Contes bretons/Le géant Goulaffre

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LE GÉANT GOULAFFRE[1]
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Il y avait une fois une pauvre femme, restée veuve avec un fils. Tous les jours, la mère et son fils allaient mendier de porte en porte, dans les fermes et les manoirs, recueillant par ici un morceau de pain d’orge, plus loin une crêpe de sarrasin, ailleurs, quelques pommes de terre ; et ils vivaient ainsi de la charité des bonnes âmes. L’enfant s’appelait Allanic, et sa mère Godic ou Marguerite. Quand Allanic eut atteint l’âge de quatorze ou quinze ans, comme il était vigoureux et bien portant, et que néanmoins il continuait de mendier avec sa mère, souvent les paysans disaient à celle-ci : — Il est grand temps, Marguerite, que ce gaillard-là travaille aussi pour gagner son pain ; vous l’avez nourri assez longtemps à rien faire ; à son tour à présent de vous aider aussi. Voyez donc comme il est fort et bien portant ! n’as-tu pas de bonté, fainéant, de rester ainsi à la charge de ta vieille mère ? — Tous les jours, c’était de semblables réprimandes, et tous les jours aussi ils rentraient, le soir, avec leur besace plus légère. Ce que voyant Allanic, il dit à sa mère : Je veux aller en France, mère (en breton : mont en Gall), pour essayer de gagner ma vie, et vous secourir à mon tour. — Godic éprouva du chagrin de la résolution de son fils ; mais elle comprit pourtant qu’elle ne pouvait le retenir toujours, et ne s’opposa pas à son départ.

Allanic partit donc, par un beau matin de printemps, emportant, au bout d’un bâton, un pain de seigle, avec six crêpes, et tout fier d’avoir dans sa poche six réaux (un franc cinquante centimes), que lui avait donnés sa mère. Il allait à l’aventure, à la grâce de Dieu. Vers midi, il remarqua sur le bord de la route qu’il suivait une fontaine à l’eau fraîche et limpide et ombragée par un bouquet d’arbres. Il s’y arrêta pour se reposer un peu, manger un morceau de pain, avec une crêpe, puis, poursuivre son chemin. Pendant qu’il était tout à son frugal repas, assis à l’ombre, un autre voyageur qui ne paraissait guère plus riche que lui, s’approcha aussi de la fontaine, pour se désaltérer. Allanic lui offrit une crêpe ; ils entrèrent en conversation et furent bien vite amis.

— Où allez-vous ainsi, camarade ? lui dit Allanic.

— Ma foi, je vais devant moi, et je n’en sais pas plus long. Et vous ?

— Moi, je vais en France, pour chercher à gagner ma vie.

— Eh ! bien, voyageons de compagnie, si vous le voulez bien ?

— Je ne demande pas mieux. Quel métier exercez-vous ?

— Moi, je suis danseur, et mon nom est Fistilou.

— À merveille, car moi, je suis musicien, et je me nomme Allanic.

— Mais de quel instrument jouez-vous donc ? car je ne vous en vois aucun.

— Oh ! mon instrument à moi ne coûte pas cher, et j’en trouverai à discrétion ; tenez, voilà un champ qui en est tout plein. Autant de pailles, deux ou trois fois autant d’instruments.

— Comment cela ? vous plaisantez sans doute ?

-— Je ne plaisante pas, et je vais vous le prouver à l’instant.

