, Consuelo s’était dirigée du côté de la route ; et tout à coup elle revint vers Joseph :

« C’est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauvés ! Il faut la joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avisé de passer l’eau. »

Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgré la nudité du terrain ; la voiture venait à eux au galop.

« Oh ! mon Dieu ! dit Joseph, si c’était l’autre voiture, celle des complices ?

— Non, répondit Consuelo, c’est une berline à six chevaux, deux postillons, et deux courriers ; nous sommes sauvés, te dis-je, encore un peu de courage. »

Il était bien temps d’arriver au chemin ; le Pistola avait retrouvé l’empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la force et la rapidité d’un sanglier. Il vit bientôt dans quel endroit la trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il devina la ruse, franchit l’eau à la nage, retrouva la marque des pas sur la rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons ; il voyait les deux fugitifs traverser la bruyère… mais il vit aussi la voiture ; il comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s’y opposer, il rentra dans les broussailles et s’y tint sur ses gardes.

Aux cris des deux jeunes gens, qui d’abord furent pris pour des mendiants, la berline ne s’arrêta pas. Les voyageurs jetèrent quelques pièces de monnaie ; et leurs courriers d’escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de les ramasser, continuaient à courir en criant à la portière, marchèrent sur eux au galop pour débarrasser leurs maîtres de cette importunité. Consuelo, essoufflée et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment du succès, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les mains d’un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph, cramponné à la portière, au risque de manquer prise et de se faire écraser, criait d’une voix haletante :

« Au secours ! au secours ! nous sommes poursuivis ; au voleur ! à l’assassin ! »

Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin à comprendre ces paroles entrecoupées, et fit signe à un des courriers qui arrêta les postillons. Consuelo, lâchant alors la bride de l’autre courrier à laquelle elle s’était suspendue, quoique le cheval se cabrât et que le cavalier la menaçât de son fouet, vint se joindre à Joseph ; et sa figure animée par la course frappa les voyageurs, qui entrèrent en pourparler.

« Qu’est-ce que cela signifie, dit l’un des deux : est-ce une nouvelle manière de demander l’aumône ! On vous a donné, que voulez-vous encore ? ne pouvez-vous répondre ? »

Consuelo était comme prête à expirer. Joseph, hors d’haleine, ne pouvait que dire :

« Sauvez-nous, sauvez-nous ! et il montrait le bois et la colline sans réussir à retrouver la parole.

— Ils ont l’air de deux renards forcés à la chasse, dit l’autre voyageur ; attendons que la voix leur revienne. » Et les deux seigneurs, magnifiquement équipés, les regardèrent en souriant d’un air de sang-froid qui contrastait avec l’agitation des pauvres fugitifs.

Enfin, Joseph réussit à articuler encore les mots de voleurs et d’assassins ; aussitôt les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et, s’avançant sur le marche-pied, regardèrent de tous côtés, étonnés de ne rien voir qui pût motiver une pareille alerte. Les brigands s’étaient cachés, et la campagne était déserte et silencieuse. Enfin, Consuelo, revenant à elle, leur parla ainsi, en s’arrêtant à chaque phrase pour respirer :

« Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants ; nous avons été enlevés par des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous prétexte de nous rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute la nuit. Au point du jour, nous nous sommes aperçus qu’on nous trompait, et qu’on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous avons voulu fuir ; ils nous ont menacés, le pistolet à la main. Enfin, ils se sont arrêtés dans les bois que voici, nous nous sommes échappés, et nous avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes perdus ; ils sont à deux pas de la route, l’un dans les buissons, les autres dans le bois.

— Combien sont-ils donc ? demanda un des courriers.

— Mon ami, dit en français un des voyageurs auquel Consuelo s’était adressée parce qu’il était plus près d’elle, sur le marchepied, apprenez que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils ? voilà une belle question ! Votre devoir est de vous battre si je vous l’ordonne, et je ne vous charge point de compter les ennemis.

