Contes bretons/Texte entier

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CONTES BRETONS


RECUEILLIS ET TRADUITS


PAR


F.- M. LUZEL.



QUIMPERLÉ
TH. CLAIRET, IMPRIMEUR - LIBRAIRE - ÉDITEUR.
1870.


PRÉFACE.
________


I.


On trouvera réunis ici, sous le titre de Contes bretons, six récits populaires que j’ai recueillis au foyer de nos veillées bretonnes, et dont la plupart ont déjà paru dans différents journaux assez peu répandus. Deux seulement sont complètement inédits ; ce sont, les deux Fils du Pêcheur et le Meunier et son Seigneur. Si je ne donne le texte breton que de trois de mes contes, c’est uniquement pour ne pas faire un livre de cet essai qui a pour objet spécial d’annoncer une publication beaucoup plus considérable (1)[1] et aussi, — et surtout — de solliciter les avis et les conseils des gens compétents. J’ai pensé, du reste, que ces trois textes seraient suffisants pour donner une idée de la méthode que j’ai suivie, tant pour le breton que pour la traduction.

Je suis de l’avis de Boileau quand il dit : —

Ayez de ces amis prompts à vous censurer.

Je pense que deux lignes de critique sincère et judicieuse, sont beaucoup plus profitables pour un écrivain consciencieux que dix pages d’éloges, d’euphémismes et de digressions à côté de la question. Pour moi, je serai toujours reconnaissant à quiconque me mettra à même de corriger une erreur, ou me fera voir les dangers d’une méthode ou d’un système qui s’écarte des exigences légitimes d’une saine critique.

Je sollicite donc les avis et les conseils. Je ne m’engage pas d’avance à les suivre tous et sans réserves ; mais j’y réfléchirai, je les pèserai, je les discuterai avec moi-même et avec mes amis, et toutes les fois que je les croirai justes et de nature à exiger des corrections, des modifications, ou même un changement complet de méthode, — je n’hésiterai pas à les écouter et à les mettre en pratique. Et ce n’est pas seulement pour les contes et les récits que je parle ainsi, mais aussi pour les chants populaires, qui sont toujours l’objet de mes recherches et de mes études assidues et de prédilection.

J’avoue que j’éprouve quelque embarras au sujet de la méthode de traduction à adopter pour les contes et les récits que j’ai recueillis. J’ai déjà sollicité et reçu des avis sur ce point, et l’on n’est pas d’accord. Les uns veulent que je me permette quelques légères licences, mais dans la forme seulement, par la raison que la plupart de ces contes ne sont pas plus bretons que français, bien qu’ils se soient mieux conservés chez nous, et qu’on les trouve un peu dans tous les pays, plus ou moins altérés et modifiés, suivant le génie des peuples. — D’autres sont pour une traduction rigoureusement fidèle et littérale. Ils voudraient qu’on traitât les textes des contes bretons avec le même respect qu’un texte d’Homère ou de Virgile, et qu’on reproduisit avec une exactitude absolue les paroles mêmes, — ipsissima verba, — du conteur.

Il me semble que ces derniers accordent une importance exagérée au texte, dans cette question, et que ce qu’il y a de vraiment important dans ces traditions orales du peuple, ce n’est pas la forme, mais bien le fond, la fable, qu’il convient de traiter avec un respect absolu. Enfin, à mon sens, c’est avant tout une question scientifique, mythologique le plus souvent, — mais non philologique ou grammaticale. Cette fidélité rigoureuse, ce mode de traduction presque mot-à-mot est possible, désirable même, pour les chants populaires où la forme est précise et bien arrêtée, — en ce sens du moins que la même personne chante toujours les mêmes chansons de la même manière. Mais il n’en est pas ainsi pour les contes. Chaque récit varie sensiblement, dans la forme au moins, suivant le conteur ; et quelquefois aussi chaque conteur a deux ou trois manières différentes de débiter le même récit, suivant la composition de son auditoire. Le collecteur, ou l’éditeur, est nécessairement appelé à intervenir parfois, pour élaguer certains détails, ajouter par-çi par-là, un mot, une phrase complétive ou destinée à ménager une transition, ce dont les conteurs populaires se montrent ordinairement assez peu soucieux.

— C’est pour cela que, sans jamais m’écarter bien sensiblement du texte breton, et en ayant toujours un respect absolu pour la fable, je n’ai pas cru devoir m’astreindre dans mes traductions à la fidélité qu’on serait en droit d’exiger pour un texte classique.

Je le répète, — je pense que, dans cette question, le fond doit primer la forme. Il n’y a pas ici de texte véritablement authentique et arrêté, et il faut de toute nécessité faire la part de l’éditeur ; tout ce qu’on peut lui demander raisonnablement c’est que cette part soit aussi petite que possible.

Du reste, on trouvera ici des essais de traduction présentant différents degrés de fidélité au texte breton. Les trois premiers contes ont été traités avec quelque liberté dans la forme, — liberté relative veux-je dire ; le quatrième et le cinquième serrent de plus près le texte, et le sixième est tout-à-fait littéral.

Sans vouloir faire une étude complète sur la matière, (bien loin de là), — je veux dire, ici, quelques mots sur nos contes populaires et sur la méthode qui a présidé à mes recherches. Je reviendrai, une autre fois, sur ce sujet avec plus de détails. —

II.


La littérature orale et traditionnelle des Bretons-Armoricains se divise en deux grandes branches : — La poésie, qui comprend les chants populaires de toute nature, — et la prose, qui comprend les contes, et récits de tout genre. Je ne parle pas du théâtre ; ce n’est pas de la littérature orale proprement dite.

C’est ainsi que les peuples Scandinaves ont leurs sagas à côté des eddas, — et les Orientaux, les contes des Mille et une nuits, à côté des grands poëmes indiens et persans.

Notre poésie populaire commence à être connue, quoiqu’il y ait encore beaucoup à faire sur ce point ; mais nos anciens contes de veillées, les récits traditionnels de la muse rustique et les superstitions qui ont cours dans nos campagnes, sont encore presque complètement inconnus. Je n’ignore pourtant pas que quelques écrivains bretons, et même d’autres qui ne connaissaient en aucune façon la Bretagne, ont publié des contes et des récits plus ou moins populaires, et qui tous avaient la prétention de reproduire fidèlement les traditions qui se sont perpétuées de génération en génération dans nos chaumières et nos manoirs. Mais malheureusement dans ces compositions, écrites d’aprés des souvenirs vagues, ou purement imaginaires, l’écrivain se substitue presque toujours au narrateur rustique, et son imagination se donne trop libre carrière. Aussi, sauf deux ou trois fois peut-être, dans le Foyer breton de M. Émile Souvestre, le vrai caractère de cette littérature populaire n’a-t-il pas été reproduit, le fond n’a pas été atteint, et c’est pourtant le côté vraiment important de la question.[2] — Il y a donc là une mine encore inexplorée, plus riche et plus intéressante qu’on ne le croit généralement, et dont la science et la critique ne doivent pas négliger plus longtemps de s’enquérir et de s’occuper sérieusement. Il sortira de cette étude, j’en ai la conviction, des résultats inattendus et des éléments de comparaison précieux pour l’histoire, l’ethnographie et la mythologie comparées des peuples d’origine celtique.

Nos contes populaires sont incontestablement plus anciens que nos chants ; ils sont aussi plus dans le courant des traditions anciennes et, en un mot, plus foncièrement celtiques.

Le merveilleux et l’aventure, le désir de pénétrer l’inconnu et de s’élancer au-delà des limites et des horizons terrestres, forment le fond et le caractère principal de nos traditions nationales. C’est aussi dans cette soif toujours inassouvie et toujours persistante d’idéal et d’inconnu qu’un écrivain breton croit trouver, sinon l’excuse, du moins l’explication du penchant irrésistible des Bretons à l’ivresse. — Ne dites pas, ajoute-t-il, — « que c’est appétit de jouissance grossière, car jamais peuple ne fut d’ailleurs plus sobre et plus détaché de toute sensualité : non, les Bretons cherchaient dans l’hydromel ce qu’Owenn, saint Brandan et Pérédur poursuivaient à leur manière, la vision du monde invisible. » —[3].

Ce qui nous frappe, en second lieu, dans les contes bretons, c’est la place qu’y tiennent les animaux, transformés par l’imagination en créatures intelligentes, et presque toujours bienveillantes et secourables à l’homme. Aucune race ne conversa aussi intimement que la race celtique avec les êtres inférieurs et ne leur accorda une aussi large part de vie morale. La mansuétude envers les animaux compte au nombre des vertus théologales chez les Brahmanes : «  — La douceur envers tous les êtres, en action, en pensée, en paroles, la protection, la libéralité, constituent le devoir des sages. Chez la plupart des hommes, c’est la force qui domine ; mais les sages exercent la compassion envers leurs ennemis même. »[4]

Dans ces narrations étranges, l’homme et l’animal vivent ordinairement en communion de pensées et d’intérêts ; ils conversent ensemble, familièrement, ils sont amis, presque frères, et se rendent des services réciproques. Tel personnage se présente à nous successivement sous les formes les plus diverses ; comme le vieux Protée de la fable grecque, il est tour-à-tour homme, quadrupède, oiseau, poisson, flamme, arbre, fontaine ; — et il est peu de contes où le héros ne soit l’obligé d’un animal quelconque, depuis l’aigle et le lion, jusqu’au roitelet et à la fourmi ; depuis la baleine, jusqu’au moindre petit poisson. C’est un naturalisme sans bornes. Parmi tous les êtres de la création, je ne vois guère que le corbeau, le loup et le serpent ou le dragon qui ne soient pas sympathiques à l’homme et disposés à lui venir en aide. Dans la mythologie Scandinave, ces trois animaux symbolisent aussi la méchanceté et le mal. Le corbeau est une forme de Loki, principe du mal. Il mit au monde Hela (la Mort), le grand serpent qui fut jeté dans la mer, où il demeure plongé, entourant la terre de ses replis, — et le loup Fenris, principe destructeur, et qui dévora la lune.

Cette mansuétude envers les animaux et cette sympathie universelle pour tous les êtres créés me semblent provenir de la croyance à la métempsycose. C’est aussi le sentiment de M. Adolphe Pictet, de Genève, et voici en quels termes il l’exprime : —

… « L’humanité et la nature sont sœurs (pour l’Indien) ; — filles d’un même principe, elles se mêlent sans cesse par une transformation mutuelle, et l’homme d’aujourd’hui, en rentrant par la mort dans les cinq éléments, peut renaître demain plante ou animal. De là, d’une part, cet esprit de douceur, de bienveillance, de commisération envers tous les êtres naturels qui caractérise à un si haut degré le génie indien ; et de l’autre, ce penchant à la sentimentalité contemplative qui jette une teinte de mélancolie sur la nature entière, et avec laquelle nous sympathisons mieux… qu’avec la manière simple, naïve, insouciante et joyeuse dont les Grecs considéraient le monde extérieur[5]. » —

Un autre caractère de nos contes bretons, c’est une tendre compassion pour les faibles et pour les malheureux. Les cadets, les disgraciés de la nature, bossus, boiteux, aveugles, les pauvres d’esprit, les innocents, comme ils les appellent, sont les héros ordinaires de nos conteurs, et, après une série de travaux prodigieux et d’épreuves surhumaines, ils parviennent toujours à déjouer les trames et les combinaisons les plus perfides, les plus infernales, de leurs ennemis, à triompher de la force brutale des géants stupides, comme des artifices et des magies des enchanteurs, des sorciers, du Diable, — en un mot, de tous les mauvais génies.

C’est aussi ce que M. Alexandre Chodzko dit des contes slaves : —

— « Les héros sont presque toujours autant de cadets de famille, pauvres d’esprit, sots, suivant le monde, foncièrement bons, doux, humbles, et qui, à force de longanimité, de patience et de persévérance à pratiquer la vertu, après maintes épreuves, parviennent au but de leurs efforts. Ils sont très sympathiques envers les animaux, et s’approchent ainsi du modèle dont il y a plusieurs exemples dans les livres sacrés de l’Inde. On n’a qu’à ouvrir une légende du Mahabharata où, pour épargner la vie d’un pigeon, et en même temps pour satisfaire la faim d’un faucon qui le poursuivait, le vertueux prince se fit couper, dans sa propre chair, l’équivalent du poids du pigeon. Au dénoûment de la légende, on voit que le pigeon n’était autre chose que le dieu Agni, et le faucon, le dieu Indra, qui, ayant ainsi éprouvé la vertu du roi, le portent, corps et âme, au séjour des bienheureux. Ailleurs, le même prince ne veut habiter le Paradis qu’à la condition qu’on lui permettra de se faire accompagner de tous ses amis, y compris un chien qu’il affectionnait[6]. » —

D’où viennent ces traditions, ces contes ? — Comment sont-ils arrivés en Bretagne et parvenus jusqu’à nous ? — Tout cela vient évidemment de l’Orient, — m’écrivait il y a quelque temps M. Ed. Laboulaye qui, depuis près de vingt ans, s’efforce de recueillir des contes populaires de tous les peuples. — Oui, ces contes viennent, sinon tous, du moins pour la plupart, de l’Orient ; cela me paraît incontestable ; mais comment et par où ? — Par les Persans et les Arabes, — me disait un autre membre de l’Institut à qui je posais la question. — Mais quand et comment les peuples de l’Europe se trouvèrent-ils en rapports assez directs avec l’Asie pour lui emprunter ses contes et ses légendes ? — Par les croisades, sans doute, et, antérieurement, par les invasions des Arabes ou Sarrasins dans le midi de la France. — Alors, dans le premier cas, celui de l’introduction par les croisades, — ces traditions ne remonteraient pas, chez nous, plus haut que l’année 1096, ou même plus tard, et dans le second cas, elles devraient être plus répandues et mieux conservées de l’autre côté de la Loire : — et c’est précisément le contraire qui a lieu, si je ne me trompe. Je crois même que les contes populaires du midi de la France doivent différer sensiblement des contes bretons et slaves.

