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Contes canadiens/Les trois diables/1

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Texte établi par Librairie Beauchemin Limitée (Les trois diablesp. 5-33).


LES TROIS DIABLES














Tout est bien qui finit bien.


Il y avait une fois un cordonnier qui s’appelait Richard, quoiqu’il ne fût pas riche, tant s’en faut. Il est probable que s’il eût eu à se baptiser lui-même, il se serait donné un autre nom ; mais, comme vous le savez, chers lecteurs, on n’est pas plus maître de son nom que de l’avenir. Pour peu que l’on soit sage, on les accepte tous deux comme ils tombent, et l’on vit content.

Il n’en est pas moins vrai, soit dit en passant, que le nom et la personne ne s’accordent pas toujours. Je me rappelle avoir connu dans le temps un monsieur qui répondait au nom de Beaufils et qui, sans contredit, était bien le plus affreux petit homme que la terre eût jamais porté ; et je vois passer presque tous les jours un autre monsieur nommé Courtbras qui possède cependant une paire de bras qui remplaceraient très avantageusement les ailes d’un moulin à vent.

Mais revenons à Richard. Si c’était absolument nécessaire, je vous tracerais bien son portrait, mais comme ça pourrait traîner mon histoire en longueur, je me contenterai de vous dire qu’il n’était ni trop grand, ni trop petit de taille ; ni gras, ni maigre, entre les deux ; ni beau, ni laid. C’était, en un mot, un homme comme il y en a beaucoup. Son âge il ne le savait pas au juste ; cependant il aurait pu vous le dire à dix ans près, et, au moment où commence notre récit, le brave Richard tirait sur cinquante.

Il n’y avait pas à dix lieues à la ronde, un ouvrier qui travaillât plus rudement et qui fît de meilleur ouvrage que le bonhomme Richard : levé au petit jour et battant la semelle ou tirant ses points jusqu’au coucher du soleil, à peine se donnait-il le temps de prendre ses repas ; malgré cela, il demeurait pauvre, et pauvre comme Job.

Ça vous étonne, n’est-ce pas ? lecteurs ; un peu de patience, s’il vous plaît, ça ne vous étonnera plus tout à l’heure.

Il faut savoir que le bonhomme Richard avait une femme. Il n’y a là rien de bien extraordinaire, allez-vous dire, sans doute. Un cordonnier qui tire sur cinquante, a très certainement le droit d’avoir une femme ; et ceci n’explique pas du tout pourquoi le bonhomme Richard demeure pauvre comme Job.

— Peut-être avait-il sa maison pleine d’enfants et de petits-enfants ?

— Il n’en avait jamais eu.

— Alors, c’est que ses pratiques ne le payaient point ?

— Pas le moins du monde, tous ceux qui se faisaient chausser par le père Richard le payaient comme le roi.

— Mais s’il n’avait pas d’enfants, et si tout le monde le payait comme le roi, le bonhomme devait vivre à l’aise, ou bien il faut qu’il n’eût point d’ouvrage les trois-quarts du temps ?

— Pardon, j’ai dit tout à l’heure qu’il travaillait tous les jours, les dimanches et fêtes exceptés, depuis le matin jusqu’au soir, — huit heures l’hiver, treize et quatorze pendant l’été ; — mais quand bien même il aurait travaillé et gagné dix fois plus, le pauvre Richard serait toujours resté sans le sou, car il avait le malheur d’avoir une femme qui buvait.

S’il gagnait une piastre, sa femme avait soif pour deux. Elle buvait comme un trou, comme plusieurs éponges, cette malheureuse créature ; — aussi n’était-elle connue dans l’endroit que sous le sobriquet peu flatteur de « l’ivrognesse. »

Richard avait beau cacher son argent quand il en recevait, sa femme furetait si bien les moindres recoins de la maison qu’elle finissait toujours par trouver la cachette, et je n’ai pas besoin de vous dire que les écus du bonhomme ne prenaient pas alors le chemin de l’église.