— Vraiment, voulez-vous vous amuser à pourfendre ? reprit en français l’autre seigneur ; songez, baron, que cela prend du temps.

— Ce ne sera pas long, et cela nous dégourdira. Voulez-vous être de la partie, comte ?

— Soit ! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence son épée dans une main, et dans l’autre deux pistolets dont la crosse était ornée de pierreries.

— Oh ! vous faites bien, messieurs », s’écria Consuelo, à qui l’impétuosité de son cœur fit oublier un instant son humble rôle, et qui pressa de ses deux mains le bras du comte.

Le comte, surpris d’une telle familiarité de la part d’un petit drôle de cette espèce, regarda sa manche d’un air de dégoût railleur, la secoua, et releva ses yeux avec une lenteur méprisante sur Consuelo qui ne put s’empêcher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte Zustiniani et tant d’autres illustrissimes vénitiens lui avaient demandé, en d’autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l’insolence paraissait maintenant si choquante. Soit qu’il y eût en elle, en cet instant, un rayonnement de fierté calme et douce qui démentait les apparences de sa misère, soit que sa facilité à parler la langue du bon ton en Allemagne fît penser qu’elle était un jeune gentilhomme travesti, soit enfin que le charme de son sexe se fît instinctivement sentir, le comte changea de physionomie tout à coup, et, au lieu d’un sourire de mépris, lui adressa un sourire de bienveillance. Le comte était encore jeune et beau ; on eût pu être ébloui des avantages de sa personne, si le baron ne l’eût surpassé en jeunesse, en régularité de traits, et en luxe de stature. C’étaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait d’eux, et probablement de beaucoup d’autres.

Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s’attacher aussi sur elle avec une expression d’incertitude, de surprise et d’intérêt, détourna leur attention de sa personne en leur disant :

« Allez, messieurs, ou plutôt venez ; nous vous servirons de guides. Ces bandits ont dans leur voiture un malheureux caché dans un compartiment de la caisse, enfermé comme dans un cachot. Il est là pieds et poings liés, mourant, ensanglanté, et un bâillon dans la bouche. Allez le délivrer ; cela convient à de nobles cœurs comme les vôtres !

— Vive Dieu, cet enfant est fort gentil ! s’écria le baron, et je vois, cher comte, que nous n’avons pas perdu notre temps à l’écouter. C’est peut-être un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces bandits.

— Vous dites qu’ils sont là ? reprit le comte en montrant le bois.

— Oui, dit Joseph ; mais ils sont dispersés, et si vos seigneuries veulent bien écouter mon humble avis, elles diviseront l’attaque. Elles monteront la côte dans leur voiture, aussi vite que possible, et, après avoir tourné la colline, elles trouveront à la hauteur du bois que voici, et tout à l’entrée, sur la lisière opposée, la voiture où est le prisonnier, tandis que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les bandits ne sont que trois ; ils sont bien armés ; mais, se voyant pris des deux côtés à la fois, ils ne feront pas de résistance.

— L’avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous arrêter. Moi, j’emmène celui-ci avec mon chasseur. Hâtons-nous ; car si nos brigands ont l’éveil, comme il est probable, ils prendront les devants.

— La voiture ne peut vous échapper, observa Consuelo ; leur cheval est sur les dents. »

Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta derrière la voiture.

« Passez, dit le comte à Consuelo, en la faisant entrer la première, sans se rendre compte à lui-même de ce mouvement de déférence. Il s’assit pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penché à la portière pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l’œil son compagnon qui traversait le ruisseau à cheval, suivi de son homme d’escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l’eau. Consuelo n’était pas sans inquiétude pour son pauvre camarade, exposé au premier feu ; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur à ce poste périlleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui éperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaître sous le bois. Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisième… La berline tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, éleva son âme à Dieu ; et le comte, agité d’une sollicitude analogue pour son noble compagnon, cria en jurant aux postillons :

« Mais forcez donc le galop, canailles ! ventre à terre !… »