Contes à Ninon/Aventures du grand Sidoine et du petit Médéric
AVENTURES
DU GRAND SIDOINE ET DU PETIT MÉDÉRIC
I
mes héros
À cent pas, le grand Sidoine avait quelque peu l’aspect d’un peuplier, si ce n’est qu’il était plus haut de taille et de tournure plus épaisse. À cinquante, on distinguait parfaitement son sourire large et satisfait, ses gros yeux bleus à fleur de tête, ses énormes poings qu’il balançait d’une façon timide et embarrassée. À vingt-cinq, on le déclarait sans hésiter garçon de cœur, fort comme une armée, mais bête comme tout.
Le petit Médéric, pour sa part, avait, quant à la taille, de fortes ressemblances avec une laitue, je dis une laitue en bas âge. Mais, à remarquer ses lèvres fines et mobiles, son front pur et élevé, à voir la grâce de son salut et l’aisance de son allure, on lui accordait aisément plus d’esprit qu’aux doctes cervelles de quarante grands hommes. Ses yeux ronds, pareils à ceux d’une mésange, dardaient des regards minces et pénétrants comme des vrilles d’acier ; ce qui, certes, l’aurait fait juger méchant enfant, si de longs cils blonds n’avaient voilé d’une ombre douce la malice et la hardiesse de ces yeux-là. Il portait des cheveux bouclés et riait d’un bon rire engageant, de sorte qu’on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.
Bien qu’ils eussent grand’peine à converser librement, le grand Sidoine et le petit Médéric n’en étaient pas moins les meilleurs amis du monde. Ils avaient seize ans tous deux, étant nés le même jour, à la même minute, et se connaissaient depuis lors ; car leurs mères, qui se trouvaient voisines, se plaisaient à les coucher ensemble dans un berceau d’osier, aux jours où le grand Sidoine se contentait encore d’une couche de trois pieds de long. Sans doute, c’est chose rare que deux enfants, nourris d’une même bouillie, aient des croissances si singulièrement différentes. Ce fait embarrassait d’autant plus les savants du voisinage, que Médéric, contrairement aux usages reçus, avait à coup sûr rapetissé de plusieurs pouces. Les cinq ou six cents doctes brochures, écrites sur ce phénomène par des hommes spéciaux, prouvaient de reste que le bon Dieu seul savait le secret de ces croissances bizarres, comme il sait, d’ailleurs, ceux des Bottes de sept lieues, de la Belle au bois dormant et de ces mille autres vérités, si belles et si simples qu’il faut toute la pureté de l’enfance pour les comprendre.
Les mêmes savants, qui faisaient métier d’étudier ce qui ne saurait être expliqué, se posaient encore un grave problème. Comment peut-il se faire, se demandaient-ils entre eux, sans jamais se répondre, que cette grande bête de Sidoine aime d’un amour aussi tendre ce petit polisson de Médéric, et comment ce petit polisson trouve-t-il tant de caresses pour cette grande bête ? Question obscure, bien faite pour inquiéter des esprits chercheurs : la fraternité du brin d’herbe et du chêne.
Je ne me soucierais pas autant de ces savants, si un d’eux, le moins accrédité dans la paroisse, n’avait dit certain jour en hochant la tête : « Hé, hé ! bonnes gens, ne voyez-vous pas ce dont il s’agit ? Rien n’est plus simple. Il s’est fait un échange entre les marmots. Quand ils étaient au berceau, alors qu’ils avaient la peau tendre et le crâne de peu d’épaisseur, Sidoine a pris le corps de Médéric, et Médéric, l’esprit de Sidoine ; de sorte que l’un a crû en jambes et en bras, tandis que l’autre croissait en intelligence. De là leur amitié. Ils sont un même être en deux êtres différents ; et c’est, si je ne me trompe, la définition des amis parfaits. »
Lorsque le bonhomme eut ainsi parlé, ses collègues rirent aux éclats et le traitèrent de fou. Un philosophe daigna lui démontrer comme quoi les âmes ne se transvasent point de la sorte, ainsi qu’on fait d’un liquide ; un naturaliste lui criait en même temps, dans l’autre oreille, qu’on n’avait pas d’exemple en zoologie d’un frère cédant ses épaules à son frère, comme il lui céderait sa part de gâteau. Le bonhomme hochait toujours la tête, répétant : « J’ai donné mon explication, donnez la vôtre, et nous verrons laquelle des deux est la plus raisonnable. »
J’ai longtemps médité ces paroles et je les ai trouvées pleines de sagesse. Jusqu’à meilleure explication, ― si tant est que j’aie besoin d’une explication pour continuer ce conte, ― je m’en tiendrai à celle donnée par le vieux savant. Je sais qu’elle blessera les idées nettes et géométriques de bien des personnes ; mais, comme je suis décidé à accueillir avec reconnaissance les nouvelles solutions que mes lecteurs trouveront sans aucun doute, je crois agir justement, en une matière aussi délicate.
Ce qui, Dieu merci, n’était pas sujet à controverse, ― car tous les esprits droits conviennent assez souvent d’un fait, ― c’est que Sidoine et Médéric se trouvaient au mieux de leur amitié. Ils découvraient chaque jour tant d’avantages à être ce qu’ils étaient, que, pour rien au monde, ils n’auraient voulu changer de corps ni d’esprit.
Sidoine, lorsque Médéric lui indiquait un nid de pie, tout au haut d’un chêne, se déclarait l’enfant le plus fin de la contrée ; Médéric, lorsque Sidoine se baissait pour s’emparer du nid, croyait de bonne foi avoir la taille d’un géant. Mal t’en eût pris, si tu avais traité Sidoine de sot, espérant qu’il ne saurait te répondre : Médéric t’aurait prouvé en trois phrases que tu tournais à l’idiotisme. Et Médéric donc, si tu l’avais raillé sur ses petits poings, tout juste assez forts pour écraser une mouche, c’eût été une bien autre chanson : je ne sais trop comment tu aurais échappé aux longs bras de Sidoine. Ils étaient forts et intelligents tous deux, puisqu’ils s’aimaient et ne se quittaient point, et ils n’avaient jamais songé qu’il leur manquât quelque chose, si ce n’est les jours où le hasard les séparait.
Pour ne rien cacher, je dois dire qu’ils vivaient un peu en vagabonds, ayant perdu leurs parents de bonne heure et se sentant de force à manger en tous lieux et en tous temps. D’autre part, ils n’étaient pas garçons à se loger tranquillement dans une cabane. Je te laisse à penser quel hangar il eût fallu pour Sidoine ; quant à Médéric, une armoire lui aurait mieux convenu. Si bien que, pour la commodité de tous deux, ils logeaient aux champs, dormant en été sur le gazon, et, l’hiver, se moquant du froid, sous une chaude couverture de feuilles et de mousses sèches.
Ils formaient ainsi un ménage assez singulier. Médéric avait charge de penser ; il s’en acquittait à merveille, connaissait au premier coup d’œil les terrains où se trouvaient les pommes de terre les plus savoureuses, et savait, à une minute près, le temps qu’elles devaient rester sous la cendre pour être cuites à point. Sidoine agissait ; il déterrait les pommes de terre, et ce n’était pas, je t’assure, petite besogne, car, si son compagnon n’en mangeait qu’une ou deux, il lui en fallait bien, quant à lui, trois à quatre charretées ; puis, il allumait le feu, les couvrait de braise et se brûlait les doigts à les retirer.
Ces menus soins domestiques n’exigeaient pas grandes ruses ni grande force de poignets. Mais il faisait bon voir les deux compagnons dans les exigences plus graves de la vie, comme lorsqu’il fallait se défendre contre les loups, pendant les nuits d’hiver, ou encore se vêtir décemment, sans bourse délier, ce qui présentait des difficultés énormes.
Sidoine avait fort à faire pour tenir les loups à distance ; il lançait à droite et à gauche des coups de pied à renverser une montagne, et, le plus souvent, ne renversait rien du tout, par la raison qu’il était très maladroit de sa personne. Il sortait ordinairement de ces luttes les vêtements en lambeaux. Alors le rôle de Médéric commençait. De faire des reprises, il n’y fallait pas songer, et le malin garçon préférait se procurer de beaux habits neufs, puisque, d’une façon comme d’une autre, il devait se mettre en frais d’imagination. À chaque blouse déchirée, ayant l’esprit fertile en expédients, il inventait une étoffe nouvelle. Ce n’était pas tant la qualité que la quantité qui l’inquiétait : figure-toi un tailleur qui aurait à habiller les tours Notre-Dame.
Une fois, dans un besoin pressant, il adressa une requête aux meuniers, sollicitant de leur bienveillance les vieilles voiles de tous les moulins à vent de la contrée. Il demandait avec une grâce sans pareille, et il obtint bientôt assez de toile pour confectionner un superbe sac qui fit le plus grand honneur à Sidoine.
Une autre fois, il eut une idée plus ingénieuse encore. Comme une révolution venait d’éclater dans le pays, et que le peuple, pour se prouver sa puissance, brisait les écussons et déchirait les bannières du dernier règne, il se fit donner sans peine tous les vieux drapeaux qui avaient servi dans les fêtes publiques. Je te laisse à penser si la blouse, faite de ces lambeaux de soie, fut splendide à voir.
Mais c’étaient là des habits de cour, et Médéric cherchait une étoffe qui résistât plus longtemps aux griffes et aux dents des bêtes fauves. Un soir de bataille, les loups ayant achevé de dévorer les drapeaux, il lui vint une subite inspiration en considérant les morts restés sur le sol. Il dit à Sidoine de les écorcher proprement, fit sécher les peaux au soleil, et, huit jours après, son grand frère se promenait, la tête haute, vêtu galamment des dépouilles de leurs ennemis. Ce dernier était un peu coquet, ainsi que tous les gros hommes, et se montrait très-sensible aux beaux ajustements neufs ; aussi se mit-il à faire chaque semaine un furieux carnage de loups, les assommant d’une façon plus douce, par crainte de gâter les fourrures.
Médéric n’eut plus, dès lors, à s’inquiéter de la garde-robe. Je ne t’ai point dit comment il arrivait à se vêtir lui-même, et tu as sans doute compris qu’il y arrivait sans tant de ruses. Le moindre bout de ruban lui suffisait. Il était fort mignon, et de taille bien prise, quoique petite ; les dames se le disputaient pour l’attifer de velours et de dentelle. Aussi le rencontrait-on toujours mis à la dernière mode.
Je ne saurais dire que les fermiers fussent très-enchantés du voisinage des deux amis. Mais ils avaient tant de respect pour les poings de Sidoine, tant d’amitié pour les jolis sourires de Médéric, qu’ils les laissaient vivre dans leurs champs, comme chez eux. Les enfants d’ailleurs ne mésusaient pas de l’hospitalité ; ils ne prélevaient quelques légumes que lorsqu’ils étaient las de gibier et de poisson. Avec de plus méchants caractères, ils auraient ruiné le pays en trois jours ; une simple promenade dans les blés eût suffi. Aussi leur tenait-on compte du mal qu’ils ne faisaient pas. On leur avait même de la reconnaissance pour les loups qu’ils détruisaient par centaines, et pour le grand nombre d’étrangers curieux qu’ils attiraient dans les villes d’alentour.
J’hésite à entrer en matière, avant de t’avoir conté plus au long les affaires de mes héros. Les vois-tu bien, là, devant toi ? Sidoine, haut comme une tour, vêtu de fourrures grises, et Médéric, paré de rubans et de paillettes, brillant dans l’herbe à ses pieds, comme un scarabée d’or. Te les figures-tu se promenant dans la campagne, le long des ruisseaux, soupant et dormant dans les clairières, vivant en liberté sous le ciel de Dieu ? Te dis-tu combien Sidoine était bête, avec ses gros poings, et que d’ingénieux expédients, que de fines reparties se logeaient dans la petite tête de Médéric ? Te pénètres-tu de cette idée, que leur union faisait leur force et que, nés l’un loin de l’autre, ils auraient été de pauvres diables fort incomplets, obligés de vivre selon les us et coutumes de tout le monde ? As-tu suffisamment compris que, si j’avais de mauvaises intentions, je pourrais cacher là-dessous quelque sens philosophique ? Es-tu enfin décidée à me remercier de mon géant et de mon nain, que j’ai élevés avec un soin particulier et de façon à en faire le couple le plus merveilleux du monde ?
Oui ?
Alors je commence, sans plus tarder, l’étonnant récit de leurs aventures.
II
Ils se mettent en campagne
Un matin d’avril, ― l’air était encore vif, et de légers brouillards s’élevaient de la terre humide, ― Sidoine et Médéric se chauffaient à un grand feu de broussailles. Ils venaient de déjeuner et attendaient que le brasier se fût éteint, pour faire un bout de promenade. Sidoine, assis sur une grosse pierre, regardait les charbons d’un air pensif ; mais il fallait se défier de cet air-là, car il était connu de tous que le brave enfant ne pensait jamais à rien. Il souriait béatement et appuyait les poings sur les genoux. Médéric, couché en face de lui, contemplait avec amour les poings de son compagnon ; bien qu’il les eût vus grandir, il trouvait, à les regarder, un éternel sujet de joie et d’étonnement.
― Oh ! la belle paire de poings ! songeait-il ; les maîtres poings que voilà ! Comme les doigts en sont épais et bien plantés ! Je ne voudrais pas, pour tout l’or du monde, en recevoir la moindre chiquenaude : il y aurait de quoi assommer un bœuf. Ce cher Sidoine ne semble pas se douter qu’il porte notre fortune au bout des bras.
Sidoine, que le feu réjouissait, allongeait en effet les mains d’une façon indolente, et dodelinait de la tête, abîmé dans un oubli complet des choses de ce monde. Médéric se rapprocha du feu qui s’éteignait.
― N’est-ce pas dommage, reprit-il à voix basse, d’user de si belles armes contre les méchantes carcasses de quelques loups galeux ? Elles méritent vraiment un plus noble usage, comme d’écraser des bataillons entiers et de renverser les murs de citadelles. Nous sommes nés pour de grands destins, et nous voilà dans notre seizième année, sans avoir encore fait le moindre exploit. Je suis las de la vie que nous menons au fond de cette vallée perdue, et il est, je crois, grandement temps d’aller conquérir le royaume que Dieu nous garde certainement quelque part ; car plus je regarde les poings de Sidoine, et plus j’en suis convaincu : ce sont là des poings de roi.
Sidoine était loin de songer aux grandes destinées rêvées par Médéric. Il venait de s’assoupir, ayant peu dormi la nuit précédente, et on comprenait, à la régularité de son souffle, qu’il ne prenait pas même la peine d’avoir des songes.
― Hé ! mon mignon ! lui cria Médéric.
Il leva la tête et regarda son compagnon d’un air inquiet, agrandissant les yeux et dressant les oreilles.
― Écoute, reprit celui-ci, et tâche de comprendre, s’il est possible. Je songe à notre avenir et je trouve que nous le négligeons beaucoup. La vie, mon mignon, ne consiste pas à manger de belles pommes de terre dorées et à se vêtir de splendides fourrures. Il faut, en outre, se faire un nom dans le monde, se créer une position. Nous ne sommes pas gens du commun, pouvant nous contenter de l’état et du titre de vagabonds. Certes, je ne méprise pas ce métier, qui est celui des lézards, bêtes à coup sûr plus heureuses que bien des hommes ; mais nous serons toujours à temps de le reprendre. Il s’agit donc de sortir au plus tôt de ce pays, trop petit pour nous, et de chercher une contrée plus vaste où nous puissions nous montrer à notre avantage. Sûrement, nous ferons vite fortune, si tu me secondes selon tes moyens, j’entends en distribuant des taloches d’après mes avis et conseils. Me comprends-tu ?
― Je crois que oui, répondit Sidoine d’un ton modeste ; nous allons voyager et nous battre tout le long de la route. Ce sera charmant.
― Seulement, continua Médéric, il nous faut un but pour nous ôter le loisir de baguenauder en chemin. Vois-tu, mon mignon, nous aimons trop le soleil, et nous serions bien capables de passer notre jeunesse à nous chauffer au pied des haies, si nous ne connaissions, au moins par ouï-dire, le pays où nous désirons nous rendre. J’ai donc cherché une contrée qui fût digne de nous posséder, et je te l’avoue, d’abord, je n’en trouvais aucune. Heureusement, je me suis rappelé une conversation que j’ai eue, il y a quelques jours, avec un bouvreuil de ma connaissance. Il m’a dit venir en droite ligne d’un grand royaume, nommé le Royaume des Heureux, célèbre par la fertilité du sol et l’excellent caractère des habitants ; il est gouverné en ce moment par une jeune reine, l’aimable Primevère, qui, dans la bonté de son cœur, ne se contente pas de laisser vivre en paix ses sujets, mais veut encore faire participer les animaux de son empire aux rares félicités de son règne. Je te dirai, une de ces nuits, les étranges histoires que m’a contées à ce sujet mon ami le bouvreuil. Peut-être, ― car tu me parais singulièrement curieux aujourd’hui, ― désires-tu connaître comment je compte agir dans le Royaume des Heureux. Dès à présent, et à ne juger les choses que de loin, il me semble assez convenable de me faire aimer de l’aimable Primevère, et de l’épouser, pour vivre grassement ensuite, sans souci des autres empires du monde. Nous verrons à te créer une position qui convienne à tes goûts, en te permettant de t’entretenir la main. Mon mignon, je jure de te tailler tôt ou tard une noble besogne, telle que le monde, dans mille ans, parlera encore de tes poings.
Sidoine, qui avait compris, aurait sauté au cou de son frère, si cela eût été possible. Lui dont l’imagination était fort paresseuse d’ordinaire, il voyait avec les yeux de l’âme, des champs de bataille vastes comme des océans, riante perspective qui faisait courir des frissons de joie le long de ses bras. Il se leva, serra la ceinture de sa blouse et se campa devant Médéric.
Celui-ci songeait, jetant autour de lui des regards tristes.
― Les habitants de ce pays ont toujours été bons pour nous, dit-il enfin. Ils nous ont soufferts dans leurs champs, et, sans eux, nous n’aurions pas si fière mine. Nous devons, avant de les quitter, leur laisser une preuve de notre reconnaissance. Que pourrions-nous bien faire qui leur fût agréable ?
Sidoine crut naïvement que cette question s’adressait à lui. Il eut une idée.
― Frère, répondit-il, que penses-tu d’un grand feu de joie ? Nous pourrions brûler la ville prochaine, à l’extrême satisfaction des habitants ; car, pour peu qu’ils aient mon goût, rien ne les distraira autant que de belles flammes rouges par une nuit bien noire.
Médéric haussa les épaules.
― Mon mignon, dit-il, je te conseille de ne jamais te mêler de ce qui me regarde. Laisse-moi réfléchir une seconde. Si j’ai besoin de tes bras, alors tu travailleras à ton tour.
― Voici, reprit-il après un silence. Il y a là, au sud, une montagne qui, m’a-t-on dit, gêne beaucoup nos bienfaiteurs. La vallée manque d’eau, et leurs terres sont d’une telle sécheresse qu’elles produisent le pire vin du monde, ce qui est un continuel chagrin pour les buveurs du pays. Las de piquette, ils ont convoqué dernièrement toutes leurs académies ; une aussi docte assemblée allait certainement inventer la pluie, sans plus de peine que si le bon Dieu s’en fût mêlé. Les savants se sont donc mis en campagne ; ils ont fait des études fort remarquables sur la nature et la pente des terrains, et ont conclu que rien ne serait plus facile que de dériver et d’amener dans la plaine les eaux du fleuve voisin, si cette diablesse de montagne ne se trouvait justement sur le passage. Observe, mon mignon, combien les hommes nos frères sont de pauvres sires. Ils étaient là une centaine à mesurer, à niveler, à dresser de superbes plans ; ils disaient, sans se tromper, ce qu’était la montagne, marbre, craie ou pierre à plâtre ; ils l’auraient pesée, s’ils l’avaient voulu, à quelques kilogrammes près ; et pas un, même le plus gros, n’a songé à la porter quelque part où elle ne gênât plus. Prends la montagne, Sidoine, mon mignon. Je vais chercher dans quel lieu nous pourrions bien la poser sans malencontre.
Sidoine ouvrit les bras et en entoura délicatement les rochers. Puis il fit un léger effort, se renversant en arrière, et se releva, serrant le fardeau contre sa poitrine. Il le soutint sur son genou, attendant que Médéric se décidât. Ce dernier hésitait.
― Je la ferais bien jeter à la mer, murmurait-il, mais un tel caillou occasionnerait pour sûr un nouveau déluge. Je ne puis non plus la faire mettre brutalement à terre, au risque d’écorner une ville ou deux. Les cultivateurs pousseraient de beaux cris, si j’encombrais un champ de navets ou de carottes. Remarque, Sidoine, mon mignon, l’embarras où je suis. Les hommes se sont partagé le sol d’une façon ridicule. On ne peut déranger une pauvre montagne sans écraser les choux d’un voisin.
― Tu dis vrai, mon frère, répondit Sidoine. Seulement, je te prie d’avoir une idée au plus vite. Ce n’est pas que ce caillou soit lourd ; mais il est si gros qu’il m’embarrasse un peu.
― Viens donc, reprit Médéric. Nous allons le poser entre ces deux coteaux que tu vois au nord de la plaine. Il y a là une gorge qui souffle un froid du diable en ce pays. Notre caillou la bouchera parfaitement et abritera la vallée des vents de mars et de septembre.
Lorsqu’ils furent arrivés, et comme Sidoine s’apprêtait à jeter la montagne du haut de ses bras, ainsi que le bûcheron jette son fagot au retour de la forêt :
― Bon Dieu ! mon mignon, cria Médéric, laisse-la glisser doucement, si tu ne veux ébranler la terre à plus de cinquante lieues à la ronde. Bien : ne te hâte ni ne te soucie des écorchures. Je crois qu’elle branle, et il serait bon de la caler avec quelque roche, pour qu’elle ne s’avise de rouler lorsque nous ne serons plus ici. Voilà qui est fait. Maintenant les braves gens boiront de bon vin. Ils auront de l’eau pour arroser leurs vignes et du soleil pour en dorer les grappes. Écoute, Sidoine, je suis bien aise de te le faire observer, nous sommes plus habiles qu’une douzaine d’académies. Nous pourrons, dans nos voyages, changer à notre gré la température et la fertilité des pays. Il ne s’agit que d’arranger un peu les terrains, d’établir au nord un paravent de montagnes, et de ménager une pente pour les eaux. La terre, je l’ai souvent remarqué, est mal bâtie, et je doute que les hommes aient jamais assez d’esprit pour en faire une demeure digne de nations civilisées. Nous verrons à y travailler un peu, dans nos moments perdus. Aujourd’hui, voilà notre dette de reconnaissance payée. Mon mignon, secoue ta blouse qui est toute blanche de poussière, et partons.
Sidoine, il faut le dire, n’entendit que le dernier mot de ce discours. Il n’était pas philanthrope, ayant l’esprit trop simple pour cela, et se souciait peu d’un vin dont il ne devait jamais boire. L’idée de voyage le ravissait ; à peine son frère eut-il parlé de départ que la joie lui fit faire deux ou trois enjambées, ce qui l’éloigna de plusieurs douzaines de kilomètres. Heureusement, Médéric avait saisi un pan de la blouse.
― Ohé ! mon mignon, cria-t-il, ne pourrais-tu avoir des mouvements moins brusques ? Arrête, pour l’amour de Dieu ! Crois-tu que mes petites jambes soient capables de semblables sauts ? Si tu comptes marcher d’un tel pas, je te laisse aller en avant et te rejoindrai peut-être dans quelques centaines d’années. Arrête et assieds-toi.
Sidoine s’assit. Médéric saisit à deux mains le bas de la culotte de fourrure, et, comme il était d’une merveilleuse agilité, il grimpa légèrement sur le genou de son compagnon, en s’aidant des touffes de poils et des accrocs qu’il rencontra en chemin. Puis il s’avança le long de la cuisse, qui lui sembla une belle grande route, large, droite, sans montée aucune. Arrivé au bout, il posa le pied dans la première boutonnière de la blouse, s’accrocha plus haut à la seconde, et monta ainsi jusqu’à l’épaule. Là, il fit ses préparatifs de voyage, prit ses aises et se coucha commodément dans l’oreille gauche de Sidoine. Il avait choisi ce logis pour deux raisons : d’abord il se trouvait à l’abri de la pluie et du vent, l’oreille en question étant une maîtresse oreille ; ensuite il pouvait, en toute sûreté d’être entendu, communiquer à son compagnon une foule de remarques intéressantes.
Il se pencha sur le bord d’un trou noir qu’il découvrit dans le fond de sa nouvelle demeure, et, d’une voix perçante, cria dans cet abîme :
— Maintenant, mon mignon, tu peux courir, si bon te semble. Ne t’amuse pas dans les sentiers, et fais en sorte que nous arrivions au plus vite. M’entends-tu ?
— Oui, frère, répondit Sidoine. Je te prie même de ne pas parler si haut, car ton souffle me chatouille d’une façon désagréable.
Et ils partirent.
III
léger aperçu sur les momies
Ce n’est pas Sidoine qui aurait jamais sollicité un ministre des travaux publics pour l’établissement de ponts et de routes. Il marchait d’ordinaire à travers champs, s’inquiétant peu des fossés et encore moins des coteaux ; il professait un dédain profond pour les coudes des sentiers frayés. Le brave enfant faisait de la géométrie sans le savoir, car il avait trouvé, à lui tout seul, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre.
Il traversa ainsi une douzaine de royaumes, ayant soin de ne pas poser le pied au beau milieu de quelque ville, ce qu’il sentait devoir déplaire aux habitants. Il enjamba deux ou trois mers, sans trop se mouiller. Quant aux fleuves, il ne daigna pas même se fâcher contre eux, les prenant pour ces minces filets d’eau dont la terre est sillonnée après une pluie d’orage. Ce qui l’amusa prodigieusement, ce furent les voyageurs qu’il rencontra ; il les voyait suer le long des montées, aller au nord pour revenir au midi, lire les poteaux au bord des routes, se soucier du vent, de la pluie, des ornières, des inondations, de l’allure de leurs chevaux. Il avait vaguement conscience du ridicule de ces pauvres gens qui s’en vont de gaieté de cœur risquer une culbute dans quelque précipice, lorsqu’ils pourraient demeurer si tranquillement assis à leur foyer.