Pour moi, je pense que la plupart de ces traditions orales venues jusqu’à nous de génération en génération, faisaient partie du fonds commun que tous les peuples d’origine celtique emportèrent, à différentes époques, de l’Asie, dans les diverses parties de l’Europe où ils s’établirent. Les rapports nombreux, incontestables des contes bretons armoricains avec ceux qu’ont recueillis en Allemagne les frères Grimm, et différents auteurs, entre autres Erben, Bogena Nemçova, Glinski, Campbell etc., — en Serbie, en Lithuanie, en Bohème, en Russie, en Grèce, en Angleterre, dans le pays de Galles, en Irlande et dans les autres pays où se fixèrent les tribus celtiques, dans leurs migrations successives, — paraissent donner quelque poids à cette opinion, et je suis convaincu que de nouvelles découvertes viendront encore lui prêter leur appui. En effet, ces rapports sont frappants : même fond de merveilleux et d’aventures, mêmes fables, même mythologie, même naturalisme, et souvent mêmes héros et mêmes détails. On est tout étonné, quand on lit le recueil des frères Grimm, ou les Contes des paysans et des pâtres slaves traduits par M. Alex : Chodzko, de rencontrer presque tous les mêmes contes dans nos chaumières bretonnes, à peine modifiés et altérés par les conteurs. Parfois aussi, on y trouve les imaginations des poëmes indiens et les conceptions védiques, ou du moins des échos affaiblis, mais reconnaissables encore de ces monuments primitifs. Enfin, les lignes suivantes par lesquelles M. Alex : Chodzko définit les contes slaves, s’appliquent parfaitement aux contes bretons, à tel point que l’on dirait qu’elles ont été écrites exprès pour eux : —

— « Les conteurs slaves racontent monts et merveilles des chars aériens, des chevaux à la crinière d’or, des magiciens et magiciennes mythiques, des géans, des nains, des poissons et des oiseaux qui parlent, des dragons pourvus d’ailes et vomissant du feu, des oiseaux de flamme, dont une seule plume suffit pour éclairer la nuit, du breuvage de l’immortalité que des corbeaux apportent à leurs protégés, des pelotes dont le fil, comme celui d’Arianne, fait traverser au héros les déserts et les labyrinthes les plus inextricables ; il y a des mots et des formules d’une puissance tout aussi infaillible que celle des mantras indiens ; il y a des ermites pénitents qui, en vrais richis indiens, ne vivent que pour mourir, absorbés dans l’union avec Dieu ; il y a des génies malfaisants et bienfaisants qui servent l’homme, des luths harmonieux qui jouent sans qu’on y touche ; il y a tout un monde de créatures ensorcelées, dont il faut briser le charme, pour les rappeler à la vie normale, etc…[7]. » —

J’ai souvent songé à recueillir toute cette littérature orale qui a charmé mon enfance, au foyer du manoir paternel, et aujourd’hui qu’il m’est donné de disposer d’un peu de loisir pour la réalisation de ce projet, je veux y consacrer mon temps et mes soins et y apporter toute la sincérité et l’exactitude désirables en pareille matière. Mon ambition serait, — toute proportion gardée et dans la mesure de mes forces, — de faire pour notre Basse-Bretagne ce que les deux Grimm ont fait pour l’Allemagne. Tous les soirs, je vais m’asseoir au foyer de la veillée, au coin de l’âtre enfumé des fermes et des manoirs bretons, et là, suivant l’usage et les formules antiques, les conteurs les plus renommés de chaque village étonnent et charment tour-à-tour mon esprit par les ressources infinies de l’imagination celtique, si féconde en merveilles, en magies et en enchantements de toute sorte. — Je recueille tout en breton, arrêtant souvent le conteur et lui faisant répéter certains passages, afin de reproduire avec une fidélité aussi rigoureuse que possible le mouvement, les nuances, la physionomie même de ses narrations. Rien de tout cela n’est à dédaigner dans les travaux de cette nature, et un chant, une tradition, un conte populaire n’ont de valeur réelle et d’importance historique ou philologique qu’autant qu’ils sont la reproduction exacte et sans modification d’aucune nature des chants et des récits du peuple. —

Le recueil que je prépare ne contiendra sans doute pas tous les contes, les récits et les superstitions qui ont cours dans nos campagnes ; il faudrait pour cela plusieurs années de recherches encore ; mais j’ose espérer qu’il suffira pour donner une juste idée de l’importance et de la richesse de la mine où gisent ces sources d’information aussi précieuses qu’inconnues, et peut-être mon exemple inspirera-t-il à quelqu’autre breton le désir tout patriotique de continuer mes investigations et de compléter mon travail[8]. —

F.-M. Luzel.








LE GÉANT GOULAFFRE[9]
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Il y avait une fois une pauvre femme, restée veuve avec un fils. Tous les jours, la mère et son fils allaient mendier de porte en porte, dans les fermes et les manoirs, recueillant par ici un morceau de pain d’orge, plus loin une crêpe de sarrasin, ailleurs, quelques pommes de terre ; et ils vivaient ainsi de la charité des bonnes âmes. L’enfant s’appelait Allanic, et sa mère Godic ou Marguerite. Quand Allanic eut atteint l’âge de quatorze ou quinze ans, comme il était vigoureux et bien portant, et que néanmoins il continuait de mendier avec sa mère, souvent les paysans disaient à celle-ci : — Il est grand temps, Marguerite, que ce gaillard-là travaille aussi pour gagner son pain ; vous l’avez nourri assez longtemps à rien faire ; à son tour à présent de vous aider aussi. Voyez donc comme il est fort et bien portant ! n’as-tu pas de bonté, fainéant, de rester ainsi à la charge de ta vieille mère ? — Tous les jours, c’était de semblables réprimandes, et tous les jours aussi ils rentraient, le soir, avec leur besace plus légère. Ce que voyant Allanic, il dit à sa mère : Je veux aller en France, mère (en breton : mont en Gall), pour essayer de gagner ma vie, et vous secourir à mon tour. — Godic éprouva du chagrin de la résolution de son fils ; mais elle comprit pourtant qu’elle ne pouvait le retenir toujours, et ne s’opposa pas à son départ.

Allanic partit donc, par un beau matin de printemps, emportant, au bout d’un bâton, un pain de seigle, avec six crêpes, et tout fier d’avoir dans sa poche six réaux (un franc cinquante centimes), que lui avait donnés sa mère. Il allait à l’aventure, à la grâce de Dieu. Vers midi, il remarqua sur le bord de la route qu’il suivait une fontaine à l’eau fraîche et limpide et ombragée par un bouquet d’arbres. Il s’y arrêta pour se reposer un peu, manger un morceau de pain, avec une crêpe, puis, poursuivre son chemin. Pendant qu’il était tout à son frugal repas, assis à l’ombre, un autre voyageur qui ne paraissait guère plus riche que lui, s’approcha aussi de la fontaine, pour se désaltérer. Allanic lui offrit une crêpe ; ils entrèrent en conversation et furent bien vite amis.

— Où allez-vous ainsi, camarade ? lui dit Allanic.

— Ma foi, je vais devant moi, et je n’en sais pas plus long. Et vous ?

— Moi, je vais en France, pour chercher à gagner ma vie.

— Eh ! bien, voyageons de compagnie, si vous le voulez bien ?

— Je ne demande pas mieux. Quel métier exercez-vous ?

— Moi, je suis danseur, et mon nom est Fistilou.

— À merveille, car moi, je suis musicien, et je me nomme Allanic.

— Mais de quel instrument jouez-vous donc ? car je ne vous en vois aucun.

— Oh ! mon instrument à moi ne coûte pas cher, et j’en trouverai à discrétion ; tenez, voilà un champ qui en est tout plein. Autant de pailles, deux ou trois fois autant d’instruments.

— Comment cela ? vous plaisantez sans doute ?

-— Je ne plaisante pas, et je vais vous le prouver à l’instant.

Et sautant par-dessus la clôture dans un champ de seigle qui était tout auprès, Allanic y coupa avec son couteau une tige de seigle, et, en un instant, il en eut fabriqué un chalumeau, semblable à ceux qu’on voit aux petits pâtres, au printemps ; et il se mit à en jouer avec une adresse et une dextérité peu communes. Fistilou, en l’entendant, se mit à danser, à gambader et à jeter son chapeau en l’air, en criant : iou ! iou ! hou ! hou ! comme les Cornouaillais. Et les voilà les meilleurs amis du monde, et de poursuivre leur chemin, en causant, en riant et rêvant d’abondantes recettes. Vers le soir, ils arrivèrent dans une ville dont je n’ai pas retenu le nom. Ils se trouvèrent bientôt sur une place, entourée de maisons de tous les côtés, et où il y avait beaucoup de promeneurs. Allanic se mit à jouer de son chalumeau de paille, Fistilou, à danser à gambader et à jeter son chapeau en l’air, en criant : — iou ! iou ! hou ! hou ! — Et l’on accourait de tous côtés, l’on se foulait, l’on se pressait pour les voir. Jamais les habitants de cette ville n’avaient ouï pareille musique, ni vu semblable danse. Les pièces de deux sols et même de deux réaux (cinquante centimes) pleuvaient autour d’eux, et ils firent une magnifique recette, cinq ou six écus, au moins. Le lendemain ils recommencèrent, et la recette fut encore excellente. Ils ne se possédaient pas de joie.

Mais Fistilou eut alors une malheureuse idée. Il pensa que, puisqu’il gagnait tant d’argent avec un simple chalumeau de paille, s’ils avaient un violon, ils en gagneraient dix fois plus. On acheta donc un violon, et Allanic se mit à en racler de manière à écorcher les oreilles les moins délicates. N’importe ! ils trouvaient que c’était charmant, et ils s’en promettaient merveilles. Ils allèrent alors dans une autre ville pour expérimenter leur nouvelle méthode. Dès en arrivant, ils se mirent à jouer et à danser sur une place publique. Mais ils furent bien étonnés de voir que les habitants de cette ville, loin d’accourir à eux, fuyaient en courant et en se bouchant les oreilles ; et au lieu de pièces de deux sols et de deux réaux (cinquante centimes), ils ne reçurent, cette fois, que des injures et des pierres ; si bien qu’il leur fallut quitter la ville au plus vite.

— Décidément ces gens-là n’aiment pas la belle musique ! se disaient-ils, quand ils furent à l’abri des pierres. Il faudra revenir aux chalumeaux de paille.

Allanic coupa un chalumeau dans le premier champ de seigle qu’ils rencontrèrent et ils continuèrent leur chemin, mais moins joyeuse que la veille, car déjà ils n’avaient plus le sou.

Ils se trouvèrent bientôt devant un château ceint de hautes murailles.

— Il faut essayer encore ici l’effet de notre musique et de notre danse, se dirent-ils.

Mais ils étaient bien embarrassés de savoir comment entrer. Ils voyaient bien une porte, avec un marteau ; mais ce marteau était si haut placé, qu’ils n’y pouvaient atteindre.

— Mets-toi contre la porte, dit Fistilou à Allanic, je monterai sur tes épaules et de la sorte j’atteindrai le marteau.

Ils firent ainsi. La porte s’ouvrit aussitôt et ils entrèrent dans un jardin où ils virent deux belles demoiselles qui se promenaient. C’étaient les filles du géant Goulaffre, qui demeurait dans ce château. Allanic se mit à jouer de son chalumeau de paille, Fistilou à danser et à gambader, et les deux demoiselles accoururent pour les regarder. Elles ne sortaient jamais de leur jardin ; aussi n’avaient-elles jamais vu rien de semblable, et elles s’amusaient fort de la musique de l’un et des gambades et des cris de l’autre. Leur mère, une géante de dix pieds de haut, arriva aussi, et elles la prièrent instamment de garder ces deux hommes dans le château, pour les amuser, puisqu’elles ne sortaient jamais.

— Mais votre père, mes enfants, vous n’y songez donc point ?

Ils sont si amusants et si gentils, que notre père s’en amusera comme nous, et les laissera vivre.

— Je n’en suis pas bien certaine ; mais qu’ils restent, quand même, puisqu’ils vous amusent.

Et voilà les deux jeunes géantes bien heureuses. L’heure du souper venue, on sonna une cloche, et le géant arriva. On avait caché nos deux amis dans un grand bahut ; mais le géant, en entrant dans la salle à manger s’écria aussitôt :

— Je sens l’odeur de chrétien, et je veux le manger !

— Je voudrais bien voir ça, par exemple, répondit sa femme ; manger mes deux neveux qui sont venus me voir, deux garçons si charmants et qui amusent tant nos filles, par leurs talents, et vous amuseront vous-même !

— Faites venir vos neveux, que je les voie, ma femme.

On fit sortir nos deux compagnons du bahut, tremblants et mourants de frayeur.

— Ils sont bien petits, vos neveux, ma femme ! Et que savent-ils faire ?

— Danser et faire de la musique à ravir.

— C’est bien ; mais soupons d’abord, car j’ai grand faim, puis, nous verrons.

Et ils se mirent à table. On servit d’abord de la soupe dans un tonneau défoncé. Puis, on apporta sur un plat, un chrétien rôti. Le géant Goulaffre le découpa, garda pour lui la plus grande part, ensuite la géante partagea ce qu’il en restait entre elle et ses deux filles. Elle donna aussi un pied à chacun des deux étrangers.

Ceux-ci étaient tout tristes, se regardaient avec de grands yeux et ne mangeaient pas.

— Eh ! bien, vous ne mangez donc pas les petits ? leur dit le géant.

— Nous n’avons pas faim, Seigneur.

— C’est cependant bien bon ! — Et prenant les deux pieds qu’ils avaient sur leurs plats, il les avala en une bouchée.

Quand le repas fut fini :

— Voyons maintenant vos talents, mes enfants, et tâchez de me divertir un peu.

Et Allanic se mit à jouer de son chalumeau de paille et Fistilou à danser, à gambader et à jeter son chapeau en l’air en criant : — iou ! iou ! hou ! hou ! — Le géant riait à gorge déployée et s’en amusait beaucoup ; et sa femme et ses deux filles aussi.

— Je suis content de vous, leur dit Goulaffre, au bout d’une heure de cet exercice ; allez dormir à présent avec mes filles et demain je verrai ce que je ferai de vous.

La géante les conduisit alors à leur chambre, donna des bonnets rouges à Allanic et à Fistilou, pour mettre sur leur tête, des bonnets blancs à ses filles, puis, elle s’en alla.

Les deux jeunes géantes ne tardèrent pas à s’endormir et à ronfler, à faire trembler les vitraux de la chambre dans leurs châssis. Mais Allanic et Fistilou ne dormaient pas. Ils entendirent bientôt du bruit dans l’appartement au-dessous d’eux. C’étaient le géant et sa femme qui se querellaient. Allanic sauta hors de son lit, colla son oreille contre le plancher, et voici ce qu’il entendit :

— Je vous le dis, femme, je veux les manger, demain matin, à déjeuner.

— Attendez du moins quelques jours encore ; ils vous amuseront avec leur musique et leur danse. Et nos filles, ces pauvres enfants qui n’ont aucune distraction, vous avez vu comme elles étaient contentes et heureuses ; épargnez-les, pour elles.

— Il n’y a pas à dire, il faut que je les mange demain matin. Où est mon coutelas ?

Et un moment après on entendit les pas du géant sur les marches de l’escalier. Allanic courut alors à son lit, échangea son bonnet rouge contre le bonnet blanc de la jeune géante, qui dormait toujours, dit à Fistilou d’en faire autant, puis ils tournèrent leurs figures du côté du mur et feignirent de dormir profondément. Goulaffre entra aussitôt dans la chambre, tenant d’une main une lanterne, et de l’autre, un grand coutelas. Il s’approcha du premier lit, trancha d’un seul coup la tête qui portait le bonnet rouge, courut au second lit, et en fit autant, puis laissant les têtes rouler sur le plancher, il descendit, emportant les corps de ses deux filles sous son bras ; et il les jeta sur la table de la cuisine, sans les examiner.

Quand il revint dans sa chambre à coucher, il dit à sa femme :

— C’est fait ! quel excellent déjeuner demain matin.

— Pourvu que vous ne vous soyez pas trompé dans votre précipitation ! lui dit la géante.

— Comment voulez-vous que je me sois trompé ? je sais bien distinguer un bonnet rouge d’un bonnet blanc peut-être.

Puis ils s’endormirent tranquillement.

Quant à Allanic et à Fistilou, aussitôt que le géant fut sorti de leur chambre, ils descendirent dans le jardin, à l’aide de leurs draps de lits, et se donnèrent de l’air !

Le lendemain matin, Goulaffre fit se lever sa femme de bonne heure, pour lui préparer son déjeuner. Mais quand celle-ci arriva dans la cuisine et qu’elle reconnut ses filles, elle se mit à pousser des cris à faire trembler le château. Goulaffre accourut, en l’entendant et joignit ses cris et ses beuglements à ceux de sa femme. Il courut à la chambre de ses filles, croyant y trouver encore ses deux hôtes. Mais il n’y trouva qu’un papier sur lequel il y avait écrit (Fistilou savait lire et écrire un peu) : — « Fistilou et son ami Allanic remercient le géant Goulaffre pour l’hospitalité qu’il leur a accordée, et lui promettent de revenir le voir. »

Le géant, rugissant de colère, prit alors ses bottes de sept lieues et se mit à la poursuite des fugitifs. Ceux-ci étaient déjà loin du château ; mais Goulaffre les eut bientôt atteints. Voyant passer par-dessus leurs têtes une grande jambe, avec des bottes énormes, ils se dirent : — voici le géant ! — et ils se cachèrent sous une grande pierre qui se trouvait près de là, et Goulaffre passa sans les voir. Quand ils le crurent loin, ils sortirent de leur cachette et poursuivirent aussi leur route. Vers le coucher du soleil, ils arrivèrent sur une grande lande parsemée d’énormes blocs de granit, isolés ou entassés les uns sur les autres. Parmi ces derniers, ils virent deux grandes bottes, puis, plus loin, au fond d’une grotte sombre, quelque chose de rouge et de brillant, et qui ressemblait à ces anciens carreaux de fenêtres qu’on nommait œils-de-bœuf. Ils s’approchèrent, sur la pointe des pieds, et ils reconnurent que c’était Goulaffre qui, fatigué de sa poursuite, (car les bottes à sept lieues fatiguent beaucoup), s’était arrêté là pour se reposer un peu. L’objet rouge et brillant qu’ils apercevaient au fond de la grotte, c’était son œil unique. Il dormait profondément. Ils restèrent quelques minutes à le considérer, puis Allanic dit :

— Si nous pouvions lui enlever ses bottes de sept lieues ! alors nous nous moquerions de lui.

