Contes bizarres/Introduction
ACHIM D’ARNIM
Achim d’Arnim n’est guère connu en France que par les appréciations que lui ont consacrées Henri Heine et Henri Blaze dans leurs travaux sur les écrivains de l’Allemagne ; aucune traduction complète d’une de ses œuvres n’a été, que nous sachions, risquée jusqu’à présent. L’on s’est borné à des analyses et à des citations fragmentaires ; rien ne diffère plus en effet du génie français que le génie d’Achim d’Arnim, si profondément allemand et romantique dans toutes les acceptions qu’on peut donner à ce mot. Écrivain fantastique, il n’a pas cette netteté à la Callot d’Hoffmann qui dessine d’une pointe vive des silhouettes extravagantes et bizarres, mais d’un contour précis comme les Tartaglia, les Sconronconcolo, les Brighella, les Scaramouches, les Pantalons, les Truffaldins et autres personnages grotesques ; il procède plutôt à la manière de Goya, l’auteur des Caprichos ; il couvre une planche de noir, et, par quelques touches de lumière habilement distribuées, il ébauche au milieu de cet amas de ténèbres des groupes à peine indiqués, des figures dont le côté éclairé se détache seul, et dont l’autre se perd confusément dans l’ombre ; des physionomies étranges gardant un sérieux intense, des têtes d’un charme morbide et d’une grâce morte, des masques ricaneurs à la gaieté inquiétante, vous regardent, vous sourient et vous raillent du fond de cette nuit mêlée de vagues lueurs. Dès que vous avez mis le pied sur le seuil de ce monde mystérieux, vous êtes saisi d’un singulier malaise, d’un frisson de terreur involontaire, car vous ne savez pas si vous avez affaire à des hommes ou à des spectres. Les êtres réels semblent avoir déjà appartenu à la tombe, et, en s’approchant de vous, ils vous murmurent à l’oreille avec un petit souffle froid qu’ils sont morts depuis longtemps, et vous recommandent de ne pas vous effrayer de cette particularité. Les fantômes ont, au contraire, une animation surprenante ; ils s’agitent, ils se démènent et font la grimace de la vie en comédiens consommés ; la rougeur de la phthisie, le pourpre de la fièvre colorent les joues bleuâtres des héroïnes et simulent l’éclat vermeil de la santé ; mais si vous leur prenez la main, vous la trouverez moite d’une sueur glacée. Ce petit monsieur à peau jaune et terreuse dont le torse se bifurque en deux jambes tortillées comme une carotte à deux pivots, n’est pas un feld-maréchal, mais bien une racine, une mandragore née sous la potence « des larmes équivoques d’un pendu » ; cet être huileux, blafard et gras qui frissonne dans sa redingote de peau d’ours est un mort sorti de sa fosse pour gagner quelque argent et solder un petit compte qu’il doit aux vers. N’allez pas devenir amoureux de cette jeune fille ; c’est un morceau d’argile, un golem, qu’un mot cabalistique écrit sous ses cheveux doue d’une vie factice. Si par un baiser vous effaciez le talisman, la femme retomberait en poussière : — il ne faut se fier à rien avec ce diable d’Arnim ; il vous installe dans une chambre d’apparence confortable et bourgeoise, vous croyez être en pleine réalité : les larves ne peuvent pas s’accrocher par les ongles de leurs ailes de chauve-souris aux angles de ce plafond blanc ; les plis des rideaux, symétriquement arrangés, n’offrent aucune cachette aux gnomes : relevez le tapis de la table, vous ne trouverez pas accroupi dessous un kobold coiffé d’un chapeau vert ; mais, si pour respirer la fraîcheur du soir vous vous accoudez au balcon, vous verrez de l’autre côté de la ruelle une fenêtre lumineuse, et vous distinguerez dans l’appartement éclairé une charmante créature au pur profil hébraïque qui reçoit nombreuse compagnie et fait gracieusement les honneurs de son thé. Il y a des magistrats, des conseillers antiques, des militaires en uniforme, tous très-polis, très-cérémonieux, mais dont les visages rappellent ceux de personnes couchées depuis plusieurs années au cimetière de la ville, et dont les cartes d’invitation ont dû être copiées sur des épitaphes. C’est un raout de trépassés que donne Mlle Esther, qui elle-même ne jouit pas d’une existence bien certaine. Si vous restez à la fenêtre jusqu’à minuit, vous apercevrez avec une horreur secrète votre double qui vient prendra une tasse de ce thé funèbre. — N’allez pas non plus, lorsque vous vous échauffez à déclamer la Phèdre de Racine, jeter votre habit de taffetas bleu de ciel sur le dos d’un mannequin ; le mannequin croisera les bras, gardera l’habit, et vous serez obligé de vous sauver en chemise par les rues ; outre votre habit, on vous volera votre cœur, et vous n’entendrez plus battre sous votre poitrine le tic tac de la vie.
Ce qui caractérise surtout Achim d’Arnim, c’est son entière bonne foi, sa profonde conviction ; il raconte ses hallucinations comme des faits certains : aucun sourire moqueur ne vient vous mettre en garde, et les choses les plus incroyables sont dites d’un style simple, souvent enfantin et presque puéril ; il n’a pas la manie si commune aux Français d’expliquer son fantastique par quelque supercherie ou quelque tour de passe-passe : chez lui, le spectre est bien un spectre, et non pas un drap au bout d’une perche. Sa terreur n’est pas machinée, et ses apparitions rentrent dans les ténèbres sans avoir dit leur secret ; il sait les mystères de la tombe aussi bien qu’un fossoyeur, et la nuit, quand la lune est large à l’horizon, assis sur un monument funéraire, il passe sa lugubre revue de spectres avec le sang-froid d’un général d’année ; il loue celui-ci sur sa bonne tenue, et recommande à l’autre de ne pas laisser ainsi traîner son linceul ; il les connaît tous, et dit à chacun un petit mot amical.
Achim d’Arnim excelle dans la peinture de la pauvreté, de la solitude, de l’abandon ; il sait trouver alors des accents qui navrent, des mots qui résonnent douloureusement comme des cordes brisées, des périodes tombant comme des nappes de lierre sur des ruines ; il a aussi une tendresse particulière pour la vie errante et l’existence étrange des bohémiens. Ce peuple, au teint cuivré, aux yeux nostalgiques, Ahasverus des nations, qui, pour n’avoir point voulu laisser se reposer la sainte famille en Égypte, promène ses suites vagabondes à travers les civilisations en songeant toujours à la grande pyramide où elle rapporte ses rois morts.
Les Allemands reprochent au style d’Arnim de n’être point plastique ; mais qui a jamais pu sculpter les nuages et modeler les ombres ? La vie d’un écrivain si singulier devrait être singulière ; il n’en est rien. La biographie, malgré sa bonne volonté d’être bavarde, n’a pu réunir sur d’Arnim que les lignes suivantes…
Il naquit à Berlin le 26 janvier 1781. — Étudia à Göttingue les sciences naturelles, et fut reçu docteur en médecine, profession qu’il n’exerça jamais. Après avoir longtemps parcouru l’Allemagne, voyage où il recueillit les éléments du charmant recueil intitulé : L’enfant au cor enchanté, il épousa Bettina Brentano, la sœur de son ami Clément Brentano. Pendant la période malheureuse pour l’Allemagne qui s’écoula entre les années 1806 et 1813, Arnim s’occupa de réveiller le patriotisme de ses concitoyens. La guerre finie, il se retira dans sa terre de Wiepersdorf, près de Dahme, où il mourut d’une attaque d’apoplexie foudroyante, le 3 janvier 1834.