Et sautant par-dessus la clôture dans un champ de seigle qui était tout auprès, Allanic y coupa avec son couteau une tige de seigle, et, en un instant, il en eut fabriqué un chalumeau, semblable à ceux qu’on voit aux petits pâtres, au printemps ; et il se mit à en jouer avec une adresse et une dextérité peu communes. Fistilou, en l’entendant, se mit à danser, à gambader et à jeter son chapeau en l’air, en criant : iou ! iou ! hou ! hou ! comme les Cornouaillais. Et les voilà les meilleurs amis du monde, et de poursuivre leur chemin, en causant, en riant et rêvant d’abondantes recettes. Vers le soir, ils arrivèrent dans une ville dont je n’ai pas retenu le nom. Ils se trouvèrent bientôt sur une place, entourée de maisons de tous les côtés, et où il y avait beaucoup de promeneurs. Allanic se mit à jouer de son chalumeau de paille, Fistilou, à danser à gambader et à jeter son chapeau en l’air, en criant : — iou ! iou ! hou ! hou ! — Et l’on accourait de tous côtés, l’on se foulait, l’on se pressait pour les voir. Jamais les habitants de cette ville n’avaient ouï pareille musique, ni vu semblable danse. Les pièces de deux sols et même de deux réaux (cinquante centimes) pleuvaient autour d’eux, et ils firent une magnifique recette, cinq ou six écus, au moins. Le lendemain ils recommencèrent, et la recette fut encore excellente. Ils ne se possédaient pas de joie.

Mais Fistilou eut alors une malheureuse idée. Il pensa que, puisqu’il gagnait tant d’argent avec un simple chalumeau de paille, s’ils avaient un violon, ils en gagneraient dix fois plus. On acheta donc un violon, et Allanic se mit à en racler de manière à écorcher les oreilles les moins délicates. N’importe ! ils trouvaient que c’était charmant, et ils s’en promettaient merveilles. Ils allèrent alors dans une autre ville pour expérimenter leur nouvelle méthode. Dès en arrivant, ils se mirent à jouer et à danser sur une place publique. Mais ils furent bien étonnés de voir que les habitants de cette ville, loin d’accourir à eux, fuyaient en courant et en se bouchant les oreilles ; et au lieu de pièces de deux sols et de deux réaux (cinquante centimes), ils ne reçurent, cette fois, que des injures et des pierres ; si bien qu’il leur fallut quitter la ville au plus vite.

— Décidément ces gens-là n’aiment pas la belle musique ! se disaient-ils, quand ils furent à l’abri des pierres. Il faudra revenir aux chalumeaux de paille.

Allanic coupa un chalumeau dans le premier champ de seigle qu’ils rencontrèrent et ils continuèrent leur chemin, mais moins joyeuse que la veille, car déjà ils n’avaient plus le sou.

Ils se trouvèrent bientôt devant un château ceint de hautes murailles.

— Il faut essayer encore ici l’effet de notre musique et de notre danse, se dirent-ils.

Mais ils étaient bien embarrassés de savoir comment entrer. Ils voyaient bien une porte, avec un marteau ; mais ce marteau était si haut placé, qu’ils n’y pouvaient atteindre.

— Mets-toi contre la porte, dit Fistilou à Allanic, je monterai sur tes épaules et de la sorte j’atteindrai le marteau.

Ils firent ainsi. La porte s’ouvrit aussitôt et ils entrèrent dans un jardin où ils virent deux belles demoiselles qui se promenaient. C’étaient les filles du géant Goulaffre, qui demeurait dans ce château. Allanic se mit à jouer de son chalumeau de paille, Fistilou à danser et à gambader, et les deux demoiselles accoururent pour les regarder. Elles ne sortaient jamais de leur jardin ; aussi n’avaient-elles jamais vu rien de semblable, et elles s’amusaient fort de la musique de l’un et des gambades et des cris de l’autre. Leur mère, une géante de dix pieds de haut, arriva aussi, et elles la prièrent instamment de garder ces deux hommes dans le château, pour les amuser, puisqu’elles ne sortaient jamais.

— Mais votre père, mes enfants, vous n’y songez donc point ?

Ils sont si amusants et si gentils, que notre père s’en amusera comme nous, et les laissera vivre.

— Je n’en suis pas bien certaine ; mais qu’ils restent, quand même, puisqu’ils vous amusent.

Et voilà les deux jeunes géantes bien heureuses. L’heure du souper venue, on sonna une cloche, et le géant arriva. On avait caché nos deux amis dans un grand bahut ; mais le géant, en entrant dans la salle à manger s’écria aussitôt :

— Je sens l’odeur de chrétien, et je veux le manger !

