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Consuelo/Chapitre XIV

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Michel Lévy (tome Ip. 107-118).

XIV.

« Je t’avoue que j’en suis éperdument amoureux, disait cette même nuit le comte Zustiniani à son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.

— C’est me signifier que je dois me garder de le devenir, répondit le jeune et brillant Barberigo ; et je me soumets, car tes droits priment les miens : cependant si la Corilla réussissait à te reprendre dans ses filets, tu aurais la bonté de m’en avertir, et je pourrais alors essayer de me faire écouter ?…

— N’y songe pas, si tu m’aimes. La Corilla n’a jamais été pour moi qu’un amusement. Je vois à ta figure que tu me railles ?

— Non, mais je pense que c’est un amusement un peu sérieux que celui qui nous fait faire de telles dépenses et de si grandes folies.

— Prenons que je porte tant d’ardeur dans mes amusements que rien ne me coûte pour les prolonger. Mais ici c’est plus qu’un désir ; c’est, je crois, une passion. Je n’ai jamais vu de créature aussi étrangement belle que cette Consuelo ; c’est comme une lampe qui pâlit de temps en temps, mais qui, au moment où elle semble prête à s’éteindre, jette une clarté si vive que les astres, comme disent nos poëtes, en sont éclipsés.

— Ah ! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette collerette blanche, cette toilette à demi pauvre et à demi dévote, cette tête pâle, calme, sans éclat au premier regard, ces manières rondes et franches, cette étonnante absence de coquetterie, comme tout cela se transforme et se divinise lorsqu’elle s’inspire de son propre génie pour chanter ! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinées de cette ambition naissante !

— Que ne suis-je assuré de ce bonheur que tu m’envies ! mais je suis tout effrayé au contraire de ne trouver là aucune des passions féminines que je connais, et qui sont si faciles à mettre en jeu. Conçois-tu, ami, que cette fille soit restée une énigme pour moi, après toute une journée d’examen et de surveillance ? Il me semble, à sa tranquillité et à ma maladresse, que je suis déjà épris au point de ne plus voir clair.

— Certes, tu es épris plus qu’il ne faudrait, puisque tu es aveugle. Moi, que l’espérance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d’innocence ; elle aime le petit Anzoleto ; elle l’aimera encore pendant quelques jours ; et si tu brusques cet attachement d’enfance, tu lui donneras des forces nouvelles. Mais si tu parais ne point t’en occuper, la comparaison qu’elle fera entre lui et toi refroidira bientôt son amour.

— Mais il est beau comme Apollon, ce petit drôle, il a une voix magnifique ; il aura du succès. Déjà la Corilla en était folle. Ce n’est pas un rival à dédaigner auprès d’une fille qui a des yeux.

— Mais il est pauvre, et tu es riche ; inconnu, et tu es tout-puissant, reprit Barberigo. L’important serait de savoir s’il est son amant ou son ami. Dans le premier cas, le désabusement arrivera plus vite que Consuelo ; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une incertitude, qui prolongeront tes angoisses.

— Il me faudrait donc désirer ce que je crains horriblement, ce qui me bouleverse de rage rien que d’y songer ! Toi, qu’en penses-tu ?

— Je crois qu’ils ne sont point amants.

— Mais c’est impossible ! L’enfant est libertin, audacieux, bouillant : et puis les mœurs de ces gens-là !

— Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n’es pas bien expérimenté encore, malgré tous tes succès auprès des femmes, cher Zustiniani, si tu ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous les regards de cette fille, qu’elle est aussi pure que le cristal au sein du rocher.

— Tu me transportes de joie !

— Prends garde ! c’est une folie, un préjugé ! Si tu aimes Consuelo, il faut la marier demain, afin que dans huit jours son maître lui ait fait sentir le poids d’une chaîne, les tourments de la jalousie, l’ennui d’un surveillant fâcheux, injuste, et infidèle ; car le bel Anzoleto sera tout cela. Je l’ai assez observé hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour être à même de lui prophétiser ses torts et ses malheurs. Suis mon conseil, ami, et tu m’en remercieras bientôt. Le lien du mariage est facile à détendre entre gens de cette condition ; et tu sais que, chez ces femmes-là, l’amour est une fantaisie ardente qui ne s’exalte qu’avec les obstacles.