— Que diable ! aurait dit Médéric, quand on est ainsi bâti, on reste chez soi.
Mais pour l’instant, Médéric ne regardait pas sur la terre. Au bout d’un quart d’heure de marche, il désira cependant reconnaître les lieux où ils se trouvaient. Il mit le nez dehors, et se pencha sur la plaine ; il se tourna aux quatre points du monde, et ne vit que du sable, qu’un immense désert emplissant l’horizon. Le site lui déplut.
— Seigneur Jésus ! se dit-il, que les gens de ce pays doivent avoir soif ! J’aperçois les ruines d’un grand nombre de villes, et je jurerais que les habitants en sont morts, faute d’un verre de vin. Sûrement, ce n’est pas là le Royaume des Heureux ; mon ami le bouvreuil me l’a donné comme fertile en vignobles et en fruits de toutes espèces ; il s’y trouve même, a-t-il ajouté, des sources d’une eau limpide et fraiche, excellente pour rincer les bouteilles. Cet écervelé de Sidoine nous a certainement égarés.
— Hé ! mon mignon ! cria-t-il, où vas-tu ?
— Pardieu ! répondit Sidoine sans s’arrêter, je vais devant moi.
— Vous êtes un sot, mon mignon, reprit Médéric. Vous avez l’air de ne pas vous douter que la terre est ronde, et qu’en allant toujours devant vous, vous n’arriveriez nulle part. Nous voilà bel et bien perdus.
— Oh ! dit Sidoine en courant de plus belle, peu m’importe : je suis partout chez moi.
— Mais arrête donc, malheureux ! cria de nouveau Médéric. Je sue, à te regarder marcher ainsi. J’aurais dû veiller au chemin. Sans doute, tu as enjambé la demeure de l’aimable Primevère, sans plus de façons qu’une hutte de charbonnier : palais et chaumières sont de même niveau pour tes longues jambes. Maintenant, il nous faut courir le monde au hasard. Je regarderai passer les empires, du haut de ton épaule, jusqu’au jour où nous découvrirons le Royaume des Heureux. En attendant, rien ne presse ; nous ne sommes pas attendus. Je crois utile de nous asseoir un instant, pour méditer plus à l’aise sur le singulier pays que nous traversons en ce moment. Mon mignon, assieds-toi sur cette montagne qui est là, à tes pieds.
— Ça, une montagne ! répondit Sidoine en s’asseyant, c’est un pavé, ou le diable m’emporte !
À vrai dire, ce pavé était une des grandes pyramides. Nos compagnons, qui venaient de traverser le désert d’Afrique, se trouvaient pour lors en Égypte. Sidoine, n’ayant pas en histoire des connaissances bien précises, regarda le Nil comme un ruisseau boueux ; quant aux sphinx et aux obélisques, ils les prit pour des graviers d’une forme singulière et fort laide. Médéric, qui savait tout sans avoir rien appris, fut fâché du peu d’attention que son frère accordait à cette boue et à ces pierres, visitées et admirées de plus de cinq cents lieues à la ronde.
— Hé ! Sidoine, dit-il, tâche de prendre, s’il t’est possible, un air d’admiration et de respectueux étonnement. Il est du dernier mauvais goût de rester calme en face d’un pareil spectacle. Je tremble que quelqu’un ne t’aperçoive, dodelinant ainsi de la tête devant les ruines de la vieille Égypte. Nous serions perdu dans l’estime des gens de bien. Remarque qu’il ne s’agit pas ici de comprendre, ce que personne n’a envie de faire, mais de paraître profondément pénétré du haut intérêt que présentent ces cailloux. Tu as tout juste assez d’esprit pour t’en tirer avec honneur. Là, tu vois le Nil, cette eau jaunâtre qui croupit dans la vase. C’est, m’a-t-on dit, un fleuve très vieux ; il est à croire cependant qu’il n’est pas plus âgé que la Seine et la Loire. Les peuples de l’antiquité se sont contentés d’en connaître les embouchures ; nous, gens curieux, aimant à nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, nous en cherchons les sources depuis quelques centaines d’années, sans avoir pu découvrir encore le plus mince réservoir. Les savants se partagent : d’après les uns, il existerait certainement une fontaine quelque part, et il s’agirait seulement de bien chercher ; les autres, et ceux-ci ont des chances de l’emporter, jurent qu’ils ont fouillé tous les coins, et qu’à coup sûr le fleuve n’a point de sources. Moi, je n’ai pas d’opinion décidée en cette matière, car il m’arrive rarement d’y songer, et d’ailleurs une solution quelconque ne m’engraisserait pas d’un centimètre. Regarde maintenant ces vilaines bêtes qui nous entourent, brûlées par des millions de soleils ; c’est pure malice, assure-t-on, si elles ne parlent pas ; elles connaissent le secret des premiers jours du monde, et l’éternel sourire qu’elles gardent sur les lèvres est simplement par manière de se moquer de notre ignorance. Pour moi, je ne les juge pas si méchantes ; ce sont de bonnes pierres, d’une grande simplesse d’esprit, et qui en savent moins long qu’on veut le dire. Écoute toujours, mon mignon, et ne crains pas de trop apprendre. Je ne te dirai rien sur Memphis, dont nous apercevons les ruines à l’horizon, et je ne te dirai rien par l’excellente raison que je ne vivais pas au temps de sa puissance. Je me défie beaucoup des historiens qui en ont parlé. Je pourrais lire, comme un autre, les hiéroglyphes des obélisques et des vieux murs écroulés ; mais, outre que cela ne m’amuserait pas, étant très-scrupuleux en matière d’histoire, j’aurais la plus grande crainte de prendre un A pour un B, et de t’induire ainsi en des erreurs qui seraient pour toi d’une déplorable conséquence. Je préfère joindre à ces considérations générales un léger aperçu sur les momies. Rien n’est plus agréable à voir qu’une momie bien conservée. Les Égyptiens s’enterraient sans doute avec tant de coquetterie dans la prévision du rare plaisir que nous aurions un jour à les déterrer. Quant aux pyramides, selon l’opinion commune, elles servaient de tombeaux, si pourtant elles n’étaient pas destinées à un autre usage qui nous échappe. Ainsi, à en juger par celle sur laquelle nous sommes assis, — car notre siège, je te prie de le remarquer, est une pyramide de la plus belle venue, — je les croirais bâties par un peuple hospitalier, pour servir de siéges aux voyageurs fatigués, n’était le peu de commodité qu’elles offrent à un tel emploi. Je finirai par une morale. Sache, mon mignon, que trente dynasties dorment sous nos pieds ; les rois sont couchés par milliers dans le sable, emmaillotés de bandelettes, les joues fraîches, ayant encore leurs dents et leurs cheveux. On pourrait, si l’on cherchait bien, en composer une jolie collection qui offrirait un grand intérêt pour les courtisans. Le malheur est qu’on a oublié leurs noms et qu’on ne saurait les étiqueter d’une façon convenable. Ils sont tous plus morts que leurs cadavres. Si jamais tu deviens roi, songe à ces pauvres momies royales endormies au désert ; elles ont vaincu les vers cinq mille ans, et n’ont pu vivre dix siècles dans la mémoire des hommes. J’ai dit. Rien ne développe l’intelligence comme les voyages, et je compte parfaire ainsi ton éducation, en te faisant un cours pratique sur les divers sujets qui se présenteront en chemin.
Durant ce long discours, Sidoine, pour complaire à son compagnon, avait pris l’air le plus bête du monde, et note que c’était précisément là l’air qu’il fallait. Mais, à la vérité, il s’ennuyait de toute la largeur de ses mâchoires, regardant d’un œil désespéré le Nil, les sphinx, Memphis, les pyramides, s’efforçant de penser aux momies, sans grands résultats. Il cherchait furtivement à l’horizon s’il ne trouverait pas un sujet qui lui permit d’interrompre l’orateur d’une façon polie. Comme celui-ci se taisait, il aperçut un peu tard, deux troupes d’hommes, se montrant aux deux bouts opposés de la plaine.
— Frère, dit-il, les morts m’ennuient. Apprends-moi quels sont ces gens qui viennent à nous.
IV
les poings de Sidoine
J’ai oublié de te dire qu’il pouvait être midi, lorsque nos voyageurs discouraient de la sorte, assis sur une des grandes pyramides. Le Nil roulait lourdement ses eaux dans la plaine, pareil à la coulée d’un métal en fusion ; le ciel était blanc, comme la voûte d’un four énorme chauffé pour quelque cuisson gigantesque ; la terre n’avait pas une ombre et dormait sans haleine, écrasée sous un sommeil de plomb. Dans cette immense immobilité du désert, les deux troupes, formées en colonnes, s’avançaient, semblables à des serpents glissant avec lenteur sur le sable.
Elles s’allongeaient, s’allongeaient toujours. Bientôt ce ne furent plus de simples caravanes, mais deux armées formidables, deux peuples rangés par files démesurées qui allaient d’un bout de l’horizon à l’autre, et coupaient d’une ligne sombre la blancheur éclatante du sol. Les uns, ceux qui descendaient du nord, portaient des casaques bleues ; les autres, ceux qui montaient du midi, étaient vêtues de blouses vertes. Tous avaient à l’épaule de longues piques à pointe d’acier, et, à chaque pas que faisaient les colonnes, un large éclair les sillonnait silencieusement. Ils marchaient les uns contre les autres.
— Mon mignon, cria Médéric, plaçons-nous bien, car, si je ne me trompe, nous allons avoir un beau spectacle. Ces braves gens ne manquent pas d’esprit. Le lieu est on ne peut mieux choisi pour couper commodément la gorge à quelques cent mille hommes. Ils vont se massacrer à l’aise, et les vaincus auront un beau champ de course, lorsqu’il s’agira de décamper au plus vite. Parlez-moi d’une pareille plaine pour se battre à l’extrême satisfaction des spectateurs.
Cependant, les deux armées s’étaient arrêtées en face l’une de l’autre, laissant entre elles une large bande de terrain. Elles poussèrent des clameurs effroyables, elles brandirent leurs armes, se montrèrent le poing, mais n’avancèrent pas d’une toise. Chacune semblait avoir un grand respect pour les piques ennemies.
— Oh ! les lâches coquins ! répétait Médéric qui s’impatientait ; est-ce qu’ils comptent coucher ici ? Je jurerais qu’ils ont fait plus de cent lieues pour le seul plaisir de se gourmer, et, maintenant, les voilà qui hésitent à échanger la moindre chiquenaude. Je te demande un peu, mon mignon, s’il est raisonnable à deux ou trois millions d’hommes de se donner rendez-vous en Égypte, sur le coup de midi, pour se regarder face à face et se crier des injures. Vous battrez-vous, coquins ? Mais vois-les donc : ils bâillent au soleil, comme des lézards, et semblent ne pas se douter que nous attendons. Ohé ! doubles lâches, vous battrez-vous ou ne vous battrez-vous pas ?
Les Bleus, comme s’ils avaient entendu les exhortations de Médéric, firent deux pas en avant. Les Verts, voyant cette manœuvre, en firent par prudence deux en arrière. Sidoine fut scandalisé.
— Frère, dit-il, j’éprouve une furieuse envie de m’en mêler. La danse ne commencera jamais, si je ne la mets en branle. N’es-tu pas d’avis qu’il serait bon d’essayer mes poings, en cette occasion ?
— Pardieu ! répondit Médéric, tu auras eu une idée décente dans ta vie. Retrousse tes manches et fais-moi de la propre besogne.
Sidoine retroussa ses manches et se leva.
— Par lesquels dois-je commencer ? demanda-t-il ; les Bleus ou les Verts ?
Médéric songea une seconde.
— Mon mignon, dit-il, les Verts sont à coup sûr les plus poltrons. Daube-les-moi d’importance, pour leur apprendre que la peur ne garantit pas des coups. Mais attends : je ne veux rien perdre du spectacle, et je vais, avant tout, me poster commodément.
Ce disant, il monta sur l’oreille de son frère et s’y coucha à plat ventre, ayant soin de ne passer que la tête ; puis il saisit une mèche de cheveux qu’il rencontra sous sa main, afin de ne pas être jeté à bas dans la bagarre. Ayant ainsi pris ses dispositions, il déclara être prêt pour le combat.
Aussitôt, Sidoine, sans crier gare, tomba sur les Verts à bras raccourcis. Il agitait ses poings en mesure, ainsi que des fléaux, et battait l’armée à coups pressés, comme blé sur aire. En même temps il lançait ses pieds à droite et à gauche, au beau milieu des bataillons, lorsque quelques rangs plus épais lui barraient le passage. Ce fut un beau combat, je te l’assure, digne d’une épopée en vingt-quatre chants. Notre héros se promenait sur les piques, sans plus s’en soucier que de brins d’herbes ; il allait, de çà, de là, et ouvrait de toutes parts de larges trouées, écrasant les uns contre terre et lançant les autres à vingt ou trente mètres de hauteur. Les pauvres gens mouraient, n’ayant seulement pas la consolation de savoir quelle rude main les secouait ainsi. Car, au premier abord, quand Sidoine se reposait tranquillement sur la pyramide, rien ne le distinguait nettement des blocs de granit. Puis, lorsqu’il s’était dressé, il n’avait pas laissé à l’ennemi le temps de l’envisager. Observe qu’il fallait au regard deux bonnes minutes, pour monter le long de ce grand corps, avant de rencontrer une figure. Les Verts n’avaient donc pas une idée très-nette de la cause des formidables bourrades qui les renversaient par centaines. La plupart pensèrent sans doute, en expirant, que la pyramide s’écroulait sur eux, ne pouvant s’imaginer que des poings d’homme eussent autant de ressemblance avec des pierres de taille.
Médéric, émerveillé de ce fait d’armes, se trémoussait d’aise ; il battait des mains, se penchait au risque de tomber, perdait l’équilibre et se raccrochait vite à la mèche de cheveux. Enfin, ne pouvant rester muet en de telles circonstances, il sauta sur l’épaule du héros et s’y maintint, en se tenant au lobe de l’oreille ; de là, tantôt il regardait dans la plaine, tantôt il se tournait pour crier quelques mots d’encouragement.
— Oh la la ! criait-il, quelles tapes, mon doux Jésus ! quel beau bruit de marteaux sur l’enclume ! Ohé, mon mignon ! frappe à ta gauche, nettoie-moi ce gros de cavalerie qui fait mine de détaler. Eh ! vite donc ! frappe à ta droite, là, sur ce groupe de guerriers chamarrés d’or et de broderies, et lance pieds et poings ensemble, car je crois qu’il s’agit ici de princes, de ducs et autres crânes d’épaisseur. Pardieu, voilà de rudes taloches : la place est nette, comme si la faux y avait passé. En cadence, mon mignon, en cadence ! Procède avec méthode ; la besogne en ira plus vite. Bien, cela ! ils tombent par centaines et dans un ordre parfait. J’aime la régularité en toute chose, moi. Le merveilleux spectacle ! dirait-on pas un champ de blé, un jour de moisson, lorsque les gerbes sont couchées au bord des sillons, en longues rangées symétriques. Tape, tape, mon mignon, et ne t’amuse pas à écraser les fuyards un à un ; ramène-les-moi vertement par le fond de leur culotte, et ne lève la main que sur trois ou quatre douzaines au moins. Oh la la ! quelles calottes, quelles bourrades, quels triomphants coups de pied !
Et Médéric s’extasiait, se tournait en tous sens, ne trouvant pas d’exclamations assez fortes pour peindre son ravissement. À la vérité, Sidoine n’en frappait ni plus fort ni plus vite. Il avait pris au début un petit train bonhomme, et continuait la besogne avec flegme, sans accélérer le mouvement. Il surveillait seulement les bords de l’armée, et, lorsqu’il apercevait quelque fuyard, il se contentait de le ramener à son poste d’une chiquenaude, pour qu’il eût sa part au festin, quand viendrait son tour. Au bout d’un quart d’heure d’une pareille tactique, les Verts se trouvaient tous couchés proprement dans la plaine, sans qu’un seul restât debout pour aller porter au reste de la nation la nouvelle de leur défaite ; circonstance rare et affligeante, qui ne s’est pas reproduite depuis dans l’histoire du monde.
Médéric n’aimait pas à voir le sang versé. Quand tout fut terminé :
— Mon mignon, dit-il à Sidoine, puisque tu as anéanti cette armée, il me semble juste que tu l’enterres.
Sidoine, ayant regardé autour de lui, aperçut cinq ou six buttes de sable qui se trouvaient là, il les poussa sur le champ de bataille, à l’aide de vigoureux coups de pied, et les aplanit de la main, de manière à en faire un seul coteau, qui servît de tombe à près de onze cent mille hommes. En pareil cas, il est rare qu’un conquérant prenne lui-même ce soin pour les vaincus. Ce fait prouve combien mon héros, tout héros qu’il était, se montrait bon enfant à l’occasion.
Durant l’affaire, les Bleus, stupéfaits de ce renfort qui leur tombait du haut d’une des grandes pyramides, avaient eu le temps de reconnaître que ce n’était pas là un éboulement de pavés, mais un homme en chair et en os. Ils songèrent d’abord à l’aider un peu ; puis, voyant la façon aisée dont il travaillait, ils comprirent qu’ils seraient plutôt un embarras, et se retirèrent discrètement à quelque distance, par crainte des éclaboussures. Ils se haussaient sur la pointe des pieds, se bousculant pour mieux voir, et accueillaient chaque coup d’un tonnerre d’applaudissements. Quand les Verts furent morts et enterrés, ils poussèrent de grands cris et se félicitèrent de la victoire, se mêlant tumultueusement et parlant tous à la fois.
Cependant Sidoine, ayant soif, descendit au bord du Nil, pour boire un coup d’eau fraîche. Il le tarit d’une gorgée ; heureusement pour l’Égypte, il trouva ce breuvage si chaud et si fade, qu’il se hâta de rejeter le fleuve dans son lit, sans en avaler une goutte. Vois à quoi tient la fertilité d’un pays.
De fort méchante humeur, il revint dans la plaine et regarda les Bleus en se frottant les mains.
— Frère, dit-il d’un ton insinuant, si je frappais un peu sur ceux-ci, maintenant ? Ces hommes font beaucoup de bruit. Que penses-tu de quelques coups de poing pour les forcer à un silence respectueux ?
— Garde-t’en bien, répondit Médéric, je les observe depuis un instant, et je leur crois les meilleures intentions du monde. Pour sûr, ils s’occupent de toi. Tâche, mon mignon, de prendre une pose noble et majestueuse ; car, si je ne me trompe, tes grandes destinées vont s’accomplir. Regarde, voici venir une députation.
Au tapage d’un million d’hommes émettant chacun leur avis, sans écouter celui du voisin, avait succédé le plus profond silence. Les Bleus venaient sans doute de s’entendre ; ce qui ne laisse pas que d’être singulier, car, dans les assemblées de notre beau pays, où les membres ne sont guère qu’au nombre de deux à trois cents, ils n’ont pu jusqu’ici s’accorder sur la moindre vétille.
L’armée défilait en deux colonnes. Bientôt elle forma un cercle immense. Au milieu de ce cercle, se trouvait Sidoine, fort embarrassé de sa personne ; il baissait les yeux, honteux de voir tant de monde le regarder. Quant à Médéric, il comprit que sa présence serait un sujet d’étonnement, inutile et même dangereux en ce moment décisif, et se retira par prudence dans l’oreille qui lui servait de demeure depuis le matin.
La députation s’arrêta à vingt pas de Sidoine. Elle n’était pas composée de guerriers, mais de vieillards aux crânes nus et sévères, aux barbes magistrales, tombant en flots argentés sur les tuniques bleues. Les mains de ces vieillards avaient pris la couleur et les rides sèches des parchemins qu’elles feuilletaient sans cesse ; leurs yeux, habitués aux seules clartés des lampes fumeuses, soutenaient l’éclat du soleil avec la gaucherie et les clignements de paupières d’un hibou égaré en plein jour ; leurs échines se courbaient comme devant un pupitre éternel, et, sur leurs robes, des taches d’huile et des traînées d’encre dessinaient les broderies les plus bizarres, ornements mystérieux et terrifiants qui n’étaient pas pour peu de chose dans leur haute renommée de science et de sagesse.
Le plus vieux, le plus sec, le plus aveugle, le plus bariolé de la docte compagnie, avança de trois pas et fit un profond salut. Après quoi, s’étant dressé, il élargit les bras pour joindre aux paroles les gestes convenables.
— Seigneur Géant, dit-il d’une voix solennelle, moi, prince des orateurs, membre et doyen de toutes les académies, grand dignitaire de tous les ordres, je te parle au nom de la nation. Notre roi, un pauvre sire, est mort, il y a deux heures, d’un transport au cerveau, pour avoir vu les Verts à l’autre bout de la plaine. Nous voilà donc sans maître qui nous charge d’impôts et nous fasse tuer au nom du bien public. C’est là, tu le sais, un état de liberté déplaisant communément aux peuples. Il nous faut un roi au plus vite, et, dans notre hâte de nous prosterner devant des pieds royaux, nous venons de songer à toi, qui te bats si vaillamment. Nous pensons, en t’offrant la couronne, reconnaître ton dévouement à notre cause, et nous remercions la Providence de pouvoir le faire d’une façon digne de tes exploits. Je le sens, une telle circonstance demanderait un discours en une langue savante, sanscrite, hébraïque, grecque, ou tout au moins latine ; mais que la nécessité où je me trouve d’improviser, et que la certitude de pouvoir réparer plus tard ce manque de convenances, me servent d’excuses auprès de toi.
Le vieillard fit une pause.
— Je savais bien, songeait Médéric, que mon mignon avait des poings de roi.
V
le discours de Médéric
— Seigneur Géant, continua le prince des orateurs, il me reste à t’apprendre ce que la nation a résolu et quelles preuves d’aptitude à la royauté elle te demande, avant de te porter au trône. Elle est lasse d’avoir pour maîtres des gens qui ressemblent en tous points à leurs sujets, ne pouvant donner le moindre coup de poing sans s’écorcher, ni prononcer tous les trois jours un discours de longue haleine sans mourir de phtisie au bout de quatre à cinq ans. Elle veut, en un mot, un roi qui l’amuse, et elle est persuadée que, parmi les agréments d’un goût délicat et recherché, il en est deux surtout dont on ne saurait se lasser : les taloches vertement appliquées et les périodes vides et sonores d’une proclamation royale. J’avoue être fier d’appartenir à une nation qui comprend à un si haut point les courtes jouissances de cette vie. Quant à son désir d’avoir sur le trône un roi amusant, je trouve ce désir en lui-même encore plus digne d’éloges que le choix des amusements préférés par mes concitoyens. Ce que nous voulons se réduit donc à ceci. Les princes sont des hochets dorés que se donne le peuple, pour se réjouir et se divertir à les voir briller au soleil ; mais, presque toujours, ces hochets coupent et mordent, ainsi qu’il en est des couteaux d’acier, lames brillantes dont les mères effrayent vainement leurs marmots. Or, nous souhaitons que notre hochet soit inoffensif, qu’il nous réjouisse et nous divertisse, selon nos goûts, sans que nous courions le risque de nous blesser, à le tourner et le retourner entre nos doigts. Nous voulons de grands coups de poing, car ce jeu fait rire nos guerriers, les amuse honnêtement et leur met du cœur au ventre ; nous désirons de longs discours, pour occuper les braves gens du royaume à les applaudir et les commenter, de belles phrases qui tiennent en joie les parleurs de l’époque. Tu as déjà, Seigneur Géant, rempli une partie du programme, à l’entière satisfaction des plus difficiles ; je le dis en vérité, jamais poings ne nous ont fait rire de meilleur cœur. Maintenant, pour combler nos vœux, il te faut subir la seconde épreuve. Choisis le sujet qu’il te plaira : parle-nous de l’affection que tu nous portes, de tes devoirs envers nous, des grands faits qui doivent signaler ton règne. Instruis-nous, égaye-nous. Nous t’écoutons.
Le prince des orateurs, ayant ainsi parlé, fit une nouvelle révérence. Sidoine, qui avait écouté l’exorde d’un air inquiet, et suivi les différents points avec anxiété, fut frappé d’épouvante à la péroraison. Prononcer un long discours en public, lui paraissait une idée absurde et sortant par trop de ses habitudes journalières. Il regardait sournoisement le docte vieillard, craignant quelque méchante raillerie, et se demandait si un bon coup de poing, appliqué à propos sur ce crâne jauni, ne le tirerait pas d’embarras. Mais le brave enfant n’avait pas de méchanceté, et ce vieux monsieur venait de lui parler si poliment qu’il lui semblait dur de répondre d’une façon aussi brusque. S’étant juré de ne point desserrer les lèvres et sentant toute la délicatesse de sa position, il dansait sur l’un et l’autre pied, roulait ses pouces et riait de son rire le plus niais. Comme il devenait de plus en plus idiot, il crut avoir trouvé une idée de génie. Il salua profondément le vieux monsieur.
Cependant, au bout de cinq minutes, l’armée s’impatienta. Je crois te l’avoir dit, ces événements se passaient en Égypte, sur le coup de midi, et, tu le sais, rien ne rend de plus méchante humeur que d’attendre au grand soleil. Les Bleus témoignèrent bientôt par un murmure croissant que le seigneur Géant eût à se dépêcher ; autrement, ils allaient le planter là, pour se pourvoir ailleurs d’une majesté plus bavarde.
Sidoine, étonné qu’une révérence n’eût pas contenté ces braves gens, en fit coup sur coup trois ou quatre, se tournant en tous sens, afin que chacun eût sa part.
Alors ce fut une tempête de rires et de jurons, une de ces belles tempêtes populaires où chaque homme lance un quolibet, ceux-ci sifflant comme des merles, ceux-là battant des mains en manière de dérision. Le vacarme grandissait par larges ondées, décroissait pour grandir encore, pareil à la clameur des vagues de l’Océan. C’était, à la verve du peuple, un excellent apprentissage de la royauté.
Tout à coup, pendant un court moment de silence, une voix douce et flûtée se fit entendre dans les hauteurs de Sidoine ; une douce et mignonne voix de petite fille, au timbre d’argent et aux inflexions caressantes.
« Mes bien-aimés sujets, » disait-elle…
Des applaudissements formidables l’interrompirent, dès ces premiers mots. Le gracieux souverain ! des poings à pétrir des montagnes, et une voix à rendre jalouse la brise de mai !