— Oui, mais s’il se réveille ? répondit Fistilou.

— Il dort trop bien pour cela ; écoute, comme il ronfle ! essayons pour voir.

Ils lui enlevèrent une de ses bottes, sans qu’il bougeât ; mais comme ils tiraient de toutes leurs forces, sur la seconde, le géant fit un mouvement, et ils se crurent perdus. Heureusement qu’il ne se réveilla pas, et ils purent la lui enlever aussi, Allanic mit alors les deux bottes, et il se disposait à partir, quand l’autre lui dit :

— Et moi ! vas-tu me laisser ici, à présent ?

— Monte sur mon dos, vite !

Et les voilà partis, l’un portant l’autre.

Quand Goulaffre se réveilla et qu’il vit qu’il n’avait plus ses bottes, il poussa des hurlements à effrayer les animaux à trois lieues à la ronde. Il lui fallut s’en retourner à son château sans botte, et quand il y arriva, il avait les pieds tout en sang.

Cependant Allanic et Fistilou étaient arrivés à Paris. Ils allèrent frapper au palais du roi, pour demander du travail, et ils furent pris comme garçons d’écurie.

Le fils du roi aimait passionnément la chasse ; mais il paraît que c’était chez lui passion assez malheureuse et que sa carnassière était souvent vide au retour, si bien que Fistilou dit un jour devant ses camarades :

Mon ami Allanic prendrait, en un seul jour, autant de gibier que le jeune prince dans toute une année.

Le propos fut rapporté au prince. Celui-ci fit appeler Allanic et l’emmena avec lui à la chasse dès le lendemain. Allanic n’oublia pas d’emporter ses bottes de sept lieues dans sa carnassière, car comme c’étaient des bottes fées, elles augmentaient ou diminuaient de volume à volonté. On lui donna un bon fusil, le premier qu’il eût jamais tenu entre ses mains, et le prince et lui se rendirent dans un grand bois où le gibier de toute nature abondait. Sous prétexte de faire les honneurs de la journée à son compagnon, Allanic le laissait tirer toutes les pièces, lièvres, chevreuils, renards, et, comme il était d’une maladresse rare, il manquait tout.

Vers midi, ils s’assirent sur la mousse, au pied d’un chêne, pour manger un morceau de pâté et boire un verre de vin. Allanic dit alors au prince :

— Reposez-vous un peu, mon prince, pendant que je vais pousser une petite pointe dans cette direction ; dans une heure, au plus, je reviendrai vous rejoindre.

— Allez, lui dit le prince, et soyez plus heureux que moi.

À quelques pas de là, Allanic mit ses bottes de sept lieues, et, en moins d’une heure il eut pris tant de gibier de toute sorte, qu’il lui fallut demander une charrette dans une ferme voisine, pour les porter au palais.

— Et comment avez-vous pu, en si peu de temps, faire un tel massacre ? lui dit le prince, en le voyant revenir avec sa charrette pleine.

— C’est la chance, mon prince, et un peu d’adresse aussi ; mais vous le savez bien, il y a des jours où l’on se croirait vraiment ensorcelé tant on est malheureux, et vous êtes, paraît-il, dans un de ces jours-là.

Le prince parut se contenter de cette explication, et l’on rentra au palais, où l’on fut bien étonné de voir arriver une telle quantité de gibier.

À partir de ce jour, Allanic fut bienvenu du roi et surtout du prince, qu’il accompagnait presque tous les jours à la chasse. Fistilou, jaloux de cette faveur, entreprit de susciter de nouveaux embarras à son ancien ami. Il raconta aux valets d’écurie et autres leur visite au château du géant Goulaffre et la manière dont ils étaient parvenus à en sortir sans mal ; il parla aussi des bottes de sept lieues du géant, avec lesquelles Allanic faisait des chasses si merveilleuses. Ces bruits arrivèrent vite aux oreilles du roi, qui fit appeler Allanic et lui parla ainsi : —

— On dit que vous avez été au château du géant Goulaffre, et que vous en êtes revenu sans mal ?

— Rien n’est plus vrai, sire.

— Ah ! quel brigand, quel monstre que ce Goulaffre ! et qu’il m’a fait de mal ! il m’a volé ma demi-lune, une merveille incomparable, et ma cage d’or qui faisait mon bonheur ! Ah ! si je pouvais me venger sur lui et recouvrer ma demi-lune et ma cage d’or ! Mais puisque vous avez déjà été chez lui et que vous en êtes revenu sans mal, vous pourriez bien y retourner.

— Ah ! sire, si vous saviez quel monstre terrible est ce géant ! il me mangerait, sûrement, si je retournais chez lui.

— Vous y avez été déjà, et vous avez rapporté ses bottes de sept lieues ; il faut que vous y retourniez et que vous me rapportiez ma demi-lune, ou vous serez brûlé vif.

— Être brûlé vif ici, ou être mangé par Goulaffre, il m’importe assez peu, et puisqu’il en est ainsi, je tenterai l’aventure.

Allanic partit donc, et comme il connaissait le chemin et qu’il avait ses bottes de sept lieues, il arriva facilement devant le château du géant. Des couvreurs réparaient les toits. Il se cacha dans le bois, pour attendre la nuit. Vers dix heures, comme il faisait bien sombre, la demi-lune fut arborée sur la plus haute tour, et aussitôt tout s’éclaira à plusieurs lieues à la ronde.

Les couvreurs, en se retirant le soir, avaient laissé leurs échelles contre les murs du château. Vers minuit, Allanic sortit du bois, et, au moyen de ces échelles, il monta sur la plateforme de la tour, enleva la demi-lune, la mit dans un sac qu’il avait emporté, et partit sans rester comme on dit, à chercher cinq pieds au mouton. À l’obscurité qui se fit soudainement, le géant sortit, pour en connaître la cause. Il vit Allanic qui partait, emportant sa demi-lune sur son dos. Il cria, il hurla comme une bête féroce. Il voulut poursuivre le voleur ; mais hélas ! il n’avait plus ses bottes de sept lieues.

Quand Allanic arriva à Paris avec sa demi-lune, il l’arbora aussitôt sur la plus haute tour du palais du roi, et la ville entière, tout à l’heure plongée dans l’obscurité, se trouva soudain éclairée comme en plein jour. Les habitants se levaient et accouraient vers le palais, d’où venait la lumière, et voyant que leur roi avait retrouvé sa demi-lune, ils en étaient tout heureux. Le roi lui-même ne se tenait pas de joie. Il fit commander un grand festin auquel furent invités les princes, les princesses, les généraux, tous les grands du royaume, et il leur présenta Allanic comme le conquérant de la demi-lune et leur ordonna de l’honorer et de le considérer comme son meilleur ami. Les fêtes et les réjouissances durèrent quinze jours entiers dans toute la ville.

Quand il eut admiré sa demi-lune pendant trois mois, le vieux roi se mit à regretter plus que jamais sa cage d’or, et chaque jour sa joie se dissipait, et il devenait de plus en plus triste. Allanic le remarqua, comme tout le monde, et il se dit à part lui :

— Cela va mal ; le roi ne se consolera jamais de la perte de sa cage d’or et un de ces jours il m’ordonnera, je le crains bien, d’aller la lui chercher.

Et, en effet, peu après le roi l’appela dans sa chambre, et lui dit :

— Allanic, vous voyez que je dépéris de tristesse et de chagrin ; c’est la perte de ma cage d’or qui en est la cause, et si je ne la revois dans mon palais, j’en mourrai sans tarder. Vous avez enlevé ses bottes de sept lieues à Goulaffre ; vous m’avez également reconquis ma demi-lune ; il faut que vous me rapportiez maintenant ma cage d’or.

— Ah ! sire, ce que vous me demandez là, nul homme au monde ne pourrait le faire. Songez donc que cette cage est suspendue par quatre chaînes d’or au-dessus du lit du géant ! Comment pénétrer dans sa chambre et couper les quatre chaînes d’or sans qu’il se réveille ? c’est impossible.

— Vous m’avez bien rapporté ma demi-lune, il faut me rapporter également ma cage d’or, ou il n’y a que la mort pour vous !

— Vous voulez m’envoyer à une mort certaine ; mais mourir ici ou mourir là-bas, peu m’importe après tout, et je préfère tenter encore l’aventure. Faites-moi fabriquer des ciseaux capables de couper des chaînes d’or comme des fils de lin ou de chanvre, et alors je partirai.

On trouva un artisan assez habile pour fabriquer les ciseaux nécessaires et Allanic partit. Quand il arriva près du château, il vit avec plaisir que les couvreurs n’avaient pas terminé leur travail et que leurs échelles étaient encore appliquées contre les murs. Vers minuit, il pénétra dans la chambre de Goulaffre, en brisant une fenêtre. Le géant dormait si profondément qu’il n’entendit rien. La chambre était éclairée. Allanic vit la cage d’or au-dessus du front de Goulaffre. Il posa un de ses pieds sur le rebord du lit, l’autre contre le mur, et d’un coup de ses ciseaux il coupa une chaîne d’or, reinn ! Le géant ne bougea pas. Puis il coupa une seconde chaîne, reinn ! Le géant fit un mouvement. Puis une troisième : reinn ! Le géant se retourna dans son lit, mais ne se réveilla pas. Enfin la quatrième chaîne fut coupée, reinn ! Mais hélas ! la cage tomba sur la figure de Goulaffre et le réveilla. Il saisit Allanic par le milieu du corps, il le reconnut et s’écria :

— Ah ! c’est donc toi, petit monstre ! pour cette fois tu ne m’échapperas pas, et ton affaire est claire ; Je le mangerai à mon déjeuner, ce matin même.

— Hélas ! je vois bien que je n’ai plus aucun espoir et que c’en est fait de moi. Je reconnais, du reste, que j’ai mérité mon sort, par tout le mal que je vous ai fait. Mais à quelle sauce comptez-vous me manger, Je vous prie ?

— À la broche ; et je te mettrai tout vivant au feu !

— Je vois bien que vous ne connaissez rien en fait de bonne cuisine ; faites comme je vais vous dire, et vous aurez le mets le plus délicieux dont vous ayez jamais mangé.

— Voyons cela, parle.

— Mettez-moi dans un sac, puis allez au bois, déracinez un arbre de moyenne grandeur et venez me battre avec le tronc de cette arbre, jusqu’à ce que je sois réduit en bouillie dans mon sac. Alors vous mettrez le tout, avec un peu de beurre, de sel et de poivre, dans votre grande marmite, puis vous ferez bon feu dessous. Je vous le répète, vous aurez là un mets à vous en lécher les doigts pendant vingt-quatre heures.

— Tu as, ma foi, raison ; cela doit être bien bon, et je suis résolu à faire comme tu dis.

Le géant mit donc Allanic dans un sac, puis il alla au bois déraciner un hêtre, pour le battre.

Dès qu’il fut sorti, Allanic se mit à crier de toutes ses forces, pour appeler du secours. La femme du géant accourut.

— Qui est là ? qui crie de la sorte ? demanda-t-elle.

— Hélas ! ma bonne dame, un pauvre homme qui n’a jamais fait de mal à personne.

— Qui vous a mis dans ce sac ?

— C’est votre mari.

— Et pourquoi ?

— Pour quelques malheureux morceaux de bois secs pris dans la forêt.

— Pourquoi nous voler du bois aussi ?

— Pour cuire des pommes de terre pour le dîner de ma femme et de mes enfants. Je suis si pauvre ! et j’ai six enfants, et rien que mon travail et la charité des bonnes âmes pour toute ressource. Ayez pitié de moi, et de ma pauvre femme et de mes pauvres enfants qui meurent de faim à la maison ! aidez-moi à sortir d’ici ; votre mari croira que je me serai évadé de moi-même.

La femme du géant se laissa toucher, et elle délia les cordons du sac. Allanic en sortit d’un bond, puis il l’y enferma à sa place. Alors, il courut à la chambre du géant, enleva sa cage d’or et partit.

Goulaffre arriva aussitôt avec un arbre déraciné, et il se mit à battre le sac.

— Arrête, malheureux, je suis ta femme ! criait la géante dans le sac.

Mais Goulaffre ne l’écoutait pas et il frappait comme un sourd. Au bout d’une demi-heure, quand il n’entendit plus crier il ouvrit le sac.

— Ma femme ! s’écria-t-il, en reconnaissant ses vêtements.

Et le voilà de s’arracher les cheveux et de hurler comme une bête sauvage.

Cependant Allanic était arrivé à Paris, avec la cage d’or. Le vieux roi, qui était tout triste et sombre auparavant, redevint gai et joyeux en revoyant sa cage, et il passait des journées entières à contempler cette merveille.

Mais, au bout de quelques mois, sa gaîté s’évanouit encore, peu à peu.

— Que va-t-il me demander à présent ? se disait Allanic inquiet.

Enfin le roi lui dit un jour :

— Je ne vivrai heureux que lorsque vous m’aurez amené ici, dans mon palais, le géant Goulaffre lui-même.

— Ah ! sire, pouvez-vous exiger l’impossible, et après tout ce que j’ai fait pour vous, ne me laisserez-vous pas un moment de tranquillité ?

— Je vous le dis, il faut que vous m’ameniez le géant Goulaffre, ou il n’y a que la mort pour vous !

— Oui, je vois à présent que c’est bien ma mort que vous désirez ; mais au moins, me donnerez-vous tout ce que je vous demanderai, pour tenter cette épreuve impossible ?

— Demandez tout ce que vous voudrez, je ne vous refuserai rien.

— Eh ! bien, faites-moi construire un carrosse d’or massif, tout garni de pointes aiguës à l’intérieur, et dont l’unique portière se fermera d’elle-même sur celui qui entrera dans le carrosse, sans qu’il puisse l’ouvrir, quelle que soit sa force. Il me faudra de plus vingt-quatre chevaux vigoureux, pour les y atteler.

— Vous aurez tout cela, répondit le roi.

On trouva des forgerons et des serruriers habiles, et, en peu de temps, le carrosse fut construit dans les conditions voulues de solidité et de dimensions. On y attela vingt-quatre chevaux magnifiques, Allanic monta sur le siège, habillé en cocher, et il partit.

Quand il arriva dans le bois qui entourait le château, il vit le géant qui s’y promenait. Il pleurait et gémissait et poussait parfois des cris sauvages. Allanic s’avança vers lui, et lui demanda fort respectueusement :

— Quel est, seigneur, le sujet d’une douleur si grande ?

— Ah ! je suis le plus malheureux des géants ! un avorton, nommé Allanic, m’a fait tuer mes deux filles et ma femme ; et de plus il m’a volé mes bottes de sept lieues, ma demi-lune et ma cage d’or. Ah ! si je le tenais ! mais je ne sais où le trouver, ni quel pays il habite.

— Allanic ! mais je le connais très-bien, et j’ai aussi à me plaindre de lui, et je serais bien aise de pouvoir me venger de tout le mal qu’il m’a fait. Entrez dans mon carrosse, seigneur, et je vous le ferai trouver, sans tarder.

Goulaffre qui ne reconnaissait pas Allanic déguisé en cocher de grande maison, entra dans le carrosse sans hésiter, et aussitôt la portière se referma d’elle-même sur lui, avec grand bruit, et le cocher fouetta ses chevaux, qui partirent au grand galop. Le pauvre géant, cahoté dans sa prison, déchiré par les pointes qui lui entraient de tous côtés dans le corps, poussait des cris effrayants et faisait tous ses efforts pour ouvrir la portière et briser le carrosse. Mais c’était en vain. Il épouvantait tout sur son passage hommes et bêtes, par ses cris de rage.

