Contes, nouvelles et récits/Le poète en voyage

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I

C’est un rare et charmant instant, dans la vie et le travail d’un écrivain sérieux qui comprend toute sa destinée, l’instant où, content de lui-même et des autres, il entre enfin en pleine possession du succès, de la popularité, de la fortune. Il doutait jusqu’à cette heure, et même aux jours du succès, il se demandait s’il n’était pas le jouet d’un songe, et si le lendemain serait aussi doux que la veille. Il faut tant de soin, de zèle et de bonheur, disons tout, tant de mérite et de talent, pour percer le nuage, et le bruit vient si lentement à l’écrivain ! Quoi de plus triste et rempli des plus terribles angoisses que les premiers commencements du travail littéraire ? On hésite, on se trouble, on étudie, épouvanté de tant d’obstacles, toutes les petites passions de son lecteur. Le style, en même temps, qui se révèle à si peu de beaux esprits singuliers et primesautiers, représente à lui seul une peine infinie. Ah ! que de fois voilà le commençant qui maudit la tâche acceptée ! Il y renonce, il n’en veut plus ; il sera volontiers le soldat, le marin, l’avocat, le marchand ; mais écrire incessamment, écrire aujourd’hu i, demain, toujours : « Non, non, se dit-il, c’est impossible ! » aussi découragé qu’un enfant qui prend le plus proche horizon pour la fin du monde. On composerait une liste originale de très bons écrivains qui se sont arrêtés net au bout du premier sentier.

Mais c’est surtout dans l’art dramatique et parmi les jeunes adeptes de la comédie, ignorants du danger, que se fait sentir un découragement mortel. L’accès est si difficile en ces théâtres, obérés pour la plupart, et qui n’ont pas le temps d’attendre. Il leur faut tant d’argent et tout du suite ! Ils sont si parfaitement incapables de se dire, à l’aspect d’un talent qui vient de naître : « Attendons, faisons-lui place, il aura bientôt son tour. » Non, non ; en vingt-quatre heures, il faut réussir. Tout de suite il faut dominer le caprice et la volonté d’un parterre habitué aux plus vieux effets du mélodrame, et si le jeune homme est vraiment nouveau, si son œuvre a l’accent vrai de la jeunesse, et s’il découvre un petit recoin où pas un, sinon les maîtres, n’a passé avant lui, que d’obstacles encore, et comme il doit se féliciter lorsque enfin, par une suite incroyable de petits bonheurs, il arrive à se dire : « On m’écoute, on me suit, le publie sourit à mon œuvre ; à la fin donc je suis le maître absolu des passions et des volontés d’alentour ! »

Tel était, aux environs de la révolution de 1830, l’aimable et charmant écrivain que nous allons mettre en scène à son tour, et dont le souvenir est resté cher à tous les honnêtes gens qui ont eu l’honneur et le bonheur d’être au rang de ses amis. En venant au monde, il avait apporté les merveilleux instincts du poète comique, à savoir : le dialogue et le trait, le sourire et l’invention. Dédaigneux des chemins frayés, il avait commencé par découvrir les mondes nouveaux dans lesquels sa comédie était appelés, et dans ce monde à part de son invention il avait convoqué des personnages, non pas nouveaux (l’espèce humaine est si vieille, obéissante à de si antiques passions), mais des personnages d’un aspect tout nouveau. Il se servait à plaisir des modes, des travers, des accidents, des opinions de chaque matinée, et, les retraçant d’un crayon léger, il en faisait une image heureuse et ressemblante. Il ne visait pas au chef-d’œuvre, à l’image impérissable, aux grands caractères agissant dans une longue action dramatique, et cependant il finit sans le vouloir, et presque sans le savoir, par atteindre aux honneurs de la grande comédie. A l’heure où cette histoire va commencer, ce modeste ambitieux se contentait volontiers d’une scène agréable et d’un tableau de genre, où des amoureux du vingt ans, le jeune homme en habit du matin et la fillette en négligé, se chantaient d’innocentes chansons.

Mais quoi ! tout le beau monde parisien qui échappait aux violentes émotions de l’Empire, lassé de gloire et de victoire, de lauriers et de guerriers, acceptait franchement cette heureuse comédie en tablier vert, la tête à demi couverte d’un simple chapeau de paille d’Italie. On y respirait une si douce odeur de roses naissantes, de lait chaud et de foin nouveau ! Dans ces bosquets enchantés, les oiseaux de nos jardins chantaient leurs plus douces chansons, et si par hasard on y rencontrait un des vieux soldats de l’Empereur tombé, c’était, le plus souvent, un vieux capitaine, ami de la jeunesse heureuse, paisible confident de petits malheurs qu’il finissait par consoler. Tout chantait, tout souriait dans ces premières comédies que le jeune homme avait rencontrées si plaisantes dans les premiers battements de son cœur. Donc, il effaça sans peine et sans effort tous les faiseurs de comédies ; il n’eut qu’à se montrer pour qu’ils rentrassent dans l’ombre. Ils étaient les représentants d’une époque oubliée ; il était, lui, l’historien des passions présentes. Si bien que tout de suite il fut, parmi nous, riche et populaire, et l’Europe entière ne jura plus que par son génie.

Un seul amuseur peut se comparer à celui-là ; ils étaient du même âge, ils écrivaient à la même époque, mais ils appartenaient à des nations différentes ; cet autre amuseur des jeunes esprits et des honnêtes gens, il s’appelait sir Walter Scott. En moins de cinq ou six années d’études et de succès de tout genre, il advint que notre poète comique était incontestablement le plus rare et le plus charmant esprit de son époque. Il avait accompli à lui seul toute une révolution dans le grand art de corriger doucement les mœurs d’un grand peuple, et de châtier en riant ses passions et ses vices. A lui seul il avait tout deviné, tout découvert et tout mis en ordre en ce monde si nouveau qui avait été l’Empire et n’était déjà plus la Restauration. Le faubourg Saint-Honoré, la Chaussée d’Antin, les maisons modernes, les soldats licenciés à Waterloo, l’active et galante jeunesse, à demi révoltée et fidèle à demi, qui devait remplir de son talent, de son éloquence et de ses vertus viriles tout un règne où la parole était souveraine, où le talent était roi, voilà bien ce que notre auteur avait pressenti dans sa comédie. Il avait accepté glorieusement toutes nos gloires. Il s’était fait l’interprète éloquent de nos justes rancunes ; plus d’une fois il nous avait consolés de nos défaites si récentes et si cruelles, que le nom seul de ces batailles perdues est encore une douleur nationale.