Elle buvait comme un trou…

Il arriva cependant que ça finit par tanner la vieille d’avoir toujours à chercher l’argent que son mari s’obstinait à cacher, et il lui passa un jour dans l’esprit une effroyable idée, — c’est étonnant comme les ivrognes ont toujours de mauvais desseins : — elle s’avisa d’invoquer le diable !…

Lecteurs, il y a un proverbe qui dit : « Lorsqu’on parle du diable, il montre les cornes. » Rien n’est plus vrai. À peine la Richard l’eut-elle appelé, que le diable apparut.

« Que me voulez-vous, bonne femme ? lui dit-il de sa voix la plus douce ; pour avoir votre âme, il n’y a rien que je ne fasse.

— Eh bien ! répondit l’ivrognesse entre deux hoquets, si tu veux me donner assez d’argent pour que je puisse boire tous les jours, pendant un an, autant de rhum que je voudrai, je te donnerai mon âme.

— À la bonne heure, voilà qui est bien parler ! reprit le diable en ricanant et en tirant de sa poche une bourse pleine d’or. Tenez, brave femme, prenez et buvez comme il faut, et du meilleur… mais rappelez-vous que dans un an et un jour vous m’appartiendrez ; bonsoir ! »…

Et le diable disparut.



Deux jours après que l’ivrognesse s’était vendue de la sorte, corps et âme, — un pauvre vint à passer devant la porte de Richard et s’arrêta, demandant la charité.

Assis sur son banc et martelant des empeignes à coups redoublés, le père Richard ne remarquait pas sa présence.

« La charité, s’il vous plaît, mon petit frère !… répéta le mendiant.

— Je n’ai rien à vous donner, pauvre homme, et je vous assure que ça me fait bien de la peine de ne pouvoir vous soulager, dit Richard en essuyant une larme avec le coin de son tablier de cuir. Le bon Dieu m’est témoin que je ne demanderais pas mieux que de pouvoir venir au secours des pauvres, mais par malheur je n’ai jamais un sou par devers moi, ma femme boit tout mon gagne. Voilà trente ans que ce commerce-là dure, et le diable seul sait quand ça finira, car je crois bien qu’elle a été ensorcelée. »

À ces mots, il s’opéra quelque chose d’étrange dans le maintien du pauvre, qui se transfigura pour ainsi dire.

« Vous avez bon cœur, dit-il au père Richard, en jetant sur le cordonnier un regard de profonde commisération ; eh bien ! je veux vous récompenser de vos excellentes intentions à mon égard. Que puis-je faire pour vous ? Que voulez-vous ? Que souhaitez-vous ?… Parlez, ce que vous demanderez vous sera accordé, je vous le promets. »

Le père Richard, étonné de ce langage, regardait son interlocuteur avec une sorte de stupéfaction mêlée de respect, et ne savait que penser.

« Voyons, parlez, brave homme ; tenez, pour vous mettre plus à l’aise, je vous accorde d’avance trois souhaits, vous n’avez que l’embarras du choix. »

Cependant le cordonnier continuait à garder le silence et semblait n’accepter qu’avec défiance cette étonnante proposition. Évidemment il croyait voir devant lui quelque jeteur de sorts, comme il en passe de temps à autre dans les campagnes.

« Ce que vous me dites là est-il bien sûr ? dit enfin le père Richard en accentuant chaque syllabe et en regardant fixement le mendiant, comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de son cœur.

— Aussi sûr qu’il y a un Dieu dans le ciel et que vous êtes là sur votre banc, père Richard.

— Eh bien ! reprit le bonhomme d’un ton décidé, puisque vous voulez être si bon pour moi, — quoique je ne vous aie jamais vu ni connu, — je souhaite d’avoir un banc sur lequel tous ceux qui viendront s’asseoir ne pourront se lever que par ma volonté.