On arriva à Paris. Mais une fois le géant amené dans la cour du palais, on ne savait plus que faire de lui. Tout le monde tremblait en l’entendant hurler et rugir dans sa prison. On assembla le conseil, pour délibérer sur ce qu’il fallait faire. Personne ne sut donner un avis raisonnable. La peur dominait tout. Alors Allanic dit :

— Je conduirai le carrosse au milieu d’une grande plaine ; faites transporter autour de lui cinquante charretées de bois de chêne et autant de charretées de fagots ; ensuite, on y mettra le feu, et Goulaffre sera brûlé vif et réduit en cendres, au milieu de ce feu d’enfer, sans pouvoir faire de mal à personne.

On suivit ce conseil, et on se délivra ainsi du terrible géant Goulaffre.

Allanic se maria alors à la fille du roi, et, comme il avait bon cœur, il nomma Fistilou son premier général d’armée, bien qu’il eût essayé de lui faire beaucoup de mal.

Il y eut, pendant un mois entier, des réjouissances publiques et des festins continuels. Moi, qui étais jeune alors, je fus prise à la cuisine du palais pour tourner la broche, et c’est ainsi que j’ai pu connaître l’histoire d’Allanic et du géant Goulaffre et vous conter toutes choses comme elles se sont passées.


Conté par Barba Tassel.

Plouaret, 1869.





L’HOMME AUX DEUX CHIENS.
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Une fois il y avait, un jour il y aura.

C’est le commencement de tous les contes[10]

Il y avait une fois un roi de France qui n’avait qu’un seul enfant, une fille. Il était très peiné de n’avoir pas un fils, pour lui succéder, et il se disait avec douleur : ma race s’éteindra donc avec moi ! et cette pensée le tourmentait beaucoup. Quoique déjà âgés, la reine et lui priaient Dieu tous les jours de leur accorder un fils. Leurs prières furent enfin exaucées, et il leur naquit un fils, un fort bel enfant.

Le vieux roi mourut bientôt après, après avoir marié sa fille à un roi puissant ; et la reine aussi ne tarda pas à le suivre. Le jeune prince, nommé Jean, devait monter sur le trône à l’âge de vingt-et-un ans ; mais, en attendant sa majorité, sa sœur et son mari étaient investis de l’autorité souveraine. La naissance du prince avait contrarié les projets ambitieux de sa sœur ; aussi lui témoignait-elle peu d’affection. Elle le relégua chez un fermier, à quelque distance de son palais, et elle allait assez rarement le voir. Cependant le jeune prince grandissait ; le fermier l’aimait comme son fils, et il se trouvait chez lui aussi bien qu’à la cour, et peut-être mieux. Un jour sa sœur vint le voir, et remarquant comme il avait bonne mine et promettait d’être fort et vigoureux, elle s’en effraya et dit au fermier que s’il voulait le faire mourir, elle lui ferait don de la ferme, une ferme magnifique. Le fermier promit ; mais il n’eut jamais le courage de mettre sa promesse à exécution. Il jura pourtant qu’il l’avait fait.

Le jeune prince, déguisé, à partir de ce jour, en petit pâtre, allait avec les jeunes pâtres de la ferme garder les moutons sur la lande, et il y prenait grand plaisir, chantant et jouant avec eux, et cherchant des nids, au printemps. Il y avait dans le troupeau une brebis noire qu’il aimait pardessus toutes les autres. Un jour, elle eut deux petits agneaux, l’un noir et l’autre tout blanc. La joie de Jean en fut très-grande. Au coucher du soleil, quand le troupeau rentra à la ferme, il prit le petit agneau blanc dans ses bras et l’apporta au bercail. À partir de ce moment, ce fut son plus fidèle compagnon et son meilleur ami. L’agneau le suivait partout, comme un petit chien.

Parvenu à l’âge de dix-huit ans, Jean se lassa cependant de cette vie, et, voulut voyager, pour chercher des aventures. Le fermier l’aimait beaucoup ; cependant comme il craignait que sa sœur, le voyant quelque jour, ne vint à le reconnaître, il le laissa partir. Le voilà donc sur les chemins, allant au hasard, où Dieu le mènera et accompagné de son agneau blanc seulement. Un jour, en traversant une grande forêt, il rencontra un chasseur, suivi de deux chiens. L’agneau blanc s’effraya à la vue des chiens, et Jean le prit dans ses bras. Le chasseur s’approcha et lui dit :

— Voulez-vous, jeune homme, me céder votre agneau blanc, en échange de mes deux chiens ?

— Faites excuse, Monseigneur, je ne veux pas céder mon agneau blanc.

— Je vous donnerai encore mon fusil.

— Non, non, je ne me séparerai pas de mon agneau blanc.

Et il le serrait contre son cœur. Et il s’éloigna. Le seigneur le suivit, en disant :

— Ces chiens-ci, mon ami, vous défendront et vous tireront de danger, n’importe où vous vous trouverez.

— Je ne donnerai pas mon agneau, je ne donnerai pas mon agneau !

Et il continua son chemin. Cependant il réfléchit bientôt et se dit :

— Ils sont bien beaux ses chiens à ce chasseur là ! Ils me défendront partout et me tireront de danger, — m’a-t-il dit ; et mon pauvre agneau, hélas ! ne peut le faire. Et son fusil aussi est très beau !… Il faut que je retourne pour lui dire que j’accepte.

Et il retourna sur ses pas, et se mit à crier :

— Seigneur ! seigneur ! j’accepte le marché, vos deux chiens et votre fusil, contre mon agneau blanc.

Et ils firent l’échange.

— Les chiens s’appellent Brise-Fer et Sans-Pareil, — lui dit le seigneur.

Jean continua sa route, suivi de ses deux chiens et son fusil sur l’épaule, et tout fier de son marché.

Vers le coucher du soleil, il rencontra une hutte de sabotier dans le bois.

Il y entra et demanda :

— Ne connaissez-vous pas dans les environs quelque gentilhomme qui ait besoin d’un bon chasseur ?

— Il y a non loin d’ici, au milieu du bois, un château où réside un seigneur qui a constamment douze valets chasseurs, avec lesquels il parcourt tous les jours la forêt ; un de ses chasseurs l’a quitté hier, et si vous êtes habile tireur, je pense qu’il vous prendra à son service.

Jean se rendit aussitôt au château, et le seigneur l’accepta, d’autant plus volontiers que ses deux chiens lui plaisaient beaucoup.

Mais la cuisinière ne vit pas avec plaisir ce surcroît de meute et par conséquent de travail pour elle qui préparait aussi la nourriture des chiens, et elle fit à Jean un accueil peu gracieux.

— Ne vous fâchez pas, cuisinière, lui dit celui-ci, mes chiens ne ressemblent pas aux autres chiens que vous avez ici, et ils vous rendront mille petits services ; voyez plutôt : — Ici, Brise-Fer et Sans-Pareil, et déplumez-moi vite ces perdrix là.

Et, en un clin-d’œil ils eurent déplumé deux douzaines de perdrix, qui se trouvaient sur la table. La cuisinière cessa alors de murmurer, et, à partir de ce moment, Brise-Fer et Sans-Pareil furent ses protégés, et elle leur réservait toujours quelque bon morceau.

Tous les jours Jean, grâce à ses deux chiens, prenait à lui seul autant de gibier que les onze autres chasseurs ensemble. Aussi était-il dans les bonnes grâces de son mettre. Mais ses compagnons ne l’aimaient pas ; ils étaient jaloux et ne lui voulaient aucun bien. Lorsque leur maître leur vantait son adresse : — La belle affaire, répondaient-ils, avec des chiens comme il en a ! si nous avions ses chiens, chacun de nous en ferait autant que lui !

Un jour, ils renfermèrent Brise-Fer et Sans-Pareil dans une des tours du château. Quand il s’agit de partir pour la chasse, Jean ne retrouva plus ses chiens. Il eut beau les siffler, les chercher partout, — ce fut peine perdue.

Il lui fallut donc partir sans eux. Mais à peine fut-il entré dans la forêt, qu’il se vit entouré de toutes sortes de bêtes-fauves, loups, renards, sangliers, qui montraient les dents et semblaient tout disposés à le mettre en morceaux.

— Mon Dieu, se dit-il, je vais être dévoré par ces bêtes-ci. Ah ! si j’avais eu ici Brise-Fer et Sans-Pareil !

À peine eut-il prononcé leurs noms que Brise-Fer et Sans-Pareil se trouvèrent auprès de lui. Et loups et renards et sangliers de déguerpir au plus vite, en les voyant arriver !

Ce jour-là il prit encore, comme à l’ordinaire, quantité de gibier de toute sorte, et le soir, quand il rentra au château, ses compagnons furent bien étonnés de voir comme il était chargé.

— Comment, se dirent-ils, est-ce que les deux chiens se seraient échappés ?

Et ils allèrent voir, à la tour, Brise-Fer et Sans-Pareil y étaient rentrés.

— Comment diable fait-il donc ?

Jean, s’apercevant que ses compagnons n’étaient animés d’aucuns bons sentiments à son égard, craignit quelque mauvais tour de leur façon et se dit un jour : — Je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de me sauver d’ici, au plus vite.

Il partit donc, au milieu de la nuit, emmenant ses deux chiens. Et le voilà encore errant à l’aventure, mais sans souci de rien, maintenant qu’il connaît ce que valent ses chiens.

En passant par une forêt, il rencontra un cavalier, tout habillé de rouge et monté sur un cheval blanc.

Le cavalier vint à lui et lui demanda :

— Que fais-tu par ici, avec tes deux chiens ?

— Ma foi, je cherche un maître.

— Es-tu bon tireur ?

— C’est précisément parce qu’on me trouvait trop bon tireur qu’il m’a fallu quitter le château où j’étais.

— Eh ! bien, veux-tu être le gardien de mon bois ?

— Je le veux bien.

— C’est convenu. — Voilà cinq sous que je te donne et si tu ne les donnes jamais tous les cinq à la fois, tu auras toujours cinq sous dans ta poche, quelque souvent que tu y mettes la main… Puis, quand tu voudras dormir, couche-toi à terre, n’importe où tu te trouveras, et tu te croiras dans un lit de plume.

— Cela me plaît, dit Jean. —

Puis ils s’en allèrent, chacun de son côté.

Jean se mit à parcourir le bois, accompagné de ses deux chiens et son fusil sur l’épaule. Le gibier n’y manquait pas et il en tuait à volonté. Mais il avait beau marcher, aller toujours plus loin, dans toutes les directions, il ne trouvait pas de fin au bois, et il ne rencontrait ni habitation ni aucun être humain.

Enfin un jour, après avoir erré de la sorte longtemps, longtemps, il se trouva dans une grande avenue, pleine de belles fleurs aux parfums délicieux et où les oiseaux de la forêt semblaient s’être tous réunis, pour chanter et voltiger autour de ces belles fleurs. À l’extrémité de l’avenue, qui était fort longue, se trouvait une grande porte garnie de fer. — C’est ici, sans doute, que demeure le maître de la forêt, se dit-il ; je voudrais bien lui parler, car il me semble qu’il y a plusieurs années que je garde son bois, sans l’avoir vu qu’une seule fois.

Et il frappa à la porte. On lui ouvrit. Il se trouva alors dans une grande cour de château, où il ne vit personne. Il remarqua une porte ouverte. Il entra encore, et se trouva dans une vaste cuisine ; mais il ne voyait toujours personne. — Est-ce que ce château est abandonné ? se dit-il : Ma foi ! je m’y installe, alors.

Il y avait pourtant bon feu au foyer, et un agneau à la broche. Quand Jean jugea que l’agneau était cuit à point, comme personne ne paraissait, il le retira du feu, et se mit à manger, de bon appétit, sans oublier ses chiens. Il trouva aussi d’excellent vin, et fit un repas comme il n’en avait point fait depuis longtemps. Quand il eut fini, il fut bien surpris de voir une main de femme (il ne voyait absolument que la main) prendre un chandelier sur la table, et lui faire signe de la suivre. Il n’avait jamais été peureux, mais n’ayant pas épargné le vin, qu’il trouvait fort bon, il l’était moins que jamais en ce moment, et il suivit, sans hésiter, la main et la lumière. Elle le conduisit dans une belle chambre, où il y avait un beau lit, posa le chandelier sur la table, puis disparut. — C’est fort singulier ! se disait Jean ; mais Bath ! arrive que pourra. — Et il se coucha et s’endormit, sans tarder.

Vers minuit, il fut subitement réveillé par un grand vacarme, et il vit dans sa chambre, autour de la table, trois diables qui jouaient aux cartes. Le Diable Boiteux dit tout à coup :

— Je sens l’odeur de chrétien !

— Bath ! lui dirent les autres, comment veux-tu qu’il y ait des chrétiens ici ? sois à ton jeu.

Et il se remit à jouer. Mais un moment après, il se leva en disant encore :

— Pour sûr, il y a un chrétien par ici, quelque part !

Et il regarda dans tous les coins de la chambre, puis dans le lit, et trouva Jean, qui se cachait de son mieux sous les draps :

— Quand je vous le disais ! — reprit-il, en le tirant du lit et le montrant aux autres. — Qu’allons-nous en faire ?

— Ma foi ! le faire cuire et le manger sur le champ ! nous avons fait un triste souper, et c’est sans doute lui qui en est la cause.

Il y avait un feu d’enfer dans la cheminée ; on suspendit le pauvre Jean au-dessus, sans qu’il fît entendre une plainte. — et quand il fut cuit, — ce qui ne tarda pas, ils le mangèrent, et s’en léchèrent les doigts, tant ils trouvèrent sa chair délicate. -— Puis, ils s’en allèrent.

Aussitôt qu’ils furent partis, une belle princesse, ou plutôt une tête de princesse, (car on n’en voyait que la tête) — entra dans la chambre. Elle chercha d’abord sur la table, puis sous la table et dans tous les coins de la chambre, et finit par trouver un fragment d’os, pas plus gros que le petit doigt :

— Ô bonheur ! dit-elle.

Puis elle se mit à frotter cet os avec un onguent qu’elle avait ; et, à mesure qu’elle le frottait, l’os se recouvrait de chair, les membres revenaient peu à peu, et le corps se reconstituait, si bien qu’il se retrouva complet et aussi sain que jamais.

— Que j’ai donc bien dormi ! dit Jean, en se détirant les membres.

— Oui, dit la princesse, et si bien dormi que, sans moi et mon onguent, vous ne vous seriez jamais réveillé. Vous avez encore deux nuits à passer comme celle-ci ; mais prenez courage, ne vous effrayez de rien, et quand vous aurez subi les trois épreuves, les diables perdront tout pouvoir sur ce château et sur tous ceux qui y sont sous leur domination, et vous nous aurez délivrés tous ; — car nous sommes nombreux ici, sous des formes différentes ; et, pour récompense, vous pourrez m’épouser alors, car je suis une des plus belles princesses qui aient jamais existé.

Jean répondit qu’il voulait tenter l’entreprise jusqu’au bout.

Le lendemain, il passa la journée à se promener dans le château et dans les jardins et, le soir venu, après qu’il eût bien soupé, la même main le conduisit à la même chambre. Il se coucha, mais ne dormit pas, comme la veille. À minuit, les trois diables arrivèrent encore, et se mirent à jouer aux cartes.

— Je sens encore l’odeur de chrétien ici ! dit le Diable-Boiteux.

— C’est depuis hier-soir, répondirent les autres.

— Non, non ! je vous dis qu’il doit y avoir encore un chrétien ici !

Et il alla droit au lit, et y retrouva Jean.

— Comment, c’est encore le même ! celui que nous avons mangé hier-soir ! comment cela peut-il être ?

Et ils se mirent à se le jeter de l’un à l’autre, comme une balle. Enfin, un d’eux le lança si violemment contre la muraille, qu’il y resta collé comme une pomme cuite ! — Le chant d’un coq se fit entendre en ce moment, et ils s’en allèrent précipitamment.

Aussitôt la princesse entra encore dans la chambre, et cette fois elle était visible jusqu’à la ceinture. Elle se mit encore à frotter le corps de Jean avec son onguent, et l’eût bientôt rappelé à la vie.

— Vous n’avez plus qu’une nuit à souffrir, lui dit-elle alors, mais elle sera terrible. Ayez toujours bon courage, et tous vos maux, et les nôtres aussi, seront bientôt terminés, et nous serons mariés l’un à l’autre, et ce château, avec tout ce qui s’y trouve, nous appartiendra. — Puis elle disparut.