— Tu me désespères, répondit le comte, et pourtant je sens que tu as raison. »

Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n’en perdait pas une syllabe. Après avoir quitté Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie, était revenu rôder autour du palais de son protecteur, pour s’assurer qu’il ne machinait pas un de ces enlèvements si fort à la mode en ce temps-là, et dont l’impunité était à peu près garantie aux patriciens. Il ne put en entendre davantage ; car la lune, qui commençait à monter obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en plus nette, son ombre sur le pavé, et les deux seigneurs, s’apercevant ainsi de la présence d’un homme sous le balcon, se retirèrent et fermèrent la croisée.

Anzoleto s’esquiva, et alla rêver en liberté à ce qu’il venait d’entendre. C’en était bien assez pour qu’il sût à quoi s’en tenir, et pour qu’il fît son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami. Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la Corte-Minelli. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l’immobilité de la mort. La fraîcheur de l’aube l’avait tirée de son évanouissement, et elle s’était jetée sur sa couche sans avoir la force de se déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s’impatientant et s’effrayant de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant pas sans quelque bruit ; mais Consuelo, brisée de fatigue, n’en fut point éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s’agenouiller à son chevet, où il resta jusqu’à ce qu’elle ouvrit les yeux. En le trouvant là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie ; mais, retirant aussitôt ses bras qu’elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un mouvement d’effroi.

« Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m’embrasser, tu veux me fuir ! lui dit-il avec douleur. Ah ! que je suis cruellement puni de ma faute ! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami. Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh ! pardonne-moi, ma sœur ; c’est la première et la dernière fois de ta vie que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je n’offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables. Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te respecter comme je t’ai respectée jusqu’à ce jour, et de ne pas te demander un seul baiser, si tu l’exiges, tant que le prêtre ne nous aura pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo ? ».

Consuelo ne répondit qu’en pressant la tête blonde du Vénitien sur son cœur et en l’arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea ; et bientôt après, retombant sur son dur petit oreiller : « Je t’avoue, lui dit-elle, que je suis anéantie ; car je n’ai pu fermer l’œil de toute la nuit. Nous nous étions si mal quittés !

— Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto ; souviens-toi de cette nuit où tu m’as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu priais et que tu travaillais à cette petite table. C’est à mon tour de garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant ; je vais feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras une heure ou deux. Personne ne s’occupera de nous (si on s’en occupe aujourd’hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance que tu me pardonnes et que tu crois en moi. »

Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l’embrassa au front, et s’installa devant la petite table, tandis qu’elle goûtait un sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.

Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d’innocence auprès de cette jeune fille, pour qu’il lui fût bien difficile, après un seul jour d’agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C’était pour ainsi dire l’état normal de son âme que cette affection fraternelle. D’ailleurs ce qu’il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions : merci, mes beaux seigneurs, se disait-il en lui-même ; vous m’avez donné des leçons de morale à votre usage dont le petit drôle saura profiter ni plus ni moins qu’un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit l’amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût, nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de l’infidélité, et même des joies de l’amour. Illustre et profond Barberigo, vos prophéties portent conseil, et il fait bon d’aller à votre école !

En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu à son tour par la fatigue d’une nuit presque blanche, s’assoupit de son côté, la tête dans ses mains et les coudes sur la table. Mais son sommeil fut léger ; et, le soleil commençant à baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait encore. Les feux du couchant, pénétrant par la fenêtre, empourpraient d’un superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s’était fait, de sa mantille de mousseline blanche, un rideau attaché aux pieds du crucifix de filigrane qui était cloué au mur au-dessus de sa tête. Ce voile léger retombait avec grâce sur son corps souple et admirable de proportions ; et dans cette demi-teinte rose, affaissée comme une fleur aux approches du soir, les épaules inondées de ses beaux cheveux sombres sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle était si chaste et si divine, qu’Anzoleto s’écria dans son cœur : ah ! comte Zustiniani ! que ne peux-tu la voir en cet instant, et moi auprès d’elle, gardien jaloux et prudent d’un trésor que tu convoiteras en vain !