— Et d’un, dit le mendiant, voici le banc.

— Je voudrais aussi un violon, et tant que je jouerais sur ce violon, tous ceux qui l’entendraient, danseraient bon gré, mal gré.

— Et de deux, fit le mendiant ; voici le violon, père Richard, avec son archet et des cordes de rechange.

— Je voudrais encore un sac, et tout ce qui entrerait dans ce sac n’en sortirait que par mon bon plaisir.

— Et de trois, dit le mendiant, voici le sac. Maintenant, que le bon Dieu vous bénisse, et au revoir, père Richard. »


Il n’y a rien au monde dont on semble faire moins de cas que du temps, et cependant rien ne s’écoule plus vite.

Au bout d’un an et un jour, le diable qui n’avait point oublié la femme du cordonnier, s’en vint tout droit chez Richard.

Tiens, pensa le bonhomme en le voyant, voilà un visage nouveau.

« Qui es-tu ?… demanda-t-il d’un ton un peu brusque au visiteur qui arpentait, sans façon, la chambre de long en large, comme s’il fût devenu tout d’un coup maître de la maison.

— Je suis le diable, répondit celui-ci, sans cesser sa promenade.

— Et que viens-tu faire ?…

— Je viens quérir ta femme.

— Oh ! tu viens quérir ma femme ? prends-la… tu me rends un fameux service, va !… Elle est couchée pour le moment ; elle n’en peut plus, la malheureuse !… Depuis un an, elle n’a pas été à jeun une pauvre petite heure… Mais assieds-toi donc un instant. »

Le diable, sans se faire prier, s’assit sur le banc dont j’ai parlé.

Dès qu’il fut assis comme il faut, Richard dit au diable :

« Tiens… voilà ma femme qui tousse, elle ne tardera pas à se lever, va donc la prendre »…

Mais le diable eut beau faire des efforts inouïs pour se remettre debout, il eut beau se démener et te démènerais-tu, comme s’il eût été au fond d’un bénitier, il demeurait cloué sur le banc.

Richard, en voyant les contorsions et les affreuses grimaces du maudit, riait dans sa barbe, tandis que sa femme tenant la porte de sa chambre entre-bâillée, criait à son mari d’une voix éraillée et pleine de larmes :

« Tiens-le bien, Richard ! tiens-le bien, mon homme ! tiens-le comme il faut… ne le lâche pas, mon cher petit mari ! Je t’assure que je ne boirai plus. »

Richard tint le diable assis de la sorte pendant neuf jours.

Au bout de ce temps, le malheureux s’était tellement secoué qu’il n’avait plus de fesses.

Il demeurait cloué sur le banc.

Vaincu par la douleur, il dit à Richard :

« Écoute, si tu veux me lâcher, je te laisserai encore ta femme pour un an et un jour.

— C’est bien, dit Richard, lève-toi. Bon voyage et au plaisir de ne plus te revoir. »

Il faut savoir, chers lecteurs, que ce diable qui avait acheté l’âme de la Richard avait deux frères. Ses deux frères et lui faisaient trois : trois frères ou trois diables, comme vous voudrez.

Dès qu’il revint en enfer, tout en boitant, tant il souffrait à l’endroit que vous savez, ses deux frères n’eurent rien de plus pressé que de lui demander ce qu’il avait fait pendant cette longue absence.

« Ce que j’ai fait ?… répondit piteusement le diable, depuis que je suis parti, j’ai demeuré assis sur un banc, » et il se mit à raconter, de point en point, sa pitoyable tournée.