Le jour suivant se passa comme la veille, et, la nuit venue, Jean se rendit pour la troisième fois à la chambre d’épreuve. Les trois diables vinrent comme les deux nuits précédentes, l’écartelèrent cette fois, le hachèrent menu comme chair à pâtée, puis le firent cuire et ravalèrent jusqu’au dernier morceau, même les os.

Au chant du coq, ils partirent encore en disant :

— Ce doit être fait de lui pour le coup, et quand il serait sorcier ! s’il revient encore, nous n’avons plus aucun pouvoir sur lui. Mais comment pourrait-il revenir ?

Dès qu’ils furent partis, la princesse parut encore : et cette fois, elle était complète, des pieds à la tête. Elle se mit à chercher partout dans la chambre quelque morceau de Jean, si minime fut-il. Elle finit par découvrir l’ongle de son petit orteil. — Et la voilà de le frotter avec son onguent ! Elle frotta tant et tant, qu’elle le rappela à la vie, pour la troisième fois.

— Victoire ! cria-t-elle alors ; nous sommes sauvés les diables n’ont plus aucun pouvoir sur nous ; tout ce qui est ici vous appartient, ô prince courageux, jusqu’à moi-même !

Et en même temps on vit surgir de tous les côtés une foule de personnages de toute condition, qui venaient remercier leur libérateur, puis, s’en allaient dans toutes les directions, pour retourner dans leur pays.

Quant à Jean et à la princesse, ils se marièrent et restèrent dans le château, qui leur appartenait à présent.

Mais puisque les voilà tranquilles et heureux, revenons à la reine, sœur de Jean, et voyons si elle aussi est heureuse.

Elle avait empoisonné son mari et, pour fuir l’indignation de son peuple et le châtiment qui l’attendait, elle s’était vue forcée de partir seule et de nuit, et déguisée en mendiante. Elle erra longtemps, abandonnée de tous, et demandant l’aumône de porte en porte. À force de marcher, pour s’éloigner de son pays, elle finit par arriver à la porte du château où se trouvaient Jean et la princesse. Son frère la reconnut et, comme il avait bon cœur, il oublia tout et la reçut, comme si elle ne lui avait jamais fait aucun mal. Mais le malheur ne l’avait pas corrigée et, voyant son frère heureux, elle fut, vite, jalouse de son bonheur et chercha encore les moyens de le perdre. Elle alla trouver une vieille sorcière qui habitait dans le bois voisin, et la consulta sur la manière de se débarrasser de lui. La sorcière lui dit :

— Mettez-vous au lit, et dites que vous êtes dangereusement malade. Votre frère ira vous voir et vous demandera ce qui pourrait vous faire plaisir. Dites-lui qu’un peu de bouillie de pur froment vous ferait grand bien, mais qu’il faut qu’il aille lui-même chercher la farine au moulin. Il s’y rendra avec empressement, et quand il s’en retournera, par le bois, je creuserai sous ses pieds un puits profond, où il tombera, sans jamais pouvoir en sortir en vie.

La méchante sœur revint à la maison, et fit tout ce que lui avait conseillé la sorcière. Elle se mit au lit, dès en arrivant, envoya son frère au moulin, et celui-ci, au retour, tomba dans l’abîme que la sorcière ouvrit sous ses pas. Dans cette situation désespérée, il appela à son secours ses deux chiens. Dès qu’il eut prononcé leurs noms, ils accoururent, et le tirèrent du puits. Sa sœur fut fort étonnée de le revoir. Mais elle mangea de la bouillie faite avec la farine qu’il avait apportée du moulin, et se dit guérie aussitôt.

Huit jours après, elle alla encore trouver la sorcière, pour le même motif. Celle-ci fut surprise de savoir que Jean avait réussi à se tirer du puits, et elle dit :

— Faites encore la malade, dites à votre frère qu’un peu d’eau fraîche de la fontaine du bois vous ferait grand bien, et priez-le d’aller lui-même vous en quérir. Il s’empressera d’accéder à votre désir. Moi, j’ai cinquante chevaliers invisibles, armés d’épées invincibles, à mon service ; je les enverrai et ils vous délivreront de lui, sans peine.

Elle s’alita donc de nouveau, et dit à son frère que rien ne pourrait la soulager comme un peu d’eau fraîche de la fontaine du bois, mais puisée à la source par lui-même.

Jean prit aussitôt une fiole et se dirigea vers la fontaine, sans songer à mal. Mais ses deux chiens, le voyant partir, accoururent à lui et le suivirent, quoiqu’il fît pour les faire rester à la maison. Il puisa de l’eau fraîche à la fontaine, et il s’en retournait tranquillement, lorsque tout-à-coup il vit briller les épées des cinquante chevaliers de la sorcière qui s’avançaient, menaçantes, sur lui. Il ne voyait que les épées, que brandissaient des mains invisibles. Les deux chiens les virent aussi, et, sans leur laisser le temps d’arriver jusqu’à leur maître, ils se précipitèrent dessus et les mirent en fuite.

En voyant Jean revenir encore sain et sauf, sa sœur pâlit de fureur ; mais elle dissimula et lui fit bon accueil, et le lendemain elle se trouvait encore en parfaite santé. Cependant, pour deux échecs éprouvés, elle ne crut pas la partie perdue et, quelques jours après, elle retourna encore consulter la sorcière.

— Je ne sais quelle puissance le protège, lui dit celle-ci, mais je ne puis lutter contre cette puissance plus forte que moi. Je ne puis plus rien contre lui. —

La méchante sœur revint au château, furieuse et roulant dans sa tête d’autres trahisons.

Cependant Jean, comprit que sa vie ne serait jamais en sûreté auprès de sa sœur et, persuadé qu’elle ne se corrigerait pas, il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire, c’était de partir secrètement, et de la laisser là. Et c’est ce qu’il fit.

Il revint à Paris, avec sa femme et ses deux chiens. Le peuple voyant revenir le jeune prince, qu’il avait cru mort depuis longtemps, lui témoigna sa joie et son bonheur et le reconnut aussitôt pour son vrai roi. Jean monta donc sur le trône que lui destinait son père, et il y eut dans tout le royaume des fêtes magnifiques à cette occasion.

Mais la méchante sœur, curieuse de savoir ce qu’étaient devenus son frère et sa femme, alla encore consulter la sorcière. Celle-ci lui dit qu’ils étaient allés à Paris, où ils avaient été accueillis avec bonheur et enthousiasme par le peuple, à tel point qu’ils étaient maintenant sur le trône de France. Elle ajouta qu’elle ne pouvait rien contre ce prince, parce qu’il avait un protecteur plus puissant que toutes les sorcières du monde, qui était Dieu lui-même.

La méchante faillit mourir de rage, en apprenant que son frère et sa femme occupaient le trône d’où elle avait été chassée. Elle prit sur le champ la route de Paris, Elle consulta, chemin faisant, une autre sorcière, qui lui dit qu’il fallait disposer sous le lit du roi son frère une roue garnie de rasoirs, de telle manière que la reine et lui y tombassent et fussent mis en morceaux menus comme chair à pâtée.

Elle arriva à Paris et faillit être lapidée par le peuple. Mais son frère, toujours bon, la protégea contre la fureur populaire, et la reçut, comme devant, dans son palais. Pour lui en témoigner sa reconnaissance, elle fit établir sous son lit la roue garnie de rasoirs, comme le lui avait recommandé la sorcière, et le roi et la reine tombèrent dessus et leurs corps furent réduits en morceaux menus comme chair à pâtée. — On en rassembla avec soin tous les fragments, on les mit dans un même cercueil, et tout le peuple les accompagna jusqu’au bord du tombeau où ils furent descendus. Brise-Fer et Sans-Pareil marchaient devant le convoi, tristes et la tête baissée. Dans la nuit qui suivit, ils retournèrent au cimetière, déterrèrent le cercueil, l’ouvrirent, et le roi et la reine en sortirent aussitôt, vivants et bien portants. Les deux chiens dirent alors au roi :

— Nous sommes ton père et ta mère, envoyés par Dieu, sous cette forme, pour te protéger contre la méchanceté et les noires trahisons de ta sœur. Celle-ci a été toujours sans cœur et sans pitié pour toi. Pour expier ses crimes et la purifier, et l’arracher ainsi à la damnation éternelle, il faut la soumettre à une terrible épreuve : il faut faire chauffer un four et l’y jeter, vivante. Quand elle aura ainsi passé par le feu, elle sera pure devant Dieu, et, comme vous, elle nous rejoindra au paradis, où nous retournons à présent ! —

Les deux chiens disparurent alors, on ne sait comment, et l’on fit ce qu’ils avaient recommandé à l’égard de la sœur du roi.[11]


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet (Côtes-du-Nord).


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LE FILLEUL DE LA STE-VIERGE.
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Un fermier breton allait, un jour, payer son seigneur. Comme il se dirigeait vers le noble manoir, tout joyeux d’avoir ses cent écus dans sa poche, et songeant au bon dîner qui l’attendait, après les écus livrés, — des voleurs sortirent tout-à-coup d’un bois, au bord de la route, le renversèrent à terre et lui enlevèrent son argent. — Il se désolait et se lamentait, quand vint à passer un seigneur inconnu et d’un aspect étrange qui lui dit :

— Qu’avez-vous pour vous désoler de la sorte, mon brave homme ?

— Hélas ! monseigneur, je suis ruiné, un homme perdu !

— Et pourquoi cela ?

— J’allais payer ma Saint-Michel, au manoir que vous voyez là bas, et je ne songeais point à mal, quand des voleurs sont sortis tout-à-coup de ce bois et, me jetant à terre, m’ont enlevé les cent écus que j’ai eu tant de peine à ramasser, et que je portais dans une bourse de cuir. Je suis un homme perdu. Mon seigneur va vendre tout ce que je possède, et je serai réduit à mendier de porte en porte, avec ma femme.

— Allons ! ne vous désolez pas tant, car tout peut encore s’arranger. Promettez-moi de me livrer, dans douze ans, ce que votre femme porte présentement de plus précieux, et je vous donnerai cent écus à l’instant même.

Le paysan promit imprudemment, ne se doutant pas de ce que lui coûterait un jour un tel engagement. L’inconnu lui compta alors cent écus, et le fermier alla payer son seigneur, sans autre souci.

Au retour, il raconta à sa femme ce qui lui était arrivé.

— Ah ! malheureux, qu’as-tu fais ? lui dit celle-ci. Ce seigneur inconnu ne peut être que le Diable, et tu lui as vendu ton enfant, car je suis enceinte !

Et les voilà de se désoler et de pleurer ensemble.

— Et que faire, mon Dieu ?

— Il faut consulter M. le recteur (le curé).

Et ils se rendirent tous les deux au bourg, et racontèrent tout à leur recteur. Celui-ci, après avoir réfléchi, leur dit : Il faudra me donner pour parrain à l’enfant, quand il sera né ; la Sainte-Vierge sera sa marraine, et peut-être parviendrons-nous, de la sorte, à annuler le pacte fatal.

L’enfant vint au monde, quand son temps fut arrivé. C’était un superbe garçon. Il fut baptisé, et on lui donna pour parrain le curé de la paroisse, et pour marraine la Sainte-Vierge, comme c’était convenu. Il fut nommé Pipi. On le mit en nourrice, et il venait à merveille. À l’âge de huit ans, on l’envoya à l’école, chez des moines qui étaient dans le voisinage. Il apprenait bien et l’on était très content de lui. Mais on s’aperçut bientôt qu’il devenait triste et qu’il maigrissait d’une façon alarmante. Ses parents avaient beau l’interroger, lui demander s’il était malade, pourquoi il était si triste et ne prenait pas de part aux jeux des enfants de son âge ; l’enfant répondait toujours qu’il n’était pas malade, et qu’il n’avait aucun sujet d’être triste. Son parrain dit que tout cela ne lui paraissait pas naturel et qu’il voulait en avoir le cœur net. Il se mit donc à surveiller Pipi de près, et un jour il se cacha sur le bord du chemin qu’il suivait tous les jours, pour se rendre à l’école. Il fut bien étonné, quand il passa, de le voir accompagné d’un barbet noir qui le roulait sur la route et lui mangeait son pain. Il se montra aussitôt, fit le signe de la croix sur le barbet noir, et celui-ci s’enfuit alors en grognant et en lui montrant les dents. L’enfant raconta alors à son parrain que ce barbet noir le roulait ainsi tous les jours sur la route et lui arrachait son pain de la main.

Dès lors on connut la cause de la tristesse de Pipi et de son état maladif. À partir de ce jour aussi, son parrain l’accompagnait jusqu’à la porte du cloître et le ramenait, chaque soir, chez ses parents. Ils voyaient bien encore le barbet noir qui montrait les dents, mais à distance, car il n’osait pas approcher du prêtre. Pipi était un garçon éveillé, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Cependant il approchait de l’âge de douze ans et ses parents ainsi que son parrain devenaient de jour en jour plus soucieux. La veille du jour où il atteignait ses douze ans, son père, sa mère et le recteur passèrent toute la nuit à prier pour lui. Le lendemain matin, son parrain célébra à son intention une messe à laquelle l’enfant assista aussi, puis il l’envoya, je ne sais sous quel prétexte, sur la route, à l’endroit où le marché fatal avait été conclu et où il devait être livré, le jour où ses douze ans seraient accomplis. Mais il lui recommanda de ne pas oublier d’entrer dans une chapelle dédiée à la Vierge, qui se trouvait sur le bord de la route, pour prier sa marraine de le protéger dans le danger. Pipi partit sans se douter de rien. Arrivé près de la chapelle de la Vierge, il y entra et fit sa prière à sa marraine, à deux genoux sur les dalles froides. En se relevant, il fut bien étonné de voir les larmes qui coulaient le long des joues de la mère de Dieu.

— Comment, ma bonne marraine, lui dit-il, est-ce donc moi qui vous cause de la peine, pour vous faire pleurer ainsi ? Je ne passe jamais devant aucune de vos saintes maisons sans vous faire ma visite, vous le savez bien, et si j’ai manqué en quelque chose, je vous serais obligé de vouloir bien me le faire savoir.

— Hélas ! mon pauvre enfant, tu ne connais pas le danger qui te menace en ce moment, et tu ignores où tu vas.

— Mon parrain m’envoie lui faire une commission.

— Tu vas te livrer au Diable, mon pauvre enfant !

— Jésus, mon Dieu, que dites-vous, ma marraine ?

— Hélas ! tu lui appartiens par un marché fatal qui a été conclu par ton père, avant ta naissance. Mais ta marraine que tu as toujours aimée et honorée, ne t’abandonnera pas dans le danger. Prends ce petit livre et ne t’en sépare jamais, et pendant que tu l’auras sur toi, n’aie aucune crainte, sois tranquille, car rien ne pourra te faire du mal en aucune façon. Quand tu arriveras à l’endroit où t’envoie ton parrain, tu verras là un seigneur inconnu, avec deux chevaux. C’est le Diable qui t’atttend, pour t’emmener dans l’enfer. Il te priera de monter sur un de ses chevaux ; mais garde-toi bien d’obéir ; dis lui que s’il veut que tu l’accompagnes, il faudra qu’il te porte lui-même. Il te dira alors de monter sur son dos. Tu le feras ; mais, par la vertu de mon petit livre, tu lui seras si lourd, si lourd, qu’il s’enfoncera dans la terre jusqu’aux genoux. Il se débarrassera alors de toi et te jettera en l’air ; mais tu retomberas à terre, sans aucun mal, toujours par la vertu de mon petit livre. Il te reprendra une seconde fois sur son dos, et s’enfoncera encore dans la terre, jusqu’à la ceinture : il te rejettera en l’air, bien plus haut ; mais tu retomberas comme la première fois, sans mal. Il tentera un troisième essai, et, cette fois, il s’enfoncera en terre jusqu’au cou. Se voyant contraint de renoncer à toi, par un pouvoir supérieur au sien, il appellera sur ta tête mille malédictions et te jettera encore en l’air, mais si haut, si haut, cette fois, que tu iras tomber dans un bois, à plusieurs lieues de là. Alors tu seras sauvé du Diable : Mais garde toujours précieusement mon petit livre, car tu en auras encore besoin.