Son intelligence active et dévouée aux plus légère chagrins de cette nation si troublée allait sans cesse et sans fin de l’élégie à la chanson, de la cabane à la maison bourgeoise, du fabricant au soldat laboureur, du vieux marquis ramené par l’exil à l’homme enrichi par la prospérité publique. Il tenait à toutes les conditions ; il mettait en scène les hommes les plus divers ; en un mot, déjà rien ne manquait à sa gloire, à sa fortune au moment où va commencer cette histoire, dans laquelle cet aimable homme, ingénu à ses heures, et cependant d’un esprit si fin, a joué un si beau rôle, et qui convenait si bien à sa bonne grâce, à sa justice, à son bel esprit. A l’exemple de Molière, son maître, il avait deux noms ; le public le connaissait sous son nom de guerre, et l’appelait M. Fauvel.

Dans cette foule d’honnêtes gens qui l’entouraient naturellement d’une admiration dévouée (et voilà la première récompense, et la plus désirable de l’écrivain), il y avait sur les bords de la Saône, dans un petit village abrité de deux collines célèbres dans les vendanges du Maconnais, une dame de Saint-Géran, fille d’un M. Fauvel, gentilhomme breton, et l’on peut bien penser qu’à la faveur de cette communauté de nom propre, elle n’avait pas été la dernière à solliciter l’amitié du jeune homme. A chaque pièce nouvelle il était sûr de recevoir une lettre affable de son amie inconnue, et tantôt elle lui envoyait les meilleurs poulets de sa basse-cour, tantôt le bon vin de ses celliers ; en automne, elle ne lui ménageait ni les raisins ni les pêches. Bref, en toute occasion, elle le traitait en ami, et plus tard, en enfant gâté.

Lui, cependant, s’abandonnait volontiers à ces tendresses innocentes. Il y répondait de son mieux, et le premier exemplaire de chacune de ses comédies, orné d’une petite historiette de la première représentation, devenait la joie et l’orgueil du château de Saint-Géran-surSaône. Plus d’une fois ses propres voisins, quand ils se rendaient à Paris, avaient prié Mme Fauvel de Saint-Géran de leur donner une lettre à porter à son cousin, l’illustre M. Fauvel ; elle avait longtemps hésité ; longtemps elle s’était défendue, elle n’avait pu si bien faire qu’elle n’ont donné, en effet, deux ou trois lettres de recommandation pour son cousin, non pas, certes, sans un certain trouble. Heureusement qu’il est écrit : A bon entendeur, salut ! et que le cousin avait fait bonne grâce aux requêtes de sa cousine, si bien que chez messieurs les vignerons, et chez plus d’un gentilhomme des environs de Mâcon, il était incontestable qu’il y avait parenté formelle entre la dame et le monsieur. M. Fauvel en riait lui-même. « Acceptez, disait-il à ses amis, une aile de ce chapon que ma cousine Fauvel de Saint-Géran engraisse depuis tantôt six mois pour mon dîner du mardi gras. »

Cependant, il n’avait jamais vu la dame, et malgré ses sollicitations pressantes, elle n’était point venue à Paris, si bien que la première ardeur étant passée et les premières amitiés étant faites, on avait commencé par s’écrire un peu moins, puis rarement. Dans l’intervalle était mort M. de Saint-Géran, et maintenant que la dame était une veuve, jeune encore et bonne à marier, elle avait jugé qu’il était sage et prudent d’insister un peu moins sur son cousinage avec le jeune et célèbre poète. Ainsi, peu à peu, la langueur s’était mise entre ces deux amitiés, trop éloignées l’une de l’autre pour qu’elles fussent bien tendres et bien vives. La dame était de bon sens, le jeune homme aussi ; la dame, à raison même de son veuvage, avait sur les bras de grandes affaires dans un pays où le moindre cep de vigne est entouré d’envie et vous fait des jaloux sans nombre. De son côté, le jeune homme, au plus beau moment de son grand succès, ne manquait pas d’amitiés pour l’en distraire. Il était le bienvenu dans les meilleures et les plus considérables maisons de Paris, et c’était à qui le posséderait quatre ou cinq jours dans les plus beaux domaines de Versailles, de Sceaux et de Saint-Germain.

Ainsi, des deux côtés, c’étaient autant de motifs pour que la cousine et le cousin s’oubliassent réciproquement. Les amitiés du monde sont ainsi faites, elles se nouent et se dénouent si volontiers, que ce n’est guère la peine d’en avoir.

Cependant, comme il y avait tantôt dix années que le poète était à l’œuvre et qu’il se sentait las d’écrire, il résolut, un beau jour, pour se donner un vrai congé, de quitter sa bonne ville de Paris, sa mère nourrice qui suffisait à son œuvre entière, et de chercher au loin quelques heures de liberté et de repos. Vous savez déjà qu’il était modeste en toute chose et que, s’il avait un peu d’orgueil, il n’avait point de vanité. Il prit donc, comme un simple voyageur, la diligence du Midi qui passait par le Mâconnais, et quand il vit que la diligence était pleine, il s’en réjouit comme d’un accident favorable à sa profession. Il allait donc voir enfin des gens de la province, et regarder de très près dans ces cavernes. Il allait prêter une oreille attentive à ce babil intarissable, à ces petites ambitions si furieuses pour un rien, à ces avarices gigantesques et sans honte. « Oh là ! se disait-il, ne dormons pas ; écoutons bien, regardons tout. » Mais à peine il eut regardé le paysage pendant deux ou trois heures, il s’endormit d’un sommeil si profond, qu’il fallut le réveiller pour lui dire que l’on était arrivé au Soleil d’or, où le dîner était servi.

Ce Soleil d’or représentait une assez grande auberge, honneur de la contrée, et la table d’hôte, à trois francs par tête, était célèbre à dix lieues à la ronde. On s’assied, on mange, on boit, peu de causerie, et tout au plus quelques gaillardises de commis voyageur. Nulle homme en était consterné.

— Je n’irai pas longtemps ainsi, se disait-il, je prendrai la post à Mâcon, et j’aurai peut-être l’honneur de voyager tout seul.

Ce bon dîner semblait avoir ragaillardi tout le monde. Un petit vin blanc, sentant la pierre à fusil, réjouissait toutes ces têtes. Le conducteur lui-même était sous l’influence de cette innocente orgie, et ne pressait pas trop les voyageurs de remonter à leur place. Il faut vous dire que deux voyageurs s’étaient arrêtés au Soleil d’or, et avaient été remplacés dans la diligence par deux nouveaux venus qui méritaient une certaine attention.

Le premier était un jeune homme, aux cheveux bouclés, porteur d’une veste à boutons d’argent et coiffé d’une casquette prétentieuse où quelque Arachné villageoise avait brodé un sabbat de papillons. Il y en avait de toutes formes et de toutes couleurs : gris, bruns, jaunâtres, il y en avait même un rose au bord de cette aimable coiffure, et tous ces papillons voltigeaient autour de ce rustre endimanché. Dans une poche de côté, il portait un foulard de couleur sang du bœuf, qui lui donnait de loin l’apparence d’un chevalier de la Légion d’honneur. Des guêtres serrées à fond dessinaient une jambe un peu grasse, une rotule épaisse, et laissaient voir un pied plat. Ce jeune homme, évidemment, se croyait le plus beau du monde. Il n’était fille d’auberge qui ne le saluât d’un sourire, et quand il parut à la portière, il y eut dans tout le carrosse une explosion de joie et d’orgueil. « Voilà Romain, disait-on. Ah ! te voilà, Romain ! Bonjour, Romain. » Il saluait à droite, à gauche, et des sourires, et des poignées de main. Un capitaine qui rentrerait dans ses foyer après dix batailles gagnées ne rencontrerait pas plus d’empressement dans son pays natal que ce monsieur Romain, qui était vraiment la coqueluche de la contrée.