Le prince des orateurs, stupéfait de ce phénomène, se tourna vers ses savants collègues :
— Messieurs, leur dit-il, voici un géant qui a, dans son espèce, un organe singulier. Je ne pourrais croire, si je ne l’entendais, qu’un gosier capable d’avaler un bœuf avec ses cornes, puisse filer des sons d’une si remarquable finesse. Il y a là certainement une curiosité anatomique qu’il nous faudra étudier et expliquer à tout prix. Nous traiterons ce grave sujet à notre prochaine réunion, et en ferons une belle et bonne vérité scientifique qui aura cours dans nos établissements universitaires.
— Hé ! mon mignon, souffla doucement Médéric dans l’oreille de Sidoine, ouvre larges tes mâchoires et fais-les jouer en mesure, comme si tu broyais des noix. Il est bon que tu les remues avec vigueur, car ceux qui ne t’entendront pas, verront au moins que tu parles. N’oublie pas les gestes non plus : arrondis les bras avec grâce durant les périodes cadencées ; plisse le front et lance les mains en avant dans les éclats d’éloquence ; tâche même de pleurer un peu aux endroits pathétiques. Surtout pas de bêtises. Suis bien le mouvement. Ne va pas t’arrêter court au beau milieu d’une phrase, ni poursuivre lorsque je me tairai. Mets les points et les virgules, mon mignon. Cela n’est pas difficile, et la plupart de nos hommes d’État ne font autre métier. Attention, je commence.
Sidoine ouvrit effroyablement la bouche et se mit à gesticuler, avec des mines de damné. Médéric s’exprima en ces termes :
- « Mes bien-aimés Sujets,
« Comme il est d’usage, laissez-moi m’étonner et me juger indigne de l’honneur que vous me faites. Je ne pense pas un traître mot de ce que je vous dis là ; je crois mériter, comme tout le monde, d’être un peu roi à mon tour, et je ne sais vraiment pourquoi je ne suis pas né fils de prince, ce qui m’aurait évité l’embarras de fonder une dynastie.
« Avant tout, je dois, pour assurer ma tranquillité future, vous faire remarquer les circonstances présentes. Vous me croyez une bonne machine de guerre, et, à ce titre, vous m’offrez la couronne. Moi, je me laisse faire. C’est là, si je ne me trompe, ce qu’on appelle le suffrage universel. L’invention me paraît excellente, et les peuples s’en trouveront au mieux lorsqu’on l’aura perfectionnée. Veuillez donc, à l’occasion, vous en prendre à vous seuls, si je ne tiens pas toutes les belles choses que je vais promettre ; car je puis en oublier quelqu’une, cela sans méchanceté, et il ne serait pas juste de me punir d’un manque de mémoire, lorsque vous auriez vous-mêmes manqué de jugement.
« J’ai hâte d’arriver au programme que je me traçais depuis longtemps, pour le jour où j’aurais le loisir d’être roi. Il est d’une simplicité charmante, et je le recommande à mes collègues les souverains, qui se trouveraient embarrassés de leurs peuples. Le voici dans son innocence et sa naïveté : la guerre au dehors, la paix au dedans.
« La guerre au dehors est une excellente politique. Elle débarrasse le pays des gens querelleurs et leur permet d’aller se faire estropier hors des frontières. Je parle de ceux qui naissent les poings fermés et qui, par tempérament, sentiraient de temps à autre le besoin d’une petite révolution, s’ils n’avaient à rosser quelque peuple voisin. Dans chaque nation, il y a une certaine somme de coups à dépenser ; la prudence veut que ces coups se distribuent à cinq ou six cents lieues des capitales. Laissez-moi vous dire toute ma pensée. La formation d’une armée est simplement une mesure prévoyante prise pour séparer les hommes tapageurs des hommes raisonnables ; une campagne a pour but de faire disparaître le plus possible de ces hommes tapageurs, et de permettre au souverain de vivre en paix, n’ayant pour sujets que des hommes raisonnables. On parle, je le sais, de gloire, de conquêtes et autres balivernes. Ce sont là de grands mots dont se payent les imbéciles. Les rois ont certainement un intérêt à se priver de citoyens ; sans cela, ils préféreraient garder tous leurs sujets auprès d’eux, et confier la culture de leurs royaumes à un plus grand nombre de bras. Puisqu’ils se jettent leurs troupes à la tête au moindre mot, c’est qu’ils s’entendent et se trouvent bien du sang versé. Je compte donc les imiter en appauvrissant le sang de mon peuple, qui pourrait un beau jour avoir la fièvre chaude. Seulement, un point m’embarrassait. Plus on va et plus les sujets de guerre deviennent difficiles à inventer ; bientôt on en sera réduit à vivre en frères, faute d’une raison pour se gourmer honnêtement. J’ai dû faire appel à toute mon imagination. De nous battre pour réparer une offense, il n’y fallait pas songer : nous n’avons rien à réparer, personne ne nous provoque, nos voisins sont gens polis et de bon ton. De nous emparer des territoires limitrophes sous prétexte d’arrondir nos terres, c’était là une vieille idée qui n’a jamais réussi en pratique, et dont les conquérants se sont toujours mal trouvés. De nous fâcher à propos de quelques balles de coton ou de quelques kilogrammes de sucre, on nous aurait pris pour de grossiers marchands, pour des voleurs qui ne veulent pas être volés, et nous tenons avant tout à être une nation bien apprise, ayant en horreur les soins du commerce et vivant d’idéal et de bons mots. Aucun moyen d’un usage commun en matière de bataille ne pouvait donc nous convenir. Enfin, après de longues réflexions, il m’est venu une inspiration sublime. Nous nous battrons toujours pour les autres, jamais pour nous, et n’aurons pas ainsi d’explications à donner sur la cause de nos coups de poing. Observez combien cette méthode sera commode, et quel honneur nous tirerons de pareilles expéditions. Nous prendrons le titre de bienfaiteurs des peuples, nous crierons bien haut notre désintéressement, nous nous poserons modestement en soutiens des bonnes causes et dévoués serviteurs des grandes idées. Ce n’est pas tout. Comme ceux que nous ne servirons pas, pourront s’étonner de cette singulière politique, nous répondrons hardiment que notre rage de prêter nos armées à qui les demande est un généreux désir de pacifier le monde, de le pacifier bel et bien à coups de piques. Nos soldats, dirons-nous, se promènent en civilisateurs, coupant le cou à ceux qui ne se civilisent pas assez vite, et semant les idées les plus fécondes dans les fosses creusées sur les champs de bataille ; ils baptisent la terre d’un baptême de sang pour hâter l’ère prochaine de liberté. Mais nous n’ajouterons pas qu’ils auront ainsi une besogne éternelle, attendant vainement une moisson qui ne saurait lever sur des tombes.
« Voilà, mes chers sujets, ce que j’ai imaginé. L’idée a toute l’ampleur et l’absurdité nécessaires pour réussir. Donc, ceux d’entre vous qui se sentiraient le besoin de proclamer une ou deux républiques sont priés de n’en rien faire chez moi. Je leur ouvre charitablement les empires des autres monarques. Qu’ils disposent librement des provinces, changent les formes des gouvernements, consultent le bon plaisir des peuples ; qu’ils se fassent tuer chez mes voisins, au nom de la liberté, et me laissent gouverner chez moi aussi despotiquement que je l’entendrai.
« Mon règne sera un règne guerrier.
« Obtenir la paix au dedans est un problème plus difficile à résoudre. On a beau se débarrasser des méchants garçons, il reste toujours dans les masses un esprit de révolte contre le maître de leur choix. Souvent j’ai réfléchi à cette haine sourde que les nations ont portée de tous temps à leurs princes, et j’avoue n’avoir jamais pu en trouver la cause raisonnable et logique. Nous mettrons cette question au concours dans nos académies, et nos savants, sans aucun doute se hâteront de nous indiquer d’où vient le mal et quel doit être le remède. Mais, en attendant l’aide de la science, nous emploierons, pour guérir notre peuple de son inquiétude maladive, les faibles moyens dont nos prédécesseurs nous ont légué la recette. Certes, ils ne sont pas infaillibles, et, si nous en faisons usage, c’est qu’on n’a pas encore inventé de bonnes cordes assez longues et assez fortes pour garrotter une foule. Le progrès marche si lentement ! Ainsi nous choisirons nos ministres avec soin. Nous ne leur demanderons pas de grandes qualités morales ni intellectuelles ; il les suffira médiocres en toutes choses. Mais ce que nous exigerons absolument, c’est qu’ils aient la voix forte et distincte, et se soient longtemps exercés à crier : Vive le roi ! sur le ton le plus haut et le plus noble possible. Un beau : Vive le roi ! poussé dans les règles, enflé avec art et s’éteignant dans un murmure d’amour et d’admiration, est un mérite rare qu’on ne saurait trop récompenser. À vrai dire, cependant, nous comptons peu sur nos ministres ; souvent ils gênent plus qu’ils ne servent. Si notre avis prévalait, nous jetterions ces messieurs à la porte, et nous vous servirions de roi et de ministres, le tout ensemble. Nous fondons de plus grandes espérances sur certaines lois que nous nous proposons de mettre en vigueur ; elles vous empoigneront un homme au collet et vous le lanceront à la rivière, sans plus amples explications, selon l’excellente méthode des muets du sérail. Vous voyez d’ici combien sera commode une justice aussi expéditive ; il est tant de fâcheux tenant aux formes et croyant candidement un crime nécessaire pour être coupable ! Nous aurons également à notre service de bons petits journaux payés grassement, chantant nos louanges, cachant nos fautes et nous prêtant plus de vertus qu’à tous les saints du paradis. Nous en aurons d’autres, et ceux-là nous les payerons plus cher ; ils attaqueront nos actes, discuteront notre politique, mais d’une façon si plate et si maladroite qu’ils ramèneront à nous les gens d’esprit et de bon sens. Quant aux journaux que nous ne payerons pas, il ne leur sera permis ni de blâmer ni d’approuver, et, de toutes manières, nous les supprimerons au plus tôt. Nous devrons aussi protéger les arts, car il n’est pas de grand règne sans grands artistes. Pour en faire naître le plus possible, nous abolirons la liberté de pensée. Il serait peut-être bon aussi de servir une petite rente aux écrivains en retraite, j’entends à tous ceux qui ont su faire fortune et qui sont patentés pour tenir boutique de prose ou de vers. Quant aux jeunes gens, à ceux qui n’auront que du talent, nous leur ouvrirons nos hôpitaux. À cinquante ou soixante ans, s’ils ne sont pas tout à fait morts, ils participeront aux bienfaits dont nous comblerons le monde des lettres. Mais les vrais soutiens de notre trône, les gloires de notre règne, ce seront les tailleurs de pierres et les maçons. Nous dépeuplerons les campagnes, nous appellerons à nous tous les hommes de bonne volonté, et leur ferons prendre la truelle. Ce sera un touchant et sublime spectacle ! Des rues larges et droites trouant une ville d’un bout à un autre ! de beaux murs blancs, de beaux murs jaunes, s’élevant comme par enchantement ! de splendides édifices, décorant d’immenses places plantées d’arbres et de réverbères ! Bâtir n’est rien encore, mais que démolir a de charmes ! Nous démolirons plus que nous ne bâtirons. La cité sera rasée, nivelée, débarbouillée, badigeonnée. Nous changerons une ville de vieux plâtre en une ville de plâtre neuf. De pareils miracles, je le sais, coûteront beaucoup d’argent ; comme ce n’est pas moi qui payerai, la dépense m’inquiète peu. Je tiens, avant tout, à laisser des traces glorieuses de mon règne, et rien ne me paraît plus propre à étonner les générations futures, qu’une effroyable consommation de chaux et de briques. D’ailleurs, j’ai remarqué ceci : plus un roi fait bâtir, plus son peuple se montre satisfait ; il semble ne pas savoir quels sots payent ces constructions, et croire naïvement que son aimable souverain se ruine pour lui donner la joie de contempler une forêt d’échafaudages. Tout ira pour le mieux. Nous vendrons très-cher les embellissements aux contribuables, et nous distribuerons les gros sous aux ouvriers, afin qu’ils se tiennent tranquilles sur leurs échelles. Ainsi, du pain au menu peuple et l’admiration de la postérité. N’est-ce pas très-ingénieux ? Si quelque mécontent s’avisait de crier, ce serait à coup sûr mauvais cœur et pure jalousie.
« Mon règne sera un règne de maçons.
« Vous le voyez, mes bien-aimés sujets, je me dispose à être un roi très-amusant. Je vous chargerai de belles guerres aux quatre coins du monde, qui vous rapporteront des coups et de l’honneur. Je vous égayerai, au dedans, par de grands tas de décombres et une éternelle poussière de plâtre. Je ne vous ménagerai pas non plus les discours et je les prononcerai les plus vides possible, aiguisant ainsi les esprits curieux qui auront la bonne volonté d’y chercher ce qui n’y sera pas. Aujourd’hui, c’en est assez ; je meurs de soif. Mais, en finissant, je vous fais la promesse de traiter prochainement la grave difficulté du budget ; c’est une matière qui a besoin d’être préparée longtemps à l’avance, pour être embrouillée à point et obscure suivant la convenance. Peut-être auriez-vous aussi le désir de m’entendre causer religion. Ne voulant pas vous tromper dans votre attente, je dois vous déclarer, dès à présent, que je compte ne jamais m’expliquer sur ce sujet. Épargnez-moi donc des demandes indiscrètes, ne me pressez jamais d’avoir un avis en cette matière, qui m’est particulièrement désagréable. Sur ce, mes bien-aimés sujets, que Dieu vous tienne en joie. »
Tel fut le discours de Médéric. Tu entends de reste que je t’en donne ici un résumé succinct, car il dura six heures d’horloge, et les limites de ce conte ne me permettent point de le transcrire en entier. L’orateur ne devait-il pas allonger ses phrases, cadencer ses périodes, et noyer si bien ses pensées dans un déluge de mots, que le sens en puisse échapper au peuple qui l’écoutait ? En tous cas, mon résumé est conforme au véritable esprit du discours, et si l’armée entendit ce qu’il lui plut d’entendre, ce fut grâce aux précautions oratoires et à la longueur des tirades. N’en est-il pas toujours de même en pareille circonstance ?
Tant que son frère parla, Sidoine travailla rudement des bras et des mâchoires. Il eut des gestes fort applaudis, tantôt familiers sans trivialité, tantôt d’une ampleur noble et d’un lyrisme entraînant. S’il faut tout dire, il se permit par instants d’étranges contorsions et des hauts-le-corps qui n’étaient précisément pas de bon goût ; mais cette mimique risquée fut mise sur le compte de l’inspiration. Ce qui enleva les suffrages, ce fut la manière remarquable dont il ouvrait la bouche. Il baissait le menton, puis le relevait par petites saccades régulières ; il faisait prendre à ses lèvres toutes les figures géométriques, depuis la ligne droite jusqu’à la circonférence, en passant par le triangle et le carré ; même, au trait final de chaque tirade, il montrait la langue, hardiesse poétique qui eut un succès prodigieux.
Lorsque Médéric se tut, Sidoine comprit qu’il lui restait à finir par un coup de maître. Il saisit l’instant favorable, et, se cachant de la main, sans plus bouger, il cria d’une voix terrible :
— Vive Sidoine Ier, roi des Bleus !
Le seigneur géant savait placer son mot à l’occasion. Aux éclats de cette voix, chaque bataillon pensa avoir entendu le bataillon voisin pousser ce cri d’enthousiasme, et, comme rien n’est plus contagieux qu’une grosse bêtise, l’armée entière se mit à chanter en chœur :
— Vive Sidoine Ier, roi des Bleus !
Ce fut, dix minutes durant, un vacarme effroyable. Pendant ce temps, Sidoine, de plus en plus civilisé, prodiguait les révérences.
Les soldats parlèrent de le porter en triomphe. Mais le prince des orateurs, ayant rapidement calculé son poids à vue d’œil, leur démontra les difficultés de l’entreprise, et se chargea de terminer avec lui. Il lui rendit hommage comme à son roi, au nom du peuple, et lui conféra les titres et les privilèges de sa nouvelle position. Il l’invita ensuite à marcher en tête de l’armée, pour faire son entrée dans son royaume, distant d’une dizaine de lieues.
Cependant Médéric se tenait les côtes et pensait mourir de rire. Son propre discours l’avait singulièrement égayé, et ce fut bien autre chose, lorsque Sidoine s’acclama lui-même !
— Bravo, Majesté mignonne ! lui dit-il à voix basse. Je suis content de toi et ne désespère plus de ton éducation. Laisse faire ces braves gens. Essayons du métier de roi, quittes à l’abandonner dans huit jours, s’il nous ennuie. Pour ma part, je ne suis pas fâché d’en tâter, avant d’épouser l’aimable Primevère. Or ça, continue à ne pas faire de sottises, marche royalement, contente-toi des gestes et laisse-moi le soin de la parole. Il est inutile d’apprendre à ce bon peuple que nous sommes deux, ce qui pourrait l’autoriser à se croire en état de république. Maintenant, mon mignon, entrons vite dans notre capitale.
Les annales des Bleus relatent ainsi l’avènement au trône du grand roi Sidoine Ier. On peut y lire tout au long les événements mentionnés ci-dessus, et y remarquer comme quoi l’historien officiel observe, en différents passages, que ces faits se passaient en Égypte, sur le coup de midi, par une température de quarante-cinq degrés.
VI
Médéric mange des mûres.
Je t’épargnerai la description de l’entrée triomphale de nos héros et des réjouissances publiques qui eurent lieu en cette occasion.
Sidoine joua noblement son rôle de majesté. Il accueillit avec bienveillance une cinquantaine de députations qui vinrent à la file lui prêter serment, et écouta, sans trop bâiller, les harangues des différents corps de l’État. À vrai dire, il avait grand besoin de sommeil et aurait volontiers envoyé ces bonnes gens se coucher, pour aller lui-même en faire autant, si Médéric ne lui eût dit tout bas qu’un roi appartenait à son peuple et dormait lorsque les portefaix de son royaume le voulaient bien.
Enfin les grands dignitaires le conduisirent à son palais, sorte de grange monumentale, haute d’une quinzaine de mètres, et devant laquelle les écoliers tiraient leurs chapeaux. Les fourmis saluent ainsi les cailloux du chemin. Sidoine, qui se servait d’une pyramide en guise d’escabeau, témoigna par un geste expressif combien il trouvait le logis insuffisant, et Médéric déclara de sa voix la plus douce avoir remarqué, aux portes de la ville, un vaste champ de blé, demeure plus digne d’un grand prince. Les épis lui feraient une belle couche dorée, d’une merveilleuse souplesse, et il aurait pour ciel de lit les larges rideaux célestes que les clous d’or du bon Dieu retiennent aux murs du paradis.
Comme le peuple était très-friand de spectacles et de mascarades, il déclara, désirant se rendre populaire, abandonner l’ancien palais aux montreur d’ours, danseurs de corde et diseurs de bonne aventure. De plus, il y serait établi un théâtre de marionnettes, toutes d’une exécution parfaite, au point de les prendre pour des hommes. La foule accueillit cette offre avec reconnaissance.
Lorsque la question du logement fut vidée, Sidoine se retira, ayant hâte de se mettre au lit. Il ne tarda pas à remarquer, derrière lui, une troupe de gens armés qui le suivaient avec respect. En bon roi, il les prit pour des soldats enthousiastes et ne s’en soucia pas davantage. Cependant, quand il se fut voluptueusement étendu sur sa couche de paille fraîche, il vit les soldats se poster aux quatre coins du champ, et, l’épée au poing, se promener de long en large. Cette manœuvre piqua sa curiosité. Il se dressa à demi, et Médéric, comprenant son désir, appela un des hommes, qui s’était avancé tout proche de l’oreiller royal.
— Hé ! l’ami, cria-t-il, pourrais-tu me dire ce qui vous force, tes compagnons et toi, à quitter vos lits à cette heure, pour venir rôder autour du mien ? Si vous avez de méchants projets sur les passants, il est peu convenable d’exposer votre roi à servir de témoin pour vous faire pendre, et si ce sont vos belles que vous attendez, certes je m’intéresse à l’accroissement du nombre de mes sujets, mais je ne veux en aucune façon me mêler de ces détails de famille. Ça, franchement, que faites-vous ici ?
— Sire, nous vous gardons, répondit le soldat.
— Vous me gardez ? et contre qui, je vous prie ? Les ennemis ne sont pas aux frontières, que je sache, et ce n’est point avec vos épées que vous me protégerez des moucherons. Voyons, parle. Contre qui me gardez-vous ?
— Je ne sais pas, Sire. Je vais appeler mon capitaine.
Lorsque le capitaine fut arrivé et qu’il eut entendu la demande du roi :
— Bon Dieu ! Sire, s’écria-t-il, comment Votre Majesté peut-elle me faire une question aussi simple ? Ignore-t-elle ces menus détails ? Tous les rois se font garder contre leurs peuples. Il y a ici cent braves qui n’ont d’autre charge que d’embrocher les curieux. Nous sommes vos gardes du corps, Sire, et, sans nous, vos sujets, gens très-gourmands de monarques, en auraient déjà fait une effroyable consommation.
Cependant Sidoine riait aux larmes. L’idée que ces pauvres diables le gardaient lui avait d’abord paru d’une joyeuseté rare ; mais quand il apprit qu’ils le gardaient contre son peuple, il eut un nouvel accès de gaieté dont il faillit étouffer. De son côté, Médéric pouffait à pleines joues et déchaînait une véritable tempête dans l’oreille de son mignon.
— Holà ! manants, cria-t-il, pliez bagages et décampez au plus vite. Me croyez-vous assez sot pour imiter vos rois trembleurs, qui ferment dix à douze portes sur eux et plantent une sentinelle à chacune ? Je me garde moi-même, mes bons amis, et je n’aime pas à être regardé quand je dors ; car ma nourrice m’a toujours dit que je n’étais pas beau en ronflant. S’il vous faut absolument garder quelqu’un, au lieu de garder le roi contre le peuple, gardez, je vous prie, le peuple contre le roi ; ce sera mieux employer vos veilles et gagner plus honnêtement votre argent. Les soirs d’été, pour peu que vous désiriez m’être agréables, envoyez-moi vos femmes avec des éventails, ou, s’il pleut, votez-moi une armée de parapluies. Mais vos épées, à quoi diable voulez-vous qu’elles me servent ? Et, maintenant, bonne nuit, messieurs les gardes du corps.
Sans plus de zèle, capitaine et soldats se retirèrent, enchantés d’un prince si facile à servir. Alors nos amis, satisfaits d’être seuls, purent causer à l’aise des surprenantes aventures qui leur étaient arrivées depuis le matin. Je veux dire, tu m’entends, que Médéric bavarda une petite demi-heure, philosophant sur toute chose, priant son mignon de suivre avec soin le fil de son raisonnement. Le mignon, dès les premiers mots, ronflait, les poings fermés. Notre bavard, ne s’entendant plus lui-même, remit la suite de ses observations au lendemain. C’est ainsi que le roi Sidoine Ier dormit sa nuit à la belle étoile, dans un champ désert situé aux portes de sa capitale.
Les événements qui se passèrent les jours suivants ne méritent pas d’être rapportés tout au long, bien qu’ils aient été prodigieux et bizarres, comme tous ceux auxquels se trouvèrent mêlés les héros que j’ai choisis. Notre roi en deux personnes, — vois à quoi tient un mystère ! — ayant accepté la couronne par simple complaisance, se garda de tenter la moindre réforme, et laissa le peuple agir selon ses volontés ; ce qui se rencontra être la meilleure façon de régner, la plus commode pour le souverain et la plus profitable pour les sujets.
Au bout de huit jours, Sidoine avait déjà gagné cinq batailles rangées. Il crut devoir mener son armée aux deux premières. Mais il s’aperçut bientôt qu’au lieu de lui donner aide et secours, elle l’embarrassait, se mettant en travers de ses jambes, et risquant d’attraper quelque taloche. Il se décida donc à licencier les troupes et déclara entendre à l’avenir se mettre seul en campagne. Ce fut là le sujet d’une belle proclamation. Elle débutait par cet exorde remarquable : « Il n’est rien de tel pour se gourmer d’importance, comme de savoir pourquoi on se gourme. Or, puisque le roi, lorsqu’il déclare la guerre, connaît seul les causes de son bon plaisir, la logique veut que le roi se batte seul. » Les soldats goûtèrent beaucoup ces pensées ; à la vérité, faute d’une bonne raison pour taper plus longtemps, ils avaient tourné le dos dans maintes batailles. Souvent aussi ils s’étaient étonnés, causant le soir dans les ambulances avec des blessés ennemis, de l’originale méthode des princes, ayant des poings, comme tout le monde, et faisant tuer plusieurs milliers d’hommes, pour vider leurs querelles particulières.
Seulement, les Bleus, s’il te souvient de la charte, avaient pris un maître dans l’unique but de s’égayer à le voir frapper et à l’entendre discourir ; l’armée obtint donc de suivre son chef à deux kilomètres de distance, et, de cette façon, elle eut l’agréable spectacle des combats, sans en courir les dangers.
Médéric harangua plus encore que Sidoine ne se battit. Au bout d’une semaine, il avait déjà enrichi la littérature du pays de treize gros volumes. Le troisième jour, en s’éveillant, il se trouva savoir le grec et le latin, sans avoir appris ces langues dans aucun collège ; il put de la sorte répondre par dix pages de Démosthène au prince des orateurs, qui pensait l’embarrasser en lui récitant cinq pages de Cicéron. Depuis ce moment, qui fut celui où le peuple cessa de comprendre, le roi orateur eut encore plus de popularité que le roi guerrier.
Somme toute, la nation Bleue était dans le ravissement. Elle possédait enfin le prince rêvé, un prince idéal, mettant tous ses soins aux menus plaisirs et ne se mêlant jamais des détails sérieux. Cependant, comme un peuple, même un peuple satisfait, murmure toujours un peu, on accusait l’excellent homme de certains goûts bizarres, par exemple de sa singulière obstination à vouloir dormir à la belle étoile. De plus, je crois te l’avoir dit, Sidoine péchait par une grande coquetterie ; dès qu’il eut un budget sous la main, il échangea vite ses peaux de loup contre de splendides vêtements de soie et de velours, trouvant à se regarder quelques dédommagements aux ennuis de sa nouvelle profession. On le blâmait de cet innocent plaisir, et, bien qu’il ne fît autre dépense, on lui reprochait d’user trop de satin et de dentelle. La rosée, il est vrai, tache les étoffes fines, et rien ne les coupe comme la paille. Or, Sidoine couchait tout habillé.