Pipi prit le petit livre des mains de sa marraine, la remercia du milieu de son cœur, puis, il se dirigea vers le lieu du rendez-vous, non sans trembler un peu, vous le pensez bien, malgré le petit livre et les conseils de sa marraine. Quand il y arriva, il vit un seigneur, d’un aspect étrange, qui vint à lui et lui dit : — Ah ! te voilà ! tu as bien fait d’être exact au rendez-vous, car s’il m’avait fallu aller te chercher, tu aurais eu à t’en repentir ; monte sur ce cheval.

— Excusez-moi, monseigneur, mais je ne monte jamais à cheval.

— Tu ne peux pas me suivre à pied, car nous allons loin d’ici ; il faut que tu montes sur ce cheval, il ne te fera pas de mal.

— Je ne monterai pas sur votre cheval, je ne marcherai pas non plus, et si vous voulez m’emmener, il faudra me porter sur votre dos.

— Allons ! monte sur mon dos, alors, et partons.

Et il monta sur le dos du Diable ; et celui-ci s’enfonça dans la terre jusqu’aux genoux ; et il lança Pipi en l’air, en disant :

— Qu’as-tu donc sur toi, pour être si lourd ?

— Je n’ai rien sur moi, vous le voyez bien.

— Viens encore, pour voir.

Et Pipi remonta. Le Diable s’enfonça dans la terre jusqu’à la ceinture, et il rejeta son fardeau en disant :

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi lourd ! il faut que tu aies sur toi quelque relique de saint ?

— Non, je vous assure, je n’ai rien de semblable.

— Remonte, alors, car il faut en finir.

Pipi remonta, et, cette fois, le Diable s’enfonça dans la terre jusqu’au cou. Il poussa un cri épouvantable, et, renonçant à sa conquête, il rejeta Pipi en l’air, si haut, si haut, qu’on ne le voyait plus. Il alla retomber à plusieurs lieues de là, au milieu d’un grand bois. Il retomba sur ses pieds, comme un chat, sain et sauf, et se mit à se promener dans le bois. Il arriva auprès d’une fontaine. L’eau était si limpide et si belle, qu’il ne put résister à la tentation d’en boire. Aussitôt il s’endormit sur la mousse, au murmure du ruisseau, pressant son petit livre sur son cœur. Une jeune demoiselle, qui se promenait seule dans le bois, vint à passer par là en ce moment. Elle vit Pipi, dormant profondément, et serrant de sa main droite son petit livre sur son cœur. Ce petit livre excita sa curiosité, et s’approchant tout doucement du dormeur, elle parvint à le lui enlever, sans qu’il se réveillât, puis elle s’enfuit en l’emportant.

Quand le pauvre Pipi se réveilla, son premier soin fut de s’assurer s’il avait encore son petit livre. Hélas ! il avait disparu ! Le voilà désolé, et de le chercher partout dans le bois. Mais il chercha en vain, vous le pensez bien. Il finit par se trouver dans une belle avenue de grands chênes, et, en suivant cette avenue, il arriva à la porte d’un vieux château. La porte était ouverte, et il entra et se trouva dans une vaste cour, où il ne vit personne. Il entra dans une salle dont la porte était également ouverte, et là, il vit une belle demoiselle lisant fort attentivement un livre, qu’il reconnut tout de suite pour être le sien.

— Bonjour, belle demoiselle, lui dit-il.

— Bonjour, répondit-elle,

— C’est mon livre que vous tenez-là, et je vous prie de vouloir bien me le rendre.

— Oui, c’est votre livre ; mais je ne vous le rendrai qu’à une condition.

— Et laquelle, s’il vous plaît ?

— C’est que vous m’emmeniez hors de ce château, et que vous m’épouserez un jour, plus tard.

— Rendez-moi toujours mon livre, puis nous verrons.

— Je vous en prie, promettez-moi de faire ce que je vous demande, car à présent que j’ai lu dans votre petit livre, j’ai appris des choses qui me font désirer vivement de quitter ce château, le plus tôt possible.

— Si ce que vous dites est vrai, je veux bien vous aider à sortir d’ici, et vous conduire chez mon père.

— Eh ! bien, fuyons tout de suite. Mon père et ma mère sont sorciers et prennent toutes les formes qu’ils veulent ; mais je vous dirai ce qu’il faudra faire pour leur échapper, car j’ai aussi lu leurs livres, et j’en ai profité. Ils dorment tous les deux, en ce moment. Nous allons charger deux mulets d’or et d’argent ! car il n’en manque pas ici, prendre deux chevaux à l’écurie, puis partir, sans perdre de temps.

Et ils chargèrent deux mulets d’or et d’argent, prirent les deux meilleurs chevaux de l’écurie, et les voilà partis.

Quand le vieux sorcier et sa femme se réveillèrent, ils virent tout de suite que leur fille était partie, emmenant deux mulets chargés d’or et d’argent et les deux meilleurs chevaux de l’écurie.

— Cours à la poursuite de notre fille, dit la sorcière au sorcier ; elle n’est pas partie seule et malheur à celui qui l’a enlevée !

Cependant Pipi et sa compagne fuyaient, avec la rapidité du vent. La jeune sorcière s’attendait bien à être poursuivie, aussi disait-elle de temps en temps à son libérateur :

— Regarde derrière toi ; ne vois-tu rien venir ?

— Si ! je vois le chemin rempli d’une fumée épaisse qui s’avance sur nous !

— C’est mon père ! Nos chevaux, les mulets avec l’or et l’argent vont être changés en une glace, dont une extrémité touchera la terre, et l’autre ira se perdre dans les nuages, pour arrêter la fumée ; et nous deux nous serons à nous chauffer au soleil de l’autre côté de cette glace. —

Ce qui fut fait sur le champ, comme elle l’avait dit. La fumée, — c’est-à-dire le vieux sorcier, — arrivée à la glace, s’arrêta un moment, ne pouvant aller plus loin, puis elle rétrograda.

— Poursuivons notre route, dit alors la jeune sorcière.

Et les voilà aussitôt rendus tous à leurs formes premières, et de poursuivre leur route, sans perdre de temps.

Quand le vieux sorcier revint au château : — comment, lui dit sa femme, tu ne les ramènes donc pas ?

— J’ai trouvé tout-à-coup une glace immense, dont une extrémité touchait la terre et l’autre se perdait dans les nuages ; elle barrait complètement le passage et je n’ai pas pu aller plus loin.

— Imbécile ! cette glace c’était les chevaux et les mulets chargés d’or et d’argent, et eux se chauffaient au soleil, de l’autre côté ; Retourne, vite, et ramène-les, cette fois.

Et le vieux sorcier se remit en route.

— Regarde derrière toi, dit encore la jeune sorcière à Pipi ; ne vois-tu rien venir !

— Si !…

— Que vois-tu ?

— Toujours une grande fumée qui s’avance rapidement sur nous !

— C’est encore mon père ! — Nos mulets et nos chevaux chargés d’or et d’argent vont être changés en fontaine, et nous deux, nous serons au fond de l’eau, sous la forme d’un miroir resplendissant.

Ce qui fut fait aussitôt. — Le vieux sorcier fut tout étonné de trouver une fontaine qu’il n’avait jamais vue, sur une route qui lui était si bien connue. Qu’est-ceci ? s’écria-t-il. Et il s’arrêta pour examiner la fontaine. — Comme cette eau est claire ! on dirait un miroir resplendissant ! — Et il ne se lassait pas de s’y mirer. Mais, au bout de quelque temps, ne voyant pas autre chose, il retourna sur ses pas.

Dès qu’il fut parti, Pipi et la jeune sorcière, les chevaux et les mulets reprirent leur forme naturelle, et ils se remirent en route.

La sorcière, voyant son mari revenir encore seul, s’écria en colère :

— Comment, encore seul !…

— Ma foi, je n’ai trouvé qu’une fontaine au bord de la route, et dans cette fontaine, qui m’était inconnue, l’eau brillait comme un miroir, et je ne pouvais en détacher mes yeux.

— Triste sorcier que tu fais, en vérité ! — Les pierres de la fontaine, c’étaient les chevaux et les mulets chargés d’or et d’argent ; l’eau, c’était l’or et l’argent ; et ce beau miroir, — car c’en était bien un, — c’était notre fille et son ravisseur ! Il faut que j’aille, à présent, avec toi, car tu ne fais que des bêtises !

Et les voilà de partir tous les deux ensemble.

— Regarde derrière toi, dit la jeune sorcière, à Pipi ; ne vois-tu rien venir !

— Si !…

— Que vois-tu ?

— De la fumée et du feu, plein le chemin ! —

— Ah ! c’est ma mère qui vient, à présent, avec mon père ! Cette fois, nous aurons plus de peine à nous tirer d’affaire. Nos chevaux et nos mulets vont être changés en pont ; l’or et l’argent, en rivière ; toi, en saule, au bord de la rivière, et moi, en anguille, au fond de l’eau. Ma mère ne sera pas aussi facile à dérouter que mon père, et il me faudra lui livrer un combat terrible ; mais si nous l’emportons, nos peines seront finies, et ils n’auront plus aucun pouvoir sur nous.

Et aussitôt, voilà une rivière, un pont sur la rivière, un saule au bord et une anguille au fond de l’eau.

Le sorcier et la sorcière arrivèrent, avec un vacarme épouvantable. La sorcière, qui était sous la forme d’une flamme, reconnut sa fille, devenue anguille au fond de l’eau. Elle se changea aussitôt en une grosse truite, pour la poursuivre, et voilà un combat terrible entre la mère et la fille. Le vieux sorcier, qui était arrivé sous la forme de fumée, reconnut le ravisseur de sa fille, devenu saule, et il se changea en cognée pour frapper le saule. Mais la cognée ne put l’entamer, et, à chaque coup, elle rebondissait et s’émoussait. C’était son petit livre qui protégeait encore Pipi.

Le combat entre la truite et l’anguille fut long et avec des chances diverses. Mais l’anguille finit par enlacer si fortement la truite, qu’elle allait l’étouffer, si elle ne se fut avouée vaincue.

Alors le vieux sorcier et la vielle sorcière s’en retournèrent chez eux, sous forme de fumée et de flamme, avec un bruit épouvantable, au milieu du tonnerre et des éclairs et en maudissant leur fille.

Pipi, la jeune sorcière, les chevaux et les mulets chargés d’or et d’argent, ayant repris leur forme première, continuèrent leur route, tranquilles sans et aucune inquiétude désormais.

Pipi conduisit la jeune sorcière chez son père et sa mère. Ceux-ci, ne le voyant pas revenir, portaient déjà son deuil, car ils le croyaient au pouvoir du Diable. Grande fut leur joie, vous pouvez le penser, de le revoir. Avec l’or et l’argent dont étaient chargés les mulets, ils étaient maintenant riches comme des princes, et un beau château s’éleva bientôt à la place où était auparavant leur pauvre chaumière.

La jeune sorcière fut baptisée par le parrain de Pipi ; puis, quand celui-ci eut atteint l’âge de vingt ans, ils se marièrent ensemble, et il y eut des noces et des festins magnifiques, pendant un mois entier.

Le grand père de la grand’mère de mon grand père, qui était un peu parent de Pipi, fut invité des noces, et c’est ainsi qu’il en vint des nouvelles dans ma famille, et que nous en avons gardé le souvenir, jusqu’aujourd’hui.


Conté par Barba Tassel, du bourg de Plouaret.
Novembre 1869.






JÉSUS-CHRIST EN BASSE-BRETAGNE.
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CONTE LÉGENDAIRE CHRÉTIEN.
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DIALECTE DE TRÉGUIER.


I


Notre Sauveur Jésus-Christ était venu faire un tour en Basse-Bretagne, accompagné de saint Pierre et de saint Jean. Ils allaient partout, chez le pauvre comme chez le riche, et ils prêchaient dans les églises, dans les chapelles, et souvent sur les places, devant le peuple assemblé.

Un jour, au milieu de l’été, ils montaient une côte longue et roide. Le soleil était chaud, et ils avaient soif, et ils ne trouvaient pas d’eau. Arrivés au haut de la côte, ils virent, sur le bord de la route, une petite maison couverte de chaume.

— Entrons ici, pour demander de l’eau, dit saint Pierre.

Quand ils furent dans la maison, ils virent une petite vieille femme assise sur la pierre du foyer ; et sur le banc, près du lit, un petit enfant tétait une chèvre.

— Un peu d’eau, s’il vous plaît, grand’mère, dit saint Pierre.

— Oui, sûrement, j’ai de l’eau, de bonne eau ; mais je n’ai guère autre chose aussi. Elle versa une écuellée d’eau de son pichet, et ils en burent tous les trois. Puis ils s’approchèrent pour regarder l’enfant qui tétait la chèvre.

— Cet enfant n’est pas à vous, grand’mère ? dit notre Sauveur.

— Non, sûrement ; et pourtant c’est tout comme s’il était à moi. Le cher petit est à ma fille ; mais sa mère est morte en le mettant au monde, et il m’est resté sur les bras.

— Et son père ?

— Son père vit, et il va tous les jours, de bon matin, travailler à la journée à une maison riche qui est dans le voisinage. Il gagne huit sous par jour, et nourri, et c’est tout ce que nous avons pour vivre tous les trois.

— Et si vous aviez une vache ? dit notre Sauveur.

— Oh ! si nous avions une vache, alors nous serions heureux. J’irais la faire paître par les chemins, et nous aurions du lait et du beurre pour vendre au marché. Mais je n’aurai jamais une vache.

— C’est bien. Donnez-moi un peu votre bâton, grand’mère.

Notre Sauveur prit le bâton de la vieille femme, et en frappa un coup sur la pierre du foyer ; et aussitôt il en sortit une vache mouchetée, fort belle et dont les mamelles étaient gonflées de lait.

— Jésus-Maria ! dit la vieille, comment cette vache est-elle venue ici ?

— Par la grâce de Dieu, grand’mère.

— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, mes bons seigneurs ! Je prierai pour vous, matin et soir.

Puis ils se remirent tous les trois en route.

La vieille, restée seule, ne se lassait pas de contempler sa vache ; — La belle vache ! disait-elle, et comme elle a du lait ! Mais comment est-elle venue aussi ? En frappant un coup avec mon bâton sur la pierre du foyer ! Le bâton m’est resté ; la pierre du foyer est toujours là. Si j’avais une autre vache comme celle-ci ! Peut-être, pour cela, me suffira-t-il de frapper, avec mon bâton, sur la pierre du foyer ?

Et elle frappa avec son bâton sur la pierre du foyer ; et aussitôt il s’en élança un loup énorme qui étrangla la vache sur la place !

Et la vieille dehors, et de courir après les trois voyageurs, en criant : — Seigneurs ! seigneurs ! — Comme ils n’étaient pas encore loin, ils l’entendirent et s’arrêtèrent pour l’attendre.

— Qu’est-il donc arrivé, grand’mère ? lui dit notre Sauveur.

— Hélas ! à peine étiez-vous sortis, qu’un loup est arrivé dans la maison, qui a étranglé ma vache mouchetée !

— C’est que vous l’avez appelé vous-même, grand’mère. Retournez à la maison, et vous retrouverez votre vache en vie et bien portante. Mais soyez plus sage à l’avenir et n’essayez pas de faire ce que Dieu seul peut faire.

Elle s’en retourna à la maison, et retrouva sa vache mouchetée en vie et bien portante ; et alors elle reconnut que c’était le Seigneur Dieu qui avait été dans sa maison.


II


— Un autre jour, ils voyageaient encore tous les trois ensemble. Il était environ deux heures de l’après-midi, et, comme ils n’avaient rien mangé depuis le matin, ils avaient faim. Comme ils passaient devant une maison, sur le bord de la route, ils virent, près de la porte, une servante qui préparait de la pâte pour faire des crêpes.

— Entrons dans cette maison, et nous aurons des crêpes, dit saint Pierre.

Ils entrent dans la maison.

