Contes (Louÿs)/14

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 207-216).

UN CAS JURIDIQUE SANS PRÉCÉDENT


La bibliothèque de M. le président Barbeville était le lieu de ses délices. Il l’appelait : ma garçonnière.

Tous les matins, il y montait, familièrement, en robe de chambre. Délaissant un cabinet où il n’avait plus rien à faire, depuis que l’âge de la retraite l’exilait du tribunal, M. le président Barbeville gravissait d’un pas encore vif un petit escalier de pierre en colimaçon qui le menait au dernier étage, et jamais il n’ouvrait la porte sans un sourire de contentement.

Le trésor de ses livres était éclairé par un vaste reflet de verdure. À travers les petits carreaux d’une grande fenêtre Louis XIV, on voyait flotter au dehors la fraîcheur des feuilles nouvelles. Deux marronniers dépassaient de la cime le toit du vieil hôtel rouge. Le soleil ne pénétrait pas à travers leur épaisseur, mais ils jetaient sur le tapis une ombre claire et mouvante qui donnait à cet ermitage quelque chose de pastoral.

Assis dans un grand fauteuil à pupitre dont le modèle lui avait été communiqué par Mgr le duc d’Aumale, le bon M. Barbeville posait son crachoir à gauche, son porte-cigarettes à droite et son livre devant lui.

Il avait la passion des livres. C’était même la seule passion que la Faculté lui permît, encore qu’il fût très capable d’en éprouver plusieurs autres et qu’il en fît, de loin en loin, la juvénile expérience. Mais ces expériences-là devenaient peu à peu, sinon pour lui difficiles, au moins toujours plus imprudentes, et pour rassurer son médecin, il ouvrait enfin plus souvent un vieux livre qu’un jeune corsage.


Un matin, comme il terminait la lecture d’une curieuse plaquette acquise la veille, son médecin vint le voir en ami.

— Mon cher, vous arrivez bien, dit le vieillard d’un ton réjoui. J’ai une question à vous poser, et vous serez bien malin si vous savez me répondre, car c’est un point de jurisprudence sur lequel, avant de lire ceci, j’eusse donné ma langue au chat.

— Oh ! je me récuse !

— Attendez. Il s’agit de mariage, et si la question est de droit, elle est d’abord de médecine, comme vous le verrez par la suite. Mon cher, je n’ai jamais rien vu, ni lu de plus extraordinaire. Depuis cinquante-deux ans, je suis abonné à la Gazette des Tribunaux et aux suppléments du Dalloz ; j’ai entendu moi-même des milliers d’affaires ; on m’a conté les anecdotes juridiques les plus cocasses de notre temps ; mais rien qui ressemble à ceci. Vous m’en voyez stupéfait.

M. le président Barbeville s’enfonça dans son fauteuil, mit ses mains dans les manches de sa robe de chambre et formula lentement la question suivante en articulant chaque terme avec précision et netteté :


Comment un mariage régulier, conclu avec le consentement des deux parties, peut-il entraîner, par des nécessités immédiates et inéluctables, de la part de l’un des conjoints et avec la complicité de l’autre, les crimes de rapt, de séquestration, de proxénétisme, d’attentat à la pudeur, de viol répété, d’inceste, d’adultère et de polygamie ?


Effaré au début de l’énumération, le médecin finit par éclater de rire.

— Notez bien, poursuivit M. Barbeville, notez bien que je vous ai dit : par des nécessités immédiates et inéluctables. En effet, ce ne sont point des faits subséquents ni soumis à l’initiative de l’un des époux. À l’instant même où a lieu la consommation légitime de ce mariage, tous les crimes contre les mœurs se trouvent perpétrés à la fois ! et ni l’un ni l’autre des conjoints ne peut empêcher qu’il n’en soit ainsi, ou alors il leur faut renoncer à s’unir.

L’ami du président resta quelque temps méditatif, puis il demanda :

— C’est un conte de fées ?

— Nullement. Rien n’est plus authentique. L’histoire est possible, vraisemblable et vraie. J’irai plus loin : si le cas est unique à ma connaissance, il est évident qu’il a eu dans le passé plusieurs précédents que j’ignore, et il se représentera dans l’avenir, n’en doutez pas un instant. En effet, la situation de la jeune fille ne lui est pas particulière, et l’aventure ne dépend pas du fiancé : n’importe quel homme à sa place eût traversé les mêmes épreuves.

