Les Contes de Canterbury/Conte de Chaucer sur Sire Topaze
Quand tout ce miracle fut dit, chacun
demeura sérieux, que c’était merveille ;
enfin notre hôte se mit à gaber,
puis pour la première fois il jeta les yeux sur moi
et m’interpella ainsi : « Qui es-tu ? (dit-il ;)
à ton air on dirait que tu suis la piste d’un lièvre,
car je te vois toujours l’œil fiché en terre.
Approche un peu, et lève-moi les yeux gaîment.
Allons, garez-vous, messieurs, et faites place à cet homme ;
il a la taille aussi bien prise que moi ;
il ferait fine poupée à enlacer pour le bras
d’une femme, menue et jolie de visage !
Il semble mal luné à ses façons
car il ne dit mot aimable à personne.
Dis-nous quelque chose à ton tour, comme ont fait les autres ;
conte-nous une joyeuse histoire, et cela tout de suite. »
« Hôtelier, (lui dis-je,) ne le prends pas mal,
car, je t’assure, je ne sais pas d’autre histoire
qu’une rime que j’ai apprise voilà longtemps. »
« Soit ! cela fera, (dit-il.) Or ça, nous allons entendre
quelque chose de rare, si j’en juge par sa mine. »
Oyez, seigneurs, en bonne entente
et je vous vais dire en vérité
toute d’un chevalier qui fut beau et galant
à la bataille et au tournoi ;
son nom était Sire Topaze.
Il était né en lointaine contrée,
en Flandre, par delà la mer,
à Popering, dans le manoir ;
son père était un très noble homme
et seigneur était de cette contrée
par la grâce de Dieu.
Sire Topaze devint un preux varlet[2] ;
sa face était blanche comme pain-demain[3],
son teint ressemble à l’écarlate en graine[4],
et, je vous le donne pour très certain,
il avait un joli nez.
Ses cheveux, sa barbe étaient comme safran,
celle-ci lui descendait à la ceinture :
Ses souliers étaient en cuir de Cordoue ;
de Bruges étaient ses chausses brunes ;
sa robe était de ciclaton[5]
qui coûtait maint sol génois[6].
Il savait chasser les bêtes sauvages,
et sur son cheval aller voler en rivière[7],
un autour gris sur la main ;
avec cela il était bon archer,
a la lutte il n’avait pas son pair,
là où un bélier est le prix.
Maintes et maintes filles belles comme le jour
soupirent après lui dans leur chambre par amour,
à qui vaudrait mieux de dormir ;
mais il était chaste et non lécheur[8]
et suave comme la fleur d’églantier
qui porte la cenelle rouge.
Et ainsi il advint un jour,
en vérité je puis vous le dire,
que Sire Topaze voulut faire une chevauchée ;
il monta sur son coursier gris,
dans sa main une lance-zagaie[9],
une longue épée à son côté.
Il pique des deux par la forêt
où est mainte bête fauve,
oui-da, chevreuil et lièvre ;
et comme il piquait vers le nord et vers l’est,
je vous le dis, peu s’en fallut
qu’il ne lui advint fâcheux ennui.
Là poussent herbes grandes et petites,
la réglisse et le citoal[10],
et maint clou de girofle,
et la noix muscade pour mettre dans l’ale,
qu’icelle soit fraîche ou éventée,
ou pour mettre dans un coffret.
Les oiseaux chantent, il n’y a pas à dire non,
l’émouchet et le papegai,
que c’était joie de les entendre ;
la grive mâle aussi disait son lai,
la colombe des bois sur la branchette
chantait haut et clair.
Sire Topaze tomba en langueur d’amour
quand il entendit la grive chanter,
et éperonna comme s’il était fol :
son beau coursier sous son éperon
suait tant qu’on eût pu le tordre,
ses flancs étaient tout en sang.
Sire Topaze aussi tant devint las
d’éperonner sur l’herbe molle
(si farouche était son courage[11] !)
qu’il mit pied à terre en ce lieu
pour permettre à son cheval quelque soulas,
et lui donna bon fourrage.
« Ô Sainte Marie, benedicite !