— Bonjour à vous tous dans cette maison, bonnes gens. —

— Et à vous pareillement, seigneurs.

— Nous sommes trois voyageurs qui sommes depuis longtemps en route, et nous sommes fatigués, et nous avons faim ; pourrions-nous avoir quelque petite chose à manger, en payant ?

— Oui sûrement, dit la maîtresse ; la servante est à préparer la pâte, et tout à l’heure il y aura des crêpes.

— Si c’est la volonté de Dieu, serait bon à dire, je pense, dit notre Sauveur.

— Oh ! répliqua alors la servante, la pâte est faite, et il y aura bien certainement des crêpes !

— C’est bien, dit notre Sauveur.

Et ils s’assirent pour attendre. — La servante posa alors deux trépieds sur le foyer et fit du feu dessous. Puis elle prit le baquet où était la pâte à crêpes, pour l’approcher du foyer. Mais voilà que le baquet se défonce et tout le contenu se répand par terre ! — Et la servante de s’exclamer ! et la maîtresse de gronder !

— Maintenant, seigneurs, dit-elle, vous pouvez aller ailleurs chercher des crêpes, car pour ici il n’y aura pas de crêpes aujourdhui !

— Si ! si ! grâce à Dieu, dit notre Sauveur. Et du bout de son bâton il toucha le baquet, qui s’en était allé en éclats ; et aussitôt le voilà entier de nouveau, avec la pâte dedans, au grand étonnement de tous ceux qui étaient là ! — Et on fit des crêpes, et ils en mangèrent, puis se remirent en route. Mais, avant de partir, notre Sauveur dit à la servante : — Et rappelez-vous, ma fille, qu’il est toujours bon de dire : — Si c’est la volonté de Dieu !


Conté par Marguerite Philippe, de la commune de Pluzunet, au mois de juin 1869.




LES DEUX FILS DU PÊCHEUR.


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Une fois il y avait, une fois il y aura, —
Pour donner carrière à tous les contes[12]. —

Il y avait une fois un vieux Pêcheur dont la femme était enceinte. Un soir il revint à la maison, n’ayant rien pris. Mais sa femme avait envie de manger du poisson, et il lui fallut retourner tout de suite au rivage. Il jeta ses filets et amena un très-beau poisson. Il en était tout heureux : — À présent, du moins, se disait-il, ma femme me donnera un peu de paix. — Mais voilà qu’au moment où il voulut prendre le poisson, celui-ci se mit à parler, et lui dit : — Quand je serai mort, donnez ma chair à manger à votre femme ; mon cœur, avec l’eau où j’aurai été lavé, à votre jument ; et mes entrailles et mes poumons, à votre chienne.

Le vieux Pêcheur fut bien étonné d’entendre parler un poisson, comme un homme. Jamais il n’avait vu pareille chose. Il répondit : — Je le ferai. — Puis, il s’en revint à la maison.

En arrivant, il dit à sa femme : — C’est moi qui ai pris un beau poisson ! — Voyez, femme, comme il est beau et grand ! —

— Oui vraiment ; il faut le faire cuire.

— Si vous saviez ce qu’il m’a dit !

— Qui ? le poisson ? —

— Oui, le poisson.

— Et que vous a-t-il donc dit ?

— Qu’il faut vous donner sa chair à manger, son cœur, avec l’eau qui aura servi à le laver, à notre jument, et ses entrailles et ses poumons, à notre chienne.

— Alors il faudra faire comme il a dit.

On fit cuire le poisson, et la femme du pêcheur mangea sa chair, la jument mangea son cœur et la chienne, ses entrailles. —

Tôt après, la femme du pêcheur accoucha et elle donna le jour à deux jumeaux, deux enfants superbes. Ils se ressemblaient si bien, qu’il fallut mettre un ruban au bras de l’un d’eux, pour les distinguer l’un de l’autre. La jument aussi eut, le même jour, deux petits poulains, qui se ressemblaient parfaitement, et la chienne mit bas également deux petits chiens qu’il était impossible de distinguer l’un de l’autre.

— À merveille ! dit le pêcheur ; un poulain et un chien pour chacun de nos enfants.

Les deux enfants venaient bien. Quand ils furent arrivés à l’âge de quinze ou seize ans, l’un d’eux dit à ses parents qu’il s’ennuyait à la maison et qu’il voulait voyager. Son père, sa mère et son frère firent de vains efforts pour le retenir ; — il fallut le laisser partir. Mais avant de se séparer, il recommanda à son frère d’aller tous les matins, en se levant, donner un coup de couteau dans le tronc d’un laurier qui se trouvait dans le jardin ; quand il en sortirait du sang, alors il serait mort ; mais jusqu’alors, il n’aurait pas à être inquiet sur son sort. —

Il partit, emmenant son cheval et son chien. Il marcha tant et tant qu’il arriva, un jour, dans une longue avenue de vieux chênes. Il suivit cette avenue et, à l’extrémité, il se trouva devant un beau château. Il frappa à la porte : on lui ouvrit, et il demanda au portier si l’on n’avait pas besoin d’un domestique dans le château. On le prit comme valet d’écurie. Comme il était laborieux, adroit, et un beau garçon aussi, il plut, vite, au seigneur ; et son cheval et son chien lui plaisaient aussi. Mais s’il plaisait au seigneur, il plaisait davantage encore à sa fille, une jeune demoiselle d’une grande beauté. Enfin, il lui plut si bien, qu’ils se marièrent ensemble, au bout d’un an.

Les deux jeunes époux vivaient heureux, se promenant tous les jours dans les jardins et les bois qui entouraient le château. Un jour, le fils du pêcheur remarqua que les fenêtres et les portes d’un côté du château étaient toujours fermées. Il en demanda la raison à sa femme.

— C’est que, répondit-elle, il y a de ce côté du château une cour qui est remplie de bêtes venimeuses, couleuvres, crapauds, salamandres et autres reptiles. —

A partir de ce moment, il ne faisait que songer à cette cour, et il avait une grande envie d’aller voir si ce qu’on lui en avait dit était vrai. Un jour, qu’il se promenait de ce côté du hâteau, avec son cheval et son chien (sa femme ne l’accompagnait pas ce jour-là), — en passant devant la porte, il se dit : — Il faut absolument que je voie ce qu’il y a là ! —

Il frappa à la porte ; elle lui fut ouverte par une vieille petite femme qui lui parla de la sorte :

— Bonjour, mon fils ; tu viens donc me voir, enfin ?

— Bonjour, grand’mère. —

— Entre, vite, et viens que je te fasse voir les belles choses que j’ai ici. Tiens, voilà deux chaînes, pour attacher ton cheval et ton chien.

Et elle s’arracha deux cheveux de la tête et les lui présenta. Et aussitôt les deux cheveux se changèrent en deux chaînes, avec lesquelles il attacha son cheval et son chien à deux poteaux de pierre qui étaient là, un de chaque côté de la porte. Le cheval et le chien, en voyant cela, se mirent à se démener, pour s’en défendre, à hennir et à hurler ; mais ce fut en vain, ils furent attachés et il leur fallut rester là.

— Suis-moi, à présent, mon fils, que je te fasse voir mon château, — reprit la vieille femme ; viens voir toutes les belles choses que j’ai ici ; jamais tu n’as rien vu de pareil. Allons d’abord voir le moulin de rasoirs.

Quand ils furent devant la grande roue, toute garnie de rasoirs :

— Vois, mon fils, quelle merveille ! Mais baisse toi un peu, penche-toi par ici, tu verras mieux.

Et comme il se penchait sur l’abîme, sans songer à mal, la vieille diablesse le poussa, et il tomba sur la roue et fut haché menu et moulu, comme de la sciure de bois ! —

Son frère, qui était resté à la maison, allait chaque matin, en se levant, donner un coup de couteau dans le tronc du laurier du jardin, et, comme il n’amenait pas de sang, il ne s’inquiétait de rien et il se disait :

— Dieu soit loué ! il est toujours en vie, mon frère chéri ?

— Mais hélas ! ce matin-là, dès qu’il eut donné son coup de couteau, comme à l’ordinaire, le sang jaillit du tronc du laurier.

— O malheur ! mon pauvre frère est mort ! s’écria-t-il aussitôt.

Et le voilà d’aller trouver son père, les larmes aux yeux, et de lui dire : —

— Hélas ! mon père, mon pauvre frère est mort !

— Comment peux-tu savoir cela ?

— Il m’avait recommandé, avant de partir, d’aller tous les matins, en me levant, donner un coup de couteau dans le tronc du laurier de notre jardin, me disant que lorsque j’amènerais du sang, il serait mort. Hélas ! ce matin, le sang a jailli du tronc du laurier : mon pauvre frère est mort ! Mais je veux aller à sa recherche, et je ne cesserai de marcher, ni la nuit ni le jour, que quand je l’aurai retrouvé.

Son père et sa mère eurent beau le supplier, en pleurant, de ne pas les abandonner dans leur vieillesse, il ne les écoutait, et il partit, emmenant aussi son cheval et son chien, comme son frère. À force de marcher, nuit et jour, sans jamais s’arrêter, il arriva dans la même avenue de chênes que son frère. Il frappa aussi à la porte du château, et on lui ouvrit aussitôt. La femme de son frère, en le voyant entrer dans la cour, le prit pour son mari, et, descendant l’escalier au plus vite, elle vint se jeter dans ses bras, en criant :

Te voilà donc, mon pauvre époux ! Dieu, que tu m’as causé du chagrin ! Je craignais que tu ne fusses allé dans la cour de derrière du château, car de là personne ne revient ! —

Celui-ci vit bien qu’on le prenait pour son frère, et il dit :

— Je m’étais égaré dans le bois, je ne sais comment ; mais je n’ai pas éprouvé de mal.

Et la joie de renaître dans le château, au milieu de la plus grande affliction ! —

Quand l’heure du repas fût venue ils mangèrent à la même table, puis, ils montèrent ensemble à leur chambre à coucher. Avant de se mettre au lit, le jeune homme plaça son épée nue entre la femme de son frère et lui.

— Pourquoi donc fait-il cela ? — se disait en elle-même la jeune femme, étonnée.

Le fils du pécheur, qui tremblait d’être reconnu, dit qu’il était accablé de fatigue et qu’il voulait dormir. Mais la jeune femme ne cessait de l’interroger, lui demandant comment il avait passé son temps, depuis son absence, et beaucoup d’autres choses. — Il était bien embarrassé, vous le pensez bien, et ne savait que répondre, le plus souvent. Il demanda aussi pourquoi toutes les portes et les fenêtres étaient closes dans tout un côté du château.

— Mais je te l’ai déjà dit ; tu ne te le rappelles donc pas ? —

— Non sûrement ; je l’ai oublié. —

— Eh ! bien, je vais te le dire à nouveau : de ce côté du château il y a une cour toute pleine de reptiles venimeux, et de bêtes plus méchantes encore, et celui qui s’aventurerait là, n’en reviendrait jamais.

Il pensa aussitôt que son frère était allé là.

Le lendemain matin, après déjeuner, il alla se promener de ce côté du château, avec son cheval et son chien.

— Mon frère doit être là, — se disait-il en lui-même, et, arrive que pourra, il faut que j’aille voir.

Et il frappa à la porte. La vieille vint lui ouvrir. Il entra, et reconnut aussitôt le cheval et le chien de son frère, bien qu’ils fussent si maigres qu’ils paraissaient prêts de mourir de faim.

— Bonjour, mon fils, — lui dit la vieille femme ; tu es donc aussi venu me voir ? entre, vite, que je te fasse voir toutes les belles choses que j’ai ici. Mais prends d’abord ces deux chaines, pour attacher ton cheval et ton chien, là, auprès de la porte, jusqu’à ton retour.

Et elle s’arracha deux cheveux de la tête et les lui présenta. Mais lui souffla dessus, et ils tombèrent à terre et se changèrent aussitôt en deux vipères.

— Eh ! — reprit la vieille, en voyant cela, si tu ne veux pas attacher ton cheval et ton chien, laisse-les là en liberté, dans la cour, et viens toujours avec moi, pour visiter mon château.

Et il la suivit. Quand ils furent arrivés au moulin de rasoirs : —

Regarde, mon fils, mets la tête à ce trou-là, et tu verras quelque chose de merveilleux.

— Montrez-moi comment je dois faire, grand’mère.

— Tiens, comme ceci, mon fils.

Et elle passa sa tête par le trou. Aussitôt le fils du pêcheur la prît par les pieds et la précipita sur la roue garnie de rasoirs et, en un moment elle tomba en bas moulue et hachée en morceaux menus comme de la sciure de bois. —

Alors, il se promena partout par le château, pour voir s’il ne retrouverait pas son frère. Il rencontra un renard femelle, qui lui dit :

— Comment avez-vous pu venir ici ?

— Vous parlez donc aussi, vous ? — lui répondit-il, tout étonné.

— Comme vous le voyez.

— Oh ! j’ai su venir à bout de la vielle femme, moi !

— Comment cela ? —

— Comment ? Je l’ai précipitée, la tête la première, sur sa roue garnie de rasoirs, et elle a été hachée en morceaux menus comme de la sciure de bois. —

— Oh ! que je voudrais que ce fût vrai !

— Rien n’est plus vrai, vous pouvez m’en croire.

— Alors vous m’avez délivrée !

Et aussitôt le renard femelle se changea en une princesse, d’une beauté merveilleuse ! —

— Voilà cinq cents ans, dit-elle, que j’étais retenue ici sous un charme par cette sorcière maudite !

— Et mon pauvre frère, ne pouvez-vous me dire ce qu’il est devenu ! —

— Votre frère a été précipité par elle sur la roue garnie de rasoirs, et il a été réduit en morceaux menus comme de la sciure de bois. Mais rassurez-vous, j’ai tout ramassé, sa chair, ses os, son sang, et avec de l’eau de vie dont nous trouverons une fiole dans la chambre de la vieille sorcière nous le rappellerons à la vie.

Chair, os, sang, on mit le tout dans un tas, on répandit dessus une fiole de l’eau de vie, et aussitôt le corps se reconstitua et le fils du pêcheur se releva, bien vivant et bien portant, et dit : — que j’ai bien dormi ! —

— Oui, mon pauvre frère, et sans moi et cette belle princesse, tu ne te serais pas réveillé de si tôt ! —

Les deux frères se jetèrent alors dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent de joie de s’être retrouvés. Puis, accompagnés de la belle princesse qu’ils avaient délivrée, ils revinrent dans la partie opposée du château, et la jeune femme fut bien étonnée de se voir deux maris, au lieu d’un, et elle ne pouvait distinguer lequel était le véritable, tant ils se ressemblaient ! — Ils lui racontèrent tout, et alors elle comprit pourquoi le second avait placé son épée nue entre elle et lui, pendant la nuit qu’il avait passée avec elle.

Alors celui des deux frères qui n’était pas marié, se maria avec la belle princesse qu’il avait délivrée et qui était sous la forme d’un renard femelle.

On envoya un beau carrosse pour prendre le vieux pêcheur et sa femme, et, pendant un mois entier, il y eut des jeux, des danses et des festins comme vous n’en avez jamais vu.

La grand’mère de ma trisaïeule était un peu parente du vieux pêcheur, et elle fut aussi invitée à la noce ; et c’est ainsi qu’on eut des nouvelles de cette fameuse noce dans le pays. —

Conté par Marguerite Philippe,
de la commune de Pluzunet, (Côtes-du-Nord).


LE MEUNIER ET SON SEIGNEUR.
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CONTE PLAISANT.
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TRADUCTION LITTÉRALE.
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Il y avait quatre ans qu’il n’avait pas payé sa Saint-Michel à son seigneur. Il était pauvre assez ! — un jour le seigneur retournant de la chasse et de mauvaise humeur, parce qu’il n’avait rien pris, tira sur la vache du meunier, qu’il trouva dans son chemin, et la tua. La femme du meunier vit le coup, et elle accourut à la maison en criant avec douleur : — Hélas ! hélas ! nous sommes assez affligés (ruinés) pour le coup ! Voilà notre vache tuée par le seigneur ! —

— Le meunier ne dit rien ; mais il était en colère néanmoins. Durant la nuit, il écorcha sa vache, et il alla ensuite vendre la peau à Guingamp. — Comme il avait loin à aller et qu’il voulait être de bon matin en ville, il partit de la maison vers minuit. Arrivé à passer par un bois où, selon le bruit commun, il y avait de grands voleurs, il lui vint peur, et il grimpa sur un arbre, pour attendre le jour.

