Consuelo/Chapitre XI

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Michel Lévy (tome Ip. 80-87).

XI.

Durant le reste de l’office, Consuelo déploya une énergie et des ressources qui répondirent à toutes les objections qu’eût pu faire encore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima les chœurs, faisant tour à tour chaque partie et montrant ainsi l’étendue prodigieuse et les qualités diverses de sa voix, plus la force inépuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sa science ; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantait avec aussi peu d’effort et de travail que les autres respirent. On entendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voix de ses compagnes, non qu’elle criât comme font les chanteurs sans âme et sans souffle, mais parce que son timbre était d’une pureté irréprochable et son accent d’une netteté parfaite. En outre elle sentait et elle comprenait jusqu’à la moindre intention de la musique qu’elle exprimait. Elle seule, en un mot, était une musicienne et un maître, au milieu de ce troupeau d’intelligences vulgaires, de voix fraîches et de volontés molles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation son rôle de puissance ; et tant que les chants durèrent, elle imposa naturellement sa domination qu’on sentait nécessaire. Après qu’ils eurent cessé, les choristes lui en firent intérieurement un grief et un crime ; et telle qui, en se sentant faiblir, l’avait interrogée et comme implorée du regard, s’attribua tous les éloges qui furent donnés en masse à l’école du Porpora. À ces éloges, le maître souriait sans rien dire ; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien.

Après le salut et la bénédiction, les choristes prirent part à une collation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs du couvent. La grille séparait deux grandes tables en forme de demi-lune, mises en regard l’une de l’autre ; une ouverture, mesurée sur la dimension d’un immense pâté, était ménagée au centre du grillage pour faire passer les plats, que le comte présentait lui-même avec grâce aux principales religieuses et aux élèves. Celles-ci, vêtues en béguines, venaient par douzaines s’asseoir alternativement aux places vacantes dans l’intérieur du cloître. La supérieure, assise tout près de la grille, se trouvait ainsi à la droite du comte placé dans la salle extérieure. Mais à la gauche de Zustiniani, une place restait vacante ; Marcello, Porpora, le curé de la paroisse, les principaux prêtres qui avaient officié à la cérémonie, quelques patriciens dilettanti et administrateurs laïques de la Scuola ; enfin le bel Anzoleto, avec son habit noir et l’épée au côté, remplissaient la table des séculiers. Les jeunes chanteuses étaient fort animées ordinairement en pareille occasion ; le plaisir de la gourmandise, celui de converser avec des hommes, l’envie de plaire ou d’être tout au moins remarquées, leur donnaient beaucoup de babil et de vivacité. Mais ce jour-là le goûter fut triste et contraint. C’est que le projet du comte avait transpiré (quel secret peut tourner autour d’un couvent sans s’y infiltrer par quelque fente ? ) et que chacune de ces jeunes filles s’était flattée en secret d’être présentée par le Porpora pour succéder à la Corilla. Le professeur avait eu même la malice d’encourager les illusions de quelques-unes, soit pour les disposer à mieux chanter sa musique devant Marcello, soit pour se venger, par leur dépit futur, de tout celui qu’elles lui causaient aux leçons. Ce qu’il y a de certain, c’est que la Clorinda, qui n’était qu’externe à ce conservatoire, avait fait grande toilette pour ce jour-là, et s’attendait à prendre place à la droite du comte ; mais quand elle vit cette guenille de Consuelo, avec sa petite robe noire et son air tranquille, cette laideron qu’elle affectait de mépriser, réputée désormais la seule musicienne et la seule beauté de l’école, s’asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide de colère, laide comme Consuelo ne l’avait jamais été, comme le deviendrait Vénus en personne, agitée par un sentiment bas et méchant. Anzoleto l’examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s’assit auprès d’elle, et l’accabla de fadeurs railleuses qu’elle n’eût pas l’esprit de comprendre et qui la consolèrent bientôt. Elle s’imagina qu’elle se vengeait de sa rivale en fixant l’attention de son fiancé, et elle n’épargna rien pour l’enivrer de ses charmes. Mais elle était trop bornée et l’amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutte inégale ne la couvrît pas de ridicule.

Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s’émerveillait de lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans la conversation, qu’il lui avait trouvé de talent et de puissance à l’église. Quoiqu’elle fût absolument dépourvue de coquetterie, elle avait dans ses manières une franchise enjouée et une bonhomie confiante qui inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irrésistible. Quand le goûter fut fini, il l’engagea à venir prendre le frais du soir, dans sa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispensé, à cause du mauvais état de sa santé. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieurs autres patriciens acceptèrent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui se sentait un peu troublée d’être seule avec tant d’hommes, pria tout bas le comte de vouloir bien inviter la Clorinda ; et Zustiniani, qui ne comprenait pas le badinage d’Anzoleto avec cette pauvre fille, ne fut pas fâché de le voir occupé d’une autre que de sa fiancée. Ce noble comte, grâce à la légèreté de son caractère, grâce à sa belle figure, à son opulence, à son théâtre, et aussi aux mœurs faciles du pays et de l’époque, ne manquait pas d’une bonne dose de fatuité. Animé par le vin de Grèce et l’enthousiasme musical, impatient de se venger de sa perfide Corilla, il n’imagina rien de plus naturel que de faire la cour à Consuelo ; et, s’asseyant près d’elle dans la gondole, tandis qu’il avait arrangé chacun de manière à ce que l’autre couple de jeunes gens se trouvât à l’extrémité opposée, il commença à couver du regard sa nouvelle proie d’une façon fort significative. La bonne Consuelo n’y comprit pourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyauté se seraient refusées à supposer que le protecteur de son ami pût avoir de si méchants desseins ; mais sa modestie habituelle, que n’altérait en rien le triomphe éclatant de la journée, ne lui permit pas même de croire de tels desseins possibles. Elle s’obstina à respecter dans son cœur le seigneur illustre qui l’adoptait avec Anzoleto, et à s’amuser ingénument d’une partie de plaisir où elle n’entendait pas malice.

Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu’il resta incertain si c’était l’abandon joyeux d’une âme sans résistance ou la stupidité d’une innocence parfaite. À dix-huit ans, cependant, une fille en sait bien long, en Italie, je veux dire en savait, il y a cent ans surtout, avec un ami comme Anzoleto. Toute vraisemblance était donc en faveur des espérances du comte. Et cependant, chaque fois qu’il prenait la main de sa protégée, ou qu’il avançait un bras pour entourer sa taille, une crainte indéfinissable l’arrêtait aussitôt, et il éprouvait un sentiment d’incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se rendre compte.

Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort séduisante dans sa simplicité ; et il eût volontiers élevé des prétentions du même genre que celle du comte, s’il n’eût cru fort délicat de sa part de ne pas contrarier les projets de son ami. « À tout seigneur tout honneur, se disait-il en voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphère d’enivrement voluptueux. Mon tour viendra plus tard. » En attendant, comme le jeune Barberigo n’était pas trop habitué à contempler les étoiles dans une promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drôle d’Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d’elle, il essaya de faire comprendre au jeune ténor que son rôle serait plutôt de prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n’était pas assez bien élevé, malgré sa pénétration merveilleuse, pour comprendre au premier mot. D’ailleurs il était d’un orgueil voisin de l’insolence avec les patriciens. Il les détestait cordialement, et sa souplesse avec eux n’était qu’une fourberie pleine de mépris intérieur. Barberigo, voyant qu’il se faisait un plaisir de le contrarier, s’avisa d’une vengeance cruelle.

« Parbleu, dit-il bien haut à la Clorinda, voyez donc le succès de votre amie Consuelo ! Où s’arrêtera-t-elle aujourd’hui ? Non contente de faire fureur dans toute la ville par la beauté de son chant, la voilà qui fait tourner la tête à notre pauvre comte, par le feu de ses œillades. Il en deviendra fou, s’il ne l’est déjà, et voilà les affaires de madame Corilla tout à fait gâtées.

— Oh ! il n’y a rien à craindre ! répliqua la Clorinda d’un air sournois. Consuelo est éprise d’Anzoleto, que voici ; elle est sa fiancée. Ils brûlent l’un pour l’autre depuis je ne sais combien d’années.

— Je ne sais combien d’années d’amour peuvent être oubliées en un clin d’œil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se mêlent de décocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle Clorinda ? »

Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se glissaient déjà dans son cœur. Jusque là il n’avait eu ni soupçon ni souci de rien de pareil : il s’était livré en aveugle à la joie de voir triompher son amie ; et c’était autant pour donner à son transport une contenance, que pour goûter un raffinement de vanité, qu’il s’amusait depuis deux heures à railler la victime de cette journée enivrante. Après quelques quolibets échangés avec Barberigo, il feignit de prendre intérêt à la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu de la barque avec les autres promeneurs ; et, s’éloignant peu à peu d’une place qu’il n’avait plus envie de disputer, il se glissa dans l’ombre jusqu’à la proue. Dès le premier essai qu’il fit pour rompre le tête-à-tête du comte avec sa fiancée, il vit bien que Zustiniani goûtait peu cette diversion ; car il lui répondit avec froideur et même avec sécheresse. Enfin, après plusieurs questions oiseuses mal accueillies, il lui fut conseillé d’aller écouter les choses profondes et savantes que le grand Porpora disait sur le contre-point.

« Le grand Porpora n’est pas mon maître, répondit Anzoleto d’un ton badin qui dissimulait sa rage intérieure aussi bien que possible ; il est celui de Consuelo ; et s’il plaisait à votre chère et bien-aimée seigneurie, ajouta-t-il tout bas en se courbant auprès du comte d’un air insinuant et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prît pas d’autres leçons que celles de son vieux professeur…

— Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d’un ton caressant, plein d’une malice profonde, j’ai un mot à vous dire à l’oreille ; » et, se penchant vers lui, il ajouta : « Votre fiancée a dû recevoir de vous des leçons de vertu qui la rendront invulnérable ! Mais si j’avais quelque prétention à lui en donner d’autres, j’aurais le droit de l’essayer au moins pendant une soirée. »

Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.

« Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s’expliquer ? dit-il d’une voix étouffée.

— Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d’une voix claire : gondole pour gondole. »

Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son tête-à-tête avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s’en était vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu’ils avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l’étonné.

« Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l’école napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela m’intéresse beaucoup.

— Je m’en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se perdre.

— Eh bien ! tu n’y vas pas ? dit l’innocente Consuelo, étonnée de son hésitation. J’y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre servante. » Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d’un bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s’était assise sur ses talons à côté de lui.

Le comte, voyant que ses affaires n’étaient pas fort avancées auprès d’elle, jugea nécessaire de dissimuler.

« Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l’oreille de son protégé un peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n’a pas été aussi loin à beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison entre le plaisir d’entretenir honnêtement votre maîtresse un quart d’heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.

— Seigneur comte, s’écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur mon honneur…

— Où est-il, votre honneur ? reprit le comte, est-il dans votre oreille gauche ? » Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d’une leçon pareille à celle que l’autre venait de recevoir.

« Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto, reprenant sa présence d’esprit, pour ne pas savoir qu’il n’aurait jamais commis une pareille balourdise ?

— Commise ou non, répondit sèchement le comte, c’est la chose du monde la plus indifférente pour moi en ce moment. » Et il alla s’asseoir auprès de Consuelo.