Pour en finir, on comptait à peine cinq à six milliers de mécontents dans cet empire de trente millions d’hommes : des courtisans sans emploi dont l’échine se roidissait, des gens de nerfs irritables auxquels les longs discours donnaient la fièvre, surtout des pervers que fâchait la paix publique. Après une semaine de règne, Sidoine aurait pu sans crainte tenter de nouveau le suffrage universel.
Le neuvième jour, Médéric fut pris au réveil d’une irrésistible envie de courir les champs. Il était las de vivre enfermé au logis, j’entends l’oreille de Sidoine, et s’ennuyait de son rôle de pur esprit. Il descendit doucement, et, son mignon dormant encore, il ne l’avertit pas de sa promenade, se promettant de ne prendre l’air que pendant un petit quart d’heure.
C’est une charmante chose qu’une fraîche matinée d’avril. Le ciel se creusait, pâle et profond, et, sur les montagnes, se levait un soleil clair, sans chaleur et d’une lumière blanche. Les feuillages, nés de la veille, luisaient par touffes vertes dans la campagne ; les roches et les terrains se détachaient en grandes masses jaunes et rouges. On eût dit, à voir comme tout semblait propre et vigoureux, que la nature était neuve.
Médéric, avant d’aller plus loin, s’arrêta sur un coteau. Après quoi, ayant suffisamment applaudi en grand l’œuvre de Dieu, il songea à profiter de la gaieté des sentiers, sans plus s’inquiéter des horizons. Il prit le premier chemin venu ; puis, quand il fut au bout, il en prit un autre ; il se perdit au milieu des églantiers, courut dans l’herbe, s’étendit sur la mousse ; il fatigua les échos de sa voix, cherchant à faire beaucoup de bruit, parce qu’il se trouvait dans beaucoup de silence ; il admira les champs en détail et à sa façon, qui est la bonne, regardant le ciel par petits coins à travers les feuilles, se faisant un univers d’un buisson creux et découvrant de nouveaux mondes à chaque détour des haies ; il se grisa pour trop boire de cet air pur et un peu froid qu’il trouvait sous les allées, et finit par s’arrêter, haletant, charmé des blancs rayons du soleil et des bonnes couleurs de la campagne.
Or, il s’arrêta au pied d’une grosse haie faite de ronces, de ces ronces aux feuilles rudes, aux longs bras épineux, qui produisent à coup sûr les meilleurs fruits que puisse manger un homme d’un goût recherché. Je veux parler de ces belles grappes de mûres sauvages, toutes parfumées du voisinage des lavandes et des romarins. Te souvient-il comme elles sont appétissantes, noires sous les feuilles vertes, et quelle fraîche saveur, moitié sucre, moitié vinaigre, elles ont pour les palais dignes de les apprécier ?
Médéric, ainsi que tous les gens d’humeur libre et de vie vagabonde, était un grand mangeur de mûres. Il en tirait quelque vanité, ayant pour toutes rencontres, dans ses repas le long des haies, trouvé des simples d’esprit, des rêveurs et des amants ; ce qui l’avait amené à conclure que les sots ne savaient faire cas de ces grappes savoureuses, et que c’étaient là festins donnés par les anges du paradis aux bonnes âmes de ce monde. Les sots sont bien trop maladroits pour un tel régal ; ils se trouvent seulement à l’aise devant une table, à couper de grosses bêtes de poires se fondant en eau claire. Belle besogne vraiment, qui ne demande qu’un couteau. Tandis que, pour manger des mûres, il faut une douzaine de rares qualités : la justesse du coup d’œil qui découvre les baies les plus exquises, celles que les rayons et la rosée ont mûries à point ; la science des épines, cette science merveilleuse de fouiller les broussailles sans se piquer ; l’esprit de savoir perdre son temps, de mettre une matinée entière à déjeuner, tout en faisant deux ou trois lieues dans un sentier long de cinquante pas. J’en passe et des plus méritantes. Jamais certaines gens ne s’aviseront de vivre cette vie des élus : se nourrir d’air pur et de liberté, philosopher ou dormir entre deux bouchées. Seuls, les paresseux, fils bien-aimés du ciel, savent les finesses de ce joli métier.
Voilà pourquoi Médéric se vantait d’aimer les mûres.
Les ronces devant lesquelles il venait de s’arrêter étaient chargées de grappes longues et nombreuses. Il fut émerveillé.
— Tudieu ! dit-il, les beaux fruits et le beau prodige ! Des mûres en avril, et des mûres d’une telle grosseur : voilà qui me paraît tout aussi étonnant qu’un baquet d’eau changée en vin. On a raison de le dire, rien ne fortifie la foi comme la vue des faits surnaturels, et désormais je veux croire les contes de nourrice dont on m’a bercé. Moi, c’est ainsi que j’entends les miracles, lorsqu’ils emplissent mon verre ou mon assiette. Ça, déjeunons, puisqu’il plaît à Dieu de changer le cours des saisons pour me servir selon mon goût.
Ce disant, Médéric allongea délicatement les doigts et saisit une grosse mûre qui eût suffi au repas de deux moineaux. Il la savoura avec lenteur, puis fit claquer la langue, hochant la tête d’un air satisfait, comme un buveur émérite qui déguste un vieux vin. Alors, le cru étant connu, le déjeuner commença. Le gourmand alla de buisson en buisson, humant le soleil dans les intervalles, établissant des différences de goût et de couleur, ne pouvant se fixer. Tout en allant, il discourait à haute voix, car il avait pris l’habitude du monologue en compagnie du silencieux Sidoine, et, quand il se trouvait seul, il ne s’en adressait pas moins à son mignon, estimant que sa présence importait peu à la conversation.
— Mon mignon, disait-il, je ne connais pas de besogne plus philosophique que celle de manger des mûres, le long des sentiers. C’est là tout un apprentissage de la vie. Vois quelle adresse il faut déployer pour atteindre les hautes branches, et, remarque-le, toujours les hautes branches portent les plus beaux fruits. Je les incline en attirant à petits coups les tiges basses ; un sot les briserait, moi je les laisse se redresser, en prévision de la saison prochaine. Il y a encore les épines, où les maladroits se blessent ; moi j’utilise les épines, qui me servent de crochets dans cette délicate opération. Veux-tu jamais juger un homme, le connaître aussi bien que Dieu qui l’a fait : mets-le, le ventre vide, devant une ronce chargée de baies, par une claire matinée. Ah ! le pauvre homme ! Pour ameuter les sept péchés capitaux dans une conscience, il suffit d’une mûre au bout d’une haute branche.
Et Médéric, tout aise de vivre, mangeait, pérorait, clignait les yeux pour mieux embrasser son petit horizon. D’ailleurs, il oubliait parfaitement S. M. Sidoine Ier, la nation Bleue et toute la royale comédie. Le roi en deux personnes avait laissé son corps chez son peuple ; son esprit battait la campagne, perdu dans les haies et se donnant du bon temps. Ainsi, la nuit, l’âme s’envole sur l’aile d’un songe et s’en va prendre ses ébats, dans quelque coin inconnu, insoucieuse de la prison dont elle s’est échappée. Cette comparaison n’est-elle pas très-ingénieuse, et, bien que je me sois défendu d’avoir caché quelque sens philosophique sous le voile léger de cette fiction, ne te dit-elle pas clairement ce qu’il te faut penser de mon géant et de mon nain ?
Cependant, comme Médéric faisait les yeux doux à une mûre, il fut, de la façon la plus imprévue, rappelé aux tristes réalités de cette vie. Un dogue, non des plus minces, se précipita brusquement dans le sentier, aboyant avec force, les dents blanches, les paupières sanglantes. As-tu remarqué, Ninette, quel bon caractère hospitalier ont les chiens dans la campagne ? Ces fidèles animaux, lorsqu’ils ont reçu de l’homme les bienfaits de l’éducation, possèdent au plus haut point le sentiment de la propriété. Il y a vol pour eux à fouler la terre d’autrui. Le nôtre, qui eût dévoré Médéric pour le peu de boue qu’un passant emporte à ses semelles, devint furieux, à le voir manger les mûres poussées librement au gré de la pluie et du soleil. Il se précipita, la gueule ouverte.
Médéric ne l’attendit certes pas. Il avait une haine raisonnée pour ces grosses bêtes, aux allures brutales, qui sont chez les animaux ce que sont les gendarmes chez les hommes. Il se mit à fuir, à toutes jambes, fort effrayé et très-inquiet des suites de cette mauvaise rencontre. Ce n’est pas qu’il raisonnât beaucoup en cette circonstance ; mais comme il avait, par usage, une grande habitude de la logique, tout en ayant la tête perdue, il posa en principe : Ce chien a quatre pattes, moi j’en ai deux plus faibles et moins exercées ; — en tira comme conséquence : Il doit courir plus longtemps et plus vite que moi ; — fut naturellement conduit à penser : Je vais être dévoré ; — enfin arriva victorieusement à conclure : Ce n’est plus qu’une simple question de temps. La conclusion lui donna froid dans les jambes. Il se tourna et vit le dogue à une dizaine de pas ; il courut plus fort, le dogue courut plus fort ; il sauta un fossé, le dogue sauta le fossé. Étouffant, les bras ouverts, il allait sans volonté ; il sentait des crocs aigus s’enfoncer dans ses chairs, et, les yeux fermés, voyait luire dans l’ombre deux paupières sanglantes ; les abois du chien l’entouraient, le serraient à la gorge, comme font les vagues pour l’homme qui se noie.
Encore deux sauts, c’en était fait de Médéric. Et ici, permets-moi, Ninon, de me plaindre du peu de secours prêté par notre esprit à notre corps, quand ce dernier se trouve dans quelque embarras. Je le demande, où baguenaudait l’esprit de Médéric, tandis que son corps n’avait que deux misérables jambes à son service ? La belle avance, de fuir pour se sauver ! tout le monde en fait autant. Si son esprit n’eût pas couru la pretantaine, l’ingénieux enfant, sans tant s’essouffler ni risquer une pleurésie, aurait, dès les premiers pas, monté tranquillement sur un arbre, comme il le fit, au bout d’un quart d’heure de course folle. C’est là ce que j’appelle un trait de génie ; l’inspiration lui vint d’en haut. Quand il fut à califourchon sur une maîtresse branche, il s’étonna d’avoir songé à une chose aussi simple.
Le dogue, dans son élan furieux, vint se heurter violemment contre l’arbre, puis se mit à tourner autour du tronc, en poussant des abois féroces. Médéric prit ses aises et retrouva la parole.
— Hélas ! hélas ! cria-t-il, mon pauvre mignon, je me trouve vertement puni d’avoir voulu prendre l’air sans emmener tes poings avec moi. Voilà qui me prouve une fois de plus combien nous nous sommes indispensables l’un à l’autre ; notre amitié est œuvre de la Providence. Que fais-tu loin de moi, ayant tes seuls bras pour te tirer d’affaire ? que fais-je ici moi-même, logé sur une branche, n’ayant pas la moindre taloche à appliquer sur le museau de ce vilain animal. Hélas ! hélas ! c’en est fait de nous !
Le dogue, las d’aboyer, s’était gravement assis sur son derrière, le cou allongé, la lèvre retroussée. Il regardait Médéric, sans bouger d’une ligne. Celui-ci, voyant la bête prêter une attention soutenue, crut comprendre qu’elle l’invitait à parler, et résolut de profiter d’un pareil auditeur, désireux de se faire écouter une fois dans sa vie. D’ailleurs, il n’avait que des phrases à sa disposition pour sortir d’embarras.
— Mon ami, dit-il d’une voix mielleuse, je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Allez à vos affaires. Je retrouverai parfaitement mon chemin. Je vous l’avouerai même, il y a, à quelques lieues d’ici, un bon peuple que mon absence doit plonger dans la plus vive inquiétude. Je suis roi, s’il faut tout dire. Vous ne l’ignorez pas, les rois sont des bijoux précieux, et les nations n’aiment point à les perdre. Retirez-vous donc. Il serait peu convenable de forcer l’histoire à écrire un jour comme quoi le sot entêtement d’un chien a suffi pour bouleverser un grand empire. Voulez-vous une place à ma cour ? être le gardien des viandes du palais ? Dites, quelle charge puis-je vous offrir pour que Votre Excellence daigne s’éloigner ?
Le dogue ne bougeait pas. Médéric pensa l’avoir gagné par l’appât d’un titre officiel ; il fit mine de descendre. Sans doute le dogue n’était point ambitieux, car il se mit à hurler de nouveau, se dressant contre l’arbre.
— Le diable t’emporte ! murmura Médéric.
À bout d’éloquence, il fouilla ses poches. C’est là un moyen qui, chez les hommes, réussit généralement. Mais allez donc jeter une bourse à un chien, si ce n’est pour lui faire une bosse à la tête. Médéric n’était pas d’ailleurs un garçon à avoir une bourse dans ses chausses ; il considérait l’argent comme parfaitement inutile, ayant toujours vécu de libres échanges. Il trouva mieux qu’une poignée de sous, je veux dire qu’il trouva un morceau de sucre. Mon héros étant fort gourmand de sa nature, cette trouvaille n’a rien qui doive t’étonner. Je tiens à te faire remarquer comme les détails de ce récit arrivent naturellement et portent un haut caractère de véracité.
Médéric, tenant le morceau de sucre entre deux doigts, le montra au chien, qui ouvrit la gueule sans façons. Alors l’assiégé descendit doucement. Quand il fut près de terre, il laissa tomber la proie ; le chien la happa au passage, donna un coup de gosier, ne se lécha même pas et se précipita sur Médéric.
— Ah ! brigand ! s’écria celui-ci en remontant vivement sur sa branche, tu manges mon sucre et tu veux me mordre ! Allons, ton éducation a été soignée, je le vois, et tu es bien le fidèle élève de l’égoïsme de tes maîtres : rampant devant eux et toujours affamé de la chair des passants.
VII
Où Sidoine devient bavard
Il allait continuer sur ce ton, lorsqu’il entendit derrière lui s’élever un bruit sourd, semblable au roulement lointain d’une cataracte. Pas un souffle de vent n’agitait les feuilles, et la rivière voisine coulait avec un murmure trop discret pour se permettre de pareilles plaintes. Étonné, Médéric écarta les branches et interrogeant l’horizon. Au premier abord, il ne vit rien ; la campagne, de ce côté, s’étendait, grise et nue, sorte de plaine s’élevant de coteaux en coteaux, jusqu’aux montagnes qui la bornaient. Le bruit augmentant toujours, il regarda mieux. Alors il remarqua, surgissant d’un pli de terrain, une roche d’une structure singulière. Cette roche, — car il était difficile de la prendre pour autre chose qu’une roche, — avait la forme exacte et la couleur d’un nez, mais d’un nez colossal, dans lequel on eût aisément taillé plusieurs centaines de nez ordinaires. Tourné d’une façon désespérée vers le ciel, ce nez avait toutes les allures d’un nez troublé dans sa quiétude par quelque grande douleur. À coup sûr le bruit partait de ce nez.
Médéric, quand il eut examiné la roche avec attention, hésita un instant, n’osant en croire ses yeux. Enfin, se retrouvant en pays de connaissance, ne pouvant douter :
— Hé ! mon mignon ! cria-t-il émerveillé, pourquoi diable ton nez se promène-t-il tout seul dans les champs ? Que je meure si ce n’est lui qui est là, à se pâmer comme un veau qu’on égorge !
À ces mots, le nez, — contre toute croyance, la roche n’était en effet autre chose qu’un nez, — le nez s’agita d’une manière déplorable. Il y eut comme un éboulement de terrain. Un long bloc grisâtre, qui ressemblait assez à un énorme obélisque couché sur le sol, s’agita, se replia sur lui-même, se relevant d’un bout et se dédoublant de l’autre. Une tête surgit, une poitrine se dessina, le tout emmanché de deux jambes, qui, pour être démesurées, n’en auraient pas moins été des jambes dans toutes les langues, tant anciennes que modernes.
Sidoine, quand il eut ramené ses membres, s’assit sur son séant, les poings dans les yeux, les genoux hauts et écartés. Il sanglotait à fendre l’âme.
— Oh ! oh ! dit Médéric, je le savais bien, il n’y a que mon mignon dans le monde pour avoir un nez d’une telle encolure. C’est là un nez que je connais comme le clocher de mon village. Hé ! mon pauvre frère, nous avons donc aussi de gros chagrins. Je te le jure, je voulais m’absenter dix minutes au plus ; si tu me retrouves au bout de dix heures, la faute en est assurément au soleil et aux buissons chargés de mûres. Nous leur pardonnerons. Ça ! jette-moi ce dogue à la porte : nous causerons plus à l’aise.
Sidoine, toujours pleurant, allongea le bras et prit le dogue par la peau du cou. Il le balança une seconde, et l’envoya, hurlant et se tordant, droit dans le ciel, avec une vitesse de plusieurs milliers de lieues à la seconde. Médéric prit le plus grand plaisir à cette ascension. Il suivit la bête de l’œil, et, quand il la vit entrer dans la sphère d’attraction de la lune, il battit des mains et félicita son compagnon d’avoir enfin peuplé ce satellite, pour le plus grand bonheur des astronomes futurs.
— Or ça, mon mignon, dit-il en sautant à terre, et notre peuple ?
Sidoine, à cette question, éclata de plus belle en gémissements, dodelinant de la tête et se barbouillant le visage de ses larmes.
— Bah ! reprit Médéric, notre peuple serait-il mort ? L’aurais-tu massacré dans un moment d’ennui, réfléchissant que les peuples rois sont sujets aux abdications tout comme les autres monarques ?
— Frère, frère, sanglota Sidoine, notre peuple s’est mal conduit.
— Vraiment ?
— Il s’est mis en colère à propos de rien…
— Le vilain !
— … et m’a jeté à la porte…
— Le grossier !
— … comme jamais grand seigneur n’a jeté un laquais.
— Voyez-vous l’aristocrate !
À chaque virgule, Sidoine poussait un profond soupir. Lorsqu’il rencontra un point dans sa phrase, son émotion étant au comble, il fondit de nouveau en larmes.
— Mon mignon, reprit Médéric, il est triste, sans doute pour un maître d’être congédié par ses valets, mais je ne vois pas là matière à tant se désoler. Si ta douleur ne me prouvait une fois de plus l’excellence de ton âme et ton ignorance des rapports sociaux, je te gronderais de t’affliger ainsi d’une aventure très-fréquente. Nous lirons l’histoire un de ces jours ; tu le verras, c’est une vieille habitude des nations de malmener les princes dont elles ne veulent plus. Malgré le dire de certaines gens, Dieu n’a jamais eu la singulière fantaisie de créer une race particulière, dans le but d’imposer à ses enfants des maîtres élus par lui de père en fils. Ne t’étonne donc pas si les gouvernés veulent devenir gouvernants à leur tour, puisque tout homme a le droit d’avoir cette ambition. Cela soulage de pouvoir raisonner logiquement son malheur. Allons, sèche tes larmes. Elles seraient bonnes chez un efféminé, un glorieux nourri de louanges, qui aurait oublié son métier d’homme en exerçant trop longtemps celui de roi ; mais nous, monarques d’hier, nous savons encore marcher sans autre escorte que notre ombre, et vivre au soleil, n’ayant pour royaume que le peu de poussière où se posent nos pieds.
— Eh ! répondit Sidoine d’un ton dolent, tu en parles à ton aise. La profession me plaisait. Je me battais à poing que veux-tu, je mettais tous les jours mes habits du dimanche, je dormais sur de la paille fraîche. Raisonne et explique tant que tu voudras. Moi, je veux pleurer.
Et il pleura ; puis, s’arrêtant brusquement au milieu d’un sanglot :
— Voici, dit-il, comment les choses se sont passées :
— Mon mignon, interrompit Médéric, tu deviens bavard : le désespoir ne te vaut rien.
— Ce matin, vers six heures, comme je rêvais innocemment, un grand bruit m’a éveillé. J’ai ouvert un œil. Le peuple entourait mon lit, paraissant fort ému et attendant mon réveil, en quête de quelque jugement. Bon ! me suis-je dit, voilà qui regarde Médéric : dormons encore. Et je me suis rendormi. Au bout de je ne sais combien de minutes, j’ai senti mes sujets me tirer respectueusement par un coin de ma blouse royale. Force m’a été d’ouvrir les deux yeux. Le peuple s’impatientait. Qu’a donc mon frère Médéric ? ai-je pensé, de méchante humeur. Et, en pensant cela, je me suis mis sur mon séant. Ce que voyant, les braves gens qui m’entouraient ont poussé un murmure de satisfaction. Me comprends-tu, frère, et ne sais-je pas conter à l’occasion ?
— Parfaitement, mais si tu contes de ce train-là, tu conteras jusqu’à demain. Que voulait notre peuple ?
— Ah ! voilà. Je crois n’avoir pas trop bien compris. Un vieux s’est approché de moi, traînant sur ses talons une vache au bout d’un cordeau. Il l’a plantée à mes pieds, la tête dirigée de mon côté. À droite et à gauche de la bête, en face de chaque flanc, se sont formés deux groupes se montrant le poing. Celui de droite criait : « Elle est blanche ! » Celui de gauche : « Elle est noire ! » Alors le vieux, avec force saluts, m’a dit d’un ton humble : « Sire, est-elle noire, est-elle blanche ? »
— Mais, interrompit Médéric, c’était de la haute philosophie, cela. La vache était-elle noire, mon mignon ?
— Pas précisément.
— Alors elle était blanche ?
— Oh ! pour cela non. D’ailleurs, je m’inquiétais peu d’abord de la couleur de la bête. C’était à toi de répondre, et je n’avais que faire de regarder. Tu ne répondais toujours pas. Moi, te pensant en train de préparer ton discours, je m’apprêtais à me rendormir sournoisement. Le vieux, qui s’était courbé en deux pour recevoir ma réponse, se sentant des démangeaisons dans l’échine, me répétait : « Sire, est-elle blanche, est-elle noire ? »
— Mon mignon, tu dramatises ton récit selon toutes les règles de l’art. Pour peu que j’aie le temps, je ferai de toi un auteur tragique. Mais continue.
— Ah ! le paresseux ! me dis-je enfin, il dort comme un roi. Cependant le peuple commençait à s’impatienter de nouveau. Il s’agissait de t’éveiller, le plus doucement possible, sans qu’il s’aperçût du fait. Je glissai un doigt dans mon oreille gauche ; elle était vide. Je le glissai dans mon oreille droite ; vide également. C’est à partir de ces gestes que le peuple s’est fâché.
— Pardieu ! mon mignon, ignores-tu la mimique à ce point ? Se gratter une oreille est signe d’embarras, et toi, lorsque tu as un jugement à rendre, tu vas te gratter les deux !
— Frère, j’étais fort troublé. Je me levai, sans plus faire attention au peuple, et je fouillai énergiquement mes poches, celles de la blouse, celles de la culotte, toutes enfin. Rien dans les poches de gauche, rien dans les poches de droite. Mon frère Médéric n’était plus sur moi. J’avais espéré un instant le rencontrer se promenant dans quelque gousset écarté. Je visitai les coutures, j’inspectai chaque pli. Personne. Pas plus de Médéric dans mes vêtements que dans mes oreilles. Le peuple, stupéfait de ce singulier exercice, me soupçonna sans doute de chercher des raisons dans mes poches ; il attendit quelques minutes, puis se mit à me huer, sans plus de respect, comme si j’eusse été le dernier des manants. Avoue-le, frère, il eût fallu une forte tête pour se sauver saine et sauve d’une pareille situation.
— Je l’avoue volontiers, mon mignon. Et la vache ?
— La vache ! c’est en effet la vache qui m’embarrassait. Lorsque j’eus acquis la triste certitude qu’il allait me falloir parler en public, je rassemblai le plus de raison possible pour regarder la vache et la voir sans prévention aucune. Le vieux venait de se relever et me criait d’une voix colère cette éternelle phrase, reprise en chœur par le peuple : « Est-elle blanche ? est-elle noire ? » En mon âme et conscience, mon frère Médéric, elle était noire et elle était blanche, le tout ensemble. Je m’apercevais bien que les uns la voulaient noire, les autres blanche ; c’était justement là ce qui me troublait.
— Tu es un simple d’esprit, mon mignon. La couleur des objets dépend de la position des gens. Ceux de gauche et ceux de droite, ne voyant à la fois qu’un des flancs de la vache, avaient également raison, tout en se trompant de même. Toi, la regardant en face, tu la jugeais d’une façon autre. Était-ce la bonne ? Je n’oserais le dire ; car, observe, quelqu’un placé à la queue aurait pu émettre un quatrième jugement tout aussi logique que les trois premiers.
— Eh ! mon frère Médéric, pourquoi tant philosopher ? Je ne prétends pas être le seul qui ait eu raison. Seulement, je dis que la vache était blanche et noire, le tout ensemble ; et, certes, je puis bien le dire, puisque c’est là ce que j’ai vu. Ma première pensée a été de communiquer à la foule cette vérité que mes yeux me révélaient, et je l’ai fait avec complaisance, ayant la naïveté de croire cette décision la meilleure possible, car elle devait contenter tout le monde en ne donnant tort à personne.
— Eh quoi ! mon pauvre mignon, tu as parlé ?
— Pouvais-je me taire ? Le peuple était là, les oreilles grandes ouvertes, avides de phrases comme la terre d’eau de pluie, après deux mois de sécheresse. Les plaisants, à me voir l’air niais et embarrassé, criaient que ma voix de fauvette s’en était allée, juste à la saison des nids. Je tournai sept fois ma phrase dans la bouche, et, fermant les paupières à demi, arrondissant les bras, je prononçai ces mots du ton le plus flûté possible :
« Mes bien-aimés sujets, la vache est noire et blanche, le tout ensemble. »
— Oh la la ! mon mignon, à quelle école as-tu appris à faire des discours d’une phrase ? T’ai-je jamais donné de mauvais exemples ? Il y avait là matière à emplir deux volumes, et tu vas jeter tout le fruit de tes observations en treize mots ! Je jurerais qu’on t’a compris : ton discours était pitoyable !
