Contes brabançons (De Coster)/07

La bibliothèque libre.

LES DEUX DUCHESSES.



Il était un vieux roi, point du tout radoteur, point gourmé, fort bon homme et de mine joufflue, gouvernant ses sujets en tout bien tout honneur, quoiqu’il fût absolu, la race en est perdue. Il avait soixante ans depuis longtemps sonnés ; dans sa vie il comptait plus de baisers donnés, de flacons mis à sec et de mois de folie que d’instants de tristesse et de mélancolie, ce qui fit qu’il était à peu près encor vert ; mais soixante ans, hélas ! c’est l’aube de l’hiver ; c’est le temps des gants chauds et celui des fourrures ; gaîté, pied ferme, œil vif, teint clair, franches allures, nous perdons brin à brin, ces trésors. Tout moment en passant, nous enlève un morceau de nous-mêmes, et nous vivons ainsi moins forts, moins bons, plus blêmes, plus laids et plus grognons, jusqu’au suprême instant.

Ha ! quand jeune et bouillant l’homme sent dans ses veines courir la vie à flots, quand sur son front joyeux que la bise et l’autan, de leurs froides haleines, peuvent sans le glacer caresser de leur mieux, chante comme un oiseau son âge insoucieux, matin et soir, soir et matin ; lorsque son âme aime tout, le printemps plein de fleurs, les vents doux comme un soupir d’amour sorti d’un sein de femme, l’ouragan secouant les bois dans son courroux ; la neige, blanc manteau dont se couvre la terre ; les grands nuages noirs qui, comme des vautours, planent dans l’infini ; le réduit solitaire que le hibou se fait au fond des vieilles tours ; alors pour lui les fleurs, entr’ouvrant leurs corolles, paraissent murmurer d’amicales paroles, et l’univers entier lui dit : « Tout est à toi, va, commande, choisis, prends et règne mon roi ! »

Le fils du roi, jeune homme à la moustache blonde, était avec raison chéri de tout le monde : il était jeune lui, jeune comme pas un ; la plus franche gaîté brillait dans son œil brun : vous dire qu’il était jovial d’habitude, qu’il aimait le plaisir beaucoup plus que l’étude, qu’il avait des chevaux, des femmes et des chiens, ce serait pléonasme, aussi je m’en abstiens. Tout le monde l’aimait, mais surtout deux duchesses ; c’était, sans contredit, un surcroit de richesses ; lui-même il l’avouait, mais il est de ces cas où, quoi qu’on en ait dit, trop de bien ne nuit pas.

Deux amours à la fois dans un cœur, quel blasphème ! mais il négligera l’un pour l’autre à coup sûr ! En traçant le portrait des deux femmes qu’il aime, essayons d’éclaircir un peu ce point obscur : l’une était blonde et l’autre brune, il était heureux près de l’une, par l’autre il était rebuté : l’une était folle et l’autre sage, la blonde l’aimait avec rage, la brune avec tranquillité : l’une aimait fort, c’était la blonde, les courses et les jeux sur l’onde et les plaisirs de la cité ; l’autre était une vierge austère aimant à vivre solitaire, et s’habillant toujours de noir ; la blonde aimait à la folie, les gais festins où l’on s’oublie et les sérénades le soir ; toutes deux avaient un cœur d’ange, car elles s’aimaient, chose étrange, tant que c’était plaisir à voir. Quand la brune, tranquille et sage, voyait sa rivale volage courir en riant dans les bois, tandis que seule ainsi laissée, mais toujours bonne en sa pensée, elle travaillait de ses doigts, trouvant une douce parole, la sage saluait la folle et du sourire et de la voix : la blonde, variant ses charmes, en une heure riait aux larmes et vingt fois pleurait tour à tour ; elle ornait ses boucles légères, de toutes les fleurs éphémères qui se fanent en moins d’un jour : sa compagne, pour être belle, paraît son front de l’immortelle, forte comme un premier amour.

Le prince l’aimait tant, il aimait cette dame, marbre de Phidias doué d’une belle âme ; il aimait son regard si beau, si franc, si clair, son front large et pensif, il aimait son air fier ; la blonde n’avait pas, comme elle, un doux sourire, une voix grave et douce ainsi qu’un son de lyre, ni cet air réserve, ni ce pudique aspect qui, même aux effrontés, commandait le respect. Que de fois, se mettant à genoux devant elle, follement irrité de la voir si cruelle, des sanglots dans la voix, des larmes dans les yeux, poussant de ces soupirs qu’un amour furieux sait arracher du cœur, que de fois, pâle et blême, car il souffrait beaucoup, il lui disait : « Je t’aime, pourquoi me torturer avec acharnement… ? » Il lui parlait en vain très-passionnément, en vain il maigrissait, l’inflexible duchesse refusait de payer le prix de sa tendresse, et, reculant toujours l’instant de son bonheur, lui disait chaque fois : « Jure-moi sur l’honneur de gouverner l’État et d’aider ton vieux père, puisque ce n’est qu’en toi que le vieillard espère. Si tu ne le fais point, pars et fuis loin de moi ; mais si tu m’obéis, demain je suis à toi. »

Le choix était à faire, et le prince indocile, jugeant probablement la tâche difficile, s’emportait et pleurait, mais ne décidait rien. Dans sa folle existence il se trouvait si bien ! puis la paresse est douce à plus d’un prince au monde : de retour au palais, il y trouvait la blonde qui lui disait : « J’ai là deux excellents chevaux ; viens, nous allons trotter et par monts et par vaux ; prince, n’obéis-sons qu’à notre fantaisie, et, si nous le voulons, poussons jusqu’en Asie. » Le prince la suivait : il eût fallu les voir galoper en riant du matin jusqu’au soir ; la blonde avait par jour des milliers de caprices, vous le faisait courir au bord des précipices et si près qu’il manqua de se casser le cou, ou les reins, ou les bras tout au moins, comme un fou.

