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Contes (Louÿs)/4

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Slatkine reprints (p. 87-96).

ESCALE EN RADE DE NEMOURS


M. Walter H…, dont le nom est aujourd’hui trop célèbre pour qu’il soit nécessaire de l’écrire en toutes lettres, a été mon ami pendant vingt-quatre heures, un jour où nous avons failli périr ensemble.

Lui et moi, nous étions montés, sans nous connaître, sur un transatlantique de cabotage, la Ville-de-Barcelone, qui faisait le service des ports entre la blanche Tanger, Gibraltar et Oran. Tempête sur toute la mer. Les journaux espagnols, achetés à Malaga, racontaient l’engloutissement du plus beau croiseur de la flotte, la Reina-Regente, coulé bas sous une trombe de vent, avec quatre cent cinquante-cinq officiers et matelots, dans les mêmes parages. Je revois encore l’aspect de ces journaux funèbres et la liste immense des morts emplissant la première page noire, depuis l’amiral commandant jusqu’aux laveurs de sentines.

Nous partîmes le même jour, au milieu d’une fausse accalmie qui ne dura pas une demi-heure. Sitôt que le navire eut franchi la ligne vert sombre de la pleine mer, il bondit, plongea, rebondit plus haut, se coucha sur le flanc droit et frémit de toutes ses membrures comme un petit oiseau terrifié sous l’explosion de l’ouragan.

Une vague passa par-dessus le vaisseau et s’abattit sur lui de toute sa masse. Une autre en fit le tour. Une autre et cent autres. Toute la nuit, nous entendîmes l’effondrement des flots pesants sur le pont et ses planches plaintives. Quelquefois nous sautions sur le faîte d’une lame comme un œuf vide dans le panache d’un jet d’eau, et alors l’hélice émergée tourbillonnait en l’air avec un bruit strident qui sifflait la sirène au milieu de l’orage. Par moments, entre deux minutes assourdissantes, nous traversions de si profonds silences que nous pensions avoir déjà coulé. Heures incomparables de grandeur et de beauté tragique !

Le lendemain matin, quand je montai sur le pont, à la fin de la tempête, un grand Marocain brun, drapé d’un burnous blanc dont les plis s’enfuyaient au fil de la rafale, s’approcha du capitaine.

— Quand c’est n’s arrivons à Melilla ? dit-il.

— À Melilla ? fit le commandant. Pas de sitôt, mon ami. Dans une quinzaine. Au prochain voyage.

— Qu’est-ce que tu dis, dans une quinzaine ? Je vais Melilla, jord’hui.

— Oui. Eh bien ! tu iras de Nemours. Nous avons filé devant Melilla sans relâche. J’aurais coulé mon bâtiment si j’avais abordé cette nuit, par le temps que nous avons eu.

L’Arabe, de fureur, claqua des dents. Il grogna un Yekreb beïtak où toute sa colère était grondante ; puis il s’éloigna sur le pont en se tenant aux bastingages et en promenant son regard noir sur la côte de sa patrie qui fermait l’horizon à l’est.



La salle à manger dont je poussai la porte restait vide, ou à peu près. Deux autres passagers, sur cinquante, avaient pu quitter leur cabine. C’était d’abord une vaillante voyageuse, la vieille marquise de S…, mère d’un député français que M. Jaurès combattait déjà. C’était ensuite M. Walter H… Celui-ci m’adressa la parole, avec la bonne humeur joyeuse qui succède aux mauvaises nuits de mer et qui ressemble au sourire de la convalescence,

— Je viens de passer cinq ans au Maroc, me dit-il, et je vais en Perse, par Marseille, Constantinople et Batoum. Dites-moi, aimez-vous les Arabes ?

Sur ce mot, nous fûmes en sympathie.

Walter H… avait alors vingt-neuf ans. Son visage était bruni par le soleil d’Afrique et rasé comme à Oxford, mais assez français de ligne et d’expression. Il avait couru toutes les routes du Maroc et même un peu du Sahara. Il parlait la langue arabe avec une telle perfection que je le vis un jour, dans les faubourgs d’Oran, cerné par un groupe d’indigènes qui le prenaient pour un musulman costumé en roumi.

— Ah ! disait-il, vous ne connaîtrez les vrais Arabes que le jour où vous irez là-bas, entre Fez et Marrakech, sous le Djebel Aïachin. Partout ailleurs, sujet des Turcs, sujet des Français, des Anglais, l’Arabe a déjà perdu la noblesse de son caractère avec son indépendance. Tripolitains négociants, Tunisiens adoucis et revêtus de soies bleuâtres, Algérois fonctionnaires ou rentiers pacifiques, les premiers de la race sont courbés sous la servitude de l’Europe ; et autour de ceux-là grouille la foule pauvre et craintive, qui se soulèverait sans doute à la bonne occasion, mais qui, jusque-là, tend la main.