— Je voudrais bien voir ça, par exemple, répondit sa femme ; manger mes deux neveux qui sont venus me voir, deux garçons si charmants et qui amusent tant nos filles, par leurs talents, et vous amuseront vous-même !

— Faites venir vos neveux, que je les voie, ma femme.

On fit sortir nos deux compagnons du bahut, tremblants et mourants de frayeur.

— Ils sont bien petits, vos neveux, ma femme ! Et que savent-ils faire ?

— Danser et faire de la musique à ravir.

— C’est bien ; mais soupons d’abord, car j’ai grand faim, puis, nous verrons.

Et ils se mirent à table. On servit d’abord de la soupe dans un tonneau défoncé. Puis, on apporta sur un plat, un chrétien rôti. Le géant Goulaffre le découpa, garda pour lui la plus grande part, ensuite la géante partagea ce qu’il en restait entre elle et ses deux filles. Elle donna aussi un pied à chacun des deux étrangers.

Ceux-ci étaient tout tristes, se regardaient avec de grands yeux et ne mangeaient pas.

— Eh ! bien, vous ne mangez donc pas les petits ? leur dit le géant.

— Nous n’avons pas faim, Seigneur.

— C’est cependant bien bon ! — Et prenant les deux pieds qu’ils avaient sur leurs plats, il les avala en une bouchée.

Quand le repas fut fini :

— Voyons maintenant vos talents, mes enfants, et tâchez de me divertir un peu.

Et Allanic se mit à jouer de son chalumeau de paille et Fistilou à danser, à gambader et à jeter son chapeau en l’air en criant : — iou ! iou ! hou ! hou ! — Le géant riait à gorge déployée et s’en amusait beaucoup ; et sa femme et ses deux filles aussi.

— Je suis content de vous, leur dit Goulaffre, au bout d’une heure de cet exercice ; allez dormir à présent avec mes filles et demain je verrai ce que je ferai de vous.

La géante les conduisit alors à leur chambre, donna des bonnets rouges à Allanic et à Fistilou, pour mettre sur leur tête, des bonnets blancs à ses filles, puis, elle s’en alla.

Les deux jeunes géantes ne tardèrent pas à s’endormir et à ronfler, à faire trembler les vitraux de la chambre dans leurs châssis. Mais Allanic et Fistilou ne dormaient pas. Ils entendirent bientôt du bruit dans l’appartement au-dessous d’eux. C’étaient le géant et sa femme qui se querellaient. Allanic sauta hors de son lit, colla son oreille contre le plancher, et voici ce qu’il entendit :

— Je vous le dis, femme, je veux les manger, demain matin, à déjeuner.

— Attendez du moins quelques jours encore ; ils vous amuseront avec leur musique et leur danse. Et nos filles, ces pauvres enfants qui n’ont aucune distraction, vous avez vu comme elles étaient contentes et heureuses ; épargnez-les, pour elles.

— Il n’y a pas à dire, il faut que je les mange demain matin. Où est mon coutelas ?

Et un moment après on entendit les pas du géant sur les marches de l’escalier. Allanic courut alors à son lit, échangea son bonnet rouge contre le bonnet blanc de la jeune géante, qui dormait toujours, dit à Fistilou d’en faire autant, puis ils tournèrent leurs figures du côté du mur et feignirent de dormir profondément. Goulaffre entra aussitôt dans la chambre, tenant d’une main une lanterne, et de l’autre, un grand coutelas. Il s’approcha du premier lit, trancha d’un seul coup la tête qui portait le bonnet rouge, courut au second lit, et en fit autant, puis laissant les têtes rouler sur le plancher, il descendit, emportant les corps de ses deux filles sous son bras ; et il les jeta sur la table de la cuisine, sans les examiner.

Quand il revint dans sa chambre à coucher, il dit à sa femme :

— C’est fait ! quel excellent déjeuner demain matin.

— Pourvu que vous ne vous soyez pas trompé dans votre précipitation ! lui dit la géante.