Il advint qu’une nuit le roi tomba malade et mourut quand son fils faisait cette escapade ; il le bénit de loin, et, sur son lit de mort, il lui souhaita d’être heureux, puissant et fort. Quand le prince revint, grande fut sa surprise de voir des pleurs couler sur la moustache grise d’un vieux soldat veillant aux portes du palais, et refusant l’argent que donnaient des valets. Ce visage, tout brun de soleil et de hâle, lui semblait contracté ; puis, un sommelier pâle, de rouge qu’il était jadis, courut à lui : « Prince, dit-il tout bas, il est mort aujourd’hui quelqu’un dans le palais. » — « Qui donc ? dit le jeune homme inquiet et tremblant : dis-moi comme il se nomme. » Le sommelier se tut, mais un homme de loi vint dire en nasillant : — « Salut au nouveau roi ! »

Le prince alors comprit qu’il n’avait plus de père. Il pleura bien longtemps, la face contre terre, puis entra, ressentant un douloureux remords, et trois jours et trois nuits, il pria près du mort : — « Oh ! disait-il souvent à ce pauvre cadavre, vois, noble père, vois la douleur qui me navre ; je ne suis plus le même, et je ferai pour toi ce que jamais, hélas ! je n’eusse fait pour moi. »

Le prince, après deux ans, songeait au mariage. Il aimait ardemment, mais était-il bien sage d’avoir publiquement deux femmes à la fois ?… n’était-ce pas un peu fouler aux pieds les lois ? Il eut beau réfléchir, il aimait les deux dames : pour elles, il croyait avoir deux cœurs, deux âmes et vivre doublement. On dit qu’il se trompait ; mais peut-on se tromper, aimant comme il aimait ? Il fit chercher les lois touchant la bigamie, réveilla sur ses bancs toute l’académie fort surprise du fait ; enfin il arriva que, dans un coin d’archivé, un décret se trouva qui permettait d’avoir deux épouses ensemble, mais pas plus cependant, « attendu qu’il me semble, disait l’auteur dudit décret, que c’est assez. » Le prince vit ainsi tous ses vœux exaucés : il épousa la sage, il épousa la folle, et n’aurait pas donné la moitié d’une obole, tant il était heureux, pour être roi des rois, ou sultan du soleil ; il observa les lois, fit bien de temps en temps quelque bonne sottise, mais ce n’était jamais alors que par surprise.

S’il fallait à ce conte un sens mystérieux, on pourrait y trouver ceci, faute de mieux : l’Imagination, c’est la duchesse blonde, la folle du logis et la folle du monde. Pourquoi ne pas l’aimer ? les fous ont tant d’esprit ; elle est si belle, elle est si bonne, elle est si gaie, montre si blanches dents, l’enfant, quand elle rit ; elle est si ravissante, alors qu’elle s’effraie le soir d’un rien, d’un arbre, d’un poteau ou de quelque follet qui se mire dans l’eau. Peut-on ne pas l’aimer, même quand elle pleure sur ses chagrins si gros, si grands, que tout à l’heure elle ne saura pas plus ce qu’elle en a fait que du myosotis cueilli dans la forêt ? Peut-on ne pas l’aimer quand, charmante conteuse, pour vous sauver d’ennui, quand vous êtes tout seul, la folle voudra vous faire une peur affreuse ? « Un vieux mort parcourait les champs dans son linceul et pleurait ses péchés de ses yeux sans prunelle, ils pleureront ainsi toute l’éternité, des os ! des os ! » dit-elle avec naïveté ; puis, pâle d’en avoir tant dit, elle frissonne : mais tenez ! la voici bien loin. « Clairon qui sonne, fers cliquetants, soldats jurant, tambour qui bat, du sang, du feu, des cris, la mort, c’est le combat ; que de deuils ! le soleil s’en est voilé la face… » Croyez-vous qu’elle va rester à cette place, si longtemps ? allons-donc ! « Voici deux vieilles gens, assis au coin du feu, comme deux vieux amants, ils vont vous raconter une histoire bien claire, avec tant de soleil, tant d’air, tant de lumière, tant de fleurs, de parfums et de bois et de prés, de taillis, de vergers, d’espaliers empourprés, puis au milieu du tout, une fille mignonne qui par un beau matin… mais je crois que l’on sonne à la porte. » Et l’histoire ? à quand la fin ? un jour ou l’autre.

Ô vierge blonde, on peut t’aimer d’amour ; dis, n’es-tu pas le sang et la vie et la sève de notre pauvre esprit humain ; et sans toi, ô fille du bon Dieu ; sans idée et sans foi, celle du moins qu’il faut avoir aux belles choses, n’ayant d’autres soucis que de baisse et de hausses, quels plaisirs aurions-nous en ce monde banal ? Tu me poursuis parfois cauchemar, songe, rêve, hallucination : je n’y vois pas de mal, sois partout et toujours, chère, la bienvenue ; que tu sois le démon, ou Madeleine nue avant son repentir ou quelque fiction, viens, entre ma mie, entre Imagination. Et lorsque tu seras trop en train et trop folle et que je te verrai sans souffle ni parole, le sein brûlant et l’œil en feu, j’irai chercher dans un drowski mené par un sage cocher et sagement tiré par un cheval bien sage, trop lent, trop calme, pour jamais se mettre en nage, ta compagne Raison qui te rafraîchira le front, les yeux et l’âme et te rendra, comme à moi, ton ami, quand tu veux, folle fille, afin que plus gaîment encor ton bel œil brille, cette santé d’esprit, ce certain calme fort qui font qu’on est puissant et sain jusqu’à la mort.


FIN.