[Illustration : L’intérieur de la diligence.]

L’homme qui le suivait, beaucoup plus modeste en sa tenue, obtint à peine quelques regards. A la fin, cependant, tout le monde étant placé, et l’intérieur de la diligence étant encore une fois au grand complet, la voiture se remit en route. Assis dans son coin, le voyageur que nous n’avons pas quitté un seul instant se demandait, déjà très inquiet, quel était ce monsieur Romain, d’où il venait, où il allait, et par quel tour de force il était parvenu, de si bonne heure, à cette étrange popularité.

Tous ces hommes semblaient se connaître. A les voir, à les entendre, on eût dit une compagnie qui se serait donné rendez-vous sur ces banquettes. Ils parlaient tous ensemble, à haute voix, la demande n’attendant pas la réponse, et Dieu sait avec quel accent, dans quel patois, et certains agréments de langage qui n’appartiennent à aucune langue. « Ah ! se disait notre auteur dramatique, me voilà bien dépaysé. Une comédie est là, sous mes yeux, on la joue, et je n’y comprends rien ; on la parle, et pour moi c’est lettre close. » Et véritablement, il assistait à un pandémonium rustique, où toutes les passions déchaînées hurlaient, glapissaient, riaient, badinaient. Je ne sais quoi de sinistre et de malsain était au fond de ces gaietés. Ces messieurs s’amusaient trop pour s’amuser innocemment.

Heureusement que ces grandes joies sont comme la fièvre, intermittentes ; elles s’apaisent assez vite. Après ces grands bruits, le calme et le silence ont leur tour. Peu à peu, maître Romain descendit de son char de triomphe, et, dans un langage assez clair, il expliqua comment il avait été choisi pour venir à bout de certain mariage où il devait trouver, en s’y prenant bien, une grande fortune. Il ne nommait personne, tant il se savait compris de tout le monde, et notre voyageur eut grand’-peine à deviner enfin qu’il s’agissait de la fortune et de la main d’une dame étrangère au pays, veuve depuis un an, restée seule et sans défense au milieu de toutes les difficultés d’un veuvage.

— Par ma foi, disait Romain, en tirant de sa vieille pipe une épaisse fumée, elle m’est bien due ; elle m’a donné, sans reproche, assez de mal. Voilà tan tôt six mois que je la dispute au jeune Hippolyte Cassegrain, au petit Martin, au grand Bernard. Je l’ai jouée au billard, et je l’ai gagnée en cinquante points contre le lieutenant Mitouflet ; je l’ai jouée au piquet en cent points contre le percepteur Morizot. Bref, les voilà tous éconduits ; chacun d’eux m’a fait place, et la ville entière est ma complice. En vain la dame hésite et me fait grise mine, il faudra bien qu’elle cède : il y va de notre gloire à tous. Jusqu’à l’heure où elle dira oui, elle n’aura pas de cesse et de repos, elle n’entendra parler que de Romain : le beau Romain par-ci, le grand Romain par-là. Chacun, s’attelant à mon char, va me prêter toutes les vertus, et de l’argent comme s’il en pleuvait ; à mon nom seul, la fille à marier, et même les gros partis qui ne voudront ni de vous ni de moi feront entendre aux oreilles de la veuve des soupirs à mettre en branle un moulin à vent. Les coquettes diront en minaudant : La femme qui le fixera pourra se vanter d’avoir accompli une œuvre difficile. « Hélas ! diront les prudes, quel dommage ! avec un esprit moins léger, M. Romain eût fait un excellent mari ! » Puis toutes sortes de menus propos : « Avez-vous vu le nouveau cheval de Romain ? l’habit bleu de Romain ? Savez-vous que Romain revient de la capitale, dont il a rapporté certaine cravate bleue à filets roses ? Ah ! gredin de Romain ! »

Ainsi parlait ce rustre au milieu de l’admiration universelle ; en même temps, il faisait craquer l’un après l’autre ses longs doigts garnis de bagues douteuses. Il passait la main dans ses longs cheveux pommadés de vanille et de jasmin ; il étalait sa large poitrine et consultait de temps à autre une montre en or guillochée à Genève. A sa chemise, on voyait briller trois diamants ; on entendait dans sa poche le bruit des écus : il était toute prospérité, toute santé, tout contentement ; chacun le contemplait dans une admiration profonde. Il serait mort sur la place, on eût pris de ses reliques, et l’on se fût divisé sa chaîne d’or, comme on eût fait pour la corde d’un pendu. Tel était fait, construit, soufflé et boursouflé cet homme heureux.

Sitôt qu’il eut compris qu’il allait comprendre enfin quelque chose à ce mystère de jovialité et d’iniquité, M. Fauvel, replié dans son coin et les yeux enfoncés sous la visière de sa casquette de voyage : « Allons, se disait-il, voilà déjà un premier acte assez satisfaisant. Une pauvre femme abandonnée au milieu de ces rustres, aussi pitoyables que des sangsues ; un mari qui vient de mourir, laissant sa veuve et son héritage en proie à toutes les ambitions de la province ; une ville entière qui décide en son âme et conscience que cette infortunée épousera ce triste hère, et qui se fait un point d’honneur de lui donner ce mari ridicule, chacun prenant l’engagement tacite, inavoué, mais certain, d’imposer à cette innocente ce don Juan du fumier. Voilà un beau premier acte. » Et déjà notre homme, esprit inventeur, arrangeait, nommait, disposait ses héros, les faisant aussi pleutres, aussi petits, mesquins, avares, envieux et jaloux qu’il les avait sous les yeux.

La route était montante ; on allait au pas. Le soleil était vif. Les voyageurs, qui avaient bien déjeuné, s’endormaient l’un après l’autre ; on ronflait déjà dans l’intérieur de la diligence, et seuls M. Romain, son homme d’affaires et certain voyageur en vins qui semblait très éveillé, poursuivaient, à voix beaucoup plus basse, la conversation commencée.

— Il était temps, monsieur Romain, disait le commis voyageur, de mettre en avant notre petite conjuration.

La dame était serrée de près par Maître Urbain le notaire, un vrai représentant de l’ancien notariat. Qu’elle eût choisi M. Urbain pour son notaire, et nos projets auraient été bientôt déjoués par cet homme adroit et droit.