Bientôt une bande de voleurs arrivèrent sous cet arbre, pour partager leur argent. Et voilà de la chicanerie et du bruit ; ils ne pouvaient pas s’entendre.

— Jésus, si je pouvais avoir cet argent-là ! se disait le meunier en lui-même. Et lui de songer à jeter la peau de sa vache au milieu d’eux, pour les effrayer.

Les voleurs en voyant les cornes et cette peau noire, — car la vache était noire, — crurent que c’était le Diable qui venait les chercher. Et de déguerpir, de-çà de-là, en abandonnant là tout leur argent. !

— Mon coup a réussi, ma foi ! se dit le meunier.

Et il descendit alors de son arbre, ramassa tout l’argent dans sa peau de vache, et de courir à la maison ! Sa femme et lui restèrent jusqu’au jour à compter de l’argent ; mais ils ne pouvaient venir à bout de faire aucun compte, c’était trop d’argent ! —

Le lendemain matin, le meunier dit à sa femme d’aller demander le boisseau chez leur seigneur, pour mesurer l’argent. La femme va, et demande le boisseau.


— Pourquoi avez-vous besoin du boisseau ? lui demanda le seigneur.

— Pour mesurer de l’argent, monseigneur.

— Pour mesurer de l’argent assez ! vous voulez vous moquer de moi, je crois ? —

— Non, mon Dieu, mon bon seigneur ; je vous dis la vérité. Venez avec moi, et vous verrez.

Le seigneur va avec elle. Quand il voit la table du meunier couverte de pièces de deux écus, il est bien surpris, et il lui dit : —

— D’où as-tu eu cet argent-là ? —

— C’est de la peau de ma vache, que j’ai vendue à Guingamp, que je l’ai eu, monseigneur. —

— De la peau de ta vache ! les peaux de vache sont (se vendent) bien cher, alors !

— Oui, tout de bon, monseigneur, et vous m’avez rendu un grand service en tuant ma vache.

Et le seigneur (de courir) à la maison, tout de suite, et de faire tuer toutes ses vaches et les écorcher. Le lendemain matin, il envoie un valet en ville avec les peaux, (il y en avait la charge d’un cheval), — et il lui dit de demander un boisseau d’argent de chacune.

Le valet se rend en ville avec ses peaux.

— Combien chaque peau ! lui demande un tanneur.

— Un boisseau d’argent ! —

— Allons ! ne plaisante pas ; combien chaque peau ! —

— Je vous l’ai dit, — un boisseau d’argent. —

Et comme il faisait la même réponse à tous, les tanneurs se mirent en colère, et le valet fut roué de coups par eux, roulé sur le pavé, et ils lui prirent même ses peaux.

Quand il arriva à la maison : — Où est l’argent ? — lui demanda le seigneur. — Ah ! oui l’argent, en vérité ! — Je n’ai reçu que des coups de pied et des coups de bâton et mon pauvre corps est tout brisé ! —

— Le meunier m’a trompé ! — s’écria alors le seigneur, en colère ; mais n’importe, mon tour viendra aussi !

Le meunier fit un petit festin avec la vache qui lui avait été tuée, et il dit à sa femme d’aller prier le seigneur d’y venir aussi.

La meunière va ; elle fait son invitation.

— Comment, (oser) venir se moquer de moi encore, dans ma maison ! —

— Jésus, mon bon seigneur, moi (oser) me moquer de vous ! ni moi ni mon homme n’oserait jamais faire cela.

— Eh ! bien, j’irai quand même, et je parlerai au meunier. Celui-là pense être plus fin que moi, peut-être ! —

Le seigneur vint souper au moulin. Il y avait du fricot, du lard, du rôti à la broche, du cidre et même du vin ! vers la fin du repas, quand les têtes étaient un peu échauffées, le meunier dit au seigneur : —

— Tout le monde, monseigneur, sait bien que vous êtes très fin, et pourtant, je suis content de parier que vous ne ferez pas ce que je ferai, moi.

— Et quoi donc ?

— Tuer ma femme devant vous tous, ici, et la ressusciter ensuite, en jouant d’un violon que j’ai là.

— Parie vingt écus que tu ne feras pas cela.

— Vingt écus que je le ferai !

— Eh ! bien, voyons, dit tout le monde, puisque le seigneur tient le pari.

Et le meunier de prendre un couteau, de sauter sur sa femme et de faire semblant de lui couper le cou. Mais il ne coupa qu’un boyau rempli de sang qu’il lui avait mis autour du cou. Le seigneur, qui ne connaissait pas le tour, comme les autres, avait horreur en voyant le sang couler. La femme tomba à terre, comme si elle était complètement morte. Le meunier prit alors son violon, et se mit à en jouer. Et aussitôt sa femme de se relever et de danser, comme une affolée. Si bien que le seigneur resta à la regarder, la bouche ouverte.

— Donne-moi ton violon, — dit-il au meunier, — et je te laisserai le moulin, pendant deux ans, pour rien.

Voilà le marché fait, Et le Seigneur de courir à la maison, emportant son violon, et bien content. — Ma femme, se disait-il à lui-même, en allant, est un peu vieille, et si je peux la rajeunir !…

En arrivant à la maison, il trouva sa femme au lit, bien endormie.

— C’est bon ! se dit-il, — comme cela elle ne saura rien.

Il prend un couteau à la cuisine, et coupe le cou à sa femme. Et puis, le voilà de jouer de son violon ! mais il avait beau en jouer, la pauvre femme ne dansait ni ne bougeait ; elle était bien morte ! —

— Quel sot homme que ce meunier ! se disait-il ; me faire tuer ma femme, et à présent, j’ai beau jouer du violon, la vie ne revient pas en elle ! Il faut qu’il ait oublié de me dire quelque chose. Je vais, vite, l’entendre de lui.

Il courut au moulin. Quand il y arriva, il vit le meunier en bras de chemise, tenant un fouet à la main et fouettant une grande marmite qui était au milieu de la cour et dans laquelle l’eau bouillait. (On venait de l’ôter du feu). Il resta à regarder le meunier, la bouche ouverte, et ne songeant plus à sa femme.

— Que fais-tu donc là, de la sorte, meunier ?

— Je fais bouillir le bouillon, monseigneur ; venez, vite, voir comme il bout. Le seigneur s’approcha pour regarder dans la marmite et dit : —

— Oui, tout de bon ! Et c’est avec ton fouet que tu le fais bouillir ainsi ? —

— Oui sûrement, monseigneur ; le bois est cher et serait trop dispendieux pour moi.

— Tu dis assez vrai. Cède-moi ton fouet, et je te laisserai le moulin deux autres années pour rien.

— Puisque c’est vous, monseigneur, le voilà.

Et le seigneur retourna à la maison avec le fouet, et, en revenant, il se disait à lui-même : — À présent, je ferai abattre le bois sur toutes mes terres, et j’en aurai beaucoup d’argent. —

— Et il vendit tout le bois sur ses terres...

— Seigneur, je n’ai plus un seul morceau de bois, ni de fagots ; comment ferai-je, à présent, pour préparer la nourriture ? — lui dit la cuisinière, un samedi-soir. —

— Je saurai bien comment faire, cuisinière ; n’ayez pas d’inquiétude à ce sujet.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, le seigneur dit à tous les gens de sa maison, valets et servantes, d’aller à la grand’messe, à l’exception de Grand-Jean, son premier valet, qui resterait avec lui à la maison.

— Et le dîner, qui le préparera ? demanda la cuisinière.

— N’ayez pas d’inquiétude à ce sujet, et partez tous, puisque je vous le dis.

Les voilà donc partis tous pour le bourg. Le seigneur dit alors à Grand-Jean d’apporter la grande marmite au milieu de la cour, et de la remplir d’eau. Puis il y mit du lard, de la viande salée, des choux, des navets, du sel, du poivre, — enfin tout ce qui est nécessaire pour faire de bon bouillon. Alors il ôta sa veste, prit le fouet du meunier, — et de fouetter la marmite ! Mais il avait beau frapper, l’eau restait froide.

— Que faites-vous aussi, monseigneur ? demanda Grand-Jean étonné.

— Tais-toi, imbécile, tu le verras tout-à-l’heure.

Et le voilà de fouetter encore de son mieux. De temps en temps il fourrait son doigt dans la marmite ; l’eau était toujours froide ! Enfin, quand il fut assez fatigué, il s’arrêta et dit :

— Décidément, le meunier, je le crains bien, se moque de moi !

— Oui, il se moque sûrement de vous, monseigneur ; — répondit Grand-Jean.

— Eh ! bien, n’importe ; il n’y a que la mort pour lui !

— Le bien frotter avec votre fouet serait suffisant, je pense, monseigneur. —

— Non, non, la mort ! — se moquer de moi ! Allons, vite, au moulin et apporte un sac, pour qu’il y soit mis et jeté dans l’étang, pour être noyé !

Grand-Jean prit un sac vide sur son épaule, et ils allèrent tous les deux du côté du moulin. — Le pauvre meunier est fourré dans le sac, puis chargé sur le cheval du moulin pour être porté à l’étang, qui était à quelque distance. Comme ils y allaient, ils virent venir sur la route un marchand qui allait à la foire de Guingamp, avec trois chevaux chargés de marchandise. Le seigneur eut peur.

— Allons nous cacher derrière le fossé, dit-il, jusqu’à ce que ce marchand soit passé.

Et ils vont pardessus le fossé dans le champ. Le meunier, dans son sac, fut déposé contre le fossé, au bord de la route. Quand il entendit le bruit que faisaient les chevaux du marchand en passant auprès de lui, il se mit à crier : — Non, je ne la prendrai pas ! je ne la prendrai pas ! —

Le marchand, étonné, s’approcha du sac : — tiens ! tiens ! dit-il, que veut dire ceci ? — L’autre criait toujours : — Non, je ne la prendrai pas ! je ne la prendrai pas ! —

— Tu ne prendras pas qui ? demanda le marchand.

— La fille unique d’un seigneur très-riche, très-riche, qui a eu un enfant, et que son père veut me faire épouser.

— Et c’est vrai qu’elle est bien riche ? —

— Oui, la plus riche de tout le pays.

— Eh ! bien, moi je suis content de la prendre.

— Alors, venez, vite, ici dans le sac, et moi j’en sortirai.

Le marchand se met dans le sac et le Meunier serre bien les liens sur lui ; puis celui-ci prend son fouet et se dirige vers Guingamp, avec les trois chevaux chargés de marchandise.

Quand il fut parti, le Seigneur et Grand-Jean retournèrent à leur sac.

— Je la prendrai ! je la prendrai ! — criait le marchand dedans.

— Tu prendras qui ? — Demanda le Seigneur.

— Votre fille, Monseigneur. —

— Ah ! fils de P… va la chercher, alors, au fond de l’étang ! —

Et il fut jeté dans l’étang, et depuis, on ne l’a pas revu. —

Le Seigneur et son valet Grand-Jean allèrent le lendemain à la foire de Guingamp. Comme ils étaient à visiter les belles boutiques qui se trouvaient là, ils furent bien étonnés d’y retrouver aussi le Meunier, avec une belle boutique d’orfèvrerie.

— Comment, meunier, lui dit le Seigneur, est-ce bien toi qui es là ? —

— Oui sûrement, monseigneur, — vous venez m’acheter quelque chose, sans doute ? —

— Comment, tu n’es donc pas resté dans l’étang ?

— Comme vous voyez, monseigneur ; je ne me trouvais pas bien là : et pourtant je vous remercie, car c’est de là que j’ai apporté toutes les belles choses que vous voyez ici.

— Vraiment ?

— Comme je vous le dis, monseigneur. Je ne regrette qu’une chose, — c’est que vous ne m’ayez pas jeté un peu plus loin ; alors, je serais tombé dans la place où il n’y a que des objets d’or.

— Vraiment ? —

— Aussi vrai que je vous le dis, monseigneur.

— Et tout est là encore ? —

— Oui, je pense ; mais vous feriez bien de vous hâter, si vous voulez aller voir.

Et le seigneur de s’en retourner à la maison, avec son domestique, et de courir à l’étang ! Grand-Jean sauta le premier dans l’eau, et, comme il était très grand, il levait encore la main hors de l’eau, pour demander du secours, car il ne savait pas nager.

— Tiens ! dit le seigneur, il me fait signe avec la main de sauter plus loin ; sans doute qu’il n’est pas allé jusqu’à l’or.

Et il prit son élan, et sauta le plus loin qu’il put.

Et depuis on n’en a eu aucune nouvelle.

Et voilà le conte du meunier et de son Seigneur. —

Conté par Barba Tassel.
Au bourg de Plouaret, — Décembre 1868.


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  1. (1) — J’allais livrer à l’impression le manuscrit complet d’un premier volume de contes bretons, — trente-cinq contes environ, — lorsque j’ai appris que M. Reinhold Kœhler, conservateur de la bibliothèque Grand Ducale de Weimar, voulait bien se charger d’annoter ces contes, et de faire les rapprochements auxquels ils peuvent donner lieu avec les traditions analogues des autres pays. Mon manuscrit est donc présentement entre les mains de M. Kœhler, un des hommes les plus savants et les plus compétents de l’Europe en fait de littérature comparée et de traditions populaires, et j’attendrai que son travail soit terminé, pour entreprendre cette publication.
    On peut voir dans le premier numéro de la Revue Celtique, qui va paraître, un spécimen de la science qu’il met dans ces annotations.
  2. — Je dois toutefois reconnaître que M. L. Du Laurens De La Barre, dans deux recueils intitulés : Veillées de L’Armor et Sous le chaume, — a publié d’intéressants récits, qui ont souvent un vrai parfum de terroir breton. Son Bassin d’Or, entre autres, est un charmant petit conte, et bien dans le caractère de nos récits de veillées. —
  3. — Ernest Renan — Poésie des races celtiques —
  4. — Savitri, — poésie héroïque, — Eichoff, — p. 673. —
  5. — Étude sur l’Épopée indienne. — Revue de Paris. — 1er août 1856.—
  6. — Alexandre Chodzko. — Contes des paysans et des pâtres slaves — page 403.
  7. — Contes des paysans et des pâtres slaves — page 402.
  8. J’ai déjà recueilli 120 contes et récits de toute nature ; quand j’en aurai le double, je pourrai croire ma collection à peu près complète. — J’apprends à l’instant et avec grand plaisir que M. G. Milin, auteur de tant d’excellents ouvrages dans notre langue nationale, vient aussi de publier un recueil de contes bretons, avec la collaboration de M. Troude, — chez les frères Lefournier, à Brest. —
  9. Ce conte, populaire dans l’arrondissement de Lannion, a quelque analogie avec le Petit Poucet de Perrault. — Il y a dans Huon de Bordeaux un géant Angoulaffre, qui pourrait bien être le parrain de notre Goulaffre. —
  10. Chaque conteur a ordinairement sa formule pour commencer comme pour finir ses récits ; celle-ci est une des plus ordinaires pour entrer en matière.
  11. Dans une autre version de ce conte, que j’ai aussi recueillie, les chiens sont ou nombre de trois. Il s’y trouve aussi un géant dont la vie ne réside pas dans son corps ; elle est dans un œuf, l’œuf est dans une colombe, la colombe dans un lièvre, le lièvre dans un loup, et le loup dans un livre magique qui se trouve dans le château et qu’il faut brûler dans un grand feu pour l’en faire sortir. — Le héros du conte tue tous les différents animaux renfermés les uns dans les autres, et trouve enfin l’œuf qu’il brise sur le front du géant. Aussitôt celui-ci expire et de tous les coins du vieux château se lèvent des princes, des princesses, des ducs et des barons enchantés et retenus là, sous diverses formes, depuis grand nombre d’années.
  12. C’est une des nombreuses formules usitées pour entrer en matière : Chaque conteur a ordinairement la sienne, et souvent plusieurs, suivant la nature des récits. —