— Je te crois, mon frère. J’avais parlé très-doucement. Tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, se bouchèrent les oreilles, se regardant épouvantés, comme s’ils eussent entendu le tonnerre gronder sur leur tête ; puis ils poussèrent de grands cris :
« Eh quoi ! disaient-ils, quel est le malotru qui se permet de pareils beuglements ? On nous a changé notre roi. Cet homme n’est pas notre doux seigneur, dont la voix suave faisait les délices de nos oreilles. Sauve-toi vite, vilain géant, bon tout au plus à effrayer nos filles quand elles pleurent. Entendez-vous l’imbécile déclarer cette vache blanche et noire ? Elle est blanche. Elle est noire. Voudrait-il se moquer de nous, en affirmant qu’elle est noire et blanche ? Allons, vite, décampe ! Oh ! quelle sotte paire de poings ! La laide parure, quand il les balance niaisement, comme s’il ne savait qu’en faire. Jette-les dans un coin pour courir plus vite. Tu nous guérirais des rois, si nous pouvions guérir de cette maladie. Hé ! plus vite encore. Vide le royaume. Où avions-nous l’idée d’aimer les hommes hauts de plusieurs toises ? Rien n’est plus artistement organisé que les moucherons. Nous voulons un moucheron ! »
Sidoine, au souvenir de cette scène de tumulte, ne put maîtriser son émotion ; ses larmes coulèrent de nouveau. Médéric ne souffla mot, car son mignon attendait sûrement ses consolations pour se désoler davantage.
— Le peuple, reprit-il après un silence, me poussait lentement hors du territoire. Je reculais pas à pas, sans songer à me défendre, n’osant plus desserrer les lèvres et cherchant à cacher mes poings qui excitaient de telles huées. Je suis fort timide de ma nature, tu le sais, et rien ne me fâche comme de voir une foule s’occuper de moi. Aussi, quand je me trouvai en pleins champs, mon parti fut-il bientôt pris : je tournai le dos à mes révolutionnaires et me mis à courir de toute la longueur de mes jambes. Je les entendis se fâcher de ma fuite, plus fort qu’ils ne l’avaient fait, deux minutes auparavant, de ma lenteur à reculer. Ils m’appelèrent lâche, me montrèrent le poing, oubliant qu’ils risquaient de me faire souvenir des miens, et finirent par me jeter des pierres, lorsque je fus trop loin pour en être atteint. Hélas ! mon frère Médéric, voilà de bien tristes aventures.
— Ça ! courage ! répondit sagement Médéric. Tenons conseil. Que penses-tu d’une légère correction administrée à notre peuple, non pour le faire rentrer dans le devoir, — car, après tout, il n’avait pas le devoir de nous garder, lorsque nous ne lui plaisions plus, — mais pour lui montrer qu’on ne jette pas impunément à la porte des gens comme nous. Je vote une courte averse de soufflets.
— Oh ! dit Sidoine, de pareilles corrections se lisent-elles dans l’histoire ?
— Mais oui. Parfois, les rois rasent une ville ; d’autres fois, les villes coupent le cou aux rois. C’est une douce réciprocité. Si cela peut te distraire, nous allons assommer ceux pour le compte desquels nous assommions hier.
— Non, mon frère, ce serait une triste besogne. Je suis de ceux qui n’aiment pas à manger les poulets de leur basse-cour.
— Bien dit, mon mignon. Léguons alors le soin de nous faire regretter au roi notre successeur. D’ailleurs, ce royaume était trop petit ; tu ne pouvais te remuer sans passer les frontières. C’est assez nous amuser aux bagatelles de la porte. Il nous faut chercher au plus vite le Royaume des Heureux, qui est un grand royaume où nous régnerons à l’aise. Surtout, marchons de compagnie. Nous emploierons quelques matinées à parfaire notre éducation, à prendre une idée précise de ce monde, dont nous allons gouverner un des coins. Est-ce dit, mon mignon ?
Sidoine ne pleurait plus, ne réfléchissait plus, ne parlait plus. Les larmes, un instant, lui avaient mis des pensées au cerveau et des paroles aux lèvres. Le tout s’en était allé ensemble.
— Écoute et ne réponds pas, ajouta Médéric ; nous allons enjamber notre royaume d’hier et nous diriger vers l’Orient, en quête de notre royaume de demain.
VIII
l’aimable primevère, reine du royaume des heureux
Il est grand temps, Ninon, de te conter les merveilles du Royaume des Heureux. Voici les détails que Médéric tenait de son ami le bouvreuil.
Le Royaume des Heureux est situé dans ce monde que les géographes n’ont encore pu découvrir, mais qu’ont bien connu les braves cœurs de tous les temps, pour l’avoir maintes fois visité en songe. Je ne saurais rien te dire sur la mesure de sa surface, la hauteur de ses montagnes, la longueur de ses fleuves ; les frontières n’en sont point parfaitement arrêtées, et, jusqu’à ce jour, la science du géomètre consiste, dans ce fortuné pays, à mesurer la terre par petits coins, selon les besoins de chaque famille. Le printemps n’y règne pas éternellement, comme tu pourrais le croire ; la fleur a ses épines ; la plaine est semée de grands rocs ; les crépuscules sont suivis de nuits sombres, suivies à leur tour de blanches aurores. La fécondité, le climat salubre, la beauté suprême de ce royaume proviennent de l’admirable harmonie, du savant équilibre des éléments. Le soleil mûrit les fruits que la pluie a fait croître ; la nuit repose le sillon du travail fécondant du jour. Jamais le ciel ne brûle les moissons, jamais les froids n’arrêtent les rivières dans leur course. Rien n’est vainqueur ; tout se contre-balance, se met pour sa part dans l’ordre universel ; de sorte que ce monde, où entrent en égale quantité toutes les influences contraires, est un monde de paix, de justice et de devoir.
Le Royaume des Heureux est très-peuplé ; depuis quand ? on l’ignore ; mais, à coup sûr, on ne donnerait pas dix ans à cette nation. Elle ne paraît pas encore se douter de la perfectibilité du genre humain, et vit paisiblement, sans avoir besoin de voter chaque jour, pour maintenir une loi, vingt lois qui chacune en demanderont à leur tour vingt autres pour être également maintenues. L’édifice d’iniquité et d’oppression n’en est qu’aux fondements. Quelques grands sentiments, simples comme des vérités, y tiennent lieu de règles : la fraternité devant Dieu, le besoin de repos, la connaissance du néant de la créature, le vague espoir d’une tranquillité éternelle. Il y a une entente tacite entre ces passants d’une heure, qui se demandent à quoi bon se coudoyer, lorsque la route est large et mène petits et grands à la même porte. Une nature harmonieuse, toujours semblable à elle-même, a influé sur le caractère des habitants : ils ont, comme elle, une âme riche d’émotions, accessible à tous les sentiments, et cette âme, où la moindre passion en plus amènerait des tempêtes, jouit d’un calme inaltérable, par la juste répartition des facultés bonnes et mauvaises.
Tu le vois, Ninon, ce ne sont pas là des anges, et leur monde n’est pas un paradis. Un rêveur de nos pays fiévreux s’accommoderait mal de cette région tempérée où le cœur doit battre d’un mouvement régulier, aux caresses d’un air pur et tiède. Il dédaignerait ces horizons tranquilles, baignés d’une lumière blanche, sans orages, sans midis éblouissants. Mais quelle douce patrie pour ceux qui, sortis hier de la mort, se souviennent en soupirant du bon sommeil qu’ils ont dormi dans l’éternité passée, et qui attendent d’heure en heure le repos de l’éternité future. Ceux-là se refusent à souffrir la vie ; ils aspirent à cet équilibre, à cette sainte tranquillité, qui leur rappelle leur véritable essence, celle de n’être pas. La croyance en la mort s’en est allée, et, se sentant à la fois bons et méchants, ils ont pris pour loi d’effacer autant que possible la créature sous le ciel, de lui rendre sa place dans la création, en réglant les harmonies de leur âme sur les harmonies de l’univers.
Chez un tel peuple, il ne peut exister grande hiérarchie. Il se contente de vivre, sans se séparer en castes ennemies, ce qui le dispense d’avoir une histoire. Il refuse ces choix du hasard qui appellent certains hommes à la domination de leurs frères, en leur donnant une part d’intelligence plus grande que la commune part dont le ciel peut disposer envers chacun de ses enfants. Courageux et poltrons, idiots et hommes de génie, bons et méchants, se résignent en ce pays à n’être rien par eux-mêmes, à se reconnaître pour tout mérite celui de faire partie de la famille humaine. De cette pensée de justice est née une société modeste, un peu monotone au premier regard, n’ayant pas de fortes personnalités, mais d’un ensemble admirable, ne nourrissant aucune haine et constituant un véritable peuple, dans le sens le plus exact de ce mot.
Donc, ni petits ni grands, ni riches ni pauvres, pas de dignités, pas d’échelle sociale, les uns en haut, les autres en bas, et ceux-ci poussant ceux-là ; une nation insouciante, vivant de tranquillité, aimante et philosophe ; des hommes qui ne sont plus des hommes. Cependant, aux premiers jours du royaume, pour ne pas trop se faire montrer au doigt par leurs voisins, ils avaient sacrifié aux idées reçues en nommant un roi. Ils n’en sentaient pas le besoin ; ils virent dans cette mesure une simple formalité, même un moyen ingénieux d’abriter leur liberté à l’ombre d’une monarchie. Ils choisirent le plus humble des citoyens, non point assez bête pour qu’il pût devenir méchant à la longue, mais d’une intelligence suffisante pour qu’il se sentît le frère de ses sujets. Ce choix fut une des causes de la paisible prospérité du royaume. La mesure prise, le roi oublia peu à peu qu’il avait un peuple, le peuple, qu’il avait un roi. Le gouvernant et les gouvernés s’en allèrent ainsi côte à côte dans les siècles, se protégeant mutuellement, sans en avoir conscience ; les lois régnaient par cela même qu’elles ne se faisaient pas sentir ; le pays jouissait d’un ordre parfait, résultant de sa position unique dans l’histoire : une monarchie libre dans un peuple libre.
Ce seraient de curieuses annales, celles qui conteraient l’histoire des rois du Royaume des Heureux. Certes, les grands exploits et les réformes humanitaires y tiendraient peu de place et offriraient un mince intérêt ; mais les braves gens prendraient plaisir à voir avec quelle naïve simplicité se succédait sur le trône cette race d’excellents hommes qui naissaient rois tout naturellement et qui portaient la couronne, comme on porte au berceau des cheveux blonds ou noirs. La nation, ayant au commencement pris la peine de se donner un maître, entendait bien ne plus s’occuper de ce soin, et comptait avoir voté une fois pour toutes. Elle n’agissait pas précisément ainsi par respect pour l’hérédité, mot dont elle ignorait le sens ; mais cette façon de procéder lui paraissait de beaucoup la plus commode.
Aussi, lors du règne de l’aimable Primevère, aucun généalogiste n’aurait-il pu, en remontant le cours des temps, suivre, dans ses différents membres, cette longue descendance de rois, tous issus du même père. L’héritage royal les avait suivis dans les âges, sans qu’ils aient eu jamais à s’inquiéter si quelque mendiant ne le leur volait pas en route. Maints d’entre eux parurent même ignorer toute leur vie la haute sinécure qu’ils tenaient de leurs aïeux. Pères, mères, fils, filles, frères, sœurs, oncles, tantes, neveux, nièces s’étaient passé le sceptre de main en main, comme un joyau de famille.
Le peuple aurait fini par ne plus reconnaître son roi du moment, dans une parenté devenue nombreuse à la longue et fort embrouillée, sans la bonhomie mise par les princes eux-mêmes à se faire reconnaître. Parfois il se présentait telle circonstance où un roi était d’une nécessité absolue. Comme, à tout prendre, le cours ordinaire des choses est préférable, les sujets sommaient leur maître légitime de se nommer. Alors celui qui possédait le bâton de bois doré dans un coin de sa maison le prenait modestement et jouait son personnage, quitte à se retirer, la farce jouée. Ces courtes apparitions d’une majesté mettaient un peu d’ordre dans les souvenirs de la nation.
Il faut le faire remarquer, au grand honneur de la famille régnante, jamais, à l’appel du peuple, deux rois ne s’étaient présentés ; entre héritiers, le fait mérite d’être constaté : pas d’arrière-neveu envieux du gros lot échu à la branche aînée. Je ne puis affirmer cependant que l’aimable Primevère fût issue directement du roi fondateur de la dynastie. Tu le sais de reste, on n’est pas toujours la fille de son père. En toute certitude, la dignité de reine s’était transmise jusqu’à elle, d’après les lois civiles de parenté. Elle avait dans les veines un sang rose où peut-être pas une goutte de sang royal ne se trouvait mêlée, mais qui certainement gardait encore quelques atomes du sang du premier homme. Magnifique exemple, pour les peuples et les princes de nos contrées, que cette dynastie se développant sans secousse et descendant les âges, au gré des naissances et des morts.
Le père de l’aimable Primevère, comme il vieillissait, oubliant le grand art de ses ancêtres, eut la singulière idée de vouloir apporter quelques réformes dans le gouvernement. Une république faillit bel et bien être déclarée. Sur ces entrefaites, le bonhomme mourut, ce qui évita à ses sujets la peine de se fâcher. Ils n’eurent garde, dès lors, de changer un système politique dont ils se trouvaient au mieux depuis tant de siècles, et laissèrent tranquillement monter sur le trône la fille unique du défunt, l’aimable Primevère, âgée de douze ans.
L’enfant, qui avait un grand sens pour son âge, se garda de suivre l’exemple de son père. Ayant appris ce qu’il en coûtait de vouloir le bonheur d’une nation qui déclarait jouir d’une parfaite félicité, elle chercha ailleurs des êtres à consoler, des existences à rendre plus douces. Selon l’histoire, elle tenait du ciel une de ces âmes de femmes, faites de pitié et d’amour, souffles d’un Dieu meilleur, et d’une essence si pure que les hommes, pour expliquer cette bonté pénétrante, ont été forcés d’inventer tout un peuple d’anges et de chérubins. Eh ! oui, Ninon, nous peuplons le ciel de nos amoureuses, de nos sœurs à la voix tendre et encourageante, de nos mères, ces saintes âmes, les anges gardiens de nos prières. Dieu ne perd rien à cette croyance, qui est la mienne. S’il lui faut une milice céleste, il a là-haut, autour de son trône, les pensées miséricordieuses de tous les braves cœurs de femmes aimant en ce monde.
Primevère donna, dès sa naissance, plusieurs preuves de sa mission ; elle naissait pour protéger les faibles et faire des œuvres de paix et de justice. Je ne te dirai point, quand sa mère l’enfanta, qu’on remarqua plus de soleil aux cieux, plus d’allégresse dans les âmes. Cependant, ce jour-là, les hirondelles du toit causèrent de l’événement plus tard que de coutume. Les loups ne s’attendrirent pas, les larmes de joie n’étant guère dans leur nature ; mais les brebis, passant devant la porte, bêlèrent doucement, se regardant avec des yeux humides. Il y eut parmi les bêtes du pays, j’entends les bonnes bêtes, une sorte d’émotion qui adoucit pour une heure leur triste condition de brute. Un Messie était né, attendu de ces pauvres intelligences ; je te le demande, et cela sans raillerie sacrilège, dans leurs souffrances et leurs ténèbres, ne doivent-elles pas, comme nous, espérer un Sauveur ?
Couchée dans son berceau, Primevère, en ouvrant les yeux, accorda son premier sourire au chien et au chat de la maison, assis sur leurs derrières, aux deux bords du petit lit, gravement, comme il sied à de hauts dignitaires. Elle versa sa première larme, tendant les mains vers une cage où chantait tristement un rossignol ; lorsque, pour l’apaiser, on lui eut remis la frêle prison, elle l’ouvrit et reprit son sourire, à voir l’oiseau étendre larges ses ailes et monter dans l’air sa patrie.
Je ne puis te conter, jour par jour, sa jeunesse passée à placer près des fourmilières des poignées de blé, non tout à fait au bord, pour ne pas ôter aux ouvrières le plaisir du travail, mais à une courte distance, afin de ménager les pauvres membres de ces infiniment petits ; sa belle jeunesse dont elle fit une longue fête, soulageant son besoin de bonté, donnant à son cœur la continuelle joie de faire le bien, d’aider les misérables : pierrots et hannetons sauvés des mains de méchants garçons, chèvres consolées par une caresse de la perte de leurs chevreaux, bêtes domestiques nourries grassement d’os et de soupes cuites, pain émietté sur les toits, fétu de paille tendu aux insectes naufragés, bienfaits et douces paroles de toutes sortes.
Je l’ai dit, elle eut de bonne heure l’âge de raison. Ce qui d’abord avait été chez elle instinct du cœur devint bientôt jugement et règle de conduite. Ce ne fut plus seulement sa bonté naturelle qui lui fit aimer les bêtes ; ce bon sens dont nous nous servons pour dominer eut en elle ce rare résultat, de lui donner plus d’amour, en l’aidant à comprendre combien ces créatures ont besoin d’être aimées. Quand elle allait par les sentiers, avec les fillettes de son âge, elle prêchait parfois sa mission, et c’était un charmant spectacle que ce docteur aux lèvres roses, d’une naïveté grave, expliquant à ses disciples la nouvelle religion, celle qui apprend à tendre la main, dans la création, aux êtres les plus déshérités. Elle disait souvent qu’elle avait eu jadis de grandes pitiés en songeant aux bêtes privées de la parole, et ne pouvant ainsi nous témoigner leurs besoins ; elle craignait, dans ses premières années, de passer à leur côté, quand elles avaient faim ou soif, et de s’éloigner sans les soulager, leur laissant ainsi la haineuse pensée du mauvais cœur d’une petite fille se refusant à la charité. De là, disait-elle, vient toute la mésintelligence entre les fils de Dieu, depuis l’homme jusqu’au ver ; ils n’entendent point leurs langages et se dédaignent, faute de se comprendre assez pour se secourir en frères.
Bien des fois, en face d’un grand bœuf qui arrêtait, des heures entières, ses yeux mornes sur elle, elle avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer la pauvre créature qui la regardait si tristement. Mais maintenant, pour sa part, elle ne craignait plus de passer pour méchante. La langue de chaque bête lui était connue ; elle devait cette science à l’amitié de ses chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une longue fréquentation. Et quand on lui demandait la façon d’apprendre ces milliers de langages, pour mettre fin à un malentendu qui rend la création mauvaise, elle répondait avec un doux sourire : « Aimez les bêtes, vous les comprendrez. »
Ce n’étaient pas d’ailleurs des raisonnements bien profonds que les siens ; elle jugeait avec le cœur et ne s’embarrassait pas d’idées philosophiques qu’elle ignorait. Sa façon de voir avait ceci d’étrange, en notre siècle d’orgueil, qu’elle ne considérait pas l’homme seul dans l’œuvre de Dieu. Elle aimait la vie sous toutes les formes ; elle voyait les êtres, du plus humble jusqu’au plus grand, gémir sous une même loi de souffrance, et, dans cette fraternité des larmes, elle ne pouvait distinguer ceux qui ont une âme de ceux auxquels nous n’en accordons pas. La pierre seule la laissait insensible ; et encore, par les rudes gelées de janvier, elle songeait à ces pauvres cailloux qui devaient avoir si froid sur les grands chemins. Dans cette tendre miséricorde dont elle entourait la création entière, elle s’était attachée aux bêtes, comme nous nous attachons aux aveugles et aux muets, parce qu’ils ne voient ni n’entendent. Elle allait chercher les plus misérables de tous, par besoin d’aimer beaucoup.
Certes, elle n’avait pas la sotte idée de croire un homme caché sous la peau d’un âne ou d’un loup ; ce sont là d’absurdes inventions pouvant venir à un philosophe, mais peu faites pour la tête blonde d’une petite fille. Voilà encore un parfait égoïste, le sage qui a déclaré aimer les bêtes parce que les bêtes sont des hommes déguisés ! Pour elle, Dieu merci ! elle croyait les bêtes des bêtes complètes. Elle les aimait naïvement, songeant qu’elles vivent, qu’elles sentent la joie et la douleur comme nous. Elle les traitait en sœurs, et cela en comprenant toute la différence qui existe entre leur être et le nôtre, mais en se disant aussi que Dieu, leur ayant donné la vie, les a faites pour être consolées.
Lorsque l’aimable Primevère monta sur le trône, voyant qu’elle ne pouvait faire œuvre de charité en travaillant au bonheur de son peuple, elle prit la résolution de travailler à celui des bêtes de son royaume. Puisque les hommes se déclaraient parfaitement heureux, elle se consacrait à la félicité des insectes et des lions. Ainsi elle apaisait son besoin d’aimer.
Il faut le dire, si la concorde régnait dans les villes, il n’en était pas de même dans les bois. De tous temps, Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements à voir la guerre éternelle que se livrent entre elles les créatures. Elle ne pouvait s’expliquer l’araignée buvant le sang de la mouche, l’oiseau se nourrissant de l’araignée. Un de ses plus pesants cauchemars consistait à voir, par les mauvaises nuits d’hiver, une sorte de ronde effrayante, un cercle immense emplissant les cieux ; ce cercle était formé de tous les êtres placés à la file, se dévorant les uns les autres ; il tournait sans cesse, emporté dans la furie du terrible festin. L’épouvante mettait au front de l’enfant une sueur froide, lorsqu’elle comprenait que ce festin ne pouvait finir et que les êtres tourneraient ainsi éternellement, au milieu de cris d’agonie.
Mais c’était là un rêve pour elle ; la chère fillette n’avait pas conscience de la loi fatale de la vie, qui ne peut être sans la mort. Elle croyait au pouvoir souverain de ses larmes.
Voici le beau projet qu’elle forma, dans son innocence et sa bonté, pour le plus grand bonheur des bêtes de son royaume.
À peine maîtresse du pouvoir, elle fit publier à son de trompe, aux carrefours de chaque forêt, dans les basses-cours et sur les places des grandes villes, que toute bête se sentant lasse du métier de vagabond trouverait un asile sûr à la cour de l’aimable Primevère. En outre, disait la proclamation, les pensionnaires seraient instruits dans l’art difficile d’être heureux, selon les lois du cœur et de la raison, et jouiraient d’une nourriture abondante, exempte de larmes. Comme l’hiver approchait, les repas devenant rares, des loups maigres, des insectes frileux, tous les animaux domestiques de la contrée, les chats et les chiens errants, et enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves curieuses se rendirent à l’appel de la jeune reine.
Elle les logea commodément dans un grand hangar, leur donnant mille douceurs des plus nouvelles pour eux. Son système d’éducation était simple comme son âme ; il consistait à beaucoup aimer ses élèves, leur prêchant d’exemple un amour mutuel. Elle fit construire pour chacun d’eux une cellule semblable, sans se soucier de leurs différences de nature, et les pourvut de bonnes couches de paille et de bruyère, d’auges propres et à hauteur convenable, de couvertures en hiver et de branches de feuillage en été. Le plus possible, elle voulait les amener à oublier leur vie vagabonde, aux joies cuisantes et pénibles ; aussi avait-elle, bien à regret, fait entourer le hangar de fortes grilles, pour aider à la conversion et mettre une barrière entre l’esprit de révolte des bêtes du dehors et les excellentes dispositions de ses disciples. Matin et soir, elle les visitait, les réunissant dans une salle commune, et les caressait, chacune selon le mérite. Elle ne leur tenait pas elle-même de longs discours, mais les excitait à des discussions amicales, sur des cas délicats de fraternité et d’abnégation, encourageant les orateurs bien pensants et réprimandant avec bonté ceux qui élevaient un peu trop la voix. Son but était de les confondre peu à peu en un même peuple ; elle espérait faire perdre à chaque espèce sa langue et ses habitudes, et les conduire toutes insensiblement à une unité universelle, en brouillant pour elles, par un continuel contact, leurs diverses façons de voir et d’entendre. Ainsi elle posait les faibles sous les pattes des forts, et amenait à converser entre eux la cigale, au cri aigre, et le taureau, ronflant à pleins naseaux ; elle logeait à côté des lévriers les lièvres et les perdrix, et les renards, au beau milieu des poules. Mais la mesure qu’elle pensa la plus habile fut de servir dans les écuelles de tous une même nourriture. Cette nourriture ne pouvant être ni chair ni poisson, l’ordinaire se composa pour chacun d’une écuelle de lait par jour, plus ou moins profonde, selon l’appétit du pensionnaire.
Tout se trouvant réglé de la sorte, l’aimable Primevère attendit les résultats. Ils ne pouvaient manquer d’être bons, pensait-elle, puisque les moyens employés étaient excellents en eux-mêmes. Les hommes de son royaume se déclaraient de plus en plus heureux, se fâchant dès qu’un philanthrope cherchait à leur démontrer leur misère. Les bêtes, au contraire, avouaient leur malheur et travaillaient à se donner une félicité parfaite. L’aimable Primevère, à cette époque, se trouvait être sans aucun doute la meilleure, la plus satisfaite des reines.
Médéric n’en savait pas plus long sur le Royaume des Heureux. Son ami le bouvreuil lui avait fait entendre qu’il s’était envolé, un beau matin, du hangar hospitalier, sans lui confier la raison de cette fuite inexplicable. Franchement, ce bouvreuil devait être un méchant garnement, n’aimant pas le lait et préférant le soleil et les ronces.
IX
Où Médéric vulgarise la géographie, l’astronomie, l’histoire, la théologie, la philosophie, les sciences exactes, les sciences naturelles et autres menues sciences.
Cependant, le géant et le nain s’en allaient par les champs, baguenaudant au soleil, désireux d’arriver et s’oubliant à chaque coude des sentiers. Médéric s’était de nouveau logé dans l’oreille de Sidoine ; le logis lui convenait de tous points ; il y découvrait sans cesse de nouvelles commodités.
Les deux frères marchaient au hasard. Médéric se laissait conduire au gré des jambes de Sidoine, insoucieux de la route ; et, comme ces jambes mesuraient sans peine dans un de leurs pas vingt degrés d’un méridien terrestre, il s’ensuivit qu’au bout de la première matinée les voyageurs avaient déjà fait le tour du monde un nombre incalculable de fois. Vers midi, Médéric, las de se taire, ne put laisser de nouveau passer les mers et les continents sans donner une leçon de géographie à son compagnon.