— Comment voulez-vous que je me sois trompé ? je sais bien distinguer un bonnet rouge d’un bonnet blanc peut-être.

Puis ils s’endormirent tranquillement.

Quant à Allanic et à Fistilou, aussitôt que le géant fut sorti de leur chambre, ils descendirent dans le jardin, à l’aide de leurs draps de lits, et se donnèrent de l’air !

Le lendemain matin, Goulaffre fit se lever sa femme de bonne heure, pour lui préparer son déjeuner. Mais quand celle-ci arriva dans la cuisine et qu’elle reconnut ses filles, elle se mit à pousser des cris à faire trembler le château. Goulaffre accourut, en l’entendant et joignit ses cris et ses beuglements à ceux de sa femme. Il courut à la chambre de ses filles, croyant y trouver encore ses deux hôtes. Mais il n’y trouva qu’un papier sur lequel il y avait écrit (Fistilou savait lire et écrire un peu) : — « Fistilou et son ami Allanic remercient le géant Goulaffre pour l’hospitalité qu’il leur a accordée, et lui promettent de revenir le voir. »

Le géant, rugissant de colère, prit alors ses bottes de sept lieues et se mit à la poursuite des fugitifs. Ceux-ci étaient déjà loin du château ; mais Goulaffre les eut bientôt atteints. Voyant passer par-dessus leurs têtes une grande jambe, avec des bottes énormes, ils se dirent : — voici le géant ! — et ils se cachèrent sous une grande pierre qui se trouvait près de là, et Goulaffre passa sans les voir. Quand ils le crurent loin, ils sortirent de leur cachette et poursuivirent aussi leur route. Vers le coucher du soleil, ils arrivèrent sur une grande lande parsemée d’énormes blocs de granit, isolés ou entassés les uns sur les autres. Parmi ces derniers, ils virent deux grandes bottes, puis, plus loin, au fond d’une grotte sombre, quelque chose de rouge et de brillant, et qui ressemblait à ces anciens carreaux de fenêtres qu’on nommait œils-de-bœuf. Ils s’approchèrent, sur la pointe des pieds, et ils reconnurent que c’était Goulaffre qui, fatigué de sa poursuite, (car les bottes à sept lieues fatiguent beaucoup), s’était arrêté là pour se reposer un peu. L’objet rouge et brillant qu’ils apercevaient au fond de la grotte, c’était son œil unique. Il dormait profondément. Ils restèrent quelques minutes à le considérer, puis Allanic dit :

— Si nous pouvions lui enlever ses bottes de sept lieues ! alors nous nous moquerions de lui.

— Oui, mais s’il se réveille ? répondit Fistilou.

— Il dort trop bien pour cela ; écoute, comme il ronfle ! essayons pour voir.

Ils lui enlevèrent une de ses bottes, sans qu’il bougeât ; mais comme ils tiraient de toutes leurs forces, sur la seconde, le géant fit un mouvement, et ils se crurent perdus. Heureusement qu’il ne se réveilla pas, et ils purent la lui enlever aussi, Allanic mit alors les deux bottes, et il se disposait à partir, quand l’autre lui dit :

— Et moi ! vas-tu me laisser ici, à présent ?

— Monte sur mon dos, vite !

Et les voilà partis, l’un portant l’autre.

Quand Goulaffre se réveilla et qu’il vit qu’il n’avait plus ses bottes, il poussa des hurlements à effrayer les animaux à trois lieues à la ronde. Il lui fallut s’en retourner à son château sans botte, et quand il y arriva, il avait les pieds tout en sang.

Cependant Allanic et Fistilou étaient arrivés à Paris. Ils allèrent frapper au palais du roi, pour demander du travail, et ils furent pris comme garçons d’écurie.

Le fils du roi aimait passionnément la chasse ; mais il paraît que c’était chez lui passion assez malheureuse et que sa carnassière était souvent vide au retour, si bien que Fistilou dit un jour devant ses camarades :

Mon ami Allanic prendrait, en un seul jour, autant de gibier que le jeune prince dans toute une année.