— Aussi, reprit M. Romain, j’emmène avec moi un homme d’affaires qui en sait long, et qui en remontrerait à tous les notaires du département. On dit que la dame aurait besoin, pour tout liquider, d’un emprunt de vingt mille francs ; maître Uberti, que voilà, les trouvera facilement sur hypothèque, avec deux pour cent de commission ; donc rien à faire pour maître Urbain : tout au plus le priera-t-on de signer au contrat, s’il ne s’oppose pas trop au régime de la communauté.

— Je me suis laissé dire aussi, reprenait le commis voyageur, qu’il y avait une nièce assez jolie à marier, et que, naturellement, le bien de la dame en serait écorné.

— Ceci est très vrai, reprit M. Romain ; mais il est convenu entre moi et mon ami le baron de Guillegarde, un gaillard qui sait son métier et qui n’a pas froid aux yeux, qu’il épousera la demoiselle, moyennant une très légère indemnité, que je doublerai s’il le faut, en cas de survie.

— Vous avez des intelligences dans la place ? ajoutait le marchand de vins.

— Nous avons contre nous, répondit Romain, une méchante petite servante bretonne que la dame a ramenée il y a quatre ou cinq ans de Rennes, et qui lui est rudement attachée ainsi qu’à Mlle Laure. Oui, mais le factotum de la maison, le fameux Jolibois, m’appartient, et j’ai payé d’un assez bon prix sa vilaine âme. Mais qu’y faire ? Il faut bien que tout le monde vive, et mon lot sera encore assez beau.

— Vous avez raison, monsieur Romain, reprit le voyageur d’une voix plus basse encore, il faut que chacun vive ; et, pour les épingles de mes deux cousines, les demoiselles Levallois, qui tiennent en leurs mains l’âme et l’esprit de votre future épouse, autant que pour ma propre allégeance, il serait bon de convenir entre nous que vous me cédez pendant cinq ans, pour le prix des récoltes ordinaires de chaque année, toute la récolte du clos de Saint-Géran.

— Y pensez-vous ? reprit Romain, Saint-Géran se classe et sera classé avant peu parmi nos meilleurs crus. J’ai déjà obtenu que l’an prochain Saint-Géran serait inscrit en toutes lettres sur la carte des vins de la Maison d’Or, du Café anglais et des Frères Provençaux. Je tiens le traité de ces grandes maisons dans mon portefeuille ; elles payeront l’an prochain quatre cents francs la feuillette que vous voulez avoir pour cent cinquante. Ah ! quelle idée avez-vous là ? Qui, moi, j’irais grever la plus belle part de la fortune de Mme de Saint-Géran, ma future épouse ? Allons, soyez bon homme, un peu moins d’épingles à mesdemoiselles vos cousines, et cherchons, s’il vous plaît, une plus amiable compensation.

Le commis voyageur répondit par une imprécation, mais à voix si basse que M. Fauvel ne put l’entendre. Il était d’ailleurs tout préoccupé de ce nom qu’il attendait si peu et qui le frappait d’une nouvelle épouvante. Était-ce vrai ? S’agissait-il, dans cette affaire ténébreuse, de la fortune et de la main de cette aimable femme qui l’appelait si gentiment mon cousin, et qui lui donnait de si loin, sans le connaître, tant de bons et fidèles témoignages d’une amitié dévouée ? Une grande confusion se faisait en ce moment dans cet esprit si rapide et si vif.

— Non, certes, se disait-il, je ne serai point entré vainement dans cette caverne, et Gil Blas ne va pas céder cette fois encore au capitaine Rolando. Les Crispins , les Frontins, les Mascarilles et les Scapins que j’ai sous les yeux, ne sont pas, certes, plus habiles, plus retors et plus dangereux que nos coquins de comédie, et je ne veux pas que, faute de l’intervention d’un galant homme habile en ces petits mystères, une honnête femme et sa nièce, et sa loyale servante, et ce brave notaire amoureux, mais discret, tombent pêle-mêle dans les embûches de ces Frontins de petite ville. Allons, courage ! et si la dame ici menacée est ma cousine, et si voilà bien le clos de Saint-Géran dont je possède encore une douzaine de vieux échantillons, si la reconnaissance est unie au devoir, et s’il m’est donné de mettre en œuvre à mon tour, pour mon propre compte, la suite ingénieuse des ressources que possède en son esprit un véritable enfant de Molière et de Regnard, certes, je n’aurai point perdu ma journée.

Il se disait cela toujours sous la visière de sa casquette. Les voyageurs avaient commencé par dédaigner cet inconnu ; ils avaient fini par ne plus le voir. Quand le soleil eut disparu, les endormis secouèrent leur torpeur. La conversation interrompue reprit de plus belle ; et maintenant que notre homme était au courant de tous ces discours, il savait à fond la conjuration de tous ces cuistres.

— Mes petits messieurs, se disait-il, garde à vous ; vous étiez tout à l’heure des monstres en morale, et maintenant vous n’êtes plus que des pantins dont je tiens tous les fils.

II

Il était onze heures du soir comme on entrait dans la principale rue de Saint-Géran et dans la cour des Armes de France. Là, chacun sa sépara, cherchant en toute hâte à gagner son logis et son souper. Le beau Romain lui-même eut une descente des moins superbes et, sans cérémonie, il se dirigea vers sa maison, son sac de nuit à la main, ce qui faisait un piètre équipage pour notre Adonis. M. Fauvel, fatigué du chemin, rassasié de la mauvaise compagnie et déjà très préoccupé de la comédie et du drame qui s’agitaient dans sa tête, après un très léger repas, fit sa toilette et se coucha, non sans avoir donné ses instructions à son domestique pour le lendemain. La chambre était vaste, le lit bon, l’auberge peu bruyante,

et cependant il eut grand’peine à s’endormir, poursuivi qu’il était par tant de visions qui tantôt l’irritaient de la façon la plus vive, et tantôt le faisaient rire aux éclats. Parfois même il se demandait, tout éveillé, s’il n’était point le jouet d’un songe, et si vraiment il avait vécu de compagnie avec de si tristes créatures.

— Nous autres, poètes comiques, se disait-il, nous nous croyons de grands inventeurs quand nous avons refait pour la vingtième fois les personnages, vieux ou ridicules, inventés par nos devanciers. Mais que nous voilà loin de compte avec la vérité toute pure ? En moins de douze heures, j’ai vu plus de grimaces, plus de vices et plus de ridicules originaux qu’on n’en saurait rencontrer dans toutes les comédies de l’éloquent Aristophane, du divin Térence et du Romain par excellence appelé Plaute, un si merveilleux écrivain que si les Muses voulaient parler la langue latine, elles parleraient la langue de Plaute. Ainsi, par notre habitude inintelligente de suivre à tout jamais les sentiers connus de la comédie, il advient que nous faisons toujours la même œuvre. Au contraire, échappons pour un instant aux sentiers battus, voilà soudain toutes sortes de comédies nouvelles qui sortent de ces sillons lumineux, comme autant d’alouettes dans les blés. Que j’ai donc bien fait de me mettre en route et de rencontrer ces coquins grotesques, si gais dans la forme, et qui feront rire aux éclats aussitôt que, d’une main diligente et sous les traits des comédiens aimés du public, je les flagellerai de mon fouet fraîchement taillé !