— Hé ! mon mignon, dit-il, il y a, en ce moment, des millions de pauvres enfants, enfermés dans des salles froides et obscures, qui se tuent les yeux et l’esprit à épeler le monde sur de sales bouts de papier, peints de bleu et de rouge, couverts de lignes, de noms bizarres, tout comme un grimoire cabalistique. L’homme est à plaindre de ne voir les grands spectacles que rapetissés à sa mesure. Jadis, j’ai par hasard regardé un de ces livres renfermant les contrées connues en vingt ou trente feuilles ; c’est une collection peu récréative, bonne tout au plus à meubler la mémoire des enfants. Que ne peut-on leur ouvrir le livre sublime qui s’étend devant nous, le leur faire lire d’un regard, dans son immensité ! Mais les marmots, fils de nos mères, n’ont pas la taille pour embrasser la page entière. Les anges seuls peuvent faire de la vraie science, si quelque vieux saint d’esprit morose donne là-haut des leçons de géographie. Or, puisqu’il plaît à Dieu de mettre sous nos yeux cette belle carte naturelle, je désire profiter de cette rare faveur pour attirer ton attention sur les diverses façons d’être de la terre.
— Mon frère Médéric, interrompit Sidoine, je suis un ignorant et je crains fort de ne pas te comprendre. Si peu que parler te fatigue, il est plus profitable pour nous deux que tu gardes le silence.
— Comme toujours, mon mignon, tu dis une sottise. J’ai en ce moment un intérêt considérable à t’entretenir sur les connaissances humaines ; car, sache-le, je ne me propose rien moins que de vulgariser ces connaissances. Avant tout, sais-tu ce que c’est que vulgariser ?
— Non. Quitte à dire une nouvelle sottise, l’expression me paraît barbare.
— Vulgariser une science, mon mignon, c’est la délayer, l’affadir autant que possible, pour la rendre d’une digestion facile aux cerveaux des enfants et des pauvres d’esprit. Voilà ce qui arrive : les savants dédaignent ces vérités cachées sous de lourdes et inutiles draperies, et leur préfèrent les vérités nues ; les enfants, jugeant avec raison les études sérieuses venir en leur temps, toujours assez tôt, continuent à jouer jusqu’à l’âge où ils peuvent monter le rude chemin du savoir sans se bander les yeux ; les pauvres d’esprit, je parle de ceux qui n’ont pas la sagesse de se boucher les oreilles, écoutent tant bien que mal les plus belles vulgarisations, s’en bourrent immodérément le cerveau et deviennent des sots complets. Ainsi, personne ne profite de cette idée éminemment philanthropique qui consiste à mettre la science à la portée de tout le monde, personne, si ce n’est le vulgarisateur. Il a fait un tour de force. Tu ne peux décemment m’empêcher de faire un tour de force, mon mignon, si j’ai la moindre vanité d’en vouloir faire un.
— Parle, mon frère Médéric, tes discours ne m’empêchent pas de marcher.
— Voilà de sages paroles. Mon mignon, je te prie de regarder un peu attentivement aux quatre points de l’horizon. De cette hauteur, nous ne distinguons pas les hommes nos frères, et nous pouvons prendre aisément leurs villes pour des tas de pavés grisâtres jetés au fond des plaines ou sur la pente des coteaux. La terre, ainsi considérée, offre un spectacle d’une grandeur singulière : ici des rochers par longues arêtes, là des flaques d’eau dans les trous ; puis, de loin en loin, quelques forêts faisant des taches sombres sur la blancheur du sol. Cette vue a la beauté des horizons immenses ; mais l’homme trouvera toujours plus de charme à contempler une chaumière adossée à une rampe de roches, ayant deux églantiers et un filet d’eau à sa porte.
Sidoine fit une grimace en entendant ce détail poétique. Médéric continua :
— À de longs intervalles, assure-t-on, d’effrayantes secousses brisent les continents, soulèvent les mers, changent les horizons. Un nouvel acte commence dans la grande tragédie de l’Éternité. En ce moment, je me figure regarder un de ces mondes antérieurs, alors que les géographes n’étaient pas. Bienheureuses montagnes, fleuves fortunés, calmes océans, vous vivez en paix vos milliers de siècles, sans noms devant Dieu, formes passagères d’une terre qui changera peut-être demain. Mon mignon et moi, nous vous voyons de bien haut, comme doit vous voir votre Créateur, et nous n’avons point souci de la profondeur des flots, de la hauteur des monts ni des diverses températures des contrées. Ouvre l’oreille, Sidoine, je vulgarise plus que jamais ; je suis en plein dans la géographie physique du globe. Pour l’Éternel, il devra exister autant de différents mondes qu’il y aura eu de bouleversements. Tu dois comprendre cela. Mais l’homme, créature d’une époque, ne peut envisager la terre que sous une seule façon d’être. Depuis la naissance d’Adam, les paysages n’ont pas changé ; ils sont tels que les eaux du dernier déluge les ont laissés à nos pères. Voilà ma besogne singulièrement simplifiée. Nous avons seulement à étudier des lignes immobiles, une certaine configuration nettement arrêtée. La mémoire du regard va suffire. Regarde et tu seras savant. La carte est belle, je pense, et tu as assez d’intelligence pour ouvrir les yeux.
— Je les ouvre, mon frère, et, je l’avoue, je vois des océans, des montagnes, des rivières, des îles, et mille autres choses ; même, lorsque je ferme les paupières, je revois encore ces choses dans la nuit, et c’est là sans doute ce que tu as appelé la mémoire du regard. Mais il serait bon, je crois, de me dire le nom de ces merveilles et de me parler un peu des habitants, après m’avoir décrit la maison.
— Eh ! mon pauvre mignon, j’ai pu te faire en quatre mots un cours de géographie à l’usage des anges ; s’il me fallait t’enseigner maintenant les sornettes débitées aux écoliers dont je te parlais tantôt, je n’aurais pas fini ton éducation dans dix ans d’ici. L’homme s’est plu à tout brouiller sur la terre ; il a donné vingt noms différents à la même pointe de rocher ; il a inventé des continents et en a nié plus encore ; il a tant fondé de royaumes et en a tant anéanti que chaque caillou, dans les champs, a sûrement servi de frontière à quelque nation morte. Cette rigueur des lignes, cette éternité des mêmes divisions, existent pour Dieu seul. En introduisant l’humanité sur ce vaste théâtre, il se produit un effrayant pêle-mêle. Il est si aisé, chaque cent ans, de prendre une feuille de papier et de dessiner une nouvelle terre, celle du moment ! Si la terre du Créateur avait subi tous les changements de la terre de l’homme, nous aurions devant nous, au lieu de cette carte naturelle si nette au regard, le plus étrange mélange de couleurs et de lignes. Je ne puis m’amuser aux caprices de nos frères. Je te répète de regarder attentivement l’œuvre de Dieu. Tu en sauras plus dans un regard que tous les géographes du monde ; car tu auras vu de tes yeux les grandes lignes de la croûte terrestre, et ces messieurs les cherchent encore avec leurs niveaux et leurs compas. Voilà, si je ne me trompe, une leçon de géographie physique et politique un peu bien vulgarisée.
Comme le maître cessa de parler, l’élève, qui voyageait pour l’instant au milieu des glaces, enjamba le pôle, sans plus de façons, et posa le pied dans l’autre hémisphère. Il était midi d’un côté, minuit de l’autre. Nos compagnons, qui quittaient un blanc soleil d’avril, continuèrent leur voyage par le plus beau clair de lune qu’on puisse voir. Sidoine, naïf de son naturel, pensa tomber à la renverse du manque de logique que lui parurent avoir en ce moment la lune et le soleil. Il leva le nez, considérant les étoiles.
— Mon mignon, lui cria Médéric dans l’oreille, voici l’instant ou jamais de te vulgariser l’astronomie. L’astronomie est la géographie des astres. Elle enseigne que la terre est un grain de poussière jeté dans l’immensité. C’est une science saine entre toutes, quand elle est prise à dose raisonnable. D’ailleurs, je ne m’appesantirai pas sur cette branche des connaissances humaines ; je te sais modeste et peu curieux de formules mathématiques. Mais, si tu avais le moindre orgueil, il me faudrait bien, pour te guérir de cette vilaine maladie, te faire entrevoir, chiffres en mains, les effrayantes vérités de l’espace. Un homme, si fou qu’il puisse être, quand il considère les étoiles par une nuit claire, ne saurait conserver une seconde la sotte pensée de Dieu créant l’univers, pour le plus grand agrément de l’humanité. Il y a là, au front du ciel, un démenti éternel à ces théories mensongères et vaines qui, considérant l’homme seul dans la création, disposent des volontés de Dieu à son égard, comme si Dieu avait à s’occuper uniquement de la terre. Les autres mondes, qu’en fait-on ? Si l’œuvre a un but, toute l’œuvre ne sera-t-elle pas employée à atteindre ce but ? Nous, les infiniment petits, apprenons l’astronomie pour savoir quelle place nous tenons dans l’infini. Regarde le ciel, mon mignon, regarde-le bien. Tout géant que tu es, tu as au-dessus de ta tête l’immensité avec ses mystères ; et, si jamais il te prenait la malencontreuse idée de philosopher sur ton principe et sur ta fin, cette immensité t’empêcherait de conclure.
— Mon frère Médéric, vulgariser est un joli jeu. J’aimerais à apprendre la raison du jour et de la nuit. Voilà d’étranges phénomènes auxquels je n’avais jamais songé.
— Mon mignon, il en est de même de toutes choses. Nous les voyons sans cesse et nous n’en savons pas le premier mot. Tu me demandes ce que c’est que le jour ; je n’ose te vulgariser cette grave question de physique. Sache seulement que les savants ignorent, comme toi, la cause de la lumière ; chacun d’eux s’est fait une petite théorie à l’appui de son raisonnement, et le monde n’en est ni plus ni moins éclairé. Mais je puis tenter, pour mon plus grand honneur, une vulgarisation du phénomène de la nuit. Avant tout, apprends que la nuit n’existe pas.
— La nuit n’existe pas, mon frère Médéric : cependant je la vois.
— Eh ! mon mignon, ferme les yeux et écoute-moi. Ne le sais-tu pas ? seule, l’intelligence de l’homme voit distinctement ; les yeux sont un cadeau de l’esprit du mal, induisant la créature en erreur. La nuit n’existe pas, cela est certain, si le jour existe. Tu vas me comprendre. L’été, au temps des moissons, lorsque le ciel brûle et que les voyageurs ne peuvent supporter l’éclat des routes blanches, ils cherchent un mur et continuent à marcher le long du talus. Ils s’en vont ainsi, à l’ombre de ce mur, dans une nuit relative. Nous, en ce moment, nous nous promenons à l’ombre de la terre, dans ce que le vulgaire appelle une nuit absolue. Mais, parce que les voyageurs marchent à l’ombre, les champs voisins n’ont-ils plus les chaudes caresses du soleil ? parce que nous ne voyons goutte et ne savons où poser nos pieds, l’infini a-t-il perdu un seul rayon de lumière ? Donc, la nuit n’existe pas, si le jour existe.
— Pourquoi cette dernière restriction, mon frère ? Le jour peut-il ne pas exister ?
— Certes, mon mignon, le jour n’existe pas, si la nuit existe. Oh ! la belle vulgarisation, et que je voudrais avoir quelques douzaines d’enfants pour leur faire oublier leurs jouets ! Écoute : la lumière n’est pas une des conditions essentielles de l’espace ; elle est sans doute un phénomène tout artificiel. Notre soleil pâlit, assure-t-on ; les astres s’éteindront forcément. Alors l’immense nuit régnera de nouveau dans son empire, cet empire du néant dont nous sommes sortis. Tout bien considéré, la nuit existe, si le jour n’existe pas.
— Moi, frère, je suis tenté de croire qu’ils n’existent ni l’un ni l’autre.
— Peut-être bien, mon mignon. Si nous avions le temps nécessaire pour prendre une idée sommaire de toutes les connaissances, je veux dire plusieurs existences d’homme, je te prouverais, par un troisième raisonnement, que la nuit et le jour existent l’un et l’autre. Mais c’est assez nous occuper des sciences physiques ; passons aux sciences naturelles.
Médéric et Sidoine ne s’arrêtaient pas pour causer. Comme, après tout, le seul but de leur promenade était de découvrir le Royaume des Heureux, ils descendaient le globe du nord au midi, le traversaient de l’est à l’ouest, sans se permettre la moindre halte. Cette façon de chercher un empire avait certainement de grands avantages, mais on ne saurait dire qu’elle fût exempte de désagréments. Sidoine risquait depuis la veille des rhumes et des engelures, à passer sans transition des chaleurs accablantes des tropiques aux vents glacés des pôles. Ce qui le contrariait le plus était la brusque disparition du soleil, quand il entrait d’un hémisphère dans l’autre. Toutes les vulgarisations du monde n’auraient pu lui expliquer ce phénomène, qui produisait à ses yeux le va-et-vient de lumière irritant que fait, dans une chambre, un volet ouvert et fermé avec rapidité. Tu peux juger par là le bon pas dont marchaient nos deux compagnons. Quant à Médéric, voituré à l’aise dans l’oreille de son mignon, plus mollement que sur les coussins de la calèche la mieux suspendue, il s’inquiétait peu des incidents de la route, se garait du froid et du chaud, et, d’ailleurs, n’était pas écolier à se souciait du miroitement du jour et de la nuit.
Les voyageurs venaient de rentrer dans l’hémisphère éclairé. Médéric mit le nez dehors.
— Mon mignon, dit-il, dans les sciences naturelles, l’étude la plus intéressante est celle des diverses races d’une même espèce animale. D’autre part, l’étude de l’espèce humaine offre un attrait tout particulier aux savants, car elle affirme avoir coûté au Créateur toute une journée de travail et n’être pas de la même création que les autres créatures. Nous allons donc examiner les différentes races de la grande famille des hommes. Reste au soleil, afin de voir nos frères et de lire sur leurs faces la vérité de mes paroles. Dès le premier regard, tu peux t’en convaincre, leurs visages, pour l’observateur désintéressé, est aussi laid en tous pays. Dans chaque contrée, je le sais, ils trouvent, chez certains d’entre eux, une rare beauté de lignes ; mais c’est là une pure imagination, puisque les peuples ne s’accordent pas sur l’idée de beauté absolue et que chacun adore ce que dédaigne le voisin ; une vérité est vraie, à la condition d’être vraie toujours et pour tous. Je n’appuierai pas davantage sur la laideur universelle. Les races humaines, — tu les vois à tes pieds, — sont au nombre de quatre : la noire, la rouge, la jaune et la blanche. Il y a certainement des teintes intermédiaires ; en cherchant, on arriverait à établir la gamme entière, du noir au blanc, en passant par toutes les couleurs. Une question, la seule que je veuille approfondir aujourd’hui, se pose d’abord pour l’homme qui veut vulgariser avec honneur. Voici cette question : Adam était-il blanc, jaune, rouge ou noir ? Si j’affirme qu’il était blanc, étant blanc moi-même, je ne sais comment expliquer les singuliers changements de couleurs survenus chez mes frères. Eux-mêmes font sans doute le premier père à leur image, et les voilà tout aussi embarrassés que moi, lorsqu’ils me considèrent. Avouons-le, la question est épineuse. Ceux qui font métier de la haute science t’expliqueraient peut-être le fait par les influences diverses des climats et des aliments, par cent belles raisons difficiles à prévoir et à comprendre. Moi, je vulgarise, et tu m’entendras sans peine. Mon mignon, si l’on trouve aujourd’hui des hommes de quatre couleurs, des noirs, des rouges, des jaunes et des blancs, c’est que Dieu, au premier jour, a créé quatre Adams, un blanc, un jaune, un rouge et un noir.
— Mon frère Médéric, ton explication me satisfait pleinement. Mais, dis-moi, n’est-elle pas un peu impie ? Où serait la fraternité universelle des hommes ? et, en outre, n’existe-t-il pas un saint livre, dicté par Dieu lui-même, qui parle d’un seul Adam ? Je suis un simple d’esprit, il serait mal à toi de me mettre en tentation de mal penser.
— Mon mignon, tu es trop exigeant. Je ne puis avoir raison et ne pas donner tort aux autres. Sans doute, ma façon de voir en cette matière, qui m’est d’ailleurs personnelle, attaque une vieille croyance, très-respectable pour son grand âge. Mais quel mal cela peut-il faire à Dieu, d’étudier son œuvre en toute liberté, puisqu’il nous a laissé cette liberté ? Ce n’est pas le nier que de discuter son ouvrage, et, quand même je nierais le Créateur sous une certaine forme, ce serait pour te le présenter sous une autre. Eh ! mon mignon, je vulgarise la théologie à cette heure ! La théologie est la science de Dieu.
— Bon ! interrompit Sidoine, je la sais, celle-là. Il suffit pour y être passé maître d’avoir l’esprit droit. Enfin je trouve une science simple, qui ne doit pas demander deux mois de raisonnement.
— Que dis-tu là, mon mignon ! La théologie, une science simple ! Pas deux mots de raisonnement ! Certes, il est simple, pour les cœurs naïfs, de reconnaître un Dieu et de borner là leur science, ce qui leur permet d’être savants à peu de frais. Mais les esprits inquiets, une fois Dieu trouvé, en font leur Dieu. Chacun a le sien, qu’il a abaissé à son niveau, afin de le comprendre ; chacun défend son idole, attaque l’idole d’autrui. De là un effroyable entassement de volumes, une éternelle matière à querelle : les façons d’être de Celui qui est, la meilleure méthode de l’adorer, ses manifestations sur la terre, le but final qu’il se propose. Le ciel me garde de vulgariser une telle science ; je tiens trop à mon bon sens.
Médéric se tut, ayant l’âme attristée de ces mille vérités qu’il remuait à la pelle. Sidoine, ne l’entendant plus, hasarda une enjambée et arriva droit en Chine. Les habitants, leurs villes et leur civilisation l’étonnèrent profondément. Il se décida à poser une question.
— Mon frère Médéric, demanda-t-il, voici un peuple qui me fait désirer de t’entendre vulgariser l’histoire. Certainement cet empire doit tenir une large place dans les annales des hommes ?
— Mon mignon, répondit Médéric, puisque tu ne peux te lasser de t’instruire, je veux bien te faire en peu de mots un cours d’histoire universelle. Ma méthode est fort simple, et je compte l’appliquer tout au long, un de ces jours. Elle repose sur le néant de l’homme. Lorsque l’historien interroge les siècles, il voit les sociétés, parties de la naïveté première, s’élever jusqu’à la plus haute civilisation, puis retomber de nouveau dans l’antique barbarie. Ainsi, les empires se succèdent, en s’écroulant tour à tour ; chaque fois qu’un peuple se croit parvenu à la suprême science, cette science elle-même cause sa ruine, et le monde est ramené à son ignorance native. Au commencement des temps, l’Égypte bâtit ses pyramides et borde le Nil de ses cités ; dans l’ombre de ses temples, elle résout les grands problèmes dont l’humanité cherche encore aujourd’hui les solutions ; la première, elle a l’idée de l’unité de Dieu et de l’immortalité de l’âme ; puis elle meurt, au soir des fêtes de Cléopâtre, et emporte avec elle les secrets de dix-huit siècles. La Grèce sourit alors, parfumée et mélodieuse ; son nom nous parvient mêlé à des cris de liberté et à des chants sublimes ; elle peuple le ciel de ses rêves et divinise le marbre de son ciseau ; bientôt, lasse de gloire et d’amour, elle s’efface et ne laisse que des ruines pour témoigner de sa grandeur passée. Enfin Rome s’élève, grandie des dépouilles du monde ; la guerrière soumet les peuples, règne par le droit écrit et perd la liberté en acquérant la puissance ; elle hérite des richesses de l’Égypte, du courage et de la poésie de la Grèce ; elle est toute volupté et splendeur ; mais, lorsque la guerrière s’est changée en courtisane, un ouragan venu du nord passe sur la ville éternelle et en dissipe aux quatre vents les arts et la civilisation.
Si jamais discours fit bâiller Sidoine, ce fut celui que Médéric déclamait de la sorte.
— Et la Chine ? demanda-t-il d’un ton modeste.
— La Chine ! s’écria Médéric, le diable t’emporte ! Voilà mon histoire universelle inachevée et j’ai perdu l’élan nécessaire pour une pareille tâche. Est-ce que la Chine existe ? Tu crois la voir, et les apparences te donnent raison, je l’avoue ; mais ouvre le premier traité d’histoire venu, et tu ne trouveras pas dix pages sur cet empire prétendu si grand par ces mauvais plaisants de géographes. Une moitié du monde a toujours parfaitement ignoré l’histoire de l’autre moitié.
— Le monde n’est pourtant pas si grand, remarqua Sidoine.
— D’ailleurs, mon mignon, sans plus vulgariser, j’estime singulièrement la Chine, et je la crains même un peu, comme tout ce qui est inconnu. Je crois voir en elle la grande nation de l’avenir. Demain, quand notre civilisation tombera, ainsi qu’ont tombé toutes les civilisations passées, l’extrême Orient héritera sans doute des sciences de l’Occident, et deviendra à son tour la contrée polie et savante par excellence. C’est là une déduction mathématique de ma méthode historique.
— Mathématique ! dit Sidoine, qui venait de quitter la Chine à regret. C’est cela. Je veux apprendre les mathématiques.
— Les mathématiques, mon mignon, ont fait bien des ingrats. Je consens cependant à te faire goûter à ces sources de toutes vérités. La saveur en est âpre ; il faut de longs jours pour que l’homme s’habitue à la divine volupté d’une éternelle certitude. Car, sache-le, les sciences exactes donnent seules cette certitude vainement cherchée par la philosophie.
— La philosophie ! Tu ne pouvais mieux parler, mon frère Médéric. La philosophie me paraît devoir être une étude très-agréable.
— Sûrement, mon mignon, elle a certains charmes. Les gens du peuple aiment à visiter les maisons d’aliénés, attirés par leur goût du bizarre et par le plaisir qu’ils prennent au spectacle des misères humaines. Je m’étonne de ne pas leur voir lire avec passion l’histoire de la philosophie ; car les fous, pour être philosophes, n’en sont pas moins des fous très récréatifs. La médecine…
— La médecine ! que ne le disais-tu plus tôt ? Je veux être médecin pour me guérir, lorsque j’aurai la fièvre.
— Soit. La médecine est une belle science ; quand elle guérira, elle deviendra une science utile. Jusque-là, il est permis de l’étudier en artiste, sans l’exercer, ce qui est plus humain. Elle a quelque parenté avec le droit, qu’on étudie par simple curiosité d’amateur, pour ne plus s’en préoccuper ensuite.
— Alors, mon frère Médéric, je ne vois aucun inconvénient à commencer par l’étude du droit.
— Quelques mots d’abord sur la rhétorique, mon mignon.
— Oui, la rhétorique me convient assez.
— En grec…
— Le grec, je ne demande pas mieux.
— En latin…
— Le latin d’abord, le grec ensuite, comme tu voudras, mon frère Médéric. Mais ne serait-il pas bon de connaître auparavant l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol et les autres langues modernes ?
— Oh la la ! mon mignon ! cria Médéric essoufflé, vulgarisons avec mesure, je te prie. J’ai la langue sèche, et je reconnais humblement ne pouvoir dire qu’un nombre limité de mots par minute. Chaque science, s’il plaît à Dieu, viendra à son heure. Par grâce, un peu de méthode. Ma première leçon n’est pas précisément remarquable par la clarté de l’exposition ni l’enchaînement logique des sujets. Causons toujours, si cela te plaît, et causons à l’avenir avec l’ordre et le calme qui distinguent la conversation des honnêtes gens.
— Mon frère Médéric, tes sages paroles me donnent à réfléchir. J’aime peu à parler, encore moins à écouter, parce que, dans le second cas, il me faut penser pour comprendre, besogne inutile dans le premier. Certes, il me plairait d’approfondir toutes les connaissances humaines ; mais, vraiment, je préfère les ignorer ma vie entière, si tu ne peux me les communiquer toutes ensemble en trois mots.
— Eh ! mon mignon, que ne me confiais-tu ton horreur des détails ? Je t’aurais, dès le début et sans ouvrir la bouche, donné la pure essence des mille et une vérité de ce monde, cela dans un simple geste. N’écoute plus et regarde. Voici la suprême science.
Ce disant, Médéric grimpa sur le nez de Sidoine, ce nez qu’il avait si heureusement comparé au clocher de son village. Il s’assit à califourchon sur l’extrémité, les jambes dans l’abîme, et se renversa un peu en arrière, regardant son mignon d’une façon sournoise et railleuse. Puis il leva la main droite grande ouverte, appuya délicatement son pouce au bout de son propre nez, et, se tournant aux quatre points de l’horizon, salua la terre en agitant les doigts de l’air le plus galant qu’on puisse voir.
— Oh ! alors, dit Sidoine, les ignorants ne sont pas ceux qu’on pense. Grand merci de la vulgarisation.
X
De diverses rencontres, étranges et imprévues, que firent Sidoine et Médéric
Le soir venu, Sidoine s’arrêta court. Je dis le soir, et je m’exprime mal. Les moments que nous nommons soir et matin n’existaient pas pour des gens suivant le soleil dans sa course et faisant le jour et la nuit à leur volonté. En toute vérité, nos voyageurs couraient le monde depuis environ douze heures.
— Les poings me démangent, dit Sidoine.
— Gratte-les, mon mignon, répondit Médéric. Je ne puis t’offrir d’autre soulagement. Mais, dis-moi, l’éducation n’a-t-elle pas un peu adouci ton naturel batailleur ?
— Non, frère. À vrai dire, mon métier de roi m’a dégoûté des taloches. Les hommes sont vraiment trop faciles à tuer.
— Voilà, mon mignon, de l’humanité bien entendue. Hé ! marche donc ! Tu le sais, nous cherchons le Royaume des Heureux.
— Si je le sais ! Cherchons-nous réellement le Royaume des Heureux ?
— Comment ! mais nous ne faisons autre chose. Jamais homme n’est allé aussi droit au but. Ce Royaume des Heureux doit être singulièrement situé, je l’avoue, pour toujours échapper à nos regards. Il serait peut-être bon de demander notre chemin.
— Oui, frère, occupons-nous des sentiers, si nous voulons qu’ils nous conduisent quelque part.
En ce moment, Sidoine et Médéric se trouvaient sur une grande route, non loin d’une ville. Des deux côtés s’étendaient de vastes parcs, enclos de murs peu élevés, au-dessus desquels passaient des branches d’arbres fruitiers, chargées de pommes, de poires, de pêches, appétissantes à voir, et qui auraient suffi au dessert d’une armée.