— Alors expliquez-moi. Je ne devine pas du tout.

M. Barbeville commença ainsi :

— Vous devinerez dès le premier mot. Une Italienne de Paris accoucha un jour d’un enfant double. Ces couches étaient clandestines et la sage-femme qui les soigna n’eut garde de communiquer le fait à l’Académie des Sciences. L’enfant (une ou deux petites filles, selon qu’on l’examinait par le haut ou par le bas) avait deux têtes, quatre bras, deux poitrines, un ventre commun et deux jambes seulement. Il était double jusqu’à la ceinture et simple de là jusqu’aux pieds. Le cas n’est pas absolument rare, si je ne me trompe ?

— Non. Surtout chez les mort-nés… Continuez. Désormais, je vous suis.

— Mais on en connaît qui ont vécu ?

— Plusieurs.

— Ce furent donc, si l’on peut dire, des monstres bien constitués. Citez-m’en un exemple.

— Ritta-Cristina, deux fillettes qui naquirent en Sardaigne, vers 1830. Elles ressemblaient beaucoup à la description que vous venez de donner : poitrine double, bassin commun. Leurs parents les amenèrent à Paris : pour les offrir en spectacle, mais les autorités jugèrent l’exhibition contraire aux mœurs et l’interdirent. La pauvre famille privée de ressources dut laisser les enfants dans une chambre sans feu où elles moururent d’une bronchite.

— On a fait leur autopsie ?

— Oui.

— Leurs systèmes nerveux étaient distincts ?

— Entièrement, sauf à la partie inférieure de l’abdomen dont les sensations étaient perçues par les deux cerveaux à la fois.

— Parfait ! Vous allez voir combien votre exemple ajoute de force à mon récit.

Le vieux président mit une longue cigarette dans un tuyau d’écume, l’alluma et reprit avec animation :


— Les deux petites filles de mon Italienne furent déclarées sous les noms de Maria-Maddalena. Elles vécurent. Leur mère ne les montrait point, mais les élevait très tendrement. Elles eurent une croissance régulière, une puberté normale : bref, à seize ans, c’étaient deux adolescentes fort jolies, malgré l’étrange union de leurs beautés. Si la queue de la sirène ne l’empêcha pas de séduire les hommes, nous ne devons pas nous étonner que Maria-Maddalena aient troublé le cœur d’un amant.

À vrai dire, toutes deux furent éprises ; Maddalena seule fut aimée. Un jeune homme devint amoureux de celle-ci ; mais comme il était plein d’égards pour l’autre, les sœurs crurent partager un commun amour et elles y répondirent ensemble avec tout le premier feu de leur jeunesse nouvelle. Malheureusement l’illusion ne dura guère. Le jeune homme eut scrupule de la prolonger. Une lettre de lui, adressée un jour à « Mlle Maddalena », éveilla dans le cœur voisin les mille serpents que vous savez bien et, lorsque la demande en mariage fut présentée officiellement, Maddalena répondit oui, et Maria répondit non.

Instances, prières, tout fut en vain. La mère se joignit aux amants pour apaiser la récalcitrante et ne réussit pas davantage…

— C’est d’un comique extravagant ! s’écria le médecin, secoué d’hilarité.

— Tragique, mon cher ! Voilà une situation dramatique comme je n’en connais pas d’autre. Être sœur ennemie, rivale d’amour ; se confondre pour moitié avec celle qu’on abhorre ; être condamnée par la nature à voir toutes les caresses dont l’autre sera l’objet ; que dis-je, à les voir ? à les éprouver ! et plus tard à porter le fruit d’un amant deux fois détesté ! Dante n’a pas inventé cela, voilà qui dépasse en horreur les supplices des enfers chinois.

Donc, — et je reprends mon récit, — l’Italienne résolue à marier l’une de ses filles malgré l’opposition de l’autre, s’en fut trouver le maire de l’endroit et lui demanda s’il consentirait à célébrer le mariage dans de telles conditions. Le maire, indécis, répondit que la question lui paraissait être d’une complexité sans précédent ; qu’il ne se croyait pas autorisé à la trancher ; que ses travaux quotidiens ne lui permettaient pas de faire l’examen juridique d’un litige aussi délicat, et qu’enfin il priait ses administrées de bien vouloir lui envoyer (à titre de consultation) deux avocats plaidant le pour et le contre.