— Tandis qu’au Maroc…

— Oh ! là-bas ! Là-bas, il y a une race antique qui, depuis l’origine du monde, n’a jamais été esclave. Je crois que cela est unique chez les peuples de la terre. Là-bas survivent encore huit millions d’hommes libres, fils des grands conquérants qui, d’une seule chevauchée, galopèrent un jour de la mer des Indes au bassin de la Loire, et campèrent à peu près sur leurs positions. Ce sont les vieux Sarrasins ! Allez les voir : ils sont superbes !

Cependant, le navire s’était arrêté sur ses ancres, dans une rade aux lignes harmonieuses : le village de Nemours s’allongeait devant la Méditerranée, Nemours, le seul point de la terre marocaine où flotte le drapeau français, le seul vallon que le maréchal Bugeaud sut obtenir du sultan, après la victoire de l’Isly.

Nous descendîmes dans un canot qui devait nous conduire à terre. Le Marocain mécontent, que j’avais entrevu sur le pont, nous suivit et prit place sur le banc du milieu.

Je le considérai : il avait laissé tomber le capuchon blanc de son burnous, et sa fine tête se dressait, portée par un cou admirable. Les traits de son visage étaient composés de tous ceux que nous estimons nécessaires à la noblesse d’une expression. Une majesté consciente flottait dans son sourcil et jetait son ombre à l’œil noir. Ses lèvres minces et ses narines attestaient sa race absolument pure.

Walter H… le fit parler. Il s’appelait El Hadj Omar ben Ab-del-Nebi, caïd de Sidi-Mallouk.

Plusieurs fois déjà, au retour de Tanger, il avait gagné sa tribu par l’escale de Melilla, les sentiers du Riff et les bords de la rivière ; mais, détourné de sa route habituelle, il s’inquiétait du chemin à suivre par Nemours et Lalla-Marnia, car la grande tribu d’Oudjda n’était point amie de la sienne.

Désignant deux pistolets qui sortaient de sa ceinture jaune, je lui dis :

— Tu es armé.

Il eut une moue de mépris et un mouvement d’épaules.

— Des pétards, murmura-t-il.

À ce moment, nous abordâmes.

Et, quand nous fûmes tous trois à terre, en marche dans la vallée fleurie monte au sortir du village, El Hadj Omar défit un pli de son manteau blanc, prit avec précaution, presque avec respect, le coutelas qu’il tenait caché le long de sa cuisse et le présenta horizontalement.

— Ça, c’est une arme, dit-il.

Ce coutelas était long comme les deux tiers du bras. La poignée en était courte, mais solide et bien en main, sans autre garde qu’une languette de cuivre qui recouvrait le talon. La lame apparut, d’un bleu noir, habillée par les dentelles d’or de ses damasquinures fines, et toute nue au fil du tranchant.

El Hadj Omar pinça la nervure avec le bout du pouce et de l’index. Sa main fila jusqu’à la pointe aiguë, et la contourna en s’échappant, comme si elle eût passé autour du feu.

— Avec ça, dit-il encore, mon frère a tué d’un coup un homme et une femme. D’un coup du poing. C’est un bon couteau.

Un homme et une femme ? Nous voulûmes savoir l’histoire. Le Marocain hésitait. Enfin, il se laissa prier.

Nous nous assîmes sur un talus vert, dans un tournant de la vallée où les fleurs inondaient la terre. Une végétation prodigieuse descendait des flancs de la montagne : térébinthes et palmiers nains, phyllireas, micocouliers. Des buissons de myrtes et de lentisques et de bruyères arborescentes environnaient les jujubiers couverts de feuilles printanières. Des tamaris et des buplèvres croissaient au bord d’une eau fuyante où frissonnaient des lauriers-roses.



El Hadj Omar avait eu un frère, Mahmoud ben Abd-el-Nebi, caïd, avant lui, de Sidi-Mallouk.

Mahmoud était déjà mari de trois femmes et, depuis longtemps, il ne songeait plus à de nouvelles épousailles lorsqu’il rencontra une jeune fille errante, et devint fou d’amour pour elle, tout à coup.