Comme ils avançaient, ils avisèrent, assis contre un de ces murs, un bonhomme d’aspect misérable. À leur approche, la pauvre créature se leva et vint à eux, traînant les pieds et grelottant de faim.
— La charité, mes bons Messieurs ! demanda-t-il.
— La charité ! lui cria Médéric ; mon ami, je ne sais où elle est. Seriez-vous égaré comme nous ? Vous nous obligeriez, si vous pouviez nous indiquer le Royaume des Heureux.
— La charité, mes bons Messieurs ! répéta le mendiant. Je n’ai pas mangé depuis trois jours.
— Pas mangé depuis trois jours ! dit Sidoine émerveillé. Je ne pourrais en faire autant.
— Pas mangé depuis trois jours ! reprit Médéric. Eh ! mon ami, pourquoi tenter une pareille expérience ? il est universellement reconnu qu’il faut manger pour vivre.
Le bonhomme s’était de nouveau assis au pied du mur. Il se frottait les mains l’une contre l’autre et souriait, fermant les yeux de faiblesse.
— J’ai bien faim, dit-il à voix basse.
— Vous n’aimez donc ni les pêches, ni les poires, ni les pommes ? demanda Médéric.
— J’aime tout, mais je n’ai rien.
— Eh ! mon ami, êtes-vous aveugle ? Allongez la main. Il y a là, sur votre nez, une pêche magnifique qui vous donnera à boire et à manger, le tout ensemble.
— Cette pêche n’est pas à moi, répondit le pauvre.
Les deux compagnons se regardèrent, stupéfaits de cette réponse, ne sachant s’ils devaient rire ou se fâcher.
— Écoutez, bonhomme, reprit Médéric, nous n’aimons pas qu’on se moque de nous. Si vous avez fait gageure de vous laisser mourir de faim, gagnez tout à votre aise votre pari. Si, au contraire, vous désirez vivre le plus longtemps possible, mangez et digérez au soleil.
— Monsieur, répondit le mendiant, je le vois, vous n’êtes pas de ce pays. Vous sauriez qu’on y meurt parfaitement de faim sans en faire la gageure. Ici, les uns mangent, les autres ne mangent pas. On se trouve dans l’une ou l’autre classe, selon le hasard de la naissance. D’ailleurs, c’est là un état de choses accepté, et il faut que vous veniez de loin pour vous en étonner.
— Voilà de singulières histoires. Et combien êtes-vous qui ne mangez pas ?
— Mais plusieurs centaines de mille.
— Ah ! mon frère Médéric, interrompit Sidoine, la rencontre me paraît des plus étranges et des plus imprévues. Je n’aurais jamais cru qu’on pût trouver sur la terre des gens qui eussent le singulier don de vivre sans manger. Tu ne m’as donc pas tout vulgarisé ?
— Mon mignon, j’ignorais cette particularité. Je la recommande aux naturalistes, comme un nouveau caractère bien tranché séparant l’espèce humaine des autres espèces animales. Je comprends maintenant que, dans ce pays, les pêches ne soient pas à tout le monde. Les petitesses de l’homme ont leurs grandeurs. Du moment où tous n’ont pas une commune richesse, il naît de cette injustice une belle et suprême justice, celle de conserver à chacun son bien.
Le mendiant avait repris son sourire doux et navrant. Il s’affaissait sur lui-même, comme ne pensant plus et s’abandonnant au bon plaisir du ciel. Il ouvrit les lèvres, sans le savoir.
— La charité, mes bons Messieurs ! reprit-il.
— La charité, bonhomme, dit Médéric, je sais où elle est. Cette pêche n’est pas à toi, et tu n’oses la prendre, obéissant en cela aux lois de ton pays et à cette idée du respect de la propriété que tu as sucée avec le lait de ta mère. Ce sont là de bonnes croyances qui doivent être fortement enseignées chez les hommes, s’ils veulent que le tremblant échafaudage de leur société ne croule pas aux premières attaques de l’esprit d’examen. Moi, qui ne suis pas de cette société, qui refuse toute fraternité avec mes frères, je puis enfreindre leurs lois, sans porter le moindre tort à leur législation ni à leurs croyances morales. Prends donc ce fruit et mange-le, pauvre misérable. Si je me damne, je le fais de gaieté de cœur.
Médéric, en parlant ainsi, cueillait la pêche et l’offrait au mendiant. Celui-ci s’empara du fruit et le considéra avidement. Puis, au lieu de le porter à la bouche, il le rejeta dans le parc, par-dessus le mur. Médéric le regarda faire sans s’étonner.
— Mon mignon, dit-il à Sidoine, je te prie de regarder cet homme. Il est le type le plus pur de l’humanité. Il souffre, il obéit ; il est fier de souffrir et d’obéir. Je le crois un grand sage.
Sidoine fit quelques enjambées, le cœur triste d’abandonner ainsi un pauvre diable mourant de faim. D’ailleurs, il ne cherchait pas à s’expliquer la conduite du misérable ; il fallait être un peu plus homme qu’il ne l’était pour résoudre un pareil problème. Au départ, il avait ramassé la pêche, et regardait maintenant devant lui, cherchant du regard quelque pauvre moins scrupuleux à qui la donner.
Comme il approchait de la ville, il vit sortir d’une des portes un cortège de riches seigneurs, accompagnant une litière où se trouvait couché un vieillard. À dix pas, il reconnut que le vieillard n’avait guère plus de quarante ans ; l’âge ne pouvait avoir flétri ses traits ni blanchi ses cheveux. Assurément, le malheureux mourait de faim, à voir sa face pâle et la faiblesse qui alanguissait ses membres.
— Mon frère Médéric, dit Sidoine, offre donc ma pêche à cet indigent. Je ne puis comprendre comment il manque de tout, couché dans le velours et la soie. Mais il a si mauvaise mine que ce ne peut être qu’un pauvre.
Médéric pensait comme son mignon.
— Monsieur, dit-il poliment à l’homme de la litière, vous n’avez sans doute pas mangé ce matin. La vie a ses hasards.
L’homme ouvrit les yeux à demi.
— Depuis dix ans, je ne mange plus, répondit-il.
— Que disais-je ! s’écria Sidoine. L’infortuné !
— Hélas ! reprit Médéric, ce doit être une double souffrance, de manquer de pain au milieu de ce luxe qui vous entoure. Tenez, mon ami, prenez cette pêche et apaisez votre faim.
L’homme n’ouvrit pas même les yeux. Il haussa les épaules.
— Une pêche, dit-il, voyez si mes porteurs ont soif. Ce matin, mes servantes, de belles filles aux bras nus, se sont agenouillées devant moi, m’offrant leurs corbeilles, pleines des fruits qu’elles venaient de cueillir dans mes vergers. L’odeur de toute cette nourriture m’a fait mal.
— Vous n’êtes donc pas un mendiant ? interrompit Sidoine désappointé.
— Les mendiants mangent quelquefois. Je vous ai dit que je ne mangeais jamais.
— Et le nom de cette laide maladie ?
Médéric, ayant compris quelle était la misère de cet indigent paré de bijoux et de dentelle, se chargea de répondre à Sidoine.
— Cette maladie est celle des pauvres millionnaires, dit-il. Elle n’a pas de nom savant, parce que les drogues n’ont aucun effet sur elle ; elle se guérit par une forte dose d’indigence. Mon mignon, si ce seigneur ne mange plus, c’est qu’il a trop à manger.
— Bon ! s’écria Sidoine, voici un monde bien étrange ! Que l’on ne mange pas, quand on manque de pêches, je le comprends jusqu’à un certain point ; mais que l’on ne mange pas davantage, quand on possède des forêts d’arbres à fruits, je me refuse à accepter cela comme logique. Dans quel absurde pays sommes-nous donc ?
L’homme à la litière se souleva à demi, soulagé dans son ennui par la naïveté de Sidoine.
— Monsieur, répondit-il, vous êtes en plein pays de civilisation. Les faisans coûtent fort cher ; mes chiens n’en veulent plus. Dieu vous garde des festins de ce monde. Je me rends chez une brave femme de ma connaissance, pour essayer de manger une tranche de bon pain noir. Votre gaillarde mine m’a mis en appétit.
L’homme se recoucha, et le cortège se remit lentement en marche. Sidoine, en le suivant des yeux, haussa les épaules, hocha la tête, fit claquer les doigts, donnant ainsi des signes fort clairs de dédain et d’étonnement. Puis il enjamba la ville, tenant toujours à la main la pêche dont il avait tant de peine à faire l’aumône. Médéric songeait.
Au bout d’une dizaine de pas, Sidoine sentit une légère résistance à la jambe gauche. Il crut que sa culotte venait de rencontrer quelque ronce. Mais s’étant baissé, il demeura fort surpris : c’était un homme, d’air avide et cruel, qui gênait ainsi sa marche. Cet homme demandait tout simplement la bourse aux voyageurs.
Sidoine ne voyait plus que mendiants et affamés sur les routes ; sa charité de fraîche date avait hâte de s’exercer. Il n’entendit pas bien la demande de l’homme, il le prit par la peau du cou, l’élevant à hauteur de son visage, pour converser plus librement.
— Hé ! pauvre hère, lui dit-il, n’as-tu pas faim ? Je te donne volontiers cette pêche, si elle peut te soulager dans tes souffrances.
— Je n’ai pas faim, répondit le brigand mal à l’aise. Je sors d’une excellente taverne où j’ai bu et mangé pour trois jours.
— Alors que me veux-tu ?
— Je ferais un joli métier, si je ne détroussais les passants que pour leur prendre des pêches. Je veux ta bourse.
— Ma bourse ! et pourquoi faire, puisque tu n’auras pas faim de trois jours ?
— Pour être riche.
Sidoine, stupéfait, prit Médéric dans son autre main et le regarda gravement.
— Mon frère, dit-il, les gens de ce pays s’entendent pour se moquer de nous. Dieu ne peut avoir créé des créatures aussi peu sensées. Voici maintenant un imbécile n’ayant pas faim et arrêtant les passants pour leur demander leur bourse, un fou qui a un bon appétit et qui cherche à le perdre en devenant riche.
— Tu as raison, répondit Médéric, tout ceci est parfaitement ridicule. Seulement tu ne me parais pas avoir bien compris quelle sorte de mendiant tu tiens là, entre tes doigts. Les voleurs font métier d’accepter uniquement les aumônes qu’ils prennent.
— Écoute, dit alors Sidoine au brigand : d’abord tu n’auras pas ma bourse, et cela pour une excellente raison. Ensuite je crois juste de t’infliger une légère correction. Tout bien examiné, ce qui est doit être ; je ne puis te laisser manger en paix, lorsque je viens de quitter un pauvre diable mourant de faim. Mon frère Médéric me lira un jour le code, et alors je reviendrai te pendre dans les formes. Aujourd’hui je me contenterai de laver ta laide mine dans la mare qui est là, à mes pieds. Bois pour trois jours, mon ami.
Sidoine ouvrit les doigts, et le voleur tomba dans la mare. Un honnête homme se serait noyé ; le coquin se sauva à la nage.
Les voyageurs, sans regarder derrière eux, continuèrent à marcher, Sidoine tenant toujours sa pêche, Médéric songeant aux trois dernières rencontres.
— Mon mignon, dit soudain ce dernier, tu alignes assez proprement les phrases, maintenant. Jamais tu n’as si bien parlé.
— Oh ! répondit Sidoine, c’est une simple habitude à prendre. Je ne me bats plus, je parle.
— Tais-toi, je te prie, j’ai à te faire part de graves réflexions. Je reconstruis en pensée la triste société qui a pu nous offrir au regard, en moins d’une heure, un honnête homme mourant de faim, un gueux le ventre plein pour trois jours, un puissant frappé d’impuissance. Il y a là un grand enseignement.
— Plus d’enseignement, par pitié, mon frère ! Je veux croire simplement que nous avons rencontré aujourd’hui des hommes de race particulière, qui n’ont encore été décrits par aucun voyageur.
— Je t’entends, mon mignon. J’ai lu de bien curieux détails dans de vieux livres. Il est des pays dont les habitants n’ont qu’un œil au milieu du front, d’autres où leurs corps sont mi-partis homme et cheval, d’autres encore où leurs têtes et leurs poitrines ne font qu’un. Sans doute nous traversons, en ce moment, une contrée dont les habitants ont l’âme dans les talons, ce qui les empêche de juger sainement les choses et leur donne une remarquable absurdité d’actes et de paroles. Ce sont des monstres. L’homme, fait à l’image de son Dieu, est une créature bien autrement supérieure.
— C’est cela, mon frère Médéric, nous sommes dans un pays de monstres. Hé ! regarde. Vois-tu venir à nous ce quatrième mendiant que j’attendais ? Est-il assez déguenillé, assez maigre, assez affamé, assez effarouché ? Certes, celui-là marche sur son âme, comme tu le disais tantôt.
L’homme qui s’avançait suivait le bord du fossé, faisant avec amour des miracles d’équilibre. Il venait, les mains derrière le dos, le nez au vent ; son pauvre corps flottait dans ses minces vêtements, et sa face exprimait je ne sais quel singulier mélange de béatitude et de souffrance. Il paraissait rêver, le ventre vide, d’un large et plantureux festin.
— Je ne comprends plus rien à la terre, reprit Sidoine, si ce vagabond n’accepte pas ma pêche. Il meurt de faim et ne me paraît ni un coquin ni un honnête homme. Le tout est de la lui offrir poliment. Mon frère Médéric, charge-toi de cette délicate expédition.
Médéric descendit à terre. Comme il était sur le bout du soulier de Sidoine, l’homme vint à l’apercevoir.
— Oh ! dit-il, le joli petit insecte ! Mon bel ami, buvez-vous la rosée et vous nourrissez-vous de fleurs ?
— Monsieur, répondit Médéric, l’eau pure m’indispose, et je ne puis, sans maux de tête, endurer les parfums.
— Eh ! l’insecte parle ! L’excellente rencontre ! Vous me sauvez d’une grande disette, mon aimable scarabée.
— Ainsi, vous avouez que vous avez faim ?
— Faim ! ai-je dit cela ? Certes, j’ai toujours faim.
— Et vous mangerez volontiers une pêche ?
— La pêche est un fruit que j’estime pour le velouté de sa peau. Merci, je ne puis manger. J’ai bien autre chose en tête. Enfin je viens de trouver ce que je cherchais depuis une heure.
— Ça, dit Sidoine impatienté, que cherchiez-vous donc, monsieur l’affamé, si ce n’est un morceau de pain ?
— Bon ! s’écria le pauvre diable, seconde trouvaille ! Un géant en chair et en os. Monsieur le géant, je cherchais une idée.
À cette réponse, Sidoine s’assit sur le bord de la route, prévoyant de longues explications.
— Une idée ! reprit-il, quel est ce mets ?
— Monsieur le géant, continua l’homme sans répondre, je suis poëte de naissance. Vous ne l’ignorez pas, la misère est mère du génie. J’ai donc jeté ma bourse à la rivière. Depuis cet heureux jour, je laisse aux sots le triste soin de chercher leur repas. Moi, qui n’ai plus à m’occuper de ce détail, je cherche des idées, le long des routes. Je mange le moins possible pour avoir le plus possible de génie. Ne perdez pas votre pitié à me plaindre ; je n’ai vraiment faim que lorsque je ne trouve pas mes chères idées. Les beaux festins parfois ! Tantôt, en voyant votre petit ami d’une tournure si galante, il m’est venu à la pensée deux ou trois strophes exquises : un mètre harmonieux, des rimes riches, un trait final du meilleur esprit. Jugez si je me suis rassasié. Puis, quand je vous ai aperçu, franchement, j’ai craint les suites d’un pareil régal. Je tenais une antithèse, une belle et bonne antithèse, le plus fin morceau qui puisse être servi à un poëte. Vous le voyez, je ne puis accepter votre pêche.
— Bon Dieu ! s’écria Sidoine après un moment de silence, le pays est décidément plus absurde que je ne croyais. Voilà un fou d’une étrange sorte.
— Mon mignon, répondit Médéric, celui-ci est un fou, mais un fou innocent, un mendiant d’âme généreuse, donnant aux hommes plus qu’il ne reçoit. Je me sens aimer comme lui les grandes routes et la jolie chasse aux idées. Pleurons ou rions, si tu veux, à le voir grand et ridicule ; mais, je t’en prie, ne le rangeons pas parmi les trois monstres de tantôt.
— Range-le comme tu voudras, mon frère, reprit Sidoine de méchante humeur. La pêche me reste, et ces quatre imbéciles ont tellement troublé mes idées sur les biens de la terre, que je n’ose y porter la dent.
Cependant le poëte s’était assis au bord de la route, écrivant du doigt sur la poussière. Un bon sourire éclairait sa figure maigre, donnant à ses pauvres traits fatigués une expression enfantine. Dans son rêve, il entendit les dernières paroles de Sidoine, et, comme s’éveillant :
— Monsieur, dit-il, êtes-vous véritablement embarrassé de cette pêche ? Donnez-la-moi. Je sais, près d’ici, un buisson aimé des moineaux d’alentour. J’irai y déposer votre offrande, et je vous assure qu’elle ne sera pas refusée. Demain, je reprendrai le noyau et le planterai dans quelque coin, pour les moineaux des printemps à venir.
Il prit la pêche et se remit à écrire.
— Mon mignon, dit Médéric, voilà notre aumône donnée. Pour te tranquilliser l’esprit, je veux bien te faire remarquer que nous rendons aux moineaux ce qui appartenait aux moineaux. Quant à nous, puisque l’homme ne jouit pas d’une nourriture providentielle, nous tâcherons de ne plus manger ce que le ciel nous enverra. Notre passage en ce pays a fait naître dans nos esprits de nouvelles et tristes questions. Nous les étudierons prochainement. Pour l’instant, contentons-nous de chercher le Royaume des Heureux.
Le poëte écrivait toujours, couché dans la poussière, la tête nue au soleil.
— Hé ! Monsieur, lui cria Médéric, pourriez-vous nous indiquer le Royaume des Heureux ?
— Le Royaume des Heureux ? répondit le fou en levant la tête, vous ne sauriez mieux vous adresser. Je me rends souvent dans cette contrée.
— Eh quoi ! serait-elle près d’ici ? Nous venons de battre le monde, sans pouvoir la trouver.
— Le Royaume des Heureux, Monsieur, est partout et nulle part. Ceux qui suivent les sentiers, les yeux grands ouverts, et qui le cherchent, comme un royaume de la terre, étalant au soleil ses villes et ses campagnes, passeront à son côté toute leur vie, sans jamais le découvrir. Si vaste qu’il soit, il tient bien peu de place en ce monde.
— Et le chemin, je vous prie ?
— Oh ! le chemin est simple et direct. Quel que soit le pays où vous vous trouviez, au nord ou au midi, la distance reste la même, et vous pouvez d’une enjambée passer la frontière.
— Bon ! interrompit Sidoine, voici qui me regarde. Dans quel sens dois-je faire cette enjambée ?
— Dans n’importe quel sens, vous dis-je. Voyons, laissez-moi vous introduire. Avant tout, fermez les yeux. Bien. Maintenant, levez la jambe.
Sidoine, les yeux fermés, la jambe en l’air, attendit une seconde.
— Posez le pied, commanda de nouveau le poète. Là, vous y êtes, Messieurs.
Il n’avait pas bougé de son lit de poussière, il acheva tranquillement une strophe.
Sidoine et Médéric se trouvaient déjà au beau milieu du Royaume des Heureux.
XI
Une école modèle
— Sommes-nous au port, mon frère ? demanda Sidoine. Je suis las et j’ai grand besoin d’un trône pour m’asseoir.
— Marchons toujours, mon mignon, répondit Médéric. Il nous faut connaître notre royaume. Le pays me paraît paisible, et nous y dormirons, je crois, nos grasses matinées. Ce soir, nous nous reposerons.
Les deux voyageurs traversaient les villes et les campagnes, regardant autour d’eux. La terre les avait attristés, et ils trouvaient un délassement dans les purs horizons et les foules silencieuses de ce coin perdu de l’univers. Je l’ai dit, le Royaume des Heureux n’était pas un paradis aux ruisseaux de lait et de miel, mais une contrée de clarté douce et de sainte tranquillité.
Médéric comprit l’admirable équilibre de ce royaume. Un rayon de moins, et la nuit eût été faite ; un rayon de plus, et la lumière aurait blessé les yeux. Il se dit que là devait être la sagesse, où l’homme consentait à se mesurer le bien comme le mal, à accepter sa condition sous le ciel, sans se révolter par ses dévouements ou par ses crimes.
Comme ils avançaient, lui et son compagnon, ils trouvèrent, au milieu d’un champ, un hangar fermé de grilles. Médéric reconnut l’école modèle fondée par l’aimable Primevère, pour ses chers animaux. Depuis longtemps il désirait connaître les suites de cet essai de perfectibilité. Il fit coucher Sidoine au pied du mur, et tous deux, appuyant leurs fronts aux barreaux, ils purent contempler et suivre dans ses détails une scène étrange qui acheva leur éducation.
Au premier regard, ils ne surent quelles créatures bizarres ils avaient devant eux. Trois mois de caresses, d’enseignement mutuel et de régime frugal avaient mis les pauvres bêtes sur les dents. Les lions, pelés et galeux, semblaient d’énormes chats de gouttière ; les loups portaient la tête basse, plus maigres et plus honteux que des chiens errants ; quant aux autres bêtes de complexion plus délicate, elles gisaient pêle-mêle sur le sol, n’offrant à la vue que des côtes saillantes et des museaux allongés. Les oiseaux et les insectes étaient encore moins reconnaissables, ayant perdu les belles couleurs de leurs ajustements. Tous ces êtres misérables tremblaient de faim et de froid, n’étant plus ce que Dieu les avait créés, mais se trouvant d’ailleurs parfaitement civilisés.
Médéric et Sidoine, peu à peu, finirent par reconnaître les différents animaux. Malgré leur respect du progrès et des bienfaits de l’instruction, ils ne purent s’empêcher de plaindre ces victimes du bien. Il y a tristesse à voir la création s’amoindrir.
Cependant, les bêtes de l’école modèle se traînèrent en gémissant au centre du hangar et se rangèrent en cercle. Elles allaient tenir conseil.
Un lion, comme ayant gardé le plus de souffle, porta le premier la parole.
— Mes amis, dit-il, notre plus cher désir, à nous tous qui avons le bonheur d’être enfermés ici, est de persévérer dans l’excellente voie de fraternité et de perfection que nous suivons avec des résultats si remarquables.
Un grognement d’approbation l’interrompit.
— Je n’ai que faire, reprit-il, de vous présenter le délicieux tableau des récompenses qui attendent nos efforts. Nous formerons un seul peuple dans l’avenir, nous aurons une seule langue, et une suprême joie naîtra pour chacun de n’être plus soi et d’ignorer qui on est. Vous dites-vous bien le charme de cette heure où il n’existera plus de races, où toutes les bêtes auront une pensée unique, un même goût, un même intérêt ? Ô mes amis, le beau jour, et combien il sera gai !
Un nouveau grognement témoigna de l’unanime satisfaction de l’assemblée.
— Puisque nous hâtons de nos vœux la venue de ce jour, continua le lion, il serait urgent de prendre des mesures pour que nous puissions le voir se lever. Le régime suivi jusqu’ici est certainement excellent, mais je le crois peu substantiel. Avant tout, il nous faut vivre, et nous maigrissons avec constance ; la mort ne saurait être loin si, dans le but louable de nourrir nos âmes, nous continuons à négliger de nourrir nos corps. Il serait absurde, songez-y, de tenter un paradis dont nous ne saurions jouir, par la nature même des moyens employés. Une réforme radicale est nécessaire. Le lait est une nourriture très moralisante et d’une digestion facile, ce qui adoucit singulièrement les mœurs ; mais je pense résumer toutes les opinions en disant que nous ne pouvons supporter le lait plus longtemps, que rien n’est plus fade et qu’en fin de compte il nous faut un ordinaire plus varié et moins écœurant.
Une véritable ovation de hurlements et de bruits de mâchoires accueillit ces dernières paroles de l’orateur. La haine du lait était populaire parmi ces honnêtes animaux vivant depuis trois mois de cette boisson sucrée. L’écuelle quotidienne leur donnait des nausées. Ah ! qu’un peu de fiel leur eût semblé doux !
Lorsque le silence se fut rétabli :
— Mes amis, reprit le lion, le sujet de notre délibération se trouve donc fixé. Nous tenons conseil pour proscrire le lait et le remplacer par un aliment nous engraissant et nous aidant tout à la fois aux bonnes pensées. Ainsi, nous allons proposer chacun notre mets et nous décider en faveur de celui qui réunira le plus de suffrages. Ce mets constituera dès lors notre commun ordinaire. Je crois inutile de vous faire observer quel esprit doit vous guider dans votre choix : cet esprit est l’entière abnégation de vos goûts personnels, la recherche d’une nourriture convenant également à chacun, et offrant surtout des garanties de morale et de santé.
À ce point de l’allocution, l’enthousiasme fut au comble. Rien n’est plus doux que de faire cas de la morale, quand le ventre est préalablement rempli. Une même pensée, une touchante unanimité de sentiments animait l’assemblée.
Le lion, pour sa part, discourait d’un ton humble et affable. Le regard baissé, il eût converti ses frères du désert, tant il offrait un spectacle édifiant. Du geste il réclama l’attention et termina en ces termes :
— Je me crois autorisé par ma longue expérience à vous donner le premier mon avis en cette matière délicate. Je le ferai avec toute la modestie qui convient à un simple membre de cette assemblée, mais aussi avec toute l’autorité d’une bête convaincue. C’est dire que je désespère de notre unité future, si mon plat n’est pas accepté à l’unanimité. En mon âme et conscience, ayant longtemps réfléchi au mets nous convenant le mieux, prenant en considération l’intérêt commun, je déclare, j’affirme hautement que rien ne contentera l’estomac et le cœur de chacun, comme une large tranche de chair saignante mangée le matin, une seconde tranche à midi et une troisième le soir.