Que me veut ce cruel amour
pour me lier si fort ?
J’ai rêvé toute cette nuit, de par Dieu !
qu’une reine des elfes sera mon amante
et dormira sous mon manteau.
C’est une reine des elfes que je veux aimer, par ma foi !
car en ce monde il n’est femme
digne d’être ma compagne
à la ronde ;
à toute autre femme je renonce,
et je vais aller quérir une reine des elfes
par monts et aussi par vaux ! »
Aussitôt il remonta en selle,
et voici qu’il pique par dessus pierre et barrière
pour apercevoir une reine des elfes ;
si longtemps il a chevauché et couru
qu’il a trouvé, dans une retraite cachée,
le pays de féerie
tant sauvage ;
car en ce pays n’était personne
qui vers lui osât venir à cheval ou à pied,
ni femme ni enfant.
Enfin survint un grand géant,
son nom était Sire Olifant,
c’est un héros périlleux.
Il dit : « Enfant, par Termagant[12],
si tu ne galopes vite hors de mon séjour,
sur-le-champ je tue ton coursier
avec cette masse.
C’est ici qu’est la reine de Féerie,
avec harpe et pipeau et symphonie
elle habite en ce lieu. »
L’Enfant dit : « Sur ma vie,
demain je viendrai me mesurer avec toi
quand j’aurai mon armure ;
et j’espère bien, par ma foi !
qu’avec cette lance-zagaie
je te le ferai payer cher ;
ta panse
je la percerai, si je le puis,
avant que le jour ait passé prime
car ici tu seras tué. »
Sire Topaze tourne bride au plus vite ;
le géant lui jeta des pierres
avec une terrible fronde[13] ;
mais l’enfant Topaze l’échappe belle ;
et ce fut tout grâce à Dieu
et à sa belle attitude.
Écoutez encore, seigneurs, mon conte
plus plaisant que le rossignol,
car je vais vous gazouiller maintenant
comment Sire Topaze à la taille fine
chevauchant par mont et par val
est revenu chez lui.
À ses joyeux compagnons il commanda
de lui faire fête et liesse,
car il lui faut se battre
contre un géant à trois têtes,
pour l’amour et la joyeuseté
de quelqu’une qui brillait comme un astre,
« Faites venir, dit-il, mes ménestrels
et gesteurs pour conter des contes
sur-le-champ en m’armant ;
des romans sur thèmes royaux,
et de papes et de cardinaux,
et aussi de plaisir d’amour. »
Ils lui apportèrent d’abord le vin doux
et l’hydromel dans un bol d’érable
et de royales épices
de gingembre qui était très fin,
et de réglisse, et aussi de cumin,
avec du sucre qui est tant exquis.
Il revêtit contre sa blanche peau,
d’étoffe de lin fin et clair
des chausses et aussi une chemise ;
et sur sa chemise un hoqueton[14]
et par dessus un haubergeon[15]
pour préserver des pointes son cœur ;
Et, par dessus, un beau haubert
tout orné de joaillerie[16],
il était très fort de cuirasse ;
et par dessus cela sa cotte d’armes
aussi blanche que fleur de lis,
en laquelle il va se battre.
Son écu était tout d’or rouge,
et au milieu était une tête de sanglier
auprès d’un escarboucle ;
et alors il jura, par l’ale et le pain,
que « ce géant mourrait,
arrive que voudrait ! »
Ses jambières étaient de cuir bouilli,
la gaine de son épée d’ivoire,
son heaume de laiton brillant,
la selle était d’os de rochal[17],
sa bride comme le soleil brillait,
ou comme le clair de lune.
Sa lance était de fort cyprès
qui présage guerre et nullement paix,
la tête aiguisée très pointue ;
son coursier était tout gris pommelé,
il va l’amble sur les chemins
tout doucement et rondement
par le pays.
Voici, seigneurs, un chant fini !
Si vous en voulez davantage
Je vais essayer d’en conter encore.
À présent tenez votre langue, par charité,
ensemble chevalier et noble dame,
de bataille et de chevalerie
et de galanterie
je vais sur-le-champ vous entretenir.