Elle se nommait Djouhera. Djouhera est un mot qui veut dire « la perle ». Elle venait des plaines de la Tunisie et portait le costume de son village : une simple tunique rouge ouverte sur le flanc droit et laissant voir le sein dans le bâillement de l’étoffe. C’était une fille de berger, si toutefois sa mère disait vrai, car on ne savait rien de clair sur elles deux, sinon qu’elles avaient l’air de deux bohémiennes mécréantes. Mais rien, sur terre ni dans les rêves, n’était plus beau que Djouhera.

Aussi, Mahmoud ne fut-il pas insensé, mais plutôt malheureux et maudit, le jour où il trouva cette fille sur sa route, car elle se promenait à visage découvert et chacun pouvait voir sa bouche, et n’était-ce pas assez pour le malheur d’un homme ? Il était tout naturel que Mahmoud l’emmenât d’abord pour la saisir et l’épousât ensuite pour s’en faire aimer, si Dieu le voulait bien. Mais Dieu ne le voulut pas.

Djouhera ne donna rien à Mahmoud, que son petit corps indifférent. En échange, elle obtint tout, même le divorce des premières femmes et l’assentiment du cadi. Elle devint maîtresse absolue de son mari et de la maison. Et, lorsqu’elle n’eut plus rien à vaincre, elle porta plus loin ses désirs, voulut aussi les autres hommes.

Quels furent alors ses amants ? Et qui pourrait les compter ? Jamais la femme d’un caïd ne s’était ainsi débauchée. Elle montait le soir sur les terrasses, le visage dévoilé, la robe entr’ouverte, et si un homme l’apercevait, elle lui souriait, au lieu de s’enfuir. Les jeunes gens de la tribu connurent l’un après l’autre qu’elle acceptait toujours celui qui était là. Elle attirait le premier venu près d’une porte basse au fond de son jardin, sous les branches tombantes d’un amandier rose, et jamais on ne put la surprendre, car elle goûtait le plaisir de sa chair avec une telle promptitude que ses rendez-vous les plus tendres duraient l’espace d’une étreinte.

Or, un soir, au milieu d’un de ces frissons furtifs, Djouhera devint amoureuse.


Cela lui prit comme une puberté, tout à coup, à sa grande surprise. Un certain : Abdallah, aussi pauvre qu’elle-même l’avait été jadis, un garçon qui dormait, l’été, sur la terre, et l’hiver, dans la mosquée, fut celui qui la transporta depuis la volupté jusqu’à la passion. Elle s’enfuit à cheval avec lui.

Pendant des jours et des jours, Mahmoud chercha leur trace sans pouvoir la trouver, car la jeune femme était partie en habits d’homme et galopait comme un chasseur de lions. Si désespéré qu’il fût, Mahmoud était bien décidé à lui pardonner plutôt que de la perdre et quelque honte qu’on lui en fît, car son amour avait dispersé dans le néant tout ce qu’il y avait en lui d’orgueil.

Mais il ne savait pas qu’il dût voir ce qu’il vit.

Lorsqu’au terme de sa poursuite il pénétra enfin dans la chambre d’auberge où il retrouvait Djouhera, les deux amants étaient si enivrés l’un de l’autre qu’ils ne l’entendirent pas entrer. Mahmoud cria deux fois : « Djouhera !… Djouhera !… » puis, sans savoir ce qu’il faisait, il perça d’un seul geste le jeune homme sur la femme et la femme avec lui, et le plancher par-dessous.

L’homme mourut sur le coup. Djouhera poussa un cri faible, mais long comme un cri d’extase. Elle ouvrit tout à fait ses yeux d’agonisante, tourna la tête et murmura :

— Ô Mahmoud, c’est Dieu qui t’envoie… Je priais Dieu de me faire mourir au milieu de ma félicité. C’est lui qui vient d’armer ta main… Oh ! Dieu ! quelle belle nuit est ma dernière nuit… Toi, Mahmoud, tu mourras dans la souffrance, dans la vieillesse et la maladie… Et moi je m’en vais dans un évanouissement de bonheur… Sois béni, Mahmoud ; sois béni, Mahmoud ; sois béni…

Et plusieurs fois, elle répéta jusqu’à sa dernière haleine :

— Sois béni, Mahmoud ; sois béni, béni…

El Hadj Omar, ayant achevé son récit, tira une seconde fois du fourreau le coutelas où je crus voir, vaguement, des reflets rouges. Puis, nous reprîmes notre promenade le long de la vallée fleurie. À nos pieds, un marmot arabe agaçait dans le sable sec un petit scorpion noir, furibond et retrousse.


Biarritz, 1903.