Le propos fut rapporté au prince. Celui-ci fit appeler Allanic et l’emmena avec lui à la chasse dès le lendemain. Allanic n’oublia pas d’emporter ses bottes de sept lieues dans sa carnassière, car comme c’étaient des bottes fées, elles augmentaient ou diminuaient de volume à volonté. On lui donna un bon fusil, le premier qu’il eût jamais tenu entre ses mains, et le prince et lui se rendirent dans un grand bois où le gibier de toute nature abondait. Sous prétexte de faire les honneurs de la journée à son compagnon, Allanic le laissait tirer toutes les pièces, lièvres, chevreuils, renards, et, comme il était d’une maladresse rare, il manquait tout.

Vers midi, ils s’assirent sur la mousse, au pied d’un chêne, pour manger un morceau de pâté et boire un verre de vin. Allanic dit alors au prince :

— Reposez-vous un peu, mon prince, pendant que je vais pousser une petite pointe dans cette direction ; dans une heure, au plus, je reviendrai vous rejoindre.

— Allez, lui dit le prince, et soyez plus heureux que moi.

À quelques pas de là, Allanic mit ses bottes de sept lieues, et, en moins d’une heure il eut pris tant de gibier de toute sorte, qu’il lui fallut demander une charrette dans une ferme voisine, pour les porter au palais.

— Et comment avez-vous pu, en si peu de temps, faire un tel massacre ? lui dit le prince, en le voyant revenir avec sa charrette pleine.

— C’est la chance, mon prince, et un peu d’adresse aussi ; mais vous le savez bien, il y a des jours où l’on se croirait vraiment ensorcelé tant on est malheureux, et vous êtes, paraît-il, dans un de ces jours-là.

Le prince parut se contenter de cette explication, et l’on rentra au palais, où l’on fut bien étonné de voir arriver une telle quantité de gibier.

À partir de ce jour, Allanic fut bienvenu du roi et surtout du prince, qu’il accompagnait presque tous les jours à la chasse. Fistilou, jaloux de cette faveur, entreprit de susciter de nouveaux embarras à son ancien ami. Il raconta aux valets d’écurie et autres leur visite au château du géant Goulaffre et la manière dont ils étaient parvenus à en sortir sans mal ; il parla aussi des bottes de sept lieues du géant, avec lesquelles Allanic faisait des chasses si merveilleuses. Ces bruits arrivèrent vite aux oreilles du roi, qui fit appeler Allanic et lui parla ainsi : —

— On dit que vous avez été au château du géant Goulaffre, et que vous en êtes revenu sans mal ?

— Rien n’est plus vrai, sire.

— Ah ! quel brigand, quel monstre que ce Goulaffre ! et qu’il m’a fait de mal ! il m’a volé ma demi-lune, une merveille incomparable, et ma cage d’or qui faisait mon bonheur ! Ah ! si je pouvais me venger sur lui et recouvrer ma demi-lune et ma cage d’or ! Mais puisque vous avez déjà été chez lui et que vous en êtes revenu sans mal, vous pourriez bien y retourner.

— Ah ! sire, si vous saviez quel monstre terrible est ce géant ! il me mangerait, sûrement, si je retournais chez lui.

— Vous y avez été déjà, et vous avez rapporté ses bottes de sept lieues ; il faut que vous y retourniez et que vous me rapportiez ma demi-lune, ou vous serez brûlé vif.

— Être brûlé vif ici, ou être mangé par Goulaffre, il m’importe assez peu, et puisqu’il en est ainsi, je tenterai l’aventure.

Allanic partit donc, et comme il connaissait le chemin et qu’il avait ses bottes de sept lieues, il arriva facilement devant le château du géant. Des couvreurs réparaient les toits. Il se cacha dans le bois, pour attendre la nuit. Vers dix heures, comme il faisait bien sombre, la demi-lune fut arborée sur la plus haute tour, et aussitôt tout s’éclaira à plusieurs lieues à la ronde.