— Et le procès eut lieu ?

— Oui. Un procès privé, bien entendu, dans le cabinet du maire, sans autre assistance que les adjoints et le greffier.

L’avocat de Maddalena plaida le premier. L’exorde fut ironique, l’exposé du fait, facétieux. Il commença la discussion sur le même ton. Tour à tour, il invoqua l’article 1645 : « L’obligation de délivrer la chose comprend ses accessoires » ou l’article 569, encore plus injurieux dans son application. Puis, cessant les plaisanteries, il posa le dilemme suivant : Ou Maria-Maddalena comprend deux femmes distinctes et différentes, ou elle n’en forme qu’une. Dans le premier cas, il est évident que le consentement de la sœur n’est pas nécessaire. Dans le second cas, où l’on fait abstraction de la partie adverse, l’évidence est encore plus grande. Il développa et soutint cette dernière thèse. Jamais, dit-il, on n’a considéré, ni dans la réalité ni même dans l’imagination des poètes, que la multiplicité des membres multipliât les individus. Un veau à six pattes n’est jamais qu’un veau. Les cent yeux d’Argus n’appartiennent pas à cent personnes. Janus aux deux visages n’était qu’un seul dieu. Cerbère se dit au singulier malgré ses trois têtes infernales. Pourquoi Maria-Maddalena, physiquement indivisible, formerait-elle deux individus, puisque le propre de l’individu est, par étymologie, l’indivisibilité ?

— Ha ! ha ! ha ! fit le médecin, j’aime beaucoup ce raisonnement.

— D’ailleurs, poursuivit-il, et en admettant même que l’on pût soutenir la dualité des intelligences, nous n’avons pas à nous occuper ici de psychologie, mais de mariage. Le mariage a un but précis que nous connaissons tous et que nul ne discute. Or, si Maria-Maddalena est venue au monde avec un cerveau double, elle est parfaitement simple au point de vue nuptial. De ces deux femmes, que vous distinguez jusqu’à la ceinture, l’unité d’organe ne fait qu’une seule épouse.

— Évidemment.

— L’avocat de la deuxième sœur répondit qu’il ne s’égarerait pas dans les digressions mythologiques où s’était complu l’adversaire et qu’il plaiderait pour le bon sens. Le seul fait que Maria-Maddalena sont en procès l’une contre l’autre, dit-il, prouve suffisamment qu’elles ne se confondent pas. Maria refuse de se marier. Si M. X… épouse sa sœur, ma cliente sera nécessairement enlevée : rapt, compliqué par la minorité du sujet, premier crime. — Enlevée, elle sera détenue malgré elle au domicile conjugal des demandeurs : séquestration, deuxième crime. — Là, notre mineure séquestrée sera contrainte d’assister à toutes les caresses intimes échangées entre les époux : outrage à la pudeur, exhibitionnisme, troisième crime. — Par la force elle sera mise au lit près d’un homme avec la complicité de Maddalena et dans l’intérêt de celle-ci : proxénétisme, traite des blanches, quatrième crime. — Malgré sa résistance indignée elle cessera d’être vierge en même temps que sa sœur, puisque sa conformation physique le veut ainsi : viol, cinquième crime. — Le coupable sera son beau-frère : inceste, sixième crime, non prévu par les lois, mais que je retiens néanmoins comme circonstance aggravante. Enfin, cet homme est un homme marié : adultère et septième crime. — Est-ce là tout ? Non pas encore : le mariage de l’une détermine le mariage de l’autre jumelle, puisque toutes deux sont indivisibles, comme vous le démontrait mon confrère avec une lumineuse justesse de déduction. Vous êtes donc contraint d’inscrire à la fois sur deux états civils de femmes le nom d’un seul et même mari auquel vous n’épargnez le cas d’adultère que pour le précipiter dans celui de bigamie, devenir sciemment son complice et le suivre plus tard aux travaux forcés !

— Le jugement fut remis à huitaine ?

— Oh ! non. Le maire protesta sur-le-champ qu’il n’avait jamais songé à donner son assentiment et le mariage ne fut pas conclu.

— Dieu soit loué ! dit gaiement le médecin.