Telle était son intime joie, et dans ce bonheur d’écrire une aimable comédie il oubliait l’honneur et le devoir de délivrer une dame assiégée par toutes les rancunes, par toutes les passions, par toutes les misérables jalousies qu’une petite ville peut contenir. On dirait que La Bruyère avait sous les yeux notre ville de Saint-Géran lorsqu’il disait, dans son ironie excellente :

« J’approche d’une petite ville, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre ; elle est située à mi-côte ; une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la

couvre des vents froids, et de

l’aquilon ; je la vois dans un jour si favorable, que je compte ses tours et ses clochers ; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie, et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! Je descends dans la ville, où je n’ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir. »

Sur quoi noire héros, s’étant surpris en état de comédie, se prit à rire de lui-même et s’endormit profondément.

Il était dix heures du matin quand maître Jean, le valet de chambre (un peu moins que Frontin, un peu mieux que Lafleur) entra d’un pas léger dans la chambre du poète, attendant un réveil dont l’heure était déjà passée. Il eut le temps d’affiler les rasoirs, de verser l’eau tiède et de préparer l’habit du matin ; à la fin, son maître étant éveillé, M. Jean lui raconta, selon ses instructions de la veille, ce qu’il avait appris de Mme de Saint-Géran et de son entourage. Elle possédait, à l’autre extrémité de la place, et tout en face des Armes de France, une belle et grande maison, que monsieur pouvait voir de sa fenêtre, et, depuis une année qu’elle était veuve, elle était devenue un objet de curiosité pour tous, d’intérêt pour quelques-uns. Son mari était né dans cette ville même, où elle n’était qu’une étrangère, et l’on n’attendait plus que son mariage avec quelqu’un du pays pour la couvrir d’une entière adoption.

Sa conduite était celle d’une honnête femme qui tient à l’estime publique ; mais les voltairiens disaient qu’elle était trop dévote. Elle était bonne aux pauvres, attentive à payer ses moindres dettes. Les dames de la ville d’en haut l’accusaient de pousser trop loin l’art de la toilette et ne lui pardonnaient pas les robes et le chapeaux qu’elle faisait venir de Paris. Ce jour même, à quatre heures, l’heure du beau monde, il y avait chez la dame un dîner de douze couverts, et M. Romain Rocaillon (c’était le vrai nom du don Juan) devait faire en ces salons sa première entrée. On parlait tout haut de son mariage avec la belle veuve, et pas un ne prévoyait le plus léger obstacle à ce mariage, que la ville entière appelait de tous ses vœux.

Ces rumeurs, que M. Jean rapportait à son maître, étaient trop d’accord avec les découvertes que celui-ci avait déjà faites, pour qu’il leur accordât une attention bien sérieuse. En ce moment il prenait terre, et son siège était fait. Il avait l’ensemble et le fond de sa comédie ; quant aux détails, il comptait fort sur les hasards de la répétition générale ou, disons mieux, de la première représentation de son drame.

A demi caché, il voyait passer sous sa fenêtre les différents groupes qui s’en vont, le dimanche, aux offices de la principale église, et tout de suite il reconnut ses personnages : les deux demoiselles Levallois, l’une grande et sèche, l’autre assez semblable à une oie endimanchée. Il reconnut le percepteur des contributions directes à la façon dont il comptait, sans le vouloir, les portes et les fenêtres de chaque maison. Il fut tenté de saluer maître Urbain, le notaire. Il avait passé la quarantaine, et ses cheveux noirs étaient mêlés de cheveux blancs. Mais la beauté de son visage et le sérieux de son regard attiraient tous les suffrages. Le petit sacripant, son voisin quasi-muet de la diligence, enharnaché d’un habit vert pomme, allait et trottait menu dans la rue, interrogeant tous les visages et très inquiet d’être reconnu.

Tout à coup, au milieu de la place, simplement vêtues et cependant très élégantes, deux dames passèrent d’un pied léger. Elles semblaient se sourire l’une à l’autre. La première approchait de la quarantaine ; elle était de belle taille, de bel embonpoint. Ses cheveux blonds encadraient, d’une façon charmante, un calme et doux visage. Elle occupait encore le beau milieu de la jeunesse ; elle avait la démarche et le maintien d’une femme honorée, à qui jamais personne, homme ou femme, n’a manqué de respect. De sa main bien gantée elle tenait la main d’une jeune personne qui n’avait guère plus de seize ans, très mignonne et cependant très formée, avec de beaux yeux noirs. Ah ! que celle-ci était jolie et que celle-là était charmante !

— Je suis bien sûr, se disait notre héros, que voici ma cousine et sa nièce. Hélas ! quel dommage ! et quel crime de donner toutes ces beautés à ce faquin de Romain Rocaillou ! Passez, passez, Mesdames, un homme est là qui veille sur vous.

Tout à côté de la demoiselle, une petite servante au pied leste, à l’air éveillé, portait leur livre de messe et leur servait de garde du corps.

— Voilà ma Bretonne. Elle a l’air d’une vaillante et honnête fille, et je ne serais pas étonné que ce malbâti aux cheveux jaunes, qui s’en va la main dans sa poche et les yeux baissés, ne fût M. Jolibois en personne.

Plus la sonnerie de la messe arrivait aux trois derniers coups, plus ce petit monde allait rapide et serré dans la rue.

— Holà ! hop ! gare à vous ! criait à l’autre extrémité, d’une voix de stentor, un grand dadais huché sur un tilbury à soufflet que traînait un vieux cheval. Le cheval piaffait, le fouet claquait, l’homme au tilbury hurlait ; tout s’effaçait et pâlissait devant cette tempête à deux roues.

— Je reconnais bien là mon animal Gloria, se disait M. Fauvel. Le voilà bien : vantard, bavard, impertinent, faquin. Je ne donnerais pas dix écus de son tilbury, de son cheval et de lui-même par-dessus le marché.

Peu s’en était fallu cependant que ce maladroit n’écrasât la petite Basse-Brette, à force de torturer un pauvre animal qui ne demandait qu’à marcher doucement.

M. Romain descendit de son tilbury à la porte des Armes de France, et quand il eut bien recommandé à haute vois qu’on essuyât l’écume de son cheval, il entra pour jouer une poule avec son ex-ami le commis voyageur. Ils se parlaient d’une façon malséante, à en croire certains accès de voix qui leur échappaient entre deux effets de bille, dont eux seuls étaient les juges et les témoins.

