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Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 01

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I.

« Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tête tant qu’il vous plaira ; la plus sage et la meilleure d’entre vous, c’est… Mais je ne veux pas le dire ; car c’est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l’instant même cette rare vertu que je vous souhaite…

In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, chanta la Costanza d’un air effronté.

Amen, chantèrent en chœur toutes les autres petites filles.

— Vilain méchant ! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et ridés que le maître de chant laissait dormir allongés sur le clavier muet de l’orgue.

— À d’autres ! dit le vieux professeur, de l’air profondément désabusé d’un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs générations d’enfants femelles. Il n’en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant ses lunettes dans leur étui et sa tabatière dans sa poche, sans lever les yeux sur l’essaim railleur et courroucé, que cette sage, cette docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n’est pas vous, signora Clorinda ; ni vous, signora Costanza ; ni vous non plus, signora Zulietta ; et la Rosina pas davantage, et Michela encore moins…

— En ce cas, c’est moi… — Non, c’est moi… — Pas du tout, c’est moi ? — Moi ! — Moi ! s’écrièrent de leurs voix flûtées ou perçantes une cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se précipitant comme une volée de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laissé à sec sur la grève par le retrait du flot. »

Le coquillage, c’est-à-dire le maestro (et je soutiens qu’aucune métaphore ne pouvait être mieux appropriée à ses mouvements anguleux, à ses yeux nacrés, à ses pommettes tachetées de rouge, et surtout aux mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque professorale) ; le maestro, dis-je, forcé par trois fois de retomber sur la banquette après s’être levé pour partir, mais calme et impassible comme un coquillage bercé et endurci dans les tempêtes, se fit longtemps prier pour dire laquelle de ses élèves méritait les éloges dont il était toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin, cédant comme à regret à des prières que provoquait sa malice, il prit le bâton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s’en servit pour séparer et resserrer sur deux files son troupeau indiscipliné. Puis avançant d’un air grave entre cette double haie de têtes légères, il alla se poser dans le fond de la tribune de l’orgue, en face d’une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n’être pas distraite par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n’être incommode à personne, tortillée et repliée sur elle-même comme un petit singe ; lui, solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger Pâris adjugeant la pomme, non à la plus belle, mais à la plus sage.

« Consuelo ? l’Espagnole ? » s’écrièrent tout d’une voix les jeunes choristes, d’abord frappées de surprise. Puis un éclat de rire universel, homérique, fit monter enfin le rouge de l’indignation et de la colère au front majestueux du professeur.

La petite Consuelo, dont les oreilles bouchées n’avaient rien entendu de tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans rien voir, tant elle était absorbée par son travail, demeura quelques instants insensible à tout ce tapage. Puis enfin, s’apercevant de l’attention dont elle était l’objet, elle laissa tomber ses mains de ses oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux à terre ; elle resta ainsi pétrifiée d’étonnement, non confuse, mais un peu effrayée, et finit par se lever pour regarder derrière elle si quelque objet bizarre ou quelque personnage ridicule n’était point, au lieu d’elle, la cause de cette bruyante gaîté.

« Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s’expliquer davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le Salve Regina de Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda étudie depuis un an. »

Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni embarras, suivit le maître de chant jusqu’à l’orgue, où il se rassit et, d’un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo, avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes voûtes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût jamais fait retentir. Elle chanta le Salve Regina sans faire une seule faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fût complétement juste, plein, soutenu ou brisé à propos ; et suivant avec une exactitude toute passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du bonhomme, elle fit, avec l’inexpérience et l’insouciance d’un enfant, ce que la science, l’habitude et l’enthousiasme n’eussent pas fait faire à un chanteur consommé : elle chanta avec perfection. « C’est bien, ma fille, lui dit le vieux maître toujours sobre de compliments. Tu as étudié avec attention et tu as chanté avec conscience. La prochaine fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t’ai enseignée.

Si Signor professore, répondit Consuelo. À présent je puis m’en aller ?

— Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la leçon est finie. »

Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit éventail de papier noir, inséparable jouet de l’Espagnole aussi bien que de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien qu’elle l’eût toujours auprès d’elle. Puis elle disparut derrière les tuyaux de l’orgue, descendit avec la légèreté d’une souris l’escalier mystérieux qui ramène à l’église, s’agenouilla un instant en traversant la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en prit ; et, tout en le regardant droit au visage avec l’aplomb d’une petite fille qui ne se croit point et se ne sent point encore femme, elle mêla son signe de croix et son remercîment d’une si plaisante façon, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit à rire aussi ; et tout à coup, comme si elle se fût rappelé qu’on l’attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l’église, les degrés et le portique en un clin d’œil.

Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans la vaste poche de son gilet, et s’adressant aux écolières silencieuses : « Honte à vous ! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite fille, la plus jeune d’entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est seule capable de chanter proprement un solo ; et dans les chœurs, quelque sottise que vous fassiez autour d’elle, je la retrouve toujours aussi ferme et aussi juste qu’une note de clavecin. C’est qu’elle a du zèle, de la patience, et ce que vous n’avez pas et que vous n’aurez jamais, toute tant que vous êtes, de la conscience !

— Ah ! voilà son grand mot lâché ! s’écria la Costanza dès qu’il fut sorti. Il ne l’avait dit que trente-neuf fois durant la leçon, et il ferait une maladie s’il n’arrivait à la quarantième.

– Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès ! dit la Zulietta. Elle est si pauvre ! elle ne songe qu’à se dépêcher d’apprendre quelque chose pour aller gagner son pain.

— On m’a dit que sa mère était une Bohémienne, ajouta la Michelina, et que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir ici. On ne saurait nier qu’elle a une belle voix ; mais elle n’a pas l’ombre d’intelligence, cette pauvre enfant ! Elle apprend par cœur, elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons poumons font le reste.

– Qu’elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui disputer ces avantages s’il me fallait échanger ma figure contre la sienne.

— Vous n’y perdriez déjà pas tant ! reprit Costanza, qui ne mettait pas beaucoup d’entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.

– Elle n’est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un cierge pascal, et ses grands yeux ne disent rien du tout ; et puis toujours si mal habillée. Décidément c’est une laideron.

– Pauvre fille ! c’est bien malheureux pour elle, tout cela : point d’argent, et point de beauté !

C’est ainsi qu’elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu’elles se consolèrent en la plaignant, de l’avoir admirée tandis qu’elle chantait.