On parle de romans de prix,
de l’Enfant Horn et d’Ypotis,
de Bevis et de Sire Guy,
de Sire Libeux et de Plein-d’amour[18] ;
mais Sire Topaze emporte la fleur
de royale chevalerie.
Il enfourcha son bon coursier
et s’élança sur son chemin
comme l’étincelle jaillit du tison ;
sur son cimier il portait une tour
et dessus était piquée une fleur de lis.
Dieu garde son corps de tout mal !
Et comme il était chevalier aventureux
il ne voulut dormir dans nulle maison
et s’étendit dans son capuchon ;
son heaume brillant fut son oreiller,
et près de lui il repaît son destrier
d’herbes belles et bonnes.
Lui-même buvait de l’eau des puits
comme fit le Chevalier Sire Percival
si galant sous ses armes,
lorsqu’enfin un beau jour……
- ↑ Dans ce conte, Chaucer parodie les romans de chevalerie qui, de son temps, avaient dégénéré en ballades ou poèmes populaires demi-lyriques. Il désigne en passant, comme ou le verra plus loin, ceux de ces poèmes qui ont surtout attiré sa raillerie. La traduction suffit à faire ressortir la parodie de la matière, mais non celle de la forme. Chaucer s’amuse en effet, sans presque exagérer pourtant, à souligner l’inconsciente drôlerie des stances, avec leur rythme sautillant, leurs épithètes traditionnelles et leurs constantes chevilles. Pour essayer de faire sentir un peu les malices de sa versification, nous donnons quelques stances qui reproduisent assez fidèlement la forme extérieure des siennes et leur trot saccadé.
Oyez, seigneurs, prêtez l’oreille,
Si vous diroi-je grand’merveille,
Histoire de renom,
D’un chevalier bel et courtois
Dans la bataille et les tournois ;
Sire Topaze a nom.
Sur terre étrange il vint au monde,
En Flandre, outre la mer profonde ;
Popering est le lieu ;
Son père estoit homme d’honneur
Et de tout le pays seigneur
Par la grâce de Dieu.
Si grandit-il en preux varlet ;
Sa face est blanche comme lait,
Sa bouche est de coral ;
Son teint semble écarlate en graine,
Et, tenez la chose certaine,
Son nez n’a pas d’égal…
Pucelles belles comme jour
Soupirent pour lui dans la tour
D’amour,
Feroient mieux de dormir ;
Mais il est chaste et non lécheur,
Plus pur que l’églantier en fleur
Que l’été fait rougir…
Il a fourreau d’ivoire blanc,
Heaume de clair laiton brillant,
Jambière de cuir brune ;
D’un os de rochal est sa selle,
Son mors comme un soleil ruisselle,
Ou comme un clair de lune… - ↑ Jeune gentilhomme.
- ↑ Panis dominicus, pain de luxe sur lequel était gravée l’effigie du Sauveur.
- ↑ À la cochenille, i. e. il a le teint cramoisi.
- ↑ Riche étoffe orientale à dessins et brodée d’or ; doublet d’écarlate.
- ↑ Jane : petite monnaie génoise.
- ↑ La chasse au faucon se faisait surtout au bord de l’eau.
- ↑ Lécheur, au vieux sens de débauché.
- ↑ Ou zagaie, javeline mauresque, longue et mince.
- ↑ Vieux nom de la zédoaire.
- ↑ Courage = cœur.
- ↑ Enfant, i. e. jeune écuyer. Termagant ou Tervagant, divinité païenne supposée.
- ↑ Exactement staff sling = fronde fixée au bout d’un bâton.
- ↑ Tunique courte et sans manches.
- ↑ Cotte de mailles.
- ↑ Jewes werk ou travail juif, porte ici le texte ; mais ce semble être une faute pour jewel-work.
- ↑ Dent de morse.
- ↑ Horn, Sir Bevis de Hampton, Sir Guy de Warwick étaient des héros de romans célèbres en Angleterre. Ypotis est le héros d’une légende pieuse. Libeux (Libœus Desconus, ou le bel inconnu) vient de France, comme sans doute Plein-d’amour.