M. Fauvel, quand il eut bien étudié le théâtre où tout à l’heure il allait jouer un si grand rôle :

— Au fait, se dit-il, il me manque au moins un confident. C’est une loi très sensée et très juste de notre art poétique de ne point être seul. En vain auriez-vous le génie et la volonté suffisants pour l’accomplissement du drame, encore faut-il avoir quelqu’un qui vous réponde si vous l’interrogez, qui vous admire aux belles scènes et qui vous conseille aux passages difficiles. Deux hommes qui s’entendent bien et qui vont du même pas, font tout de suite un grand chemin, celui-ci s’appuyant sur celui-là. Mais un confident désintéressé ou, mieux encore, un confident qui aurait un intérêt tout-puissant à voir châtier ces perfides, où donc le trouver en ce jour, et juste à l’heure où la toile va se lever, après une ou deux ritournelles de l’orchestre ?

Ainsi songeant, notre malheureux poète restait plongé dans ses profondes réflexions. M. Jean, entr’ouvrant la porte, hésita quelque peu, tant il avait peur de déranger les combinaisons de son jeune maître. A la fin, cependant :

— Monsieur, dit-il, veut-il recevoir le lieutenant en premier, M. Gaston Moreau, des chasseurs d’Afrique ? Il attend la réponse de Monsieur.

— Gaston Moreau, un Africain... Mais êtes-vous bien sûr de ce que vous dites là ?

— D’autant plus sûr, Monsieur, que le jeune homme m’a demandé si j’étais bien le valet de chambre de Monsieur ; puis, à voix basse et de la façon la plus discrète, il m’a dit le nom de Monsieur, et, comme je semblais ne pas savoir ce nom-là : « Je suis sûr, m’a-t-il dit, de ce que j’affirme. Il n’y a pas deux hommes en toute la France qui aient l’esprit et le regard de cet homme-là. »

Jean parlait encore, que l’on vit entrer le jeune officier dans son bel habit tout neuf, orné d’une épaulette brillante, avec une riche épée au côté, et des gants jaunes, un vrai colonel d’opéra-comique.

— Ah ! Monsieur, s’écria-t-il en prenant les mains de M. Fauvel, pardonnez-moi si je suis indiscret ; mais je connais votre esprit, et je suis si malheureux !

Sur quoi, Jean étant sorti et la porte étant refermée, il fut facile au poète de deviner qu’il venait de rencontrer mieux que son confident... son complice... un bel amoureux de Mlle Laure, un vrai jeune homme, intelligent comme on ne l’est guère que lorsqu’on est possédé du véritable amour. Il regardait M. Fauvel de ses grands yeux doucement éblouis.

— Je vous aime depuis longtemps, lui dit-il ; je sais par cœur toutes vos chansons ; j’ai joué toutes vos comédies ; je suis tour à tour M. Paul ou M. Gonthier, et, la première fois que j’ai vu Mlle Laure, elle m’a frappé par sa ressemblance avec Mlle Léontine Fay, votr e amoureuse. Ainsi je ne suis point un étranger pour vous ; vous me devez votre amitié ; je la réclame et je la veux. Hier soir, je vous vis entrer dans ce logis, et je vous reconnus du premier coup d’oeil ; mais ce matin, voyant que personne en cette ville ne savait votre arrivée, et que vous aviez passé la nuit dans nos murs, j’ai gardé le silence.

— Et vous avez bien fait, reprit M. Fauvel ; mon incognito était une garantie. Ils sont là dedans une douzaine de coquins des deux sexes qui croient tenir Mme de Saint-Géran et sa nièce dans leurs filets. Dieu merci, je sais leurs projets, et j’espère avant peu les déjouer. Voulez-vous être avec moi de moitié dans cette bonne action ?

Alors ces deux jeunes gens (il n’y avait entre eux qu’une légère différence d’âge) s’entendirent à merveille, et le poète remarqua tout de suite à quel point s’était éveillé l’esprit du jeune officier à jouer ses petites comédies. Ils s’occupèrent tout d’abord du don Juan, dont on entendait confusément les paroles. M. Romain était la bête noire de Gustave, qui l’avait traité comme un pleutre en toute occasion, dans le collège, hors du collège.

— Il n’y a pas de clerc d’huissier qui ne soit plus intelligent que ce Romain, disait-il. Il est insolent et lâche, et si, par hasard, il rencontre un homme intimidé de son bruit, vous mourriez de rire à voir ses airs de matamore. Or, que la ville entière ait choisi justement ce triste sire pour en faire le mari de la plus belle et de la plus honnête personne de tout le département, voilà ce qui s’appelle une méchanceté sans exemple. Et cependant il crie à haute voix sa victoire ; il l’escompte à tous les estaminets du grand chemin ; il la raconte à tous les commis voyageurs. Son audace égale au moins sa sottise ; et songer qu’il y a, non loin d’ici, un très galant homme, appelé Me Urbain, cœur dévoué, qui ose à peine lever les yeux sur cette beauté, livrée à un pareil butor !

Me Urbain était justement l’oncle de Gaston, Gaston avait deviné tout son secret. Quant à lui, qui n’avait que la cape et l’épée, il était un amoureux sans espérance. Il s’était bien juré de n’en jamais rien dire à Mlle Laure, et peu s’en faut qu’il n’eût chanté :

 
Un vrai soldat sait souffrir et se taire
         Sans murmurer.


A chaque instant grandissait l’amitié des deux compagnons. Une heure allait sonner ; ils n’avaient pas de temps à perdre avant de prendre une décision.

— Voilà, dit M. Fauvel, ce qu’il faut faire. Êtes-vous hardi ?

— Ma foi, je n’en sais rien ; disons mieux, je ne le crois pas. Cependant je ferai volontiers ce que vous ferez.

— C’est bien dit ; mais moi, je vais commencer par faire ce que vous avez déjà fait : je vais me faire beau ; puis, quand je serai, comme vous, tiré à quatre épingles, savez-vous où nous irons ? Nous irons bras dessus bras dessous, à quatre heures sonnantes, dîner chez Mme de Saint-Géran.

— Dîner chez Mme de Saint-Géran, maître ! Y pensez-vous ? Elle a justement douze personnes à dîner aujourd’hui, tout ce que la salle à manger peut contenir. Aujourd’hui même on lui présente M. Romain, roi de la fête, et vous vous présenteriez vous-même en disant qui vous êtes ; Jolibois, le factotum, vous jetterait la porte au nez. Vous connaissez Mme de Saint-Géran ?

— Je ne lui ai jamais parlé ; encore ce matin, avant dix heures, je ne l’avais jamais vue. Il faut cependant que vous y veniez dîner avec moi ; et, comme une difficulté de plus ajoute aux ardeurs d’une grande âme, nous aurons soin d’entrer les derniers, quand les convives seront au grand complot. Mais, s’il vous plaît, passez dans mon salon, mettez-vous à la fenêtre, et voyez ce qui se passe autour de nous.

