Consuelo/Notice

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Michel Lévy (tome Ip. 1-4).
Chapitre I  ►

NOTICE

Ce long roman de Consuelo, suivi de la Comtesse de Rudolstadt et accompagné, lors de sa publication dans la Revue indépendante, de deux notices sur Jean Ziska et Procope le Grand, forme un tout assez important comme appréciation et résumé de mœurs historiques. Le roman n’est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l’aventure, a-t-on dit ; il manque de proportion. C’est l’opinion de mes amis, et je la crois fondée. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un décousu, mais dans une sinuosité exagérée d’événements, a été l’effet de mon infirmité ordinaire : l’absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand l’ouvrage, terminé, est entier dans mes mains. Mais la grande consommation de livres nouveaux qui s’est faite de 1835 à 1845 particulièrement, la concurrence des journaux et des revues, l’avidité des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de production rapide et de publication pour ainsi dire forcée. Je m’intéressais vivement au succès de la Revue indépendante, fondée par mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuée par mes amis Ferdinand François et Pernet. J’avais commencé Consuelo avec le projet de ne faire qu’une nouvelle. Ce commencement plut, et on m’engagea à le développer, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitième siècle offrait d’intérêt sous le rapport de l’art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d’une façon très-hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et piquant à établir sans trop de fantaisie.

Dès lors, j’avançai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et produisant aussitôt, pour chaque numéro de la Revue (car on me priait de ne pas m’interrompre), un fragment assez considérable.

Je sentais bien que cette manière de travailler n’était pas normale et offrait de grands dangers ; ce n’était pas la première fois que je m’y étais laissé entraîner ; mais, dans un ouvrage d’aussi longue haleine et appuyé sur tant de réalités historiques, l’entreprise était téméraire. La première condition d’un ouvrage d’art, c’est le temps et la liberté. Je parle ici de la liberté qui consiste à revenir sur ses pas quand on s’aperçoit qu’on a quitté son chemin pour se jeter dans une traverse ; je parle du temps qu’il faudrait se réserver pour abandonner les sentiers hasardeux et retrouver la ligne droite. L’absence de ces deux sécurités, crée à l’artiste une inquiétude fiévreuse, parfois favorable à l’inspiration, parfois périlleuse pour la raison, qui, en somme, doit enchaîner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnée dans un travail de ce genre.

Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu’on travaille aussi vite qu’on voudra et qu’on pourra : le temps ne fait rien à l’affaire ; mais entre la création spontanée et la publication, il faudrait absolument le temps de relire l’ensemble et de l’expurger des longueurs qui sont précisément l’effet ordinaire de la précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l’artiste a besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.

Je me suis donc presque toujours abstenue depuis, d’agir avec cette complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se sont aperçus d’une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je m’étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après la voyageuse Consuelo. Je sentais là un beau sujet, des types puissants, une époque et des pays semés d’accidents historiques, dont le côté intime était précieux à explorer ; et j’avais regret de ne pouvoir reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j’avançais au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.

Il y a dans Consuelo et dans la Comtesse de Rudolstadt, des matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c’est d’avoir entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient à foison dans les lectures dont j’accompagnais mon travail. Il y avait là plus d’une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement mes conquêtes.

Tel qu’il est, l’ouvrage a de l’intérêt et, contre ma coutume quand il s’agit de mes ouvrages, j’en conseille la lecture. On y apprendra beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits, mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les préoccupations et, par conséquent, sur l’esprit du siècle de Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro : siècle étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des révolutions formidables !

Que l’on fasse bon marché de l’intrigue et de l’invraisemblance de certaines situations ; que l’on regarde autour de ces gens et de ces aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n’ai rien inventé, un monde qui a existé et qui a été beaucoup plus fantastique que mes personnages et leurs vicissitudes : de sorte que je pourrais dire que ce qu’il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui s’est passé dans la réalité des choses.

GEORGE SAND.
Nohant, 15 septembre 1854.