Le lion s’arrêta sur cette parole pour recueillir les justes applaudissements que lui semblait mériter sa proposition. Il était de bonne foi et demeura tout étonné du manque d’ensemble des grognements. Adieu l’unanimité ! L’assemblée n’approuvait plus avec un complet abandon. Les loups et autres bêtes fauves, les oiseaux et les insectes d’appétits sanguinaires, s’extasièrent sur l’excellence du choix. Mais les animaux de nature différente, ceux qui vivent dans les prairies ou sur le bord des étangs, témoignèrent, par leur silence et leurs mines contristées, du peu de vertu civilisatrice qu’ils accordaient à la chair.
Quelques minutes s’écoulèrent, pleines de froideur et de malaise. On risque gros à combattre l’avis des puissants, surtout lorsqu’ils parlent au nom de la fraternité. Enfin une brebis, plus osée que ses sœurs, se décida à prendre la parole.
— Puisque nous sommes ici, dit-elle, pour émettre franchement nos opinions, laissez-moi vous donner la mienne avec la naïveté qui sied à ma nature. J’avoue n’avoir aucune expérience du mets proposé par mon frère le lion ; il peut être excellent pour l’estomac et d’une rare délicatesse de goût ; je me récuse sur ce point de la discussion. Mais je crois ce mets d’une influence nuisible, quant à la morale. Une des plus fermes bases de notre progrès doit être le respect de la vie ; ce n’est point la respecter que de nous nourrir de corps morts. Mon frère le lion ne craint-il pas de s’égarer en son zèle, et de créer une guerre sans fin, en choisissant un tel ordinaire, au lieu d’arriver à cette belle unité dont il a parlé en termes si chaleureux ? Je le sais, nous sommes d’honnêtes bêtes, et il n’est pas question de nous dévorer entre nous. Loin de moi cette vilaine pensée ! Puisque les hommes déclarent pouvoir nous manger, sans cesser d’être de bonnes âmes et des créatures selon l’esprit de Dieu, nous pouvons assurément manger les hommes et rester de sages et fraternels animaux, tendant à une perfection absolue. Toutefois, je crains les mauvaises tentations, les forces de l’habitude, si un jour les hommes venaient à manquer. Aussi ne puis-je voter une nourriture aussi imprudente. Croyez-moi, un seul mets nous convient, un mets que la terre produit en abondance, sain, rafraîchissant, d’une quête amusante et facile, varié à l’infini. Ô les plantureux festins, mes bons frères ! Luzerne, légumes, toutes les herbes des plaines, toutes les herbes des montagnes ! J’en parle savamment, sans arrière-pensée, et je n’ai que l’innocent désir de vivre sans tuer. Je vous le dis en vérité : hors de l’herbe, pas d’unité.
La brebis se tut, constatant à la dérobée l’effet produit par son discours. Quelques maigres adhésions s’élevèrent du côté de l’assemblée occupé par les chevaux, les bœufs et autres mangeurs de grains et de verdure. Quant aux bêtes qui avaient approuvé le choix du lion, elles parurent accueillir la nouvelle proposition avec un singulier mépris et une grimace de mauvais présage pour l’orateur.
Un ver à soie, de vue basse et privé de tact, prit alors la parole. C’était un philosophe austère, s’inquiétant peu du jugement d’autrui, et prêchant le bien pour le bien.
— Vivre sans tuer, dit-il, est une belle maxime. Je ne puis qu’applaudir aux conclusions de ma sœur la brebis. Seulement, ma sœur me paraît très gourmande. Pour un mets que nous cherchons, elle nous en offre cinquante, et paraît se complaire dans la pensée d’un menu de prince, aux plats nombreux et de goûts divers. Oublie-t-elle que la sobriété et le dédain des fins morceaux sont des vertus nécessaires à des bêtes se piquant de progrès ? L’avenir d’une société dépend de la table : manger peu et d’un seul plat, là est l’unique moyen de hâter la venue d’une haute civilisation, forte et durable. Je propose donc, pour ma part, de veiller sur notre appétit et surtout de nous contenter d’une seule sorte de feuilles. Le choix n’étant plus qu’une affaire de goût, je pense satisfaire celui de chacun en choisissant la feuille du mûrier.
— Ça, vieux radoteur, cria un pélican, ne sommes-nous pas assez maigres, sans risquer des coliques, à nous nourrir d’herbe humide ? Fraternise avec la brebis. Moi, je pense comme mon frère le lion, si ce n’est qu’il me paraît faire un choix regrettable en proposant de la chair saignante. La chair seule donne au corps la force de faire le bien, mais j’entends la chair de poisson, blanche et délicate ; c’est là une nourriture d’un manger savoureux, aimée de tout le monde. Enfin, et ce dernier argument doit vous convaincre, les mers occupant sur le globe deux fois plus de place que les continents, nous ne saurions avoir un plus vaste garde-manger. Mes frères comprendront ces raisons.
Les frères se gardèrent de comprendre et jugèrent à propos, pour clore les débats, de crier tous à la fois. Autant d’animaux, autant d’opinions ; pas deux pauvres esprits pensant de compagnie, pas deux natures semblables. Chaque bête se mit à gesticuler, à pérorer, offrant son mets et le défendant au nom de la morale et de la gourmandise. À les en croire, si tous les plats proposés avaient été acceptés, le monde entier aurait passé en ragoût ; il n’est matière qui ne fut déclarée excellente nourriture, depuis la feuille jusqu’au bois, depuis la chair jusqu’au caillou. Profond enseignement, comme disait Médéric, montrant ce qu’est la terre, un fœtus ne vivant encore qu’à demi, où la vie et la mort luttent dans nos temps à forces égales.
Au milieu du vacarme, un jeune chat s’évertuait pour faire comprendre à l’assemblée qu’il désirait lui communiquer une vérité décisive. Il joua fort et ferme des pattes et du gosier, et finit par obtenir un peu de silence.
— Hé ! dit-il, mes bons frères, par pitié, cessez cette discussion qui afflige ici les âmes tendres. Mon cœur saigne à voir cette scène pénible. Hélas ! nous sommes loin de ces mœurs douces, de cette sagesse de paroles que, pour ma part, je cherche depuis mes jeunes ans. Voilà bien un grand sujet de querelle, une méchante nourriture, soutien d’un corps périssable ! Rappelez vos esprits ; vous rirez de votre colère et laisserez là cette misérable question. Le choix plus ou moins heureux d’un vil aliment n’est pas digne de nous occuper une seconde. Vivons comme nous avons vécu, n’ayant souci que de réformes morales. Philosophons, mes bons frères, et buvons notre écuelle de lait. Après tout, le lait est d’un goût fort agréable, et je l’estime supérieur aux plats par lesquels vous voulez le remplacer.
Des hurlements épouvantables accueillirent ces derniers mots. La malencontreuse idée du jeune chat acheva de rendre les bêtes furieuses, en leur rappelant le fade breuvage dont elles s’étaient lavé les entrailles pendant trois longs mois. Il leur vint une faim terrible, aiguisée de toute leur colère. La nature l’emporta. Ils oublièrent en une seconde les bons procédés que se doivent entre eux des animaux civilisés, et se sautèrent simplement à la gorge les uns des autres. Ceux qui avaient choisi la chair, à bout d’arguments, trouvèrent plus commode de prêcher d’exemple. Les autres, n’ayant ni grain, ni herbe, ni poisson, ni aucun plat pour se venger, se contentèrent de servir à la vengeance de leurs frères.
Ce fut, pendant quelques minutes, une mêlée effrayante. Le nombre des affamés diminuait rapidement, sans qu’il restât un seul blessé à terre. Singulière lutte, dans laquelle les morts tombaient on ne savait où. À peine rassasié, le mangeur était mangé. Tous s’engraissaient mutuellement ; la fête commençait au plus faible pour finir au plus fort. Au bout d’un quart d’heure, le plancher se trouva net. Seules, dix ou douze bêtes fauves, assises sur leurs derrières, se léchaient complaisamment, les yeux demi-clos, les membres alanguis, ivres de nourriture.
L’école modèle avait donc eu pour résultat la plus grande unité possible, celle qui consiste à s’assimiler autrui corps et âme. Peut-être est-ce là l’unité dont l’homme a vaguement conscience, le but final, le travail mystérieux des mondes tendant à confondre tous les êtres en un seul. Mais quelle rude raillerie aux idées de notre âge qui promettent perfection et fraternité à des créatures différentes d’instincts et d’habitudes, parcelles de fange où un même souffle de vie produit des effets contraires ! Sans philosopher davantage, les lions sont les lions.
— Mon frère Médéric, dit Sidoine, voici devant nous dix ou douze scélérats qui ont sur la conscience un poids énorme de péchés. Ils ont parlé le mieux du monde et ont agi comme des sacripants. Voyons si mes poings ne sont pas rouillés.
Ce disant, il asséna sur le hangar un renfoncement formidable qui pulvérisa les poutres et fit voler les pierres de taille en éclats. Les animaux restants, seul espoir de la régénération des bêtes, ne poussèrent pas un cri. Médéric parut chagrin de cette exécution.
— Hé ! mon mignon, cria-t-il, que ne m’as-tu consulté ! Voilà un coup de poing dont tu auras tristesse et remords. Écoute-moi.
— Quoi ! mon frère, n’ai-je pas frappé justement ?
— Oui, selon l’idée que nous nous faisons du bien. Mais, entre nous, et ceci je le dis tout bas pour ne pas troubler une croyance nécessaire, le bien et le mal ne sont-ils pas de création humaine ? Un loup commet-il vraiment une mauvaise action lorsqu’il mange un agneau ? L’homme, ami des agneaux, qui lui porterait un plat de légumes, ne serait-il pas plus ridicule que le loup ne serait coupable ?
— Voudrais-tu, frère, induire logiquement de là que le bien et le mal n’existent pas ?
— Peut-être, mon mignon. Vois-tu, nous voulons trop souvent devancer l’heure fixée par Dieu. Il est certaines lois, sans doute d’une essence divine, qui échappent à notre intelligence et auxquelles nous avons donné le vilain nom de fatalités. Nous désirons sottement réagir contre l’œuvre du Créateur. Nous admettons, par un rare blasphème, que le mal a pu être créé, et nous voilà nous érigeant en juges, récompensant et punissant, parce que nos sens sont trop faibles pour pénétrer chaque chose et nous montrer que tout est bien devant Dieu. Remarque l’absurde justice de ton coup de poing. Tu as puni ces bêtes d’agir selon les lois d’après lesquelles elles doivent vivre. Tu les as jugées en égoïste, au point de vue purement humain, surtout poussé par cet effroi de la mort qui a donné à l’homme le respect de la vie. Enfin, tu t’es scandalisé de voir une race en dévorer une autre, lorsque toi-même tu ne te fais aucun scrupule de te nourrir de la chair des deux.
— Mon frère Médéric, parle plus clairement, ou je n’aurai aucun remords de mon coup de poing.
— Je t’entends, mon mignon. Somme toute, je le veux bien : le mal existe ; ce qui me dispense de te prouver que le bien absolu est impossible. D’ailleurs, les décombres sur lesquels nous sommes assis en sont la preuve. Mais, dis-moi, voulais-tu manger ces bêtes fauves ?
— Certes non. Je n’aime pas le gros gibier.
— Alors, mon mignon, pourquoi les tuer ?
À cette question, Sidoine demeura fort sot. Il chercha une réponse et ne la trouva pas. Le plus vif étonnement se peignit dans ses gros yeux bleus, et, comme un homme qui découvre enfin une vérité :
— Eh ! mais, cria-t-il, tu l’as dit, mon coup de poing est absurde. On ne doit tuer que pour manger. Voilà un précepte éminemment pratique et ayant au plus haut point cette justice relative et humaine dont tu m’as parlé. Les hommes devraient le faire écrire en lettres d’or sur les murs de leurs tribunaux et sur les drapeaux de leurs armées. Hélas ! mes pauvres poings ! On ne doit tuer que pour manger.
XII
Morale
Le soleil venait de disparaître derrière les collines du couchant. La terre, voilée d’une ombre douce, sommeillait déjà à demi, rêveuse et mélancolique. Au-dessus des horizons, s’étendait un ciel blanc, sans transparence. Il est une heure, chaque soir, d’une profonde tristesse : la nuit n’est pas encore, la lumière s’éteint lentement, comme à regret ; et l’homme, dans cet adieu, se sent au cœur une vague inquiétude, un besoin immense d’espérance et de foi. Les premiers rayons du matin mettent des chansons sur les lèvres ; les derniers rayons du soir mettent des larmes dans les yeux. Est-ce la pensée désolante du labeur sans cesse repris et sans cesse abandonné, l’âpre désir et l’effroi d’un repos éternel ? Est-ce la ressemblance de toutes choses humaines avec cette lente agonie de la lumière et du bruit ?
Sidoine et Médéric s’étaient assis sur les décombres du hangar. Dans l’effacement de la terre et du ciel, une étoile brillait au-dessus des branches noires d’un chêne, et tous deux regardaient cette lueur consolatrice trouant d’un rayon d’espoir le voile morne du crépuscule.
Une voix qui sanglotait ramena leurs regards sur le sentier. Entre les haies, ils virent venir à eux Primevère, blanche dans les ténèbres. Elle s’avançait à petits pas, les cheveux dénoués.
Elle s’assit au côté de Médéric, et, appuyant la tête à son épaule :
— Ô mon ami, dit-elle, que les bêtes sont méchantes !
Et elle pleurait toutes ses larmes, les laissant couler sur ses joues, les mains jointes, sans les essuyer.
— Les pauvres dédaignées, reprit-elle, je les aimais comme des sœurs. Je croyais par mes caresses leur avoir fait oublier leurs dents et leurs griffes. Est-ce donc si difficile de n’être pas cruel ?
Médéric se garda de répondre. La science du bien et du mal n’était pas faite pour cette enfant.
— Dites-moi, demanda-t-il, n’êtes-vous pas l’aimable Primevère, reine du Royaume des Heureux ?
— Oui, répondit-elle, je suis Primevère.
— Alors, ma mie, essuyez vos larmes. Je viens pour vous épouser.
Primevère essuya ses larmes, et, mettant les mains dans les mains de Médéric, le regarda en face.
— Je ne suis qu’une ignorante, dit-elle doucement. Voilà des yeux mauvais, et pourtant ils ne me font pas peur. Il y a de la bonté et je ne sais quelle triste raillerie dans ces yeux-là. Avez-vous besoin de mes caresses pour devenir meilleur ?
— J’en ai besoin, répondit Médéric. J’ai couru le monde et je suis las.
— Le ciel est bon, reprit l’enfant. Il ne laisse pas chômer ma tendresse. Je vous épouserai, cher seigneur.
Ce disant, elle s’assit de nouveau. Elle songeait à cette pitié inconnue qui naissait en elle ; jamais elle n’avait senti pareil désir de consoler. Dans sa naïveté, elle se demandait si elle ne venait pas de trouver enfin la mission confiée par Dieu en ce monde aux jeunes reines d’âme tendre et charitable. Les hommes jouissent d’une félicité si parfaite qu’ils se fâchent au moindre bienfait ; les bêtes ont de méchants caractères, malaisés à comprendre. Sûrement, puisque le ciel lui donnait des pleurs et des caresses, elle ne pouvait les donner à son tour à aucune créature, si ce n’était à son cher seigneur, qui lui disait en avoir grand besoin. Pour ne rien cacher, elle se sentait tout autre ; elle ne pensait plus à son peuple, elle oubliait même complètement ses pauvres élèves sur le tombeau desquels elle se trouvait. Son amour, offert à la création entière et que la création refusait, venait de grandir encore, en se fixant sur un seul être. Elle s’abîmait dans cet infini, insoucieuse de la terre, ignorante du mal, comprenant qu’elle obéissait à Dieu et qu’une heure de pareille extase est préférable à mille ans de progrès et de civilisation.
Tous trois, Primevère, Sidoine et Médéric, se taisaient. Autour d’eux, un immense silence, de grandes ombres vagues changeant la campagne en un lac de ténèbres, aux flots lourds et immobiles ; au-dessus de leurs têtes, un ciel sans lune, semé d’étoiles, voûte noire criblée de trous d’or. Là, suivant chacun leurs pensées, ayant le monde à leurs pieds, ils songeaient dans la nuit, assis sur les ruines de l’école modèle. Primevère, mince et souple, avait passé les bras au cou de Médéric, et se laissait aller sur sa poitrine, les yeux grands ouverts, regardant les ténèbres. Sidoine, renversé à demi, honteux et désespéré, cachait ses poings et pensait en dépit de lui-même.
Soudain il parla, et sa voix rude eut un accent d’indicible tristesse.
— Hélas ! dit-il, mon frère Médéric, que ma pauvre tête est vide, depuis le jour où tu l’as emplie de pensées ! Où sont mes loups galeux que j’assommais de si bon cœur, mes beaux champs de pommes de terre qu’ensemençaient les voisins, ma brave stupidité qui me garait des vilains songes ?
— Mon mignon, demanda doucement Médéric, regrettes-tu nos courses et la science acquise ?
— Oui, frère. J’ai vu le monde et ne l’ai pas compris. Tu as cherché à me le faire épeler, et tes leçons ont eu je ne sais quoi d’amer qui a troublé ma sainte quiétude de pauvre d’esprit. Au départ, j’avais des croyances d’instinct, une foi entière en mes volontés naturelles ; à l’arrivée, je ne vois plus nettement ma vie, je ne sais où aller ni que faire.
— J’avoue, mon mignon, t’avoir instruit un peu à l’aventure. Mais, dis-moi, dans ce tas de sciences imprudemment remuées, ne te rappelles-tu pas quelques vérités vraies et pratiques ?
— Eh ! mon frère Médéric, ce sont justement ces belles vérités qui me chagrinent. Je sais à présent que la terre, ses fruits et ses moissons, ne m’appartiennent pas ; je mets en doute mon droit de me distraire en écrasant des mouches le long des murs. Ne pouvais-tu m’épargner le terrible supplice de la pensée ? Va, je te dispense maintenant de tenir tes promesses.
— Que t’avais-je donc promis, mon mignon ?
— De me donner un trône à occuper et des hommes à tuer. Mes pauvres poings, qu’en faire à cette heure ? Sont-ils assez inutiles, assez embarrassants ! Je n’aurais pas le courage de les lever sur un moucheron. Nous nous trouvons dans un royaume sagement indifférent aux grandeurs et aux misères humaines ; point de guerre, point de cour, presque point de roi. Hélas ! et nous voici cette ombre de monarque. C’est là sans doute le châtiment de notre ambition ridicule. Je t’en prie, mon frère Médéric, calme le trouble de mon esprit.
— Ne t’inquiète ni ne t’afflige, mon mignon, nous sommes au port. Il était écrit que nous serions rois, mais c’est là une fatalité dont nous saurons nous consoler. Nos voyages ont eu cet excellent résultat de changer nos idées premières de domination et de conquêtes. En ce sens, notre règne chez les Bleus a été un apprentissage rude et salutaire. Le destin a sa logique. Il nous faut remercier la fortune de ce que, ne pouvant nous épargner la royauté, elle nous a donné un beau royaume, vaste et fertile à souhait, où nous vivrons en honnêtes gens. Nous gagnerons tout au moins la liberté, à ce métier de roi honoraire, n’ayant pas les soucis de la charge ; nous vieillirons dans notre dignité, jouissant de notre couronne en avares, je veux dire en ne la montrant à personne ; ainsi, notre existence aura un noble but, celui de laisser nos sujets tranquilles, et notre récompense sera la tranquillité qu’ils nous donneront eux-mêmes. Va, mon mignon, ne te désespère. Nous allons reprendre notre vie d’insouciance, oubliant tous les vilains spectacles, toutes les vilaines pensées du monde que nous venons de traverser ; nous allons être parfaitement ignorants et n’avoir cure que de nous aimer. Dans nos domaines royaux, au soleil en hiver, en été sous les chênes, moi j’aurai la mission de caresser Primevère, et Primevère aura celle de me rendre deux caresses pour une ; toi, comme tu ne saurais, sans mourir d’ennui, garder tes poings en repos, pendant ce temps, tu laboureras nos champs, les sèmeras de grains, couperas nos moissons, vendangeras nos vignes ; de la sorte, nous mangerons du pain, boirons du vin, qui nous appartiendront, et nous ne tuerons jamais plus, même pour manger. En ces questions seules, je consens à rester savant. Je te le disais bien au départ : « Je te taillerai une si belle besogne que dans mille ans le monde parlera encore de tes poings. » Car les laboureurs des temps à venir s’émerveilleront, en passant au milieu de ces campagnes, et, à voir leur éternelle fécondité, ils se diront entre eux : « Là travaillait jadis le roi Sidoine. » Je l’avais prédit, mon mignon, tes poings devaient être des poings de roi ; seulement ce seront des poings de roi travailleur, les plus beaux et les plus rares qui existent.
À ces mots, Sidoine ne se sentit pas d’aise. Sa mission, dans la vie commune, lui parut de beaucoup la plus agréable, comme étant celle qui demandait le plus de force.
— Parbleu ! frère, cria-t-il, raisonner est une belle chose, quand on conclut sagement. Me voici tout consolé. Je suis roi et je règne sur mon champ. On ne saurait mieux trouver. Tu verras mes sillons droits et profonds, mon blé haut comme des roseaux, mes vendanges à saouler une province. Va, je suis né pour me battre avec la terre. Dès demain, je travaille et dors au soleil. Je ne pense plus.
Sidoine, en terminant, croisa les bras et se laissa aller à un demi-sommeil. Primevère regardait toujours les ténèbres, souriante, les bras au cou de Médéric, n’entendant que les battements du cœur de son ami.
Après un silence :
— Mon mignon, reprit celui-ci, il me reste à faire un discours. Ce sera le dernier, je te jure. Toute histoire, assure-t-on, demande une morale. Si jamais quelque pauvre hère, malade de silence, se met un jour en tête de conter l’étonnant récit de nos aventures, il fera bien auprès de ses lecteurs la plus sotte mine du monde, en ce sens qu’il leur paraîtra parfaitement absurde, s’il reste véridique. Je crains même qu’on ne le lapide, pour la liberté de paroles et d’allures de ses héros. Comme ce pauvre hère naîtra sans doute sur le tard, au milieu d’une société parfaite en tous points, son indifférence et ses négations blesseront à juste titre le légitime orgueil de ses concitoyens. Il serait donc charitable de chercher, avant de quitter la scène, la moralité de nos aventures et d’éviter ainsi à notre historiographe le chagrin de passer pour un malhonnête homme. Toutefois, s’il a quelque probité, voici ce qu’il écrira sur le dernier feuillet : « Bonnes gens qui m’avez lu, nous sommes, vous et moi, de parfaits ignorants, et, pour nous, rien n’est plus près de la raison que la folie. Je me suis, il est vrai, moqué de vous ; mais, auparavant, je me suis moqué de moi-même. Je crois fermement que l’homme n’est rien. Je doute de tout le reste. La plaisanterie de notre apothéose a trop duré. Je suis las de nous entendre mentir effrontément, en nous déclarant le dernier mot de Dieu, la créature par excellence, celle pour laquelle il a créé le ciel et la terre. Sans doute, on ne saurait imaginer une fable plus consolante, et si demain mes frères venaient à s’avouer ce qu’ils sont, ils iraient se suicider chacun dans leur coin. Je ne crains pas d’amener leur raison à ce point extrême de logique ; ils ont une inépuisable charité, une copieuse provision de respect et d’admiration pour leur être. Donc, je n’ai pas même l’espoir de les faire convenir de leur néant, ce qui eût été une moralité comme une autre. D’ailleurs, pour une croyance que je leur ôterais, je ne pourrais leur en donner une meilleure ; peut-être essayerai-je plus tard. Aujourd’hui, j’ai grande tristesse ; j’ai conté mes mauvais songes de la nuit dernière. J’en dédie le récit à l’humanité. Mon cadeau est digne d’elle, et, de toutes manières, peu importe une gaminerie de plus parmi les gamineries de ce monde. On m’accusera de n’être pas de mon temps, de nier le progrès aux jours les plus féconds en conquêtes. Eh ! bonnes gens, vos nouvelles clartés ne sont encore que des ténèbres. Comme hier, le grand mystère nous échappe. Je me désole à chaque prétendue vérité que l’on découvre, car ce n’est pas là celle que je cherche, la Vérité une et entière, qui seule guérirait mon esprit malade. En six mille ans, nous n’avons pu faire un pas. Que si, à cette heure, pour vous éviter le souci de me juger fou à lier, il vous faut absolument une morale aux aventures de mon géant et de mon nain, peut-être vous contenterai-je en vous donnant celle-ci : Six mille ans et six mille ans encore s’écouleront, sans que nous achevions jamais notre première enjambée. » Voilà, mon mignon, ce qu’un historien consciencieux conclurait de notre histoire. Mais, tu penses, les beaux cris qui accueilleraient une pareille conclusion ! Je me refuse nettement à être une cause de scandale pour nos frères, et, dès ce moment, désireux de voir notre légende courir le monde dûment autorisée et approuvée, j’en rédige la morale comme suit : « Bonnes gens qui m’avez lu, écrira le pauvre hère, je ne puis vous détailler ici les quinze ou vingt morales de ce récit. Il y en a pour tous les âges et pour toutes les conditions. Il suffit de vous recueillir et de bien interpréter mes paroles. Mais la vraie morale, la plus moralisante, celle dont je compte moi-même faire profit à ma prochaine histoire, est celle-ci : Lorsqu’on se met en route pour le Royaume des Heureux, il faut en connaître le chemin. Êtes-vous édifiés ? J’en suis fort aise. » Hé ! mon mignon Sidoine, tu n’applaudis pas ?
Sidoine dormait. Au ciel, la lune venait de se lever ; une clarté douce emplissait l’horizon, bleuissant l’espace, et tombait en nappes d’argent des hauteurs dans la campagne. Les ténèbres s’étaient dissipées ; le silence régnait, plus profond. À l’effroi de l’heure précédente avait succédé une sereine tristesse. Dans le premier rayon, Médéric et Primevère apparurent au sommet des décombres, enlacés, immobiles ; à leurs pieds gisait Sidoine, éclairé par larges pans de lumière.
Il ouvrit un œil, et, moitié endormi :
— J’entends, dit-il. Mon frère Médéric, où est la sagesse ?
— Mon mignon, répondit Médéric, prends une bêche.
— J’entends, dit Sidoine. Où est le bonheur ?
Alors Primevère, lente, repliant les bras, se souleva. Elle allongea les lèvres et baisa les lèvres de Médéric.
Sidoine, satisfait, se rendormit, dodelinant de la tête et tournant les pouces, plus bête que jamais.