Contes épiques/Les Imprécations d’Agar

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PoésiesBibliothèque-CharpentierTome second (p. 14-21).


Les Imprécations d’Agar


 
Quand la centième année aggrava les vieux ans
D’Abraham (ainsi tombe une gerbe à la meule),
Sara fut mère enfin dans son âge d’aïeule,
Les Eloïm ayant béni ses flancs pesants.

« — Le Verbe du Seigneur, ô pasteur de chamelles,
« Germa durant neuf mois en mon ventre élargi,
« Et voici que ta race innombrable a vagi
« Dans le cri de l’enfant qui cherche mes mamelles.


« Un mâle étant sorti de moi, jusques à quand
« Garderas-tu le fils impur de l’étrangère,
« Qui, tout jaune du fiel que l’orgueil lui suggère,
« Cligne de l’œil dans l’ombre et rôde en se moquant ?

« Va, chasse avec le fils la mère égyptienne
« Comme on jette la branche avec son fruit gâté ;
« Sans doute il n’est pas bon qu’à ma fécondité
« Se confronte l’opprobre insolent de la sienne.

« Puisque l’on voit encor sous le lin gracieux
« Sa jeunesse mûrir en deux rondeurs égales,
« Qu’elle parte ! emportant des tentes conjugales
« La honte de ma face et l’amour de tes yeux !

« Certes, le faon de la servante, qui put naître
« Sans lui rider les flancs ni lui creuser les seins,
« Avec l’homme que Dieu réserve à ses desseins
« Ne partagera pas l’héritage du maître. »


Ainsi parla la Vieille en son orgueil cruel ;
Et vers Beel-Sheba sans eau ni halte verte,
Agar, un cri muet dans sa bouche entr’ouverte,
Partit, morne, et menant par la main Ismaël.

Un pacifique vent sous le firmament calme
Refoulait l’ombre avec son astre décliné,
Comme si dans le vague orient eût plané
Le large battement d’une invisible palme.

Les tentes frémissaient dans le camp du pasteur ;
Sur les seuils gris, voiles de brouillards déjà roses,
Les femmes soulevaient la toile avec des poses
Où le sommeil récent a laissé sa lenteur.

Le tintement léger qui sort des bergeries
Fut doublé par un cri d’oiseau, grêle et charmant,
Dans le cèdre aux grands bras où tremblaient longuement
Les lents lambeaux de brume envolés des prairies.


Puis, brusque, et dans une âpre explosion d’éveil,
Comme un fauve lion se cabre hors de l’antre
De l’or dans la crinière et de la pourpre au ventre,
Au sanglant horizon surgit le beau soleil !

Avec un grouillement de fourmilière en marche,
Les prospères loisirs et les labeurs contents
S’émurent, clairs et vifs, sous les cieux éclatants,
Autour des pavillons bénis du patriarche.

Sous les grands seaux d’argile où le lait ruissela,
Les servantes passaient, laissant pendre leurs manches ;
Des groupes d’enfants nus tétaient les chèvres blanches ;
Et les deux exilés, de loin, voyaient cela.

Alors Agar : « Malheur à ceux qui m’ont chassée !
« Ils séjournent, pleins d’aise, au creux des gras vallons,
« Et moi, vers le désert aride, à reculons
« Je fuis, chienne battue et du pied repoussée !


« Sur l’herbe fraîche où l’eau glisse et bruit sans fin,
« Il se partageront les pains de miel et d’orge ;
« Comme un bœuf ruminant le vide dans sa gorge,
« Moi, je boirai ma soif et mangerai ma faim !

« Et si, lasse, et n’ayant que le sable pour couche,
« Je défaille en mordant le vent dans un long cri,
« Mon fils, rampant vers moi, mon fils, hâve et maigri,
« D’un baiser affamé menacera ma bouche !

« O centenaire chef des errantes tribus !
« Puisque dans la famine et les deuils tu m’exiles,
« Moi qui, belle, et courbant mes pudeurs indociles,
« Toujours te fis plaisir autant que je le pus,

« Tremble en ton double espoir, ancêtre des deux races !
« Car la haine va naître et jamais ne mourra
« Entre les fils d’Agar — et les fils de Sara
« Vil bétail lourd de graisse en proie aux loups voraces !


« Tremble ! ils seront hardis, et forts, et violents,
« Et libres sous les deux, les bâtards de l’esclave !
« La revanche, comme un ruissellement de lave,
« Jaillira du cratère antique de mes flancs.

« Tes Isaacs repus, souvent, d’un œil oblique,
« Regarderont parmi les vapeurs du festin
« S’ils ne voient pas surgir à l’horizon lointain
« Les maigres cavaliers du désert famélique !

« Puis, sans nombre, et debout sous le ciel insulté,
« Tous les vaincus pour qui les défaites sont belles
« Et tous les vagabonds avec tous les rebelles
« Peupleront l’infini de ma postérité.

« Vainqueurs ! craignez leur rage et leur joie encor pire !
« Gais, ils ricaneront vers Dieu : Non, tu n’es pas !
« Dans l’énorme édifice humain, du haut en bas,
« Se tordra la lézarde affreuse de leur rire.


« Et mes filles seront plus fortes que mes fils !
« Maîtresse au corps flétri, qui chassas ta servante
« A cause de sa bouche ouverte en fleur vivante
« Et de son jeune sein ferme et frais comme un lys,

« Austère épouse, aïeule auguste des familles,
« Loin de vanter, crédule en l’avenir peu sûr,
« Ton nouveau-né pareil au ver d’un fruit trop mûr,
« Lamente-toi sur lui, Sara !… J’aurai des filles !

« Blanches, aux grands cheveux lourds et doux et flottants,
« En longues robes d’or toujours mal refermées,
« Elles iront, laissant dans les foules charmées,
« Un sillage d’odeur et de chaleur, longtemps !

« Pour l’amour de leur gorge entrevue, et de l’ombre
« Que font les duvets fins sous les beaux bras levés,
« Les plus forts ramperont, lâchement énervés,
« Les plus purs connaîtront les bassesses sans nombre,


« Et tous, furtifs, cachant sous leurs doigts leur rougeur,
« Pleins encore du regret des débauches jalouses,
« Rapporteront au lit des pleurantes épouses
« Des corps vidés de sang par le baiser vengeur ! »

Telle, sous l’épouvante éparse des nuées
Que déchirait le vent dans le désert du ciel,
Prophétisait la grande Agar pleine de fiel,
Mère des révoltés et des prostituées ;

Et vers les lieux lointains où seront les Sions,
Les opulentes Tyrs, les Romes triomphales,
Les souffles, emportant sa voix dans leurs rafales,
Fuyaient, sombres semeurs de malédictions !