Et, pendant que son jeune complice se tenait à la fenêtre, M. Fauvel faisait une grande toilette, à la façon des petits-maîtres du Gymnase. En ces beaux jours d’un automne resplendissant, il se permit le pantalon de nankin, le gilet de piqué blanc à la Robespierre et l’habit bleu à boutons d’or, rehaussé d’une fraîche rosette d’officier de la Légion d’honneur ; des bas de soie et des escarpins en cuir verni, des gants d’un gris clair, et tout ce que le beau linge a de plus parfait, sans oublier une cravate noire à petits pois et deux manchettes en linon plissé ; pas un bijou ; un mouchoir de batiste à rendre jalouses toutes les demoiselles de la maison Levallois ; des cheveux bouclés par la nature un peu, et beaucoup par la main de M. Jean, tel était ce jeune homme en ses belles années. S’il n’était point tout à fait beau, il avait la grâce et l’attrait ; l’intelligence était dans son sourire, et la volonté dans son regard.

Né timide, il avait conquis peu à peu l’assurance heureuse d’un homme honoré de tous les honnêtes gens, qui marche à grands pas dans le grand chemin de la fortune, et qui se dit à lui-même :

— Nul n’aura de reproches à me faire, et pas un seul petit écu que je n’aie gagné en donnant à la foule attentive de sages leçons, de bons conseils, une innocente et saine gaieté. Au milieu de tant de fortunes qui ont coûté tant de larmes, qui représentent tant de douleurs, le déshonneur de celui-ci, la mort et la ruine de celui-là, je compose une fortune innocente à force de bons mots, de douces gaietés, d’aimables chansons. Pas un homme, ami des faciles loisirs, qui ne me donne en passant son obole, et qui plus tard songe à me la reprocher. Il est mon bienfaiteur, mais sans nulle contrainte ; il m’a fait une petite part de son bien, en échange de mon zèle à lui plaire, à l’instruire, à lui faire oublier les heures, à corriger gaiement ses petits vices, à lui montrer, sans fiel, ses petits ridicules.

Telle est, en effet, la justice suprême que peut se rendre un honnête écrivain, ami de l’ordre et de ses plaisirs, et voilà le fond d’où venait à M. Fauvel son légitime orgueil. A peine il venait de jeter son dernier coup d’oeil à la glace de la cheminée :

— Arrivez vite, disait Gaston à voix basse, ou vous allez manquer M. Romain. Le voyez-vous là-bas, à pied, se dirigeant vers la boutique de ce grand coiffeur de Paris ? Voilà sa Jouvence ; il en sortira frisé, busqué, musqué. On ajuste en même temps monsieur son cheval, dans la cour de l’hôtel, à un harnais qui porte une couronne de comte et des pompons nacarat.

Gaston riait, le poète riait aussi. En effet, ils virent passer le tilbury conduit par le groom de M. Romain. Dix minutes plus tard, M. Romain en personne, les cheveux en coup de vent, une rose au côté, les breloques au grand complet, le chapeau sur l’oreille, entrait droit comme un cierge et saluant du fouet les assistants émerveillés dans l’avenue qui conduisait au perron de la maison de Mme de Saint-Géran. Il descendit de sa voiture avec une imposante majesté. A la façon dont la porte à double battant fut ouverte, on pouvait deviner que ce grand homme était impatiemment attendu.

Ici le poète et l’officier se regardèrent : le moment d’agir était venu. Nos deux jeunes gens, la canne à la main, traversèrent l’avenue, et, la porte étant ouverte, ils se trouvèrent dans l’antichambre, au grand étonnement de M. Jolibois, qui se demandait pourquoi les chiens, qui avaient tant hurlé, ne hurlaient plus. M. Fauvel entra le premier, suivi de son jeune compagnon, qui déjà commençait à pâlir. Il demanda d’une voix nette et brève à saluer Mme de Saint-Géran ; et Jolibois, très interdit, balbutiait quelques excuses, disant qu’il était bien fâché, mais que madame allait se mettre à table avec ses amis ; que l’heure d’une visite était mal choisie, et qu’il priait ces messieurs de revenir le lendemain sur le midi.

Le Jolibois n’était pas ce qui s’appelle un orateur ; mais autour de lui s’agitait, leste et preste, en cette antichambre, une fillette en bonnet rose, en blanc tablier, très accorte et très curieuse, la petite Basse-Brette que nous avons entrevue un instant lorsqu’elle accompagnait sa maîtresse à l’église. A peine elle eut jeté sur le poète le regard vif et perçant d’une fille intelligente, elle reconnut l’original du beau portrait gravé que sa maîtresse avait accroché dans son cadre d’or, à la plus belle place de sa bibliothèque.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, que madame sera contente ! Entrez, Monsieur, vous êtes chez vous.

Puis, sans crier gare, et le Jolibois se demandant si elle n’était pas folle, elle ouvrit à deux battants la porte du salon.

En ce moment, la dame de céans, assise dans une bergère, semblait accablée à la fois de la tristesse de sa situation présente et des discours vraiment étranges que lui tenait M. Romain, son vainqueur. Il était entré à la façon de l’ouragan, en débitant, avec de grands gestes, un compliment copié dans le Secrétaire des amants.

— Ah ! belle dame, avait-il dit, et tant et tant il avait remercié la belle dame d’encourager ses espérances, il sentait au fond de son âme une telle joie, et, sans attendre une réponse, il faisait de si beaux serments, pendant que chacun l’écoutait, et que tout bas on murmurait : « Il est charmant ! »

Dieu sait cependant que la veuve n’écoutait guère les déclarations de ce pleutre. Elle l’avait jugé d’un coup d’oeil ; rien qu’à le voir, elle avait compris qu’elle n’appartiendrait jamais à ce bellâtre. Et pourtant comment faire, et comment se dépêtrer de ces mille étreintes qui, depuis tantôt trois mois, la serraient et la pressaient de toutes parts ! Le voilà donc ce grand Romain, cet esprit tant vanté ! Certes, elle ne l’avait point appelé, mais elle l’avait laissé venir ; elle avait souffert qu’on l’invitât en son nom. Même ce dîner d’aujourd’hui, il était donné tout exprès en l’honneur de M. Romain. Jamais elle n’avait mieux compris qu’en ce moment la solitude et l’abandon de son veuvage, et comment chacun de ses prétendus amis semblait conspirer contre son repos. Elle était seule au monde. Un parent de son mari, qui l’aurait pu défendre, était tombé dans les abîmes du vice et de la misère ; elle le tenait éloigné d’elle à la faveur d’une pension payable à Paris. Aussi bien, quand Javotte entra, disant :

— Madame, voici votre cousin de Paris !

La pauvre femme imagina que c’était son pensionnaire, et, fermant les yeux pour ne point le voir : « C’est à ce coup, se disait-elle, que j’arrive au comble de l’humiliation. »

Bref, l’infortunée en avait tout ce qu’elle pouvait porter, et quand le bon Fauvel, s’approchant d’elle, et prenant dans ses mains ses deux belles mains qu’elle semblait retirer, lui dit de sa voix d’un si beau timbre :

— Allons, ma cousine, accordez un regard de bonté à votre ingrat cousin qui vous aime toujours !