Au même instant un faible bruit se fit entendre au dehors ; Anzoleto reconnut le clapotement de l’eau au pied de la masure où était située la chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient à cette pauvre Corte-Minelli ; d’ailleurs un démon tenait en éveil les facultés divinatoires d’Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit à une petite lucarne percée près du plafond sur la face de la maison que baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la rive. Il fut incertain s’il éveillerait son amie, ou s’il tiendrait la porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un sang-froid diabolique et d’aller entr’ouvrir la porte, afin qu’on pût entrer sans obstacle et sans bruit ; puis il se remit devant la petite table, prit une plume, et feignit d’écrire des notes. Son cœur battait violemment, mais sa figure était calme et impénétrable.

Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences de misère qu’il jugeait être les meilleures conditions possibles pour favoriser son plan de corruption. Il apportait l’engagement de Consuelo déjà signé de lui, et ne pensait point qu’avec un tel passe-port il dût essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges, sous l’œil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani perdit contenance, s’embarrassa dans son manteau qu’il portait drapé sur l’épaule d’un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le lit et la table sans savoir à qui s’adresser. Anzoleto était vengé de la scène de la veille à l’entrée de la gondole.

« Mon seigneur et maître ! s’écria-t-il en se levant enfin comme surpris par une visite inattendue : je vais éveiller ma… fiancée.

— Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop heureux de la voir ainsi. Je te défends de l’éveiller. »

« Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto ; c’est tout ce que je demandais. »

Consuelo ne s’éveilla point ; et le comte, baissant la voix, se composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans contrainte.

« Tu avais raison, Zoto, dit-il d’un air aisé ; Consuelo est la première chanteuse de l’Italie, et j’avais tort de douter qu’elle fût la plus belle femme de l’univers.

— Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant ! dit Anzoleto avec malice.

— Tu m’as sans doute accusé auprès d’elle de toutes mes grossièretés ? Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.

— Vous nuire, mon cher seigneur ! Ah ! comment le pourrais-je, quand même j’en aurais la pensée ? »

Consuelo s’agita un peu.

« Laissons-la s’éveiller sans trop de surprise, dit le comte, et débarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l’acte de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obéi à son ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu’elle ouvre les siens.

— Un engagement avant l’épreuve des débuts ! Mais c’est magnifique, ô mon noble patron ! Et le début tout de suite ? avant que l’engagement de la Corilla soit expiré ?

— Ceci ne m’embarrasse point. Il y a un dédit de mille séquins avec la Corilla : nous le paierons ; la belle affaire !

— Mais si la Corilla suscite des cabales ?

— Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.

— Vive Dieu ! Rien ne gêne votre seigneurie.

— Oui, Zoto, répondit le comte d’un ton raide, nous sommes comme cela ; ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.

— Et les conditions de l’engagement sont les mêmes que pour la Corilla ? Pour une débutante sans nom, sans gloire, les mêmes conditions que pour une cantatrice illustre, adorée du public ?

— La nouvelle cantatrice le sera davantage ; et si les conditions de l’ancienne ne la satisfont pas, elle n’aura qu’un mot à dire pour qu’on double ses appointements. Tout dépend d’elle, ajouta-t-il en élevant un peu la voix, car il s’aperçut que la Consuelo s’éveillait : son sort est dans ses mains. »

Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut frotté les yeux et assuré que ce n’était point un rêve, elle se glissa dans sa ruelle sans trop songer à l’étrangeté de sa situation, releva sa chevelure sans trop s’inquiéter de son désordre, s’enveloppa de sa mantille, et vint avec une confiance ingénue se mêler à la conversation.

« Seigneur comte, dit-elle, c’est trop de bontés ; mais je n’aurai pas l’impertinence d’en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant d’avoir essayé mes forces devant le public ; ce ne serait point délicat de ma part. Je peux déplaire, je peux faire fiasco, être sifflée. Que je sois enrouée, troublée, ou bien laide ce jour-là, votre parole serait engagée, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fière pour en abuser.