Les couvreurs, en se retirant le soir, avaient laissé leurs échelles contre les murs du château. Vers minuit, Allanic sortit du bois, et, au moyen de ces échelles, il monta sur la plateforme de la tour, enleva la demi-lune, la mit dans un sac qu’il avait emporté, et partit sans rester comme on dit, à chercher cinq pieds au mouton. À l’obscurité qui se fit soudainement, le géant sortit, pour en connaître la cause. Il vit Allanic qui partait, emportant sa demi-lune sur son dos. Il cria, il hurla comme une bête féroce. Il voulut poursuivre le voleur ; mais hélas ! il n’avait plus ses bottes de sept lieues.

Quand Allanic arriva à Paris avec sa demi-lune, il l’arbora aussitôt sur la plus haute tour du palais du roi, et la ville entière, tout à l’heure plongée dans l’obscurité, se trouva soudain éclairée comme en plein jour. Les habitants se levaient et accouraient vers le palais, d’où venait la lumière, et voyant que leur roi avait retrouvé sa demi-lune, ils en étaient tout heureux. Le roi lui-même ne se tenait pas de joie. Il fit commander un grand festin auquel furent invités les princes, les princesses, les généraux, tous les grands du royaume, et il leur présenta Allanic comme le conquérant de la demi-lune et leur ordonna de l’honorer et de le considérer comme son meilleur ami. Les fêtes et les réjouissances durèrent quinze jours entiers dans toute la ville.

Quand il eut admiré sa demi-lune pendant trois mois, le vieux roi se mit à regretter plus que jamais sa cage d’or, et chaque jour sa joie se dissipait, et il devenait de plus en plus triste. Allanic le remarqua, comme tout le monde, et il se dit à part lui :

— Cela va mal ; le roi ne se consolera jamais de la perte de sa cage d’or et un de ces jours il m’ordonnera, je le crains bien, d’aller la lui chercher.

Et, en effet, peu après le roi l’appela dans sa chambre, et lui dit :

— Allanic, vous voyez que je dépéris de tristesse et de chagrin ; c’est la perte de ma cage d’or qui en est la cause, et si je ne la revois dans mon palais, j’en mourrai sans tarder. Vous avez enlevé ses bottes de sept lieues à Goulaffre ; vous m’avez également reconquis ma demi-lune ; il faut que vous me rapportiez maintenant ma cage d’or.

— Ah ! sire, ce que vous me demandez là, nul homme au monde ne pourrait le faire. Songez donc que cette cage est suspendue par quatre chaînes d’or au-dessus du lit du géant ! Comment pénétrer dans sa chambre et couper les quatre chaînes d’or sans qu’il se réveille ? c’est impossible.

— Vous m’avez bien rapporté ma demi-lune, il faut me rapporter également ma cage d’or, ou il n’y a que la mort pour vous !

— Vous voulez m’envoyer à une mort certaine ; mais mourir ici ou mourir là-bas, peu m’importe après tout, et je préfère tenter encore l’aventure. Faites-moi fabriquer des ciseaux capables de couper des chaînes d’or comme des fils de lin ou de chanvre, et alors je partirai.

On trouva un artisan assez habile pour fabriquer les ciseaux nécessaires et Allanic partit. Quand il arriva près du château, il vit avec plaisir que les couvreurs n’avaient pas terminé leur travail et que leurs échelles étaient encore appliquées contre les murs. Vers minuit, il pénétra dans la chambre de Goulaffre, en brisant une fenêtre. Le géant dormait si profondément qu’il n’entendit rien. La chambre était éclairée. Allanic vit la cage d’or au-dessus du front de Goulaffre. Il posa un de ses pieds sur le rebord du lit, l’autre contre le mur, et d’un coup de ses ciseaux il coupa une chaîne d’or, reinn ! Le géant ne bougea pas. Puis il coupa une seconde chaîne, reinn ! Le géant fit un mouvement. Puis une troisième : reinn ! Le géant se retourna dans son lit, mais ne se réveilla pas. Enfin la quatrième chaîne fut coupée, reinn ! Mais hélas ! la cage tomba sur la figure de Goulaffre et le réveilla. Il saisit Allanic par le milieu du corps, il le reconnut et s’écria :

— Ah ! c’est donc toi, petit monstre ! pour cette fois tu ne m’échapperas pas, et ton affaire est claire ; Je le mangerai à mon déjeuner, ce matin même.