Elle ouvrit lentement, comme on les ouvre en songe, ses grands yeux pleins d’étonnement, de surprise et de joie enfin. Elle aussi elle reconnut ce doux visage où l’esprit et la bonté se mêlaient dans un si calme et si parfait accord. Elle ne l’eût pas rêvé plus habile et plus charmant. A l’instant même, elle se sentit sauvée. Elle se leva, triomphante, de son siège, en arrangeant les longs plis de sa robe, et d’une voix légère :

— Ah ! mon beau cousin, lui dit-elle, vous vous êtes fait bien attendre, et cependant soyez le bienvenu.

Son sourire était gai, ses yeux riaient. Elle était une de ces créatures douces et faibles qui ne sont heureuses que dans le calme et le repos. Puis enfin elle accorda un regard au jeune compagnon de ce cousin qui venait avec tant d’à-propos, et lui fit un beau salut.

— Permettez-moi, ma chère cousine, de vous présenter un jeune Africain de mes amis, très brave homme, et sachant par cœur tout mon répertoire. Or, voici le raisonnement que j’ai fait : Je me suis dit ce matin même : il y aura tantôt douze personnes à la table de Mme de Saint-Géran ; si je viens seul, je ferai le treizième et je ne serai pas bon à jeter à ses chiens. Grâce à mon ami le lieutenant, nous serons quatorze ; au besoin, on dressera la petite table, et tout ira pour le mieux.

Chacun prêtait l’oreille aux paroles du nouveau venu. Seul, dans son coin, le grand Romain se dépitait que l’attention fût passée à ce cousin de malheur. En vain il s’eff orçait de reprendre le fil de la conversation qui s’était brisé entre ses mains, il avait perdu tout crédit ; il sentait le sol se dérober sous ses pas ; ses meilleures plaisanteries étaient à peine écoutées ; ses bons mots, que chacun, il n’y a qu’un instant, admirait en toute confiance, étaient semblables à des flèches émoussées, et quand le Jolibois, très interdit, très mécontent, annonça que madame était servie, en vain M. Romain offrit son bras à la dame.

— Apprenez, Monsieur, lui dit le poète, que c’est un des privilèges de ma cousine de choisir le convive à sa droite, et je lui conseille d’offrir son bras et la place d’honneur à son notaire, M. Urbain. Quant à vous, mon officier, vous ne demanderez pas mieux que de conduire à la petite table Mlle Laure. En même temps, il offrait son bras à une bonne femme, au visage aimable et gai, et qui semblait toute contente.

— Ah ! disait-elle, Dieu soit loué, voici M. Romain remis à sa place, et je savais bien que vous n’abandonneriez pas votre aimable cousine à tant de perfides conseils.

Et, cette fois, Mme de Saint-Géran, entourée à souhait par ce bel esprit qui semblait l’avoir adoptée, et par ce brave homme de notaire qui l’aimait de toute son âme ; heureuse aussi du gazouillement de la petite table et parfaitement oublieuse du beau Romain, qui ne songeait plus qu’à manger, le dîner fut parfaitement agréable. Elle avait déjà pardonné cette conjuration presque innocente, qui s’explique facilement par l’ennui d’une petite ville. Plusieurs incidents égayèrent encore ce repas commencé sous de tristes auspices.

Au dessert, comme on offrait à ces messieurs du vin de Champagne et du vin de Bordeaux :

— Non, non, disait M. Fauvel, ne soyons pas infidèles au grand cru de Saint-Géran. Javotte aura l’honneur de nous le verser de sa main brune, et nous viderons nos verres à la santé de ma chère cousine. Au reste, à tout seigneur tout honneur. Ce clos de Saint-Géran, qui a soulevé dans ces contrées de si grosses tempêtes, proclamé par les uns, insulté par les autres, grâce à M. Romain que voilà, il sera désormais imprimé dans les meilleurs catalogues des meilleures maisons de Paris. Désormais, ma cousine est riche, et si elle prend un nouveau mari, elle pourra choisir.

La belle humeur du dessert se prolongea dans le salon. Au moment du cigare, et pendant que ces messieurs apportaient au beau Romain des consolations dont il avait si grand besoin, les vrais amis de Mme de Saint-Géran se regardaient, tout charmés de cette aventure, et voilà, tout d’un coup, que la dame et sa nièce, le poète et l’officier, le notaire et la baronne sont pris d’un fou rire. Ils riaient d’aise et de contentement ; ils riaient d’un rire abondant en joie, en bel esprit, en vengeance aussi, tant ils s’en voulaient d’avoir redouté un seul instant M. Romain et ses atteintes. Sur l’entrefaite, il rentra dans le salon, et voyant tout ce monde en joie, il demandait ce qu’on avait à rire ; et le rire alors de recommencer de plus belle. Il n’y eut pas ce soir-là d’autre explication entre les divers acteurs de ce petit drame, et bien des fois, depuis ce jour dont il se souvenait avec un certain orgueil, M. Fauvel répétait qu’il n’avait jamais rencontré dans toute sa vie, à pas une de ses comédies, un plus agréable et plus naturel dénouement.

Il passa tout un mois dans un pavillon du jardin de la maison de Mme de Saint-Géran. Il s’éveillait de très bonne heure, et se promenait tout au loin dans la campagne, en rêvant. Les hôtes du logis ne le voyaient g uère qu’à l’heure du dîner, mais il leur appartenait toute la soirée. Il était simple et de bonne humeur, ajoutons qu’il était de bon conseil. Le jour même de son départ, il conseillait à Mme de Saint-Géran d’épouser M° Urbain, le notaire ; il conseillait au jeune officier de retourner en Afrique et de gagner les épaulettes de capitaine. A Mlle Laure, il conseillait d’attendre encore deux ou trois ans que son heure eut sonné de donner sa main à Gaston. A Javotte, il conseilla de porter des jupons moins courts, et de moins rire au premier venu, attendu que cela déplaisait au fils unique du vigneron Thomas. Il avait déjà conseillé à Jolibois de déguerpir et de chercher fortune ailleurs. Il n’y eut pas jusqu’à don Juan Romain qui ne vint chercher conseil et consolation auprès du faiseur de comédies, et celui-ci lui conseilla de vendre au rabais son tilbury et son cheval, de renoncer au pantalon à la cosaque, aux bottes à la hussarde, au chapeau en coup de vent, au foulard rouge, au tapage, et aux veuves à marier. S’il ne fit pas de ce fameux Romain un homme sage, il en fit un homme assez modeste pour ne pas rêver la gloire, la majesté et l’indépendance. Il eut donc le bonheur de comprendre, avant son départ, que tous ses conseils seraient suivis, et quand il revint à Paris, trois mois après son retour, il fit représenter un proverbe intitulé : Un peu d’aide fait grand bien, et le public, fidèle à son poète, applaudit de grand cœur Romain, Javotte et Jolibois.