— Ce n’est rien, petit frère, dit alors l’un des deux diables, va te faire soigner. Il ne manque pas de médecins chez nous. La prochaine fois, ce sera moi qui irai chercher la Richard, et foi de bon diable ! je te garantis bien qu’elle ne m’échappera pas. »


Au bout d’un an et un jour, voilà donc le diable qui avait ainsi parlé qui se présente chez le cordonnier. Notez bien, lecteurs, que sa femme buvait de plus belle, car comme dit le proverbe, « qui a bu, boira. » Il y aurait eu, d’ailleurs, grandement à s’étonner qu’elle fût devenue tempérante. Est-ce qu’on peut pratiquer la tempérance quand on a le diable dans le corps ?

« Tiens, voilà encore un visage nouveau, dit Richard en voyant le diable qui se tenait debout d’un air de défiance.

— Qui es-tu ? demanda le cordonnier.

— Je suis le diable.

— Que veux-tu ?

— Je viens quérir ta femme !…

— Je t’en serai bien reconnaissant, ce sera un bon débarras… mais assieds-toi donc un peu, tu m’as l’air fatigué.

— M’asseoir !… Hé ! hé !… pas si fou, mon frère n’est pas encore guéri…

— Tu ne veux pas t’asseoir, tant pis… reste debout comme un cheval. »

En disant ces mots, le père Richard alla décrocher son violon, se l’ajusta délicatement sous le menton et prit son archet de la main droite.

Le diable le regardait faire sans souffler mot, immobile et raide comme un piquet.

Allons, pensait le cordonnier, en examinant son étrange vis-à-vis sous cape, tu ne veux pas t’asseoir, tu ne veux pas marcher… Eh bien ! tu danseras, maudit ! et je te promets que tu sauteras comme tu n’as pas encore sauté de ta vie.

Et Richard hasarda une note sur son violon.

Aussitôt le diable leva la jambe, la pointe de son pied gauche tournée en dedans.

Puis vint une seconde note, et le diable fit un pas en cadence.

Puis le cordonnier attaqua résolument un air animé, et le diable se mit à danser, à tourner, et à voltiger, se livrant à une polka désordonnée, furieuse, — car il est bon de noter, en passant, que la polka est une des danses favorites du diable.

Richard le fit sauter de la sorte pendant douze jours.

Aussitôt le diable leva la jambe…

Le douzième jour, sur le soir, comme le soleil allait se coucher, le pauvre diable était tellement échauffé qu’il en avait le poil rouge. Les yeux lui sortaient de la tête, et sa langue était sèche comme un charbon.

« Arrête, Richard ! s’écriait-il de temps à autre, d’une voix étouffée, arrête !… Je suis éreinté… »

Mais Richard jouait de plus belle, et le diable valsait malgré lui.

À la fin, n’en pouvant plus, le diable dit à Richard :

« Si tu veux ne plus jouer, je te laisserai encore ta femme un an et un jour. »

— Cest bien, dit le cordonnier, et il raccrocha son violon, tandis que le diable, hors d’haleine, s’essuyait les babines.



Quand il s’en revint vers ses frères, du plus loin que ceux-ci l’aperçurent, celui qui avait mal aux fesses se mit à crier à toutes ses forces :

« Je gage que tu t’es assis, hein ?

— Pas du tout…

— Mais qu’as-tu fait alors pendant douze jours ? dit l’aîné.

— Ne m’en parlez pas ; voilà douze jours que je danse !… ce Richard-là est un diable d’homme.

— Ouaiche !… vous êtes deux poules mouillées, s’écria alors le plus vieux en faisant un geste de mépris ; la prochaine fois ce sera moi qui irai la quérir la Richard, et nous verrons si un méchant cordonnier me fera la loi. »



Au bout d’un an et un jour, l’aîné des diables arrive à son tour chez le cordonnier.

« Tiens… encore un visage nouveau, fit Richard ; qui es-tu ?

— Je suis le diable.

— Que veux-tu ?

— Je viens quérir ta femme.

— J’en suis bien fier, elle est allée boire dans le fort ; tout à l’heure quand elle rentrera, tu n’auras que la peine de l’emmener. Mais assieds-toi donc un instant.

— Non, je ne m’assois pas.