— Laide ce jour-là, Consuelo ! s’écria le comte en la regardant avec des yeux enflammés ; laide, vous ? Tenez, regardez-vous comme vous voilà, ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son miroir. Si vous êtes adorable dans ce costume, que serez-vous donc, couverte de pierreries et rayonnante de l’éclat du triomphe ? »

L’impertinence du comte faisait presque grincer les dents à Anzoleto. Mais l’indifférence enjouée avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs le calma aussitôt.

« Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu’il approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir ; je n’en ai jamais eu d’autre, et j’y tiens parce qu’il ne m’a jamais abusée. Laide ou belle, je refuse vos prodigalités. Et puis je dois vous dire franchement que je ne débuterai pas, et que je ne m’engagerai pas, si mon fiancé que voilà n’est engagé aussi ; car je ne veux ni d’un autre théâtre ni d’un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous séparer, puisque nous devons nous marier. »

Cette brusque déclaration étourdit un peu le comte ; mais il fut bientôt remis.

« Vous avez raison, Consuelo, répondit-il : aussi mon intention n’est-elle pas de jamais vous séparer. Zoto débutera en même temps que vous. Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que remarquable, est encore inférieur au vôtre…

— Je ne crois point cela, monseigneur, répliqua vivement Consuelo en rougissant, comme si elle eût reçu une offense personnelle.

— Je sais qu’il est votre élève, beaucoup plus que celui du professeur que je lui ai donné, répondit le comte en souriant. Ne vous en défendez pas, belle Consuelo. En apprenant votre intimité, le Porpora s’est écrié : je ne m’étonne plus de certaines qualités qu’il possède et que je ne pouvais pas concilier avec tant de défauts !

— Grand merci au signor professor ! dit Anzoleto en riant du bout des lèvres.

— Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d’ailleurs lui donnera un démenti, à ce bon et cher maître.

— Le bon et cher maître est le premier juge et le premier connaisseur de la terre en fait de chant, répliqua le comte. Anzoleto profitera encore de vos leçons, et il fera bien. Mais je répète que nous ne pouvons fixer les bases de son engagement, avant d’avoir apprécié le sentiment du public à son égard. Qu’il débute donc, et nous verrons à le satisfaire suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.

— Qu’il débute donc, et moi aussi, reprit Consuelo ; nous sommes aux ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant l’épreuve, j’y suis déterminée…

— Vous n’êtes pas satisfaite des conditions que je vous propose, Consuelo ? Eh bien, dictez-les vous-même : tenez, voici la plume, rayez, ajoutez ; ma signature est au bas. »

Consuelo prit la plume. Anzoleto pâlit ; et le comte, qui l’observait, mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu’il tortillait entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et écrivit sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte : « Anzoleto et Consuelo s’engageront conjointement aux conditions qu’il plaira à monsieur le comte Zustiniani de leur imposer après leurs débuts, qui auront lieu le mois prochain au théâtre de San-Samuel. » Elle signa rapidement et passa ensuite la plume à son amant.

« Signe sans regarder, lui dit-elle ; tu ne peux faire moins pour prouver ta gratitude et ta confiance à ton bienfaiteur. »

Anzoleto avait lu d’un clin d’œil avant de signer ; lecture et signature furent l’affaire d’une demi-minute. Le comte lut par-dessus son épaule.

« Consuelo, dit-il, vous êtes une étrange fille, une admirable créature, en vérité ! Venez dîner tous les deux avec moi », dit-il en déchirant le contrat et en offrant sa main à Consuelo, qui accepta, mais en le priant d’aller l’attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu’elle ferait un peu de toilette.

Décidément, se dit-elle dès qu’elle fut seule, j’aurai le moyen d’acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d’indienne, rajusta ses cheveux, et bondit dans l’escalier en chantant à pleine voix une phrase éclatante de force et de fraîcheur. Le comte, par excès de courtoisie, avait voulu l’attendre avec Anzoleto sur l’escalier. Elle le croyait plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s’en dégageant avec prestesse, elle prit sa main et la porta à ses lèvres, à la manière du pays, avec le respect d’une inférieure qui ne veut point escalader les distances : puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiancé, et alla, toute joyeuse et toute folâtre, sauter dans la gondole, sans attendre l’escorte cérémonieuse du protecteur un peu mortifié.