— Hélas ! je vois bien que je n’ai plus aucun espoir et que c’en est fait de moi. Je reconnais, du reste, que j’ai mérité mon sort, par tout le mal que je vous ai fait. Mais à quelle sauce comptez-vous me manger, Je vous prie ?

— À la broche ; et je te mettrai tout vivant au feu !

— Je vois bien que vous ne connaissez rien en fait de bonne cuisine ; faites comme je vais vous dire, et vous aurez le mets le plus délicieux dont vous ayez jamais mangé.

— Voyons cela, parle.

— Mettez-moi dans un sac, puis allez au bois, déracinez un arbre de moyenne grandeur et venez me battre avec le tronc de cette arbre, jusqu’à ce que je sois réduit en bouillie dans mon sac. Alors vous mettrez le tout, avec un peu de beurre, de sel et de poivre, dans votre grande marmite, puis vous ferez bon feu dessous. Je vous le répète, vous aurez là un mets à vous en lécher les doigts pendant vingt-quatre heures.

— Tu as, ma foi, raison ; cela doit être bien bon, et je suis résolu à faire comme tu dis.

Le géant mit donc Allanic dans un sac, puis il alla au bois déraciner un hêtre, pour le battre.

Dès qu’il fut sorti, Allanic se mit à crier de toutes ses forces, pour appeler du secours. La femme du géant accourut.

— Qui est là ? qui crie de la sorte ? demanda-t-elle.

— Hélas ! ma bonne dame, un pauvre homme qui n’a jamais fait de mal à personne.

— Qui vous a mis dans ce sac ?

— C’est votre mari.

— Et pourquoi ?

— Pour quelques malheureux morceaux de bois secs pris dans la forêt.

— Pourquoi nous voler du bois aussi ?

— Pour cuire des pommes de terre pour le dîner de ma femme et de mes enfants. Je suis si pauvre ! et j’ai six enfants, et rien que mon travail et la charité des bonnes âmes pour toute ressource. Ayez pitié de moi, et de ma pauvre femme et de mes pauvres enfants qui meurent de faim à la maison ! aidez-moi à sortir d’ici ; votre mari croira que je me serai évadé de moi-même.

La femme du géant se laissa toucher, et elle délia les cordons du sac. Allanic en sortit d’un bond, puis il l’y enferma à sa place. Alors, il courut à la chambre du géant, enleva sa cage d’or et partit.

Goulaffre arriva aussitôt avec un arbre déraciné, et il se mit à battre le sac.

— Arrête, malheureux, je suis ta femme ! criait la géante dans le sac.

Mais Goulaffre ne l’écoutait pas et il frappait comme un sourd. Au bout d’une demi-heure, quand il n’entendit plus crier il ouvrit le sac.

— Ma femme ! s’écria-t-il, en reconnaissant ses vêtements.

Et le voilà de s’arracher les cheveux et de hurler comme une bête sauvage.

Cependant Allanic était arrivé à Paris, avec la cage d’or. Le vieux roi, qui était tout triste et sombre auparavant, redevint gai et joyeux en revoyant sa cage, et il passait des journées entières à contempler cette merveille.

Mais, au bout de quelques mois, sa gaîté s’évanouit encore, peu à peu.

— Que va-t-il me demander à présent ? se disait Allanic inquiet.

Enfin le roi lui dit un jour :

— Je ne vivrai heureux que lorsque vous m’aurez amené ici, dans mon palais, le géant Goulaffre lui-même.

— Ah ! sire, pouvez-vous exiger l’impossible, et après tout ce que j’ai fait pour vous, ne me laisserez-vous pas un moment de tranquillité ?

— Je vous le dis, il faut que vous m’ameniez le géant Goulaffre, ou il n’y a que la mort pour vous !

