Contes épiques/Le Landgrave de fer

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PoésiesBibliothèque-CharpentierTome second (p. 81-84).


Le Landgrave de fer

À Philippe Reichel


 
Ludwig, qu’on appelait le Landgrave de fer,
Ayant chassé les loups sous la bise d’hiver,
Errait, le soir tombant, dans une étroite gorge.
Il vit luire à cent pas la vitre d’une forge,
Courut, poussa la porte, et dit au forgeron :
« Mon cheval éventré d’un seul coup d’éperon
Se débat, tout sanglant, dans la bruyère rouge ;
Je suis las ; loge-moi cette nuit dans ton bouge. »
L’autre dit : « Si tu veux mal dormir, dans ce coin
Tu trouveras un lit fait de paille et de foin.

Cependant, étranger, parle et fais-toi connaître. »

Le Landgrave hésita.

                               « J’ai nom Albrecht. Mon maître,
Ludwig, que vous nommez le Landgrave de fer,
Gouverne la Thuringe et la Saxe.

                                              — Et l’Enfer !
S’écria le manœuvre avec un air farouche.
Qui proféra ce nom doit s’essuyer la bouche ;
Et j’aurais préféré, certes, n’avoir pas su
De quel maître est valet l’homme que j’ai reçu.
N’importe ! Quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, où qu’il aille,
Honneur à l’hôte ! Étends ton manteau sur la paille. »

Le Landgrave Ludwig, couché, ne dormit pas,
Non qu’à sa tête lourde et qu’a ses membres las
Le repos ne fut doux que sur un lit de plume,
Mais à cause du bruit du marteau sur l’enclume.
Dans le rougeâtre soir où la flamme, d’un jet
Brusque, brille et s’éteint, le forgeron forgeait,
En scandant son labeur de paroles étranges.


« O Landgrave, seigneur des forêts, qui te venges,
Par un homme pendu, d’un cerf pris dans ton bois ;
Seigneur de la cité, qui voles les bourgeois ;
Seigneur des champs féconds, de qui les mains avides
Font que le manant pleure auprès des granges vides ;
Toi qui, le soir, sortant de ton nid de vautour,
T’embusques, pour piller les marchands, au détour
Des chemins, et t’en vas sans laver tes mains rouges ;
Prince que l’on redoute, au point que, quand tu bouges,
Tout s’ébranle de peur autour de tes desseins ;
Tortureur des vivants, blasphémateur des saints ;
Oh ! ton âme de fer, Landgrave, que n’est-elle
Le fer docile et chaud que mon marteau martèle ! »
Ainsi, sans plus songer qu’un autre homme était là,
L’étrange forgeron, forgeant toujours, parla
Jusqu’à l’heure où, luisant sous l’aube reparue,
Le fer qu’il martelait fut un soc de charrue.

Le Landgrave rentra dans son château, pensif.

« Le père sous un chêne et l’enfant sous un if
Attendent, Monseigneur, qu’on avise à les pendre.

— Ils ont leur grâce, vas ! et, de plus, fais-leur rendre

Le sanglier qu’ils ont tué dans ma forêt.

— Les bourgeois d’Eisenach affirment qu’il serait
Dur d’exiger déjà, la misère étant grande,
Le paîment de l’impôt sur le vin.

                                              — Qu’on attende.

— Les marchands que l’on fit captifs ces jours derniers
Offrent d’or cent écus et d’argent cent deniers
Pour leur rançon.

                               — Qu’ils soient libres ! et que chaque homme
Emporte en s’en allant quatre fois cette somme. »

Ainsi parlait le maître aux vassaux étonnés
De cette humeur nouvelle et des ordres donnés.
Puis, quand la nuit monta sur la tourelle noire,
Il se glissa, tremblant et seul, dans l’oratoire,
Et demeura longtemps en des rêves plongé.

Le Landgrave de fer avait été forgé.