— Aimes-tu la musique ? Veux-tu que je te joue un petit air de violon ?…

— Je te le défends bien. Va me chercher ta femme, c’est tout ce que je te demande.

— Un instant, dit Richard en prenant le sac que vous connaissez, je vous l’apporterai dans cette poche si vous voulez bien me faire un plaisir.

— Quoi ? quel plaisir ? fit le diable.

— Eh bien ! reprit Richard, on dit que le diable est fin ?

— Et puis ?

— On dit qu’il peut se métamorphoser comme il veut… et quand il veut ?

— Ça, c’est vrai, affirma le diable en se rengorgeant.

— Moi, je n’en crois rien, continua Richard, et je serais heureux de le voir. Métamorphose-toi donc un peu en quelque chose…

— En lion ?…

— Non… tu pourrais m’étrangler : change-toi en petit animal afin que je puisse te caresser ; fais-toi rat, par exemple.

— Tiens, regarde bien, m’y voici… le diable s’était déguisé en rat ; mais en un clin d’œil, Richard l’empoigne, le jette dans son sac qu’il lie comme il faut, se le met sur le dos et passe la porte.

Ainsi équipé il va tout droit chez le forgeron.

« As-tu de l’ouvrage, compère ?

— Non.

Bim ! bam ! boum ! le diable en sautait…

— Et ton apprenti en a-t-il ?

— Non.

— Ça « s’adonne » bien, je vous en apporte pour une quinzaine, dit Richard, en déposant sur l’enclume son sac dans lequel le diable gigotait de son mieux. Vous allez prendre tous les deux vos marteaux les plus lourds et vous me battrez ce sac jusqu’à ce qu’il soit aussi aplati qu’une feuille de papier. Surtout tapez dur. »

Voilà donc le forgeron et son apprenti qui se mettent en face l’un de l’autre, à battre sur l’enclume, de toutes leurs forces.

Bim ! bam ! boum ! le diable en sautait, et les marteaux faisaient du feu.

Les deux hommes martelèrent de la sorte pendant quinze jours.

Sur la fin du quinzième jour, à la nuit tombante, le diable, qui avait tous les os rompus, dit à Richard :

« Si tu veux me lâcher, je t’abandonne tous mes droits sur ta femme. Si elle est damnée, nous l’aurons toujours ; si elle fait son salut, tant mieux pour elle.

— Ça me va, » répondit Richard en ouvrant le sac, et le diable disparut comme un feu follet.


Quelque temps après, il arriva que la femme de Richard mourut.

Comme elle avait vécu en ivrognesse, aussitôt qu’elle arriva à la porte du paradis, elle dut faire demi-tour, et tomba en enfer où les diables la chauffèrent comme il faut.

Quand Richard mourut à son tour, il alla cogner à la porte du paradis.

Saint Pierre voyant arriver le cordonnier, lui dit :

— N’es-tu pas Richard ?

— Oui.

— N’est-ce pas toi qui avais une femme qui buvait tout ton gagne ?

— Oui.

— Te rappelles-tu ce mendiant qui t’accorda trois souhaits à ton choix ?…

— Je m’en souviens comme si c’était arrivé hier, quoiqu’il ait coulé bien de l’eau dans le St-Laurent depuis ce temps-là.

— Eh bien ! continua saint Pierre, ce mendiant c’était moi, et puisque tu n’as pas eu le bon esprit de souhaiter le paradis, va te promener en enfer.

— Comme il vous plaira, dit le cordonnier en tirant sa révérence. »

Arrivé à la porte de l’enfer, Richard cogna.

« Qui est là ?

— C’est Richard.

— Richard le cordonnier ?… exclamèrent les diables qui faisaient chauffer sa femme à blanc.

— Oui… Richard le cordonnier…

— As-tu ton banc ? demanda le premier diable.

— As-tu ton violon ?… As-tu ton sac ?… demandèrent les deux autres.

— Oui, j’ai mon sac, mon violon et mon banc, répondit Richard d’une grosse voix.

— Va-t-en alors, maudit ! va-t-en… hurlèrent les trois diables, et Richard reprit la route du paradis.

Mais saint Pierre, qui voulait apparemment éprouver le cordonnier, ne le reçut pas davantage, et Richard s’en retourna cogner à la porte de l’enfer.

« Qui cogne-là ? demandèrent les diables.

— C’est Richard.

— On ne te veut pas… va-t-en !…

— Que vous me vouliez ou que vous ne me vouliez pas, cria Richard, vous allez toujours m’ouvrir la porte. Croyez-vous que j’ai l’envie de passer l’éternité dans le chemin ? Ouvrez !… vous dis-je, et tout de suite, ou j’enfonce la boutique, et je mets l’un de vous sur mon banc, je fais danser l’autre, et je martèle le troisième dans mon sac jusqu’à la fin des siècles. »

Les trois diables, qui connaissaient Richard, ouvrirent alors le guichet et se mirent à parlementer.

« Que veux-tu pour nous laisser tranquilles ? dirent-ils ensemble au cordonnier.

— Je veux l’âme de ma femme, répondit Richard.

— L’âme de ta femme ?… Tu ne l’auras pas ; elle est morte ivrognesse ; toute sa vie elle nous a appartenu et elle nous appartiendra toute l’éternité. Il n’y a pas plus de pardon au ciel qu’en enfer pour les ivrognes. Nous allons te donner en échange cent âmes. Ouvre ton sac : tiens, voici les âmes d’une douzaine de marchands qui ont vendu à faux poids.

— Merci, fit Richard en secouant son sac pour faire descendre jusqu’au fond ces douze âmes.

— Voici maintenant les âmes de deux douzaines d’avocats et de médecins qui ont tué leurs malades et mangé les veuves et les orphelins pardessus le marché. Voici une brassée d’âmes qui ont appartenu à des usuriers et à des gens morts sans payer leurs dettes. Combien y en a-t-il ?

— Trente, dit Richard. Ça m’en fait soixante et cinq. Donnez-en encore.

— Attrape celles-ci, firent les diables en jetant dans le sac une autre douzaine. Ce sont les âmes de douze aubergistes licenciés. Combien t’en manque-t-il pour un cent ?

— Vingt-trois, reprit Richard.

— Eh bien ! voici ton compte, grommelèrent les diables en amenant une nouvelle fournée. Ce sont les âmes de vingt-trois charretiers qui avaient toujours leurs poches pleines de « sacres ». Va-t-en… et ne reviens plus.

D’un bond, il se précipita dans l’intérieur du paradis…

— Maintenant, il me faut l’âme de ma femme, insista Richard.

— On te l’a dit, tu ne l’auras pas.

— Ah ! vous ne voulez pas me la donner ?… Eh bien ! vous allez la danser, comme de vrais diables que vous êtes… Et Richard fit mine de prendre son violon.

— Arrête ! Richard ! Arrête !… crièrent ensemble les trois diables ; la voilà, ta femme !… la voilà !… »

Et Richard se jetant le sac sur l’épaule, décampa comme s’il eût eu tout l’enfer à ses trousses.

Arrivé à la porte du paradis, qui se trouvait entr’ouverte, Richard ne se donna pas la peine de parler au portier. D’un bond il se précipita dans l’intérieur du paradis où il fit une culbute avec sa charge.

Si nous vivons bien, chers lecteurs, nous aurons un jour l’avantage et le bonheur de faire connaissance là-haut avec le brave Richard, et j’ai l’intime conviction qu’il vous garantira de point en point l’exactitude de cette étonnante et véridique histoire, que j’aurais voulu pouvoir vous raconter mieux, et surtout avec ses gestes inimitables dont mon ami Blanchard semble avoir seul le secret.


Paul Stevens.