— Oui, je vois à présent que c’est bien ma mort que vous désirez ; mais au moins, me donnerez-vous tout ce que je vous demanderai, pour tenter cette épreuve impossible ?

— Demandez tout ce que vous voudrez, je ne vous refuserai rien.

— Eh ! bien, faites-moi construire un carrosse d’or massif, tout garni de pointes aiguës à l’intérieur, et dont l’unique portière se fermera d’elle-même sur celui qui entrera dans le carrosse, sans qu’il puisse l’ouvrir, quelle que soit sa force. Il me faudra de plus vingt-quatre chevaux vigoureux, pour les y atteler.

— Vous aurez tout cela, répondit le roi.

On trouva des forgerons et des serruriers habiles, et, en peu de temps, le carrosse fut construit dans les conditions voulues de solidité et de dimensions. On y attela vingt-quatre chevaux magnifiques, Allanic monta sur le siège, habillé en cocher, et il partit.

Quand il arriva dans le bois qui entourait le château, il vit le géant qui s’y promenait. Il pleurait et gémissait et poussait parfois des cris sauvages. Allanic s’avança vers lui, et lui demanda fort respectueusement :

— Quel est, seigneur, le sujet d’une douleur si grande ?

— Ah ! je suis le plus malheureux des géants ! un avorton, nommé Allanic, m’a fait tuer mes deux filles et ma femme ; et de plus il m’a volé mes bottes de sept lieues, ma demi-lune et ma cage d’or. Ah ! si je le tenais ! mais je ne sais où le trouver, ni quel pays il habite.

— Allanic ! mais je le connais très-bien, et j’ai aussi à me plaindre de lui, et je serais bien aise de pouvoir me venger de tout le mal qu’il m’a fait. Entrez dans mon carrosse, seigneur, et je vous le ferai trouver, sans tarder.

Goulaffre qui ne reconnaissait pas Allanic déguisé en cocher de grande maison, entra dans le carrosse sans hésiter, et aussitôt la portière se referma d’elle-même sur lui, avec grand bruit, et le cocher fouetta ses chevaux, qui partirent au grand galop. Le pauvre géant, cahoté dans sa prison, déchiré par les pointes qui lui entraient de tous côtés dans le corps, poussait des cris effrayants et faisait tous ses efforts pour ouvrir la portière et briser le carrosse. Mais c’était en vain. Il épouvantait tout sur son passage hommes et bêtes, par ses cris de rage.

On arriva à Paris. Mais une fois le géant amené dans la cour du palais, on ne savait plus que faire de lui. Tout le monde tremblait en l’entendant hurler et rugir dans sa prison. On assembla le conseil, pour délibérer sur ce qu’il fallait faire. Personne ne sut donner un avis raisonnable. La peur dominait tout. Alors Allanic dit :

— Je conduirai le carrosse au milieu d’une grande plaine ; faites transporter autour de lui cinquante charretées de bois de chêne et autant de charretées de fagots ; ensuite, on y mettra le feu, et Goulaffre sera brûlé vif et réduit en cendres, au milieu de ce feu d’enfer, sans pouvoir faire de mal à personne.

On suivit ce conseil, et on se délivra ainsi du terrible géant Goulaffre.

Allanic se maria alors à la fille du roi, et, comme il avait bon cœur, il nomma Fistilou son premier général d’armée, bien qu’il eût essayé de lui faire beaucoup de mal.

Il y eut, pendant un mois entier, des réjouissances publiques et des festins continuels. Moi, qui étais jeune alors, je fus prise à la cuisine du palais pour tourner la broche, et c’est ainsi que j’ai pu connaître l’histoire d’Allanic et du géant Goulaffre et vous conter toutes choses comme elles se sont passées.


Conté par Barba Tassel.

Plouaret, 1869.






  1. Ce conte, populaire dans l’arrondissement de Lannion, a quelque analogie avec le Petit Poucet de Perrault. — Il y a dans Huon de Bordeaux un géant Angoulaffre, qui pourrait bien être le